A René
Herval.
I
Je me nomme don Luis de Lugo, je suis né à Rouen, en 1619, d’une
Normande et d’un Castillan, armateur. Nombreux dans les ports de
Normandie – ils étaient 6000 à Rouen – parce qu’ils y jouissaient de
particuliers privilèges, les Espagnols les perdirent, quand Philippe IV
se rangea contre la France ; les uns furent chassés ; les autres tenus
à courte laisse, leurs biens saisis. Ma naissance dans un pays soumis
au Roy très chrétien ne prévalut que dans la blondeur de mon crin
contre la Castille-Vieille. Pouvais-je, quand je n’étais, par ma mère,
que le petit-fils d’un robin et, de ce côté, sans honorable tradition,
ne pas adhérer au royaume où mon père était hidalgo de sangre ? (2) Le
commerce maritime n’y déroge pas à noblesse. Au surplus, les Normands
des familles les plus anciennes me donnaient l’exemple d’une réserve
dans leur fidélité à la France ; sujets politiquement loyaux de Louis
XIII, ils se souvenaient que leur province avait été une nation, et
restaient jaloux de leurs droits.
Pauvres droits, si vous voulez, d’un pays que ruinait une fiscalité
insatiable. Ceux qui respiraient l’air de la Cour, pouvaient
s’enorgueillir d’un Richelieu ; mais du grand ministre que savaient,
dans l’ouest, les gens de métier, de marchandise, de labour ? Que
l’impôt édicté à Paris les raclait jusqu’à l’os. Cela fit la révolte
des Nuds-Pieds. Le fourbe Séguier allait paraître.
Quand éclatèrent les émeutes de la faim, les miens se retirèrent de
Rouen, et j’y demeurai pour en dégager nos biens. Mon père partit avec
ma mère et ma sœur Conception sur le seul vaisseau qu’il n’eût pas
vendu.
II
Encore imberbe à vingt ans, j’avais le jugement déjà formé par le
négoce, la précocité des races méridionales avec la décision du Nord.
Par bien des côtés, je suis double, ne puis rien affirmer de moi sans
un « mais ». Ainsi mon goût pour la poésie ne m’avait pas éloigné du
comptoir de mon père, des affaires maritimes ; nous armions à la grosse
aventure. Quand un poète est marchand, l’imagination dégourdit la
prudence commerciale ; quand un marchand est poète, le sens pratique
sert de lest à l’imagination. Les Rouennais qui faisaient des vers
avaient, de mon temps, une profession pour vivre ; deux ou trois
étaient avocats ; deux au moins imprimeurs ; un, sous-prieur ; un
autre, verrier. Celui-là, c’est Saint-Amand, du nom de son père : Marc
Antoine de Girard. Son frère, armateur, qui, avant de plaider contre
nous, avait été notre associé, m’avait fait connaître
Le Bon Gros,
auquel je dois beaucoup, et Auvray, l’entendez de l’Auvray du « Banquet
des Muses », avant qu’il nous donnât tant à bâiller avec ses rimes
dévotes.
J’étais un jeune homme qui a des sens et de bonne heure en a fait bel
usage, voluptueux et pourtant sentimental, ce qui est le tempérament le
mieux composé pour le bonheur, puisqu’il assouvit les grosses faims de
la chair et nourrit le cœur délicatement. Avec cela, riche et bien
fait, j’avais tout pour être heureux. Mais le roman de ma vie est celui
de la prédestination au malheur.
Les esprits réalistes des deux versants pyrénéens m’ont éloigné des
fadeurs du dogme. Mais je n’attaque pas la religion dominante, ayant
connu par trop d’exemples qu’il est dangereux de passer pour criminel
de lèse-majesté divine. D’ailleurs, si je ne crois pas, je ne nie pas,
parce que je ne sais rien de l’inconnaissable.
Deus absconditus. Et,
quoique j’aie à me plaindre de ceux qui se réclament de lui, le nom de
Dieu orne mes discours. Même, par une contradiction qu’expliquent les
impressions de l’enfance, il me reste une révérence du culte de Marie,
un souvenir courtois, qui est encore une sensualité, parce qu’il est
plus doux de parler à une femme qu’à Dieu. Mais vous verrez par mon
histoire combien me doit répugner la dévotion outrée, la mysticité qui
peuple les couvents et dépeuple nos foyers. Je suis maintenant sur
l’âge, et pour donner quelque allégeance à mes regrets, je lis. Je
relis les livres qui plaisaient déjà à ma jeunesse, ceux des écrivains
ennemis du fanatisme, du guindé dans les mœurs, et de l’emphase dans le
style. Mais combien je regrette les belles éditions qui faisaient à
Rouen l’orgueil de mon père ! Notre bibliothèque fut de bonne prise
pour Séguier qui, au cours de son expédition en Normandie, mit la main
sur de riches cabinets de livres, que la peur abandonnait « à titre
gracieux » au peu gracieux bibliophile. Il pilla jusqu’aux moines de
l’Abbaye du Bec… Mais le ressentiment m’écarte de mon récit, je voulais
surtout vous dire que c’est sur nos rayons que M. de Corneille, l’aîné,
découvrit
Las Mocedades del Campeador. D’où, le
Cid.
III
Rentré en Espagne, mon père ne put soustraire son brick à l’Amirauté de
Cadix, qui l’arma en course, après l’avoir percé pour dix bouches à
feu. Il donna la chasse à un petit corsaire de Quillebœuf, qui le
reconnut et en fit son rapport à Rouen. J’y étais encore, nanti d’or et
de lettres de change sur les pays neutres, poursuivant d’autres
créances, quand, un jour, sous la visière d’un caudebec, je devinai les
yeux d’un espion. J’avais quitté notre logis, je vivais à
l’hostellerie, j’y rentrai, me bardai de cuir sous mon
justaucorps et, avec des armes couvertes, j’attendis, guettant au
carreau. Deux exempts de la Compagnie des Arquebusiers vinrent me
signifier une prise de corps et une ordonnance de confiscation. Mon
trésor collé sur le ventre, je leur laissai emporter ma garde-robe. A
ma peur feinte et à mon air capon ils purent croire qu’ils emmenaient
un mouton à tondre. Mais, dans la rue du Bec, que faisaient déserte la
fin du jour et une pluie battante, j’attaquai leurs bedaines
bourgeoises à la dague. Un tombé, l’autre se jeta en arrière en criant
qu’il avait deux enfants au berceau. J’approuvai fort ce culte de la
famille et me dépêtrai de cet excellent père à toutes jambes.
Où fuir ? Sortir de la ville ? Aventurer sur les routes mes franchises
et mon gousset ? Je me souvins d’une cousine de ma mère qui logeait aux
Murs-Saint-Ouen ; la haute enceinte de l’Abbaye bordait tout un côté de
cette rue cléricale. J’offris de payer mon refuge, on m’accueillit.
Je n’étais plus un bec jaune, je n’eus garde de faire montre à ma
cousine d’une bourse obèse. Je la sentais incitée à grossir
l’importance de ses services, si elle pouvait en attendre un grand
prix. Mes louis se voulurent honteux de ne sortir qu’un à un. Ils n’en
étaient que mieux happés par l’avarice. Mon hôtesse – elle se nommait
Henriette – ne put donc m’appliquer le proverbe d’Aragon, qu’un hôte
gratuit est comme le poisson, que le troisième jour, il sent. Elle
avait encore quelque agrément à la fin de son été. C’était la veuve
d’un foulon établi en la paroisse Saint-Nicaise où les « purins » vont
s’asseoir sur la « Boise » légendaire, et donnent l’essor aux
nouvelles. Son appartement à la deuxième chambre (3) avait un réduit
ménagé dans l’épaisseur des vieilles murailles, (les Normands aiment
ces caches). Hâtivement, j’en masquai l’entrée d’un placard, et
chargeai les planches de pots.
On ne vint pas m’y relancer. Tandis que je mettais une distance
discrète entre ma peau et les sinistres Robes Rouges, les Nuds-Pieds se
rendaient maîtres de la ville. Le peuple assiégeait l’Hostel du
Receveur général des Gabelles ; et le chef des révoltés, Gorin du
Castel, allait criant par les rues l’antique ralliement des Harelles
(4) : « Raoul ! Raoul ! » Quand ce peuple souffre, il appelle son vieux
duc. Les Chicanous ne pensaient plus sans doute à m’adjourner (5), au
fond de leurs caves barricadées. Mais les troupes sauvages du
religionnaire Gassion entrèrent à Rouen, l’atroce répression sévit, qui
n’épargna pas les magistrats, accusés de faiblesse devant l’émeute, ce
qui était vrai :
Chats fourrés, chiens couchants.
IV
Pour moi, vivais-je pas aussi serré que j’aurais pu l’être en geôle ?
Nous étions aux derniers jours d’août 1639. Qu’on imagine la gêne de
mon alerte jeunesse, par un été qui fut suffocant, dans un trou n’ayant
qu’un jour de souffrance sur des murailles si rapprochées ! Pour
remuer, un carré d’une toise. Pour voir, un puits ! Je collais
l’oreille aux planches mobiles qui fermaient ma prison, interprétant
les bruits légers, impatient que mon hôtesse ouvrît la trappe pour me
passer ma nourriture, et souvent ne touchant pas à l’assiette. Je
m’exagérais le danger d’être surpris dans les chambres par une
irruption de la Prévôté. Mais j’étais à bout de force nerveuse quand,
un soir, j’eus le saisissement d’une roulade qui fusa entre les sombres
murailles. Limpide vocalise, que je prenais pour le rire d’une
infernale dérision. Quel démon voyait, raillait ma détresse à travers
la pierre ? Mais l’innocente mélodie roula des perles nouvelles. Certes
une femme était là, une jeune fille, à quelque fenêtre insoupçonnée. Je
tirai un escabeau sous l’œil-de-bœuf. Comme le rameau tremble où s’abat
un rossignol, la voix suave remuait un roseau dans ma poitrine.
En face, la nudité du mur abbatial. A droite, une fenêtre me livra
toute proche une forme féminine. Je me rejetai en arrière pour n’être
pas aperçu d’elle. Mais je n’étais pas dans le champ de sa vision. Les
yeux vers le reste de jour, elle exposait à la mucre haleine de cette
citerne le désordre de ses cheveux, les fraises pointantes d’une gorge
bien taillée. Pour le visage, dans le faux jour, il était creusé
d’ombres. J’y décochai les baisers du désir, et sous l’épie de mon
regard braqué, il me sembla que le buste avait un frisson. Puis
s’éteignit la chandelle de la chambre inconnue.
V
Que la clarté du jour suivant mit d’heures à se ternir, si l’on peut
donner le nom de jour à d’opaques grisailles. L’anxiété de l’attente
m’empêcha du moins de sentir la fatigue de ma guette sur l’escabeau.
Enfin, une petite étoile de suif troua les ténèbres. Je plongeais dans
une chambrette où une jeune brune faisait sa toilette de nuit. Elle
vint encore à la fenêtre tremper sa gorge aux fraîcheurs nocturnes. La
chaleur avait été aussi accablante que la veille. Le dernier voile
glissa, je ne saurais dire jusqu’à ses pieds, car le rebord de la
fenêtre me la coupait aux cuisses.
Sans que je fusse coquebin, le jeune corps, surtout d’être dérobé,
m’émerveillait avec son double fruit ; les cheveux denses et d’un noir
absolu faisaient ressortir le bel ivoire de la peau. La jeune fille
disparut du rectangle de lumière et, un peu après, je ne vis plus que
ses pieds, perpendiculaires au plancher et à quelques pouces au-dessus,
d’où je conjecturai qu’elle était à genoux sur un prie-Dieu. Et moi,
j’adressais ma prière à la mère des Amours : « Cypris, les ailes de tes
colombes ! »
Le trouble où je vivais, car j’avais peut-être navré un estafier,
l’exaltation de la nuit, la cuisson de la continence, l’apparition
délicieuse, donnaient à mes sens de si chaudes saccades que je quittai
mon réduit.
Je croyais réveiller mon hôtesse, je la surpris, non entre ses draps,
mais dessus, comme si elle était incapable de supporter, par cette nuit
ardente, le lin le plus léger. J’allais m’excuser en disant : «
J’étouffe ». Ce fut précisément le mot qu’Henriette me dit la première,
avec des yeux troubles, les iris voilés, un air de pamoison, la bouche
mi-ouverte d’un visage qui subit la volupté ou l’appelle. L’avais-je
dérangée dans une délectation que je ne puis appeler morose ?
La jeune veuve esquissa, sans l’achever, comme vaincue par la torpeur,
le geste de ramener le drap sur ses épaules, et ses jambes duveteuses
de blonde continuaient d’allonger devant le visiteur debout leur
paisible effronterie. En vérité, la trentaine avancée n’avait rien
endommagé encore. J’étais intéressé sans doute, mais l’orgueil d’être
jeune, d’être le plus jeune, ne me permettait pas de marquer une
attention de novice, un émoi de puceau. Alors, qu’étais-je venu faire
dans cette alcôve, sinon éteindre un feu ailleurs allumé ? Et
maintenant je me taisais. Je me mis à penser que ma liberté était à la
merci de cette femme et que je l’offensais par mon silence. Mais ce fut
elle qui me força dans le retranchement de ma vanité ridicule, en me
rappelant nos situations respectives.
- Mon cher prisonnier, que veniez-vous demander à votre geôlière ?
Je répondis en baisant ses épaules grassouillettes… Dans mes souvenirs
pèse si peu cette passade de courtoisie, de santé (oh ! ce mot, fi !)
que j’en viens sans transition à l’entretien qui suivit notre parfait
accord.
- Qu’avons-nous pour voisins, chère amie ?
- A droite, des gens du Roi.
-
Por la gracia de Dios, que je ne sois pas sur leur chemin !
- Je suis souvent sur le leur, don Luis, au retourner de la messe de
Sainte-Croix-Saint-Ouen.
- Ce ne sera donc pas ma paroisse.
- Vous n’en avez aucune, jeune païen.
- Pardon, j’en ai deux, Cythère et Chypre.
Elle comprit très bien, et poursuivit :
- Joint qu’il vous ignore, le voisin est un ancien conseiller élu en
l’élection de Clermont ; il ne s’occupe ici que de taxes et fait partie
des gens de Finance amenés par monseigneur de la Saignée, comme on
nomme le Chancelier, à Rouen. C’est un veuf qui a un fils et deux
filles. Il s’appelle Paschal (6).
Je réfléchis : Un veuf ? Bon, pas de duègne.
VI
La nuit suivante, je ne pouvais sans impertinence déserter
l’accueillante alcôve. Adieu la peur ! Mais l’attrait de ma cousine
était déjà bien amorti par la possession. Le plaisir, pour moi, c’est
d’abord une curiosité. En France, les jeunes amants préfèrent la
maturité aux prémices, à l’ingénuité l’expérience. Moi, pour le fruit
verdelet, je partage le goût de votre Ronsard. Aimer la chair
nouvelette, c’est aimer la pureté. Pour la dévaster ? Sans doute. La
volupté veut vaincre son contraire. Je tiens pour désirables, sur
toutes, les très jeunes filles, qui joignent à des formes déjà amples
la fierté des yeux chastes. Le diable montre leur belle croupe ; dans
leurs regards un ange défend d’y toucher. J’estimais alors l’extrême
nouveauté, seule digne de s’apparier à la mienne. Pour la femme,
l’adolescence devrait être la plus belle saison de l’amour, surtout en
Espagne, où la chair mûrit plus tôt, plut tôt blettit.
VII
Je possédai, cette nuit-là, l’inconnue de la fenêtre, mais sur le corps
de sa rivale, par le désir que je lui dédiai. Celle que, en d’autres
bras, nous invoquons ardemment, dans l’acte où l’homme projette
mystérieusement sa puissance, est-ce que nous ne soumettons alors rien
d’elle ? Est-ce qu’elle reste intacte et pure de notre conjuration, de
la magie qui l’assaille et virtuellement l’étreint ?
Un jeune Egyptien, épris de la courtisane Théognide, rêva une nuit
qu’il la possédait et sentit à son réveil sa passion calmée. Il se
vanta de sa guérison et Théognide lui demanda sa récompense en justice,
puisqu’elle avait satisfait son désir et guéri sa passion. Le juge
condamna le jeune homme à mettre dans une bourse la somme promise et à
la jeter dans un bassin devant la courtisane, qui se paierait seulement
du son et de la couleur des pièces, comme l’Egyptien s’était lui-même
contenté d’un plaisir imaginé ! Théognide n’approuva point la sentence,
car le songe avait éteint le désir de l’homme, tandis que la couleur et
le son de l’or avaient augmenté le sien. Pour moi, je me serais
contenté de la fête des yeux sur l’escabelle, en attendant mieux !
Au petit matin, je communiquai sur l’oreiller à Henriette le projet
hardi que j’avais conçu.
Le voisin est étranger à Rouen, donc ne peut connaître mes traits ;
l’homme du Chancelier, donc par lui influent. Eh bien ! je ferai amitié
avec son fils, sous un nom supposé. Il est lettré ? Heureuse rencontre.
Un intendant du Roi peut m’être une sauvegarde qui me mène aux
frontières. En qualité de votre parent…
- Y songez-vous ? Suis-je d’âge canonique pour avouer sans discrédit
que je loge privément chez moi un jeune cousin ?
- Votre vertu défie tout soupçon, dis-je à Henriette, la main sur ses
pommes. Mais, qu’il ne tienne à cela, je serai votre cousine.
- Ma cousine, don Luis ? Vous perdez le sens.
En vérité, ces mots étaient sortis de ma bouche, à l’impourvue, sans
contrôle de réflexion préalable. Ils m’étonnaient d’abord moi-même,
puis me parurent d’inspiration divine. Je me jette à bas du lit,
m’affuble des jupes d’Henriette et range mes cheveux sous sa coiffe à
la Roumoisane.
- Ah ! ma chère, qui connaîtrait sous vos cottes le fils du seigneur de
Lugo, le ferrailleur qui estoque ces messieurs de l’Arquebuse ? Sans
duvet au menton, que je me passerai d’ailleurs à la pierre ponce, ne
puis-je figurer une jeune femme ? C’est que je suis jolie ! Le fils du
voisin va me faire la cour, vous verrez.
- M. Blaise est un puceau, sécot et un peu cagot. Il n’est épris, en ce
moment, que d’une mécanique à laquelle il apprend la table de
Pythagore. Est-ce qu’on ne brûle plus les sorciers ? C’est vous qui
vous accointerez de ses sœurs, elles sont jolies, elles aiment la
musique, je les entends chanter, et les vers ! Vous m’oublierez… Vous
seriez un grand coupable de ne pas abjurer les faux dieux de votre
Parnasse, quand la Providence vous octroie des grâces si singulières.
- La Providence ou le Diable ? Mais je ne pense qu’à ma liberté,
disais-je à ma maîtresse, et je ne songeais qu’à une conquête nouvelle.
Ma cousine promit de monter mon trousseau de fille, sur le pied d’une
personne de qualité ; en couratière (7) qui comptait bien dans ces
emplettes gagner les dix sous par livre, elle fit taire sa jalousie au
profit de l’avarice. Dès lors, je lâchai un tantinet les cordons de ma
bougette, mes louis prirent de l’assurance à sortir désormais en
nombre, comme miquelets en pays ennemi. L’or n’était pas le plus
précieux du sac où je serrais mes lettres de change, mais il en faisait
surtout la grosseur. J’aimai qu’il maigrit ; il retiendrait moins les
curiosités de ma cupide hôtesse. La femme qui vit seule avec un homme
veut de lui tout avoir, tout savoir.
VIII
Les voisins, M. Etienne Pascal, son fils Blaise qui avait dix-sept ans,
ses filles, Gilberte l’aînée et Jacquette, étaient tenus à l’écart par
les bourgeois de Rouen, comme suppôts du Séguier et du Gassion, qui
saignaient à blanc le pays.
En la duché de Normandie
Il y a si grand’pillerie !
Heureux de sortir de leur isolement, les Pascal accueillirent les
avances de leur voisine, de la paroissienne de Sainte-Croix Saint-Ouen,
dont les doigts se sanctifiaient avec les leurs au-dessus des
bénitiers. Henriette parla d’une jeune parente de bon lieu, habile sur
le clavecin et l’angélique, voire sur le luth, mais de ce dernier
instrument, depuis Orphée, on ne parle guère que par figure ; il faut
excepter Saint-Amand.
La plus jeune sœur avait été baptisée sous le nom de Jacquette ; mais
on la nommait toujours Jacqueline, c’était ma fenestrière. Elle savait
le latin, avait une belle voix dans un registre un peu grave, rimait
avec facilité. Elle n’eut de cesse que je lui fusse présentée.
Henriette, prise de court, s’avisa de le faire sous le nom de
Conception, qui était le prénom de ma sœur, je lui reprochai
l’imprudence de ce baptême espagnol.
Au bout de quelques semaines une affinité naturelle fit de Jacqueline
et de Conception deux inséparables. Le frère ne me faisait pas la cour,
il préférait les figures d’Euclide. Dommage ! Je l’aurais mené par un
petit chemin. Je perdis là l’occasion de rire du ventre, en faisant la
renchérie. Mais je plus au père ; nous avions parlé de change et du
cours des frets, et il n’avait pas été surpris de telles lumières chez
une jeune personne de province. Jacquette prisait davantage ma
familiarité avec les poètes de Rome, de Rouen et de Paris. Les auteurs
latins qu’on lui avait permis, étaient expurgés par les Jésuites à
l’usage des séminaires. Mais on imprime beaucoup à Rouen. Je fis
acheter de bonnes éditions chez David du Petit-Val, à l’enseigne de
Saint-Raphaël. Je révélai à mon amie Properce, Catulle et Tibulle.
Pétrie par un culte ennemi des grâces de la vie, elle préférait la
langue disciplinée et militaire de Rome aux fluidités du grec. Quant
aux vers français de la jouvencelle, je ne pouvais leur refuser mes
louanges, mais dosées de critiques, surtout pour l’amener à goûter les
poètes profanes, plus riches de couleur, plus libres de métaphores. Les
ciseaux de M. de Malherbe avaient fait à la poésie beaucoup de mal,
quoique Théophile gardât plus de partisans… Jacqueline était, dans son
style, victime des vers qu’elle avait lus.
Que nous étions
heureuses ensemble ! Près de Jacqueline, je
n’éprouvais qu’une contrainte, celle de ne pouvoir, dans le chant,
marier ma voix à la sienne, et de parler bas en discrète personne, pour
ne pas faire sonner mâlement mon timbre, que l’usage du castillan fait
parfois rauque.
IX
Vous n’en doutez pas, je retournai à l’œil-de-bœuf. Quelle jouissance
délicate pour un raffiné de dire
in petto aux pudiques trésors qui se
croient bien célés sous la robe montante : « Petits cachotiers, l’on
vous connaît », d’assiéger plus bas les mouvements dodus avec un
souvenir frauduleux. Au clavecin, il nous arrivait de nous presser des
hanches. Penchée sur la même page, elle entourait mon cou de ses bras.
Au départ, pour me baiser, elle jetait contre ma poitrine dure ses
tendres bosselages. Contacts émouvants, j’en étais le voleur impuni,
extasié, mais petit à petit, repentant.
Si je la trouvais à mon coude aussi belle qu’à la fenêtre ?...
Différente. A distance, donc inaccessible, et rosie par les clartés du
lumignon, elle m’était irréelle à demi, comme une image de lanterne
magique, et plus touchante. Parfois, j’en avais presque peur, comme
d’un fantôme offensé, ou pitié comme d’une victime sans défense.
N’allait-elle pas croiser mes yeux, les reconnaître, me détester pour
leur larcin ? Est-ce que son âme, plus clairvoyante que ses sens, ne
faisait pas de reproches à mon âme ? Certaines fonctions du corps
s’opèrent en nous à notre insu ; d’autres activités subtiles
s’accomplissent sans doute dans les régions mystérieuses de l’âme sans
notre contrôle. Quand s’éteignait le suif, n’était-ce pas quelque génie
préposé à sa garde qui soufflait le flambeau, pour le rendre à la
décence des ténèbres ? Ainsi le respect de sa chair, un léger remord me
venaient avec l’amour.
X
Jacqueline était assez petite, de loin une enfant. Est-ce que mon goût,
pour elle, était pur de vice ? Cette pensée m’avait troublé, mais elle
ne résistait pas de près à la contemplation de ce corps aux proportions
harmonieuses. Née au-dessous de la Loire, mon amie était déjà très
femme, à l’âge où les Cauchoises sont encore de plates fillettes. Et
elle me guérit de la prédilection que j’avais dédiée aux formes longues.
Aucuns ont prétendu que la petite vérole l’avait marquée. Ils
s’appuient sur ces vers de Jacqueline, où elle remercie Dieu de cette
maladie :
Oh ! que mon
cœur se sent heureux,
Quand au
miroir je vois les creux
Et les marques
de ma vérole (Sic).
Je les prends
pour sacrés témoins
Suivant votre sainte parole,
Que je ne suis
de ceux que vous aimez le moins.
Elle n’a pu que par attitude littéraire remercier le Seigneur de «
l’avoir enlaidie, pour sauver son innocence », car elle ne fut pas
enlaidie le moins du monde ; en tout cas, elle était redevenue
parfaitement nette à quinze ans ; ces vers peuvent donc dater de sa
douzième année, âge où elle fut atteinte. Nous avons eu, en Espagne,
une reine, Elisabeth de France, dont, en pareil cas, on secourut si
heureusement le visage qu’il n’y parut rien depuis. Les vers que j’ai
cités furent inspirés visiblement par le frère, dans la Prière qu’il
composa « pour demander à Dieu le bon usage des maladies ».
La beauté de Jacqueline, dont fut ébloui Richelieu quand il la vit pour
la première fois, tous les témoins de sa vie (avant Port-Royal) n’ont
cessé de la louer. Si pas très belle, l’eussè-je aimée ? Quelques
points légers, loin de la ternir, évoquaient les touches du burin sur
une médaille, où la pointe-à-graver fait valoir dans les plats le grain
du métal.
Maintenant, ce que je pense de son génie ?
XI
Il s’est manifesté, mais plus tard, mais autrement qu’en vers. Elle
avait des saillies heureuses, des réparties sagaces. Mais sa
versification ne rejetait pas les fâcheuses rimes à la normande, les
images sans nouveauté, les petites fautes contre l’euphorie, comme dans
son
Arche d’alliance :
Si donc une simple arche.
Que fût-elle devenue ? N’est-il pas su que les poètes, même ceux qui
s’en évaderont, commencent par la médiocrité ? Ce qui fit croire à son
génie poétique, ce fut sa précocité, sa facilité d’improvisation. Elle
rimait correctement à huit ans ! Un peu plus tard elle composait, avec
les petites Saintot, une comédie qu’elle joua devant une société
choisie. Elle fit des vers « sur la grossesse de la Reine » ; celle-ci
la reçut et la caressa beaucoup. Puis ce fut une épigramme « sur le
mouvement que la Reine a senti de son enfant ». Etranges sujets pour
une pucelette ! Jacqueline étonnait par le contraste de l’ingénuité et
de la finesse, du sérieux et de la fougue.
La prose de la jeune fille fut de meilleure qualité que les rimailles
de l’enfant. Ses lettres, dix et quinze ans plus tard, la révèlent
héroïque ; en témoignent ces quelques mots qui sont venus à ma
connaissance, extraits d’une lettre à sa sœur : « On dit que ce n’est
pas à des filles à défendre la vérité ; mais, puisque les évêques ont
des courages de filles, les filles doivent avoir des courages
d’évêques. Et si ce n’est pas à nous à défendre la vérité, c’est à nous
à mourir pour elle. » D’autres lettres, quand elle luttait contre le
grand Arnault lui-même, à propos du fameux formulaire, ont circulé dans
les cercles jansénistes ; nul doute que de belles pages ne soient
enfouies en Hollande, où elles alimentent d’obscures et pieuses
exaltations ; une éloquence naturelle, et qui n’a rien d’étudié, y
exprime son désespoir, sa passion de la vérité, sa passion du sacrifice.
A l’époque où je l’ai connue, elle n’ambitionnait pas le martyre.
C’était une petite maman qui lâche son dictionnaire de rimes pour
habiller ses poupées ; les siennes avaient été baptisées par des
marquises. Elle avait été la mignonne des Dames de la Cour, louée par
Scudéry ; elle en restait un peu infatuée.
N’avait-elle pas joué la comédie devant le grand Cardinal ? La
représentation du
Prince Déguisé réussit, mais Jacqueline en fit le
succès. Comme on la louait, elle demanda à descendre de la scène, et de
son propre mouvement, sans en avoir rien dit à personne, alla se jeter
aux pieds de son Eminence, et lui récita en pleurant dix ou douze vers
de sa façon, par lesquels elle sollicitait le retour de son père. M.
Pascal était alors obligé de se cacher, pour éviter la Bastille ; cet
homme, qui a toujours su si bien compter, ayant pris parti contre la
réduction des rentes. Le Cardinal baisa plusieurs fois la fillette : «
Ma bellotte, écrivez à votre père que je lui rends mes bonnes grâces. »
Et il cajola l’enfant ravie sur ses genoux. La beauté de Jacqueline et
de Gilberte avait frappé si fort Richelieu qu’il s’intéressa à cette
famille et promit « d’en faire quelque chose de grand ». Pour
commencer, il donna aux offices de Monseigneur de Séguier le père, qui
compta désormais pour le Roi.
Jacqueline avait tenu le principal rôle dans l’
Amour tyrannique, de
M. de Scudéry. Le célèbre acteur Mondory, qui était de Clermont, donc
le compatriote de M. Pascal, avait donné des leçons à sa fille. Qui eût
pu prédire le couvent à cette petite bourgeoise, fille d’un intendant
du Roi, comédienne en dépit des préventions de sa caste, comédienne en
dépit du haro de l’Eglise contre les Deux Masques ? Mais l’ardeur du
sang la poussait aux extrêmes. Un médecin de Rouen qui soignait son
frère Blaise, fiévreux et fourbu, disait de cette famille que c’étaient
des volcans non éteints d’Auvergne. Le père fut sauvé par ses livres de
compte, Gilberte par le mariage et les enfants. M. Singlin de
Port-Royal a poussé Jacqueline dans la fournaise. Arse comme Jeanne, la
mysticité fut son bûcher. Il eût fallut exténuer cette violence par les
accouchements, dériver cette passion vers la littérature. Ne me blâmez
pas de l’avoir choyée avant la saison des noces ; que n’est-elle restée
à moi ! J’eusse empli de lait ses belles boules d’ivoire ; elle m’eût
fait des enfants au lieu de mourir stérile dans le mai de sa vie, de
mourir désespérée.
Gilberte a écrit de sa sœur à l’âge où je l’aimais : « Elle n’avait
(alors) aucune pensée pour la religion (Entendez pour l’état religieux)
(8). Au contraire, en ayant un grand éloignement et même du mépris,
parce qu’on y pratiquait, croyait-elle, des choses qui n’étaient pas
capables de satisfaire un esprit raisonnable. »
XII
Je n’étendais la liberté des lectures et ne révélais maints lyriques
montés de ton que par gradations. Jacqueline en était à confesser
d’heureuses audaces chez les bravaches du style. Une convention tacite
écartait de nos études et entretiens son frère et sa sœur. Le père ne
s’occupait pas de nous. Non plus sa remueuse (9). Ainsi, quoique sans
contrôle ni surveillance, je ne parlais jamais d’amour à mon amie et
lui en laissais conter par les livres. Pour moi, les Piérides
complaisantes descendraient au rôle que donne Mathurin Régnier à sa
Macette, et les Espagnols à la Célestine ; les Muses n’en ont jamais eu
d’autres.
Je ne me peindrai pas de trop noires couleurs, j’entendais épouser un
jour Jacqueline. J’étais riche, je la ferais agréer par les miens. La
guerre ne durerait pas toujours. Seulement, comme il fallait attendre,
je restais capot. Ma sagesse et mes intentions n’avaient-elles pas
mérité quelque revenant-bon ?
Je commençai par prolonger mes baisers d’amie. Je les mouillai et les
appuyai sur les lèvres. La pucelette en demeura interdite, sans rien
comprendre. Puis vint la demi-résistance, la bouche close, les yeux
durs avec un rehaussement des sourcils vers le front. Mais j’aime
l’expression impérieuse, presque farouche, de la pudeur offensée des
vierges. Il faut vaincre, n’est-ce pas ? et avec le mérite de la lutte.
Si, par calcul, je ne l’effleurais plus que d’un baiser blanc, d’un
baiser de théâtre, ses regards témoignaient qu’elle avait fait la
différence. J’observais avec ma science du plaisir les progrès du
délicieux vénéfice.
Elle ignorait mon sexe ; et c’était une raison pour que l’imagination,
qui commande toutes les impressions de l’amour, ne secondât point en
elle l’insinuante volupté. Mais ma caresse mâle assiégeait une chair de
femme où les fonctions de la vie étaient préparées et dans l’attente.
C’est pourquoi la jeune bouche, déjà ombrée d’un duvet qui ne ment pas,
charnue, fendue comme une guigne, quand elle était prise – surprise ! –
avant de se dérober, brûlait sous la mienne. J’avais une autre
intention encore que mon plaisir immédiat. Donner à la chair
l’expérience de la volupté, c’est le chemin pour atteindre le cœur et,
de là, l’esprit. Je ménageais la transition entre l’amitié et l’amour.
Par mon choix, auquel acquiesça Jacqueline, par son corps révélé, elle
m’était dévolue. Je la redemande à Dieu ! Théologien, je croirais
savoir qu’il ne nous doit pas de comptes. Mais je n’ai pas bu les
juleps des Sorbonnes ecclésiastiques.
Notre bonheur serait-il pas monté en laudes vers le ciel ? Or, la
récitation des chapelets, les psaumes glapis sous de sombres voûtes,
tel fut l’hommage que le Maître de nos destins préféra aux élans de
notre reconnaissance. Qu’avait à faire la prière d’une vierge de Gaule
des antiques lamentations proférées jadis en Palestine ? C’était pour
l’user aux marmottements d’un latin inélégant et funèbre qu’avait été
ciselée sa bouche ? Pour saigner sous la haire qu’avait été moulé ce
flanc d’une pâte si pure ? Une beauté humaine ne doit avoir que des
fins humaines. Du moins, mon paganisme raisonnait ainsi.
Etrange prédestination de la fécondité pour l’infertilité !... Ai-je le
droit de poser ces questions à l’Ordonnateur ? Dieu doit-il la justice
à ses créatures plus que nous-mêmes ne l’accordons aux animaux ?
Dieu
nous doit-il sa grâce ? C’est le grand débat qui s’est agité dans
l’âme de Jacqueline. On peut répondre qu’elle-même a réglé sa destinée.
Cependant, sa volonté fut-elle libre ? Avons-nous, contre nos ancêtres,
nos passions, contre l’éducateur et le milieu, le pouvoir de vouloir ?
Pouvons-nous changer les lignes de notre main où notre destin est écrit
? Et, comment accorder notre libre arbitre avec la prescience divine
qui, de toute éternité, nous savait damnés ou élus ? J’osais trouver
une superstition de prétendre trancher ce débat, puisque nous ne
pouvons nous appuyer sur l’expérience (10).
Pour me restreindre à Jacqueline, elle avait reçu de grands dons, ils
n’ont pas servi à la rendre heureuse ni utile, et rien ne compte sans
l’amour, dont elle n’a connu ni l’indépendance, ni la plénitude.
XIII
Le 8 décembre 1640 était un dimanche ; Rouen fêtait la Conception
Immaculée au couvent des Carmes. A cette « feste aux Normands » depuis
des siècles, la société des Palinods conviait ses 72 associés et
distribuait des prix aux concurrents qui, dans un poème à forme fixe,
et sur un sujet imposé (le même, depuis Guillaume-le-Conquérant)
devaient, chargés de ces chaînes, déployer leurs ailes. Les signes
traditionnels des récompenses en or, en argent ou d’ivoire
symbolisaient les prérogatives et les excellences de Marie. C’étaient
l’anneau, la tour, le soleil, la palme, la rose, le lys, le chapeau de
laurier, le miroir, la ruche, destinés au vainqueur de la ballade, du
chant royal, du sonnet, de la stance, de l’épigramme latine (emoussée à
la grecque). En des temps très anciens, le triomphateur de la ballade
recevait une petite vierge en or. J’en possédais une, d’un travail
archaïque, longue comme le petit doigt, gagnée en ces joutes par un
ancêtre maternel. Je la portais sur mon cœur incroyant, moins par
respect pour les dieux de ma tribu que par tendresse pour ma mère qui
me l’avait donnée en partant ; et j’ai omis de vous dire que, dans mon
combat de la rue du Bec, la pointe de mon adversaire s’était arrêtée
sur le métal de cette relique, comme en témoignait un trou dans mon
habit à la hauteur où elle me pendait du col. Si c’est un miracle,
c’est un peu celui de l’amour maternel aux presciences divines.
Jacques Le Conte, marquis de Nonant, était, cette année-là, le prince
du Puy, dont il assumait la dépense. Il présida la séance sous un dais.
Les murs du cloître disparaissaient sous les verdures de haute laine
que fabriquent les Vénitiens. David Ferrand, qui demeurait rue aux
Juifs, dans la cour des Loges, était là. Vous savez qu’il a composé des
ballades, des chants royaux, en ce parler purinique toujours florissant
dans les quartiers de Martainville et de Saint-Vivien, parmi les
ouvriers de la draperie, les
purins, qui ne devaient cependant pas
toujours comprendre les ingénieux pastiches « en gros normand » de cet
imprimeur lettré. Sans doute était-il à cette cérémonie relégué – mais
Postérité l’assiéra en plus haut lieu – relégué aux derniers rangs par
ses solennels confrères, comme auteur de petite marque, courtisan des
savetiers et de la
Peuƒe (entendez des gens de peu). Il riochait dans
leur dos, je gage, et repassait sur l’affiloir de sa malice le
tranchant d’un refrain satirique pour sa « Muse Normande ».
Les trois Corneille étaient aussi dans l’auditoire,
Pierre, qui prend
son bien dans l’antiquité ;
Antoine, qui, plus tard, maçonna de gros
vers de curé ;
Thomas, alors âgé de seize ans et qui devait chercher
en Espagne du butin, parce que son frère y avait trouvé le
Cid ; tous
trois compétiteurs d’obscurs grimauds dans ces tournois de rhétorique,
dont l’auteur de
Polyeucte ne sortait pas toujours vainqueur. Rue de
la Pie, ou dans le manoir rayé de poutres de
Petit Couronne, ils
versifiaient en famille, se prêtaient des hémistiches, se jetaient des
rimes de la cave au grenier. Thomas devait par la suite tirer plus
d’argent de ses pièces et faire moins que Pierre de solécismes. Mais
seuls, les alexandrins de l’aîné, comme une feuille de fer-blanc
secouée dans les coulisses, sonnent un tonnerre de théâtre. Un poème de
Jacqueline avait cette fois emporté la Tour. Elle fut, selon la ligne
palimodique d’une ballade de Thomas :
La seule femme en ce Puy triomphante.
Etait-ce par courtoisie et pour honorer le puissant chancelier dans la
fille de M. Pascal, son bras droit ? Si la poésie visite un front de
quinze ans, une plume de cet âge ne la sait exprimer. Encore la
rajeunissait-on pour donner plus d’éclat au « prodige ». Elle y disait
« que la première Arche avait gagné plusieurs fois des batailles, parce
que, dans son sein, un thrésor était caché », et autres gentillesses de
verbiage pieux. M. de Corneille l’aîné remercia en vers la compagnie de
Palinod, engageant les juges :
A porter jusqu’au ciel la goire encor naissante.
Or, Jacqueline n’avait pu assister à son couronnement, et c’est le
lendemain que lui fut porté le prix, aux Murs Saint-Ouen, en grand
arroi. Cette absence, attribuée à la modestie, avait une autre cause
que le public n’a pas connue.
XIV
Par appréhension des Commissaire du Bailliage, des rondes de la
Cinquantaine et des Arquebusiers, on le devine, je ne me risquais pas
dans les rues, sans pourtant me confiner chez ma cousine, ce qui lui
faisait dire que ma peur était morte de vieillesse. Je me glissais d’un
pied prompt dans l’escalier des Pascal, avec la précaution d’un masque
de satin noir, dont la mode n’était pas encore abrogée, de ces masques
que retiennent entre les dents, par un bouton de cristal, les dames
austères, surtout les prudes huguenotes.
Henriette tournait au hérisson, à la pie grièche, parce que je n’étais
plus moi-même son amoureux pigeon. « Elle avait sauvé la vie à un
ingrat qui n’avait plus d’égards pour elle ». Entendez que je n’avais
jamais été si respectueux de la vertu d’une dame. Rattachait-elle sa
jarretière, je regardais une mouche voler. En vain faisait-elle émigrer
mon chaste oreiller sur son beau lit à quenouilles, mes oreilles
étaient rebelles. Elle qui avait rêvé de me retenir à jamais ! Rêve
d’Espagne, s’il en fut. Je ne croyais plus à son amour, à peine à ses
désirs, mais j’étais certain de son estime pour mon escarcelle.
Sentiment d’autant plus méritoire chez elle qu’il n’était plus fondé
que sur la foi, car j’avais confié à Jacqueline la garde de mon sac.
Ma froideur exaspérait la veuve du foulon. J’avais cru l’apaiser en
laissant mes écus courir comme un levraut qui a les chiens aux fesses.
Mais sa jalousie nous mettait malgré tout aux prises. J’étais excédé et
elle était folle. J’en vins à redouter un coup de tête. Croyez-vous aux
avertissements du songe ? J’avais rêvé qu’elle me dénonçait.
Pour arracher à l’aînée des indiscrétions sur ma conduite envers la
cadette, elle attirait Gilberte. Mon secret était au bord de ses
lèvres. M’estimant un fieffé libertin, elle ne doutait pas de ma
volonté de posséder Jacqueline, et que j’attendisse l’occasion.
Comme si un acte aussi grave devait aller sans cris, sans résistance !
Comme si j’avais pu en affronter le risque ! Or, ce dimanche 8
décembre, j’étais chez Jacqueline, seule avec elle, Gilberte chez
Henriette. On attendait le retour de M. Etienne et de son fils, qui
avaient suivi à Caen le bourreau des deux Normandies pour dresser le
rôle des confiscations. Louise Delfault, la domestique, la remueuse,
qui avait élevé Jacqueline, orpheline de mère à cinq ans, avait été du
voyage pour soigner Blaise ægrotant. En l’absence de son frère et de
son père, Gilberte avait eu peur la nuit ; elle imagina de se mettre
sous ma sauvegarde, de me faire coucher chez elle. La vraie nature
finit par percer sous le rôle assumé : les deux jeunes filles n’avaient
pas été sans remarquer la vigueur de Conception et son esprit résolu.
Gilberte pouvait-elle prévoir mon refus ? Elle ne m’avait pas même
encore consulté, et c’est à la volée qu’elle en parla à ma cousine.
Depuis que mes sentiments étaient plus purs, je n’aurais eu garde de
méditer l’ardente jonction avec Jacqueline. Partager son lit, voire
dormir dans sa chambre, je n’aurais pas risqué cette tentation. Mais
Gilberte ne pouvait deviner mon scrupule, ni Henriette y croire.
XV
Je m’interdisais de forcer la porte du paradis, mais je ne me croyais
pas coupable pour quelques roses cueillies à la grille. C’est vous dire
que je n’avais pas renoncé aux baisers. Mais, ce jour-là, Jacqueline
opposa à mes hardiesses avancées le rempart de ses dents. Pour la
première fois, elle m’osait dire :
- Conception, pourquoi ces baisers comme personne ne m’en donna jamais ?
- C’est que je t’aime plus que les autres.
- Comment l’entends-tu ? Plus que les autres ne m’aiment ?
- Oui.
- Mais je suis chère aux miens. L’amitié dépasse-t-elle les liens du
sang ?
- Ta sœur est si rigide ! Ton frère a le cœur sec : il aime d’abord
Dieu, ensuite la mathématique (11).
- Je ne discuterai pas leurs sentiments, mais tels baisers sont-ils
permis ?
- Entre jeunes filles, comment seraient-ils coupables ?
- C’est ce que je te demande précisément.
- N’as-tu pas vu se becqueter des tourterelles ? Dieu nous a donné le
velours des lèvres pour la douceur de la caresse.
- Le plaisir qu’on tire d’un acte n’en fait pas l’innocence.
- Mais ne la lui enlèves pas non plus. Tu m’aimes comme je t’aime,
Jacquette ; et, dans cette tendresse permise, il est naturel que nous
trouvions un agrément. Ce qui règle nos actes, c’est le plaisir que
nous y rencontrons. Te reproches-tu, quand tu as grand soif, la saveur
d’une boisson parce qu’elle coule en délices dans ta gorge ? Dieu nous
aurait-il doués d’organes pour n’en pas faire usage ? Se réjouit-il de
nos privations ?
- Tu demandes sans cesse des comptes au caissier d’en haut, Conception.
Mais c’est toute la doctrine de l’Eglise que tu mets en cause. Par les
privations, par le jeûne en particulier, nous faisons pénitence, nous
méritons et nous purifions. Je consulterai mon confesseur.
- Tu le troubleras ou tu l’amuseras, Jacquette. Car devant une belle et
jeune pénitente, le confesseur reste un homme, qui se délecte à ces
questions… délicates. Plus il est continent, plus il est tenté.
- Fi, païenne ! Dieu le secourt.
- Il en viendra à nous séparer, tu verras. Si ce n’est lui, ce sera ton
frère. Mais peut-être le veux-tu ainsi ? Je ne te prendrai plus dans
mes bras, méchante. Car, si tu aimais Conception…
Elle, ne plus m’aimer ! L’innocente se jeta vivement sur mon cœur. Je
sentais battre ses petites bosses contre mes seins de coton. Moins
grande que moi, ses cheveux odorants piquaient délicieusement mon nez
et mes lèvres, je les baisai avec dévotion. Du col montait tout l’arome
de son corps tiède.
- Ecoute, ma Jacquelinette. Je me rendrai à tes vains scrupules, mais
que tu me donnes encore un baiser, un, et ce sera le dernier.
Elle ne répondit pas. Je feignis alors une grande froideur, mis ma
mantille, et j’allai vers la fenêtre consulter la couleur du temps. Du
coin de l’œil, je voyais trembler une perle au bord de ses cils.
Cruelle, je me dirigeai vers la porte, après une cérémonieuse
révérence. Elle n’y tint plus. Elle courut à moi avec une tristesse
soumise et s’empara de ma mantille. Je la regardais avec une tendresse
implorante : elle me tendit la Sabée de sa bouche, les yeux clos, pour
ne pas voir mon péché. J’appliquai une main derrière sa nuque, et je
bus dans la conque de chair des miels divins.
Ses lèvres qui s’étaient données au sacrifice (mais elle n’avait pu le
prévoir si grand !), qui s’étaient offertes gélives et dures,
devinrent, ses dents une fois descellées, molles, brûlantes,
convulsives. Sous ma ventouse, ses yeux chavirèrent, puis elle y
répondit en succions peureuses. Du moins il m’a semblé, et sans doute
fut-ce à son insu. Je pense que l’instinct seul avançait sa caresse. La
chair transmise par sa race ardente retrouvait en sa nubilité le rite
des épouses innombrables d’où elle était issue.
Elle n’imitait point les ruses de ma sensualité, mes picorées sur
l’ourlet des oreilles, sur l’œuf chaud des paupières, sur
l’imperceptible soie de sa lèvre. Mais je la buvais, et elle se
laissait boire, avec parfois quelque recul de honte, gêné par ma main
qui captivait sa nuque. Dans un intervalle où j’avais rencontré son
regard, j’y lus un mélange indicible de désespoir dans l’anéantissement
de la volupté. Or, j’étais insatiable, elle m’assouvit sans crier
grâce, par pitié pour ma damnable ivresse, et ne mesurant pas l’abandon
de sa bouche, parce qu’elle se jurait de ne le renouveler jamais plus.
Accepter le martyre du péché, qu’est-ce qu’une sainte peut donner
davantage ? Et asservir un ange à l’humaine volupté, que peut exiger de
plus le désir ?
Je la laissai reprendre haleine, et ce répit me rappela au devoir. Je
la déposai sur un fauteuil, frémissante, en feu. Je me louai,
l’entendant gémir, de n’avoir rien entrepris sur son corps. Enfin, elle
parla :
- Faut-il que j’aie eu pitié de toi, sœur cruelle, pour avoir subi ton
étrange volonté ? Mais, je n’en doute plus, j’ai commis un péché
mortel. Tu vois comme je tremble ! J’ai peur de toi, il y a en toi un
mystère. Et j’ai honte ! Farouche Conception qui m’enivres et
m’accables, tu as connu ma bouche pour la dernière fois.
Je m’avançai, les bras tendus ; elle se méprit, et cria :
- Non, Non ! Tu n’as donc pas pitié de moi ?
Que ses sanglots la rendaient touchante ! Ils me jetèrent dans un
trouble extrême. La pitié desserra les nœuds de ma volonté sur mon
secret. J’avais surpris les sens d’une vierge. Je me prosternai devant
elle, devant celle qui serait un jour ma femme.
- Jacqueline, adorable Jacqueline ! Pardonne. Tu es trop pure pour que
je t’abuse encore. Entends mes aveux et ne m’accuse pas de t’avoir
séduite, je n’ai pris que tes lèvres. Mais, pour me punir, je te vais
livrer mon secret, ma liberté et ma vie.
- Que veux-tu dire ? Comme ta voix est rauque, Conception !
- Je ne suis pas Conception. J’ai menti parce que je t’aimais. Mon nom
est Luis de Lugo. Tu pâlis ? Mon Dieu, vas-tu t’évanouir ? Ecoute, de
grâce, je suis gentilhomme, je t’engage ma foi. Nous serons unis en
légitimes noces. Si ton père s’y opposais, nous irions nous jeter à
genoux devant un prêtre, quand il se retourne pour l’
Ite missa est.
En Castille, cette bénédiction confère le sacrement de mariage. Ah !
cesse de gémir, Jacqueline ; si l’on t’entend, si l’on vient, si tes
sanglots m’accusent, je suis perdu. Tu me livres aux prisons de Rouen…
- Jésus, Marie ! Qu’a pu faire cet homme ? C’est donc un criminel ?
- Non, ce n’est pas ce que tu crois. Je me suis défendu contre un
exempt, je n’étais coupable que d’être Espagnol, en temps de guerre
avec l’Espagne.
Mais elle balbutiait des paroles confuses et ne semblait pas me
comprendre.
- Un homme ! C’était un homme. Et il m’a perdue.
- Oh ! Perdue ? Pour avoir rendu son baiser à ton fiancé ? Mais c’est
moi qui le suis, si tu ne sors de cet égarement.
Enfin sa fermeté d’âme prit le dessus, et c’est alors que je prononçai
les paroles qui ont certainement influencé son destin. Elles lui
firent, deux ans plus tard, repousser le conseiller au Parlement de
Rouen qui la rechercha en mariage.
- Jacqueline, pour une cause que je ne dirai pas aujourd’hui, tu ne
peux plus être qu’à moi. Tu n’apporterais plus à un autre l’intégrité
qui me fut livrée à moi seul.
Comme elle essuyait sa bouche, je compris son geste :
- Tu te méprends, il ne s’agit pas de nos baisers, non pas même du
dernier, mais d’un don de toi que tu m’as fait sans le savoir, partant
sans faute. Ton ange gardien m’en soit le garant, comme il en fut le
seul témoin.
Malgré ma dénégation, Jacqueline dut l’entendre de nos baisers, et moi
je l’entendais de sa nudité surprise.
Mille pensées assaillaient la pauvre enfant, je les sentais courir sous
son front ; mais je me rassurai à demi parce qu’elle ne me regardait
plus avec effarement. Et, juste à ce moment-là, Gilberte entra et me
vit aux genoux de sa sœur.
XVI
Quand Henriette avait appris de Gilberte que je passerais la nuit chez
les jeunes filles, elle avait, d’un trait, entrevu les conséquences des
intentions qu’elle me prêtait. Plus encore que sa jalousie, ce qu’elle
devait à sa sécurité lui conseilla une confession
amendée qui la mît
hors de cause. Jacqueline ne pouvait manquer de résister, au moins de
se plaindre ; ma supercherie dévoilée, la vengeance d’un Conseiller du
Roi poursuivrait ma complice présumée. Elle n’hésita plus.
- Gilberte, un crime se prépare. Ma seule faute a été de ne pas refuser
un asile à mon parent, Don Luis de Lugo, poursuivi comme un ennemi du
Roi. S’il s’est déguisé en fille, ce fut d’abord pour garder sa liberté
; et si je vous l’ai présenté, c’est qu’il prétextait l’utile
protection espérée de votre père. Mais j’ai découvert qu’il est sans
foi ni mœurs. J’ai dû moi-même me défendre contre ses entreprises.
Maintenant qu’il les dirige contre une pure jeune fille, je brave sa
vengeance. Je vais le dénoncer au Palais. Des preuves ? Voici ses armes
et son justaucorps.
Par chance, elle ne put ajouter : « Voici son sac. » Gilberte s’empara
des
preuves et accourut. Tout de suite elle m’espadonna d’un regard
menaçant.
- Don Luis de Lugo, vous êtes découvert.
Jacqueline, au plus haut point de la surprise :
- Comment, Gilberte, tu le sais donc ?
- Comment, Jacqueline, tu ne l’ignorais pas ?
- Il vient de tout m’expliquer.
- Ah ! il explique ? Il argumente ? Moi, je le confonds.
Je finis par obtenir la parole. Je fis d’Henriette un portrait peu
flatté. Gilberte dut me tenir compte d’un aveu qui avait précédé
l’accusation, qui n’avait pas été arraché par la crainte. Les deux
jeunes filles entendirent le récit de mes épreuves, et je sentis qu’en
Jacqueline s’insinuait un sentiment plus doux que la pitié, que sa
chair m’avait aimé avant que son cœur le comprît.
- Voyez, observait Gilberte, vous étiez une jeune fille et vous voilà
un homme ; une Normande et vous vous muez en Castillan ; une amie et
vous faites figure d’amoureux. Quelle foi donner à vos métamorphoses ?
- Je vais commencer par tuer Conception, dis-je en riant.
Je levai le cou et, touchant le cartilage protubérant, prouvai par la
pomme d’Adam que j’appartenais au genre masculin. J’exhibai la
procuration de mon père, registrée au bureau des Finances, et établis
ma qualité de gentilhomme qui y était énoncée. J’étalai mes lettres de
change, qui se montaient à une somme considérable. Enfin, je détachai
de mon cou la minuscule Vierge d’or que je tenais de ma mère et
conjurai Jacqueline de l’accepter, et, si elle en refusait
provisoirement le don, de la conserver au moins jusqu’à mon retour. Je
lui remis encore un anneau qui venait des miens, et lui jurai ma foi.
- Jurez à genoux, dit Gilberte, que vous aimez loyalement ma sœur, et
n’entreprendrez jamais rien sur elle que vous ne soyez unis par un
prêtre.
- Si nos parents y consentent, stipula Jacqueline. Je prends votre
anneau, don Luis. Je ne sais si je fais bien de le mettre déjà à mon
doigt. Pourtant, quoi qu’il advienne, nul autre n’y brillera jusqu’à ma
mort. Je jure de n’être jamais à un autre homme qu’à vous.
- Sois bénie, ma fiancée ! Je me voue à toi par Notre-Dame-del-Pilar,
et c’est pour un Espagnol un serment sacré.
- Etes-vous assez bon chrétien, observa Gilberte, pour que vaille votre
serment ?
- Il suffit qu’il soit assez bon Espagnol et bon gentilhomme, répliqua
Jacqueline.
Et je dis à mon tour :
- Vous ne me croyez pas bon catholique, mais on peut mourir
volontairement pour une cause à laquelle on ne croit guère. Le cœur
parfois adhère à ce que repousse l’esprit. Mais la foi mise à part,
reste la bonne foi. Ici, d’esprit et de cœur, je suis vôtre à jamais,
Jacqueline.
Là-dessus, ma fiancée me donna sa main à baiser, et Gilberte me dit :
- Je vous crois, puisqu’elle vous croit, don Luis. Maintenant, vous
êtes mon frère.
Mais, hélas ! Jacqueline n’avait exclu de son cœur que les autres
hommes ; elle n’avait pas parlé du Dieu jaloux du lit des Vierges.
XVII
- Maintenant aussi nous devons vous sauver, dit Jacqueline. Cessons
tout autre soin. Gilberte n’assure-t-elle pas qu’Henriette est au
Palais ? On va donc venir vous arrêter.
C’est dans cette circonstance que cette petite de quinze ans montra son
caractère, son esprit de décision et de ressources. Son plan lui fut
comme révélé. Elle commandait, nous obéissions. En vérité, dans ces
courts instants, elle fut un poète inspiré. Elle me fit revêtir les
habits de son père, avec les insignes d’un ordre élevé qu’il devait à
la faveur du Chancelier. Quand elle avait appris la comédie, Mondory
lui avait appris l’art de grimer. Une perruque roula ses boucles sur
mes épaules, le frottis d’un bouchon brûlé virilisa mes joues, tandis
qu’elle-même se fait attacher les bras par sa sœur.
- Nous n’avons à craindre que la présence d’Henriette.
- Elle ne viendra pas ici, répondit Gilberte. Elle a trop peur de…
Conception ! Trop peur qu’on ne fasse d’elle, témoin, un complice. Elle
est allée se mettre sous la protection d’un parent.
Jacqueline achevait de nous tracer l’essentiel de nos rôles, nous
laissant le choix des paroles appropriées, comme la
Commedia del
Arte, quand les sbires heurtèrent à la porte.
XVIII
On vit paraître un vieux chevronné, épais, à tête grise, avec des yeux
empruntés au décor turquin de la faïence de Rouen ; c’était le
lieutenant de la Garde urbaine, qui maintient la sûreté dans la ville ;
ce sont gens de pied, recrutés surtout parmi les taverniers, parce
qu’ils sont exempts de la taille, des droits d’
Aides sur les vins,
cidres et poirés, et des taxes de Grand et Petit Poids. Le Normand
Saint-Evremond s’est moqué de ces guerriers citadins. De l’un d’eux
j’avais expérimenté l’esprit pacifique. Leur chef portait avec
prétention un bâton blanc et noir, un hoqueton en drap d’argent aux
armes de Rouen, et, ses hommes, le mousquet avec le chapeau à la
mousquetaire.
Gilberte, stylée par sa sœur, se tourna vers le lieutenant et prononça
avec une emphase digne du Petit-Bourbon et de l’Hôtel de Bourgogne :
- Cette fois, vous ne ferez pas buisson creux ; le coupable est réduit
à l’impuissance.
Nos index tendus pointaient vers Jacqueline, ficelée superficiellement.
Je donnai la réplique sous la gravité de ma perruque :
- Je suis Intendant du Roi, de son bureau des Finances. Menez ce jeune
homme déguisé à la Grand-Chambre, mais sans lui faire affront ni
violence. Vous m’en répondrez devant monseigneur de Séguier.
Je suivis les arquebusiers pour m’assurer qu’ils ne brutaliseraient pas
leur prisonnière. Je reconnus avec plaisir, dans la petite troupe,
celui que j’avais dagué ; il n’y paraissait plus. Mais un de ses
camarades faisait d’autres blessures à son amour-propre.
- Quoi ? C’est ce petit freluquet qui a mis à ma ta vaillance ? Ne
tremble pas, Michel, il est lié.
- Tais ta
goule ; réserve tes nasardes à ton cousin fréreux, à
l’homme de cœur qui veut garder un père à sa progéniture.
Profitant de la prise de bec, je leur faussai compagnie, j’enfilai la
venelle. J’ai su par mon ancien associé ce qui advint au Palais.
Jacqueline, dès l’escalier, déclara qu’elle n’avait rien d’un
gentilhomme espagnol, étant une jeune Française d’Auvergne, fille d’un
Intendant du Roi.
- Si on en croyait ceux qu’on mène, on n’en prendrait jamais un,
ricanait le vieux lieutenant.
Mais la jeune espiègle, qui voulait son compte de risée et tourner la
chose en turlupinade, se mit à crier : « Haro ! Haro ! Raoul, on me
fait du tort ! » Cri rituel du droit normand pour revendiquer justice.
Un Conseiller, alerté par le bruit, parut au haut des degrés. Il
reconnut la fille de son collègue et il la fallut élargir. Le
malheureux chef de l’escorte reçu de beaux compliments sur sa prise. Il
supplia le magistrat de taire sa prouesse, la réputation du corps
de police étant intéressée au silence. Si le Conseiller n’y eût mis
fin, il eût cité tous les hauts faits de la milice bourgeoise depuis
Duguesclin. On lui tourna le dos. L’histoire fut étouffée, mais M.
Pascal connut cette farce au profit d’un ennemi du Roi, et ne devait
pas me la pardonner.
XIX
J’enfilai la venelle et débouchai sur un quai près du logis de M. de
Girard, avec lequel j’étais en procès. J’entrai hardiment chez lui. Il
salua très bas, sans me reconnaître, mon habit solennel et le ruban du
Roi.
- Monsieur, lui dis-je, les pétitoires et conclusions de votre
procédure contre le sieur de Lugo, armateur, m’ont été soumis, votre
cause n’est pas très bonne.
- On peut la rendre meilleure, riposta le fin Normand qui savait qu’on
plaide plus efficacement par valables épices que par venteuses paroles.
Il se dirigea vers un coffre, à reculons s’il vous plaît, par grand
respect pour ce juge présumé, duquel ne s’éclairait point la religion à
crédit. Et la bourse à la main, il reprit :
- J’ai encore
un autre espoir, monseigneur. Mon adversaire plaide
devant l’Amirauté de Quillebœuf par un avocat souvent fatal à ses
causes.
- Vous parlez de M. de Corneille ?
- Justement. Je vois que monseigneur connaît l’affaire sur le bout du
doigt.
Ma bénignité daigna sourire. En effet, l’illustre auteur dramatique
plaidait plus habilement pour les vieux Grecs de ses drames et les
Romains révolus que pour ses contemporains, clients de la Table de
marbre. L’armateur poussa légèrement la bourse à portée de ma manche
brodée. Je lui fis, sans avancer la main, la condescendance d’un
nouveau sourire, qui l’encouragea dans l’énumération de ses « autres
avantages ».
- Quel intérêt M. de Lugo a-t-il à gagner son procès ? Il arme contre
le Roy, tout tombera sous la confiscation. Les Lugo sont mal avisés.
Là-dessus, je ne pus brider un éclat de rire, suivi d’un « Tu crois ? »
familier, qui fit perdre contenance à mon interlocuteur, surtout que
j’ôtai brusquement ma perruque. Il avait été naguère mon ami, mais il
ne m’avait pas ici trop fixé, par respect de ma dignité présumable. Je
vis ciller ses yeux, il n’était pas encore très certain de me
reconnaître.
- Si avisés, mon compère, que nous allons nous entendre. Cessons
d’engrosser les robins.
Sur ce mot, il fit le geste de reprendre la bourse, mais je mis la main
dessus.
- Non, laisse, elle va servir. Je te livre les pièces qui me donnent
gain de cause. Je signe celles que tu voudras ; ainsi, tout ce que tu
aurais perdu te sera adjugé, et tu me paies sur-le-champ la moitié du
litige… Comment va ton illustre frère ?
Qu’à tort on reproche aux gens d’entre Bresle et Couesnon de ne savoir
dire le
oui !
Moult ont Français Normands laidis.
écrivait Wace. M. de Girard sauta sur l’accord, comme le « Bon Gros »
sur une fine venaison. Mais il rogna ma part de deux cents écus pour le
prix de mon passage sur un de ses navires, qui portait à Jersey du vin
et des draps. (Vous savez que, pendant des siècles, les habitants de
cette île, sans avoir égard aux guerres entre l’Angleterre et la
France, commercèrent librement avec les ports de Normandie.) Mais je
devais attendre assez longtemps l’opportunité de l’embarquement. Ne
pouvant me loger chez lui sans danger, M. de Girard, après m’avoir vêtu
en courtaud de boutique, m’avait mené, à la nuit noire, chez un
marchand drapier de la paroisse Saint-Godard, qui lui avait de grandes
obligations.
J’ai joui chez le sieur D**, pendant de longs jours, d’une chambre fort
propre, bien servi par la drapière. Le mari trouvait bon, par grand
pitié pour ma réclusion forcée, que sa femme me tînt compagnie.
Celle-ci plaignait mes périls. « Combien l’ennui me devait grever dans
l’inaction, à mon âge, loin des miens, et peut-être de mes amours ! »
Je fis entendre à mon hôtesse qu’elle pouvait me tenir lieu de
promenade et de jardin, d’hombre et de reversi, que j’avais en effet
grand besoin d’être consolé. Elle s’y employa de son mieux, tandis que
le bonhomme aunait le camelot, la bure ou la tiretaine avec son bâton
carré de trois pieds, sept pouces et dix lignes, qui est le caducée des
drapiers rouennais. Je ne manquai pas de dédier mes plaisirs très
fidèlement à ma fiancée.
J’ai su plus tard que mon séjour dans cette honnête famille avait
favorisé l’éclat du théâtre français, par la naissance d’une fille
devenue la première tragédienne de ce temps. On m’a dit qu’elle se
forma dans les salles de ces Jeux de Paume de la rue du Vieux-Palais et
de la rue Saint-Eloi, où Molière avec la Béjart avaient joué la
comédie. Mais Rouen ayant été ravagé par la peste, elle s’enfuit à
Paris et y reçut les tendres leçons de Racine. Revenu en France,
incognito, je me devais d’aller applaudir Phèdre et Bérénice. J’ai
trouvé qu’elle me ressemble peu, mais tient beaucoup de mon père. Ses
yeux espagnols et son teint olivâtre l’ont bien servie dans le rôle de
Roxane.
Mais je devance les années ; je ne savais rien encore de l’honneur
paternel qui m’allait échoir quand je m’embarquai pour Jersey, d’où je
gagnai Cadix. J’y attendis la paix ; elle ne fut conclue, après des
revers pour ma nation, qu’en 1659. Ce fut la paix des Pyrénées.
XX
Les obscurs, les tristes plaisirs que je devais à mon âge et à
l’excitation nerveuse qui naît de l’état de guerre ne changeaient rien
à mes sentiments pour Jacqueline. Au contraire, ils me donnaient du
courage en soulageant ma peine. Mais deux ans d’intrigues furent
nécessaires pour trouver une voie sûre par delà les frontières et à
travers les mouvements d’armées, avant de faire tenir une lettre à M.
de Girard. Il put la remettre à la jeune fille, mais elle fut saisie
par le père, dans un coffret. L’intendant alla si rudement tancer mon
messager que l’armateur n’osa plus se mêler de la petite poste. Il se
bornait à me donner des nouvelles de la rue des Murs-Saint-Ouen. Enfin,
en 1647, Gilberte, devenue Mme Périer, me fit savoir que sa sœur, qui
m’avait en vain attendu, était dans l’obligation de me rendre ma
parole, car elle se donnait à Dieu.
Deux gentilshommes, disciples du curé de Rouville, qui avaient soigné
M. Pascal, blessé dans une chute, lui avait fait lire les œuvres
posthumes du fameux Jansen ; et les traités mystiques de M. de
Saint-Cyran finirent de gangréner les cervelles de cette famille.
Jacqueline avait alors un peu moins de vingt-deux ans. Elle avait
quitté Rouen pour Paris.
Je décidai de tout risquer pour la revoir. Un grand désir n’est jamais
prudent. Je pensai qu’il devait m’être facile de vivre sans danger dans
une grosse ville, dont je parlais la langue si purement. Je me procurai
l’acte de baptême d’un gentilhomme normand et, la frontière
heureusement franchie, je débarquai dans la rue Coq-Héron, au cœur de
la capitale, en mai 1648, un peu avant la Fronde.
XXI
Je pris l’allure d’un riche désœuvré, en quête de galantes aventures et
recrutai des espions. « M. Singlin, le confesseur janséniste, attirait
Jacqueline à Port-Royal ; Blaise l’y menait toutes les semaines ; on la
croyait décidée à faire profession. Dans cette vocation, la jeune fille
était fortifiée par la Mère Angélique.
Un second rapport m’apprit que le père de Jacqueline, tout converti
qu’il fût, n’entendait pas, vieux et malade, se séparer de sa fille,
qu’il faisait resserrer sa surveillance, notamment par sa fidèle
domestique, Louise Delfaut, et que Jacqueline avait dû cesser ses
visites. M. Pascal alla jusqu’à changer de quartier, à refuser toutes
relations avec ses plus proches voisins. Sa fille ne quittait plus la
chambre, vêtue par mortification comme une servante. Je remplaçai mes
affidés par deux femmes. Pour s’insinuer chez les Pascal, elles ne
trouvèrent pas une fissure. Blaise lui-même était suspect à son père.
Bravant les inhibitions paternelles, Jacqueline cependant correspondait
toujours avec M. Singlin « par adresse et invention. » Je fus assez
heureux pour intercepter une réponse de l’abbé et la fis tenir à M.
Pascal, pour qu’il mît fin au dangereux prosélytisme. J’y gagnai qu’il
emmena sa fille en Auvergne (1649).
XXII
Je lâchai mes émissaires zélées à ses trousses. « Jacqueline, à
Clermont, ne voyait personne, s’habillait comme une femme âgée, ne
sortait que pour aller à l’Eglise et toujours chaperonnée par la
Delfaut. Cependant, elle correspondait avec la Mère Agnès de
Port-Royal. » Je fis encore saisir des lettres. Ma bien-aimée reprenait
goût à la poésie, sa correspondance était fleurie de stances pieuses.
Mais on devait lui enlever même cette consolation ! « C’est un talent,
écrivait la terrible abbesse, dont Dieu ne vous demandera pas compte ;
il faut l’ensevelir. »
L’ensevelir ! La Mère Agnès lui ordonna encore de couper ses cheveux.
La douce toison qui sentait l’anis, sur son cou qui fleurait la menthe,
fut jetée aux gadoues, elle que j’avais vu ruisseler en ondes
sombrement bleuâtres sur les fines épaules de la quinzième année. Puis
Jacqueline revint à Paris, en novembre 1650.
Avisé du retour, je l’attendais dans la Cour des carrosses, venant de
Clermont d’Auvergne, et la suivis d’assez près jusqu’en son logis du
Marais du Temple, en la rue de Touraine, sans pouvoir l’aborder,
encadrée de Louise Delfault et de son père. J’étais consterné de son
aspect morne. (On dit de la vache à Colas : religion des tristes ? Les
huguenots ne font pas si bien !). Sa taille était alourdie, ses joues
creuses et ternes. Mais, dans cet épuisement du corps, une exaltation
trouait d’un flamboiement l’encre des prunelles. Et je me sentais
jaloux, amant renié, de l’époux divin, vers lequel dardait ce rayon.
Qu’aviez-vous fait, monsieur Singlin, des grâces vives, du pas
harmonieux, des lèvres sonores et pourpres, du col de tourtre
roucoulante ? Vous et la mère Agnès, lui aviez jeté un sort. Pour le
père et la duègue, je leur ai beaucoup pardonné à tous deux, puisqu’ils
s’opposaient au couvent. J’étais si près d’elle par les rues que
j’aurais dû l’entendre, quand elle parla à M. Étienne, si ce n’avait
été un chuchotement, comme d’une pénitente à travers la grille d’un
confessionnal. Elle marchait comme accablée sous le poids d’un
supplice. Elle me rappelait presque l’allure des pauvres juives, que
j’ai vu mener, à Madrid, vers l’auto-da-fé. Qu’il faut maudire les
noires camarillas plongeant des innocentes dans les ténèbres, les
jetant toutes vives aux bûchers. Comme les corps, les âmes brûlent. Je
n’avais jamais aimé Jacqueline dans la splendeur de son adolescence,
autant que ce jour-là dans la déchéance de sa beauté. Et pourtant
j’étais sensuel ; je l’avais sensuellement aimée, et mes sens n’étaient
plus en jeu.
Je résolus de la sauver par la force. Hélas ! je le sentais bien, ce
serait malgré elle. Je ne croyais pas qu’il fût trop tard. Elle m’avait
aimé, attendu, l’ancienne flamme se rallumerait à la mienne. Et je
fondais mon espoir sur le serment, qu’elle m’avait fait à Rouen, de
garder mon anneau jusqu’à la mort, mon anneau que mes affidées
croyaient avoir vu encore à son doigt, en Auvergne.
XXIII
Excusez-moi de vous parler des Jansénistes. Il le faut bien, ils ont
fait tout le mal. Aux prises avec les Jésuites, pour les cinq
propositions de l’
Augustinus, le pape Urbain les avait condamnés, la
Sorbonne censurés en 1649. Les Jésuites défendent, si vous voulez, la
liberté humaine : « Si nous ne sommes pas sauvés, c’est par notre
faute. » Les Jansénistes prétendent, au contraire, que nous ne sommes
jamais parfaitement libres, tirés entre les impulsions de la
concupiscence et le secours de la grâce, impartie aux seuls élus. D’où
leur représentation du Christ, qui n’ouvre, sur la croix, les bras qu’à
demi, n’étant pas venu pour sauver tous les hommes. S’il est plus
humain de croire au mérite de la vertu, les adversaires de Port-Royal
soutiennent leur opinion par des persécutions odieuses contre des
hommes doctes et de faibles femmes. Mais ces esprits éminents, mais ces
abbesses exaltées, fanatisent de pauvres jeunes filles pour soutenir
jusqu’à la mort l’avis d’un théologien flamand, d’un obscur évêque
d’Ypres, égaré par les contractions que s’est infligées à lui-même
saint Augustin. Jacqueline devait donc mourir de désespoir parce que
qu’il y a 1 200 ans un professeur d’éloquence, en Afrique, a dit, noir,
contre Pélage, et blanc, contre les Manichéens.
XXIV
Le chancelier Séguier, impopulaire, avait dû rendre les sceaux le 1er
mars 1650. J’obtins, sous mon nom supposé, une audience de son
successeur, par la faveur achetée d’un Jésuite. On alla effrayer M.
Singlin. M. Pascal fut avisé que sa fille, si elle entrait à
Port-Royal, devrait au couvent tout son bien ; ni Blaise, ni Mme
Périer n’admirent tel partage. L’opposition de la famille redoubla
contre la mère Agnès. J’étais sur le point d’enlever Jacqueline,
certain qu’on ne me chercherait que pour la forme, quand Séguier reprit
les Sceaux, le 13 avril 1651. Les hommes apostés pour le rapt furent
arrêtés, me dénoncèrent ; il fallut fuir et me cacher. De longs mois,
loin de Paris pour me faire oublier, j’y rentrai pour apprendre que M.
Pascal était mort et que, résolvant pour elle-même le problème de la
destinée, Jacqueline avait choisi « la solution funèbre ». Elle était
entrée à Port-Royal, à vingt-six ans et trois mois.
Blaise et Pascal, chrétiens fervents, mais fort attachés aux biens de
ce monde périssable, l’avaient, par une série d’intimidations allant
jusqu’à la menace de curatelle, forcée de renoncer à la rente de 700
livres tournois, qui était sa part d’héritage. Ils se montraient plus
durs envers leur sœur qu’à l’égard de leur domestique, avantagée d’une
rente sans conditions. Jacqueline entra donc au couvent sans dot. La
fille de l’Intendant du Roi, comme une pauvresse, fut admise sœur
converse gratuitement. La mère Angélique et la mère Agnès, pour
s’emparer de l’âme de qualité, avaient renoncé à l’argent (12).
XXV
Jacqueline fut novice, puis nonne, et venait d’être promue
sous-prieure, quand redoubla la persécution contre son ordre. Un grand
vicaire de l’Archevêché vint retourner les sœurs sur le gril. Sœur
Sainte-Euphémie – c’était maintenant le nom de Jacqueline – lui tint
tête avec une habile fermeté, une délicate modestie ; l’inquisiteur
déferré dut rendre hommage à la pureté de sa doctrine et de sa vie. Il
s’agissait de signer le fameux formulaire qui condamnait l’erreur du
Jansénisme. Mais la sainte fille avait horreur de se confesser
hérétique. Ses supérieurs, eux, biaisaient, rédigeaient d’adroites
formules. Jacqueline sentait que, pour sauver leur maison, ils
sacrifiaient la loyauté de leur foi. Quand elle dut se soumettre, par
esprit d’obéissance, elle en conçut une inguérissable douleur,
contrainte à une sorte d’abjuration de
sa vérité. Ce ne sont ni les
privations, ni les jeûnes qui l’ont tuée, mais cette signature, qui la
faisait presque douter de son salut. Elle s’alita.
XXVI
(
Octobre 1661.) Nul homme ne pouvait franchir les grilles fatales. Je
repris l’habit féminin ; je louai une petite maison à Chevreuse, aux
portes du monastère, et fis de larges aumônes. Je déteste l’hypocrisie,
mais je dus feindre un vif attachement à la doctrine des Pères. J’étais
renseigné par leurs jardiniers, leurs marchands, leurs lavandières. La
mère Angélique faisait grand état de moi. Sœur Sainte-Euphémie, ayant
eu une vie exemplaire, assister à sa mort serait œuvre édifiante ;
j’obtins la promesse d’être appelée à son lit quand on lui
administrerait les Saintes Huiles. Mais la cérémonie était terminée
quand je fus admise. Jacqueline donnait à peine signe de vie. Sur une
table, à son chevet, la petite Vierge d’or de ma mère semblait
attentive, anxieuse du dénouement. Je me penchai sur les petites mains
pâles, et reconnus au doigt nuptial mon anneau ! La bague de la fiancée
avait servi à l’épouse de Jésus-Christ. Mes larmes brûlantes étant
tombées sur ses paupières closes, Jacqueline les rouvrit. Les yeux
mourants s’agrandirent, m’enveloppèrent d’une lumière surnaturelle et,
en un souffle léger, mon nom d’autrefois coula des lèvres bleuies :
- Conception !
Puis, sur les vertèbres rompues du cou, la tête croula. J’avais eu ma
part terrestre dans ce dernier regard, dans cet adieu d’amour. L’époux
divin allait avoir la sienne, mais il n’ouvre les bras qu’à demi !
Ch. Th. F
ÉRET.
NOTES :
(1) Copyright by Ch.-Th. Féret, 1928. Tous droits de traduction,
adaptation, reproduction et représentation réservés pour tous pays, y
compris la Russie (U. R. S. S.).
(2) Noble de sang.
(3) Le deuxième étage dans la langue du temps.
(4) Nom des révoltes à Rouen, elles s’y faisaient au cri de Haro ! et
de Raoul (Rollon).
(5) Me citer à comparaître.
(6) Orthographe véritable ; mais l’usage supprime l’h.
(7) Intermédiaire pour achats, d’où courtière.
(8) Dans un article de la grande Encyclopédie, un illustre critique s’y
est trompé.
(9) Expression du temps pour désigner la nourrice qui remue le berceau.
C’était Louise Delfault.
(10) Cependant Blaise Pascal, dans ses Pensées qu’on tient en si
haute estime, parle de Dieu comme un intendant qui vient de quitter son
maître et a reçu ses instructions et ses confidences : « Dieu est
satisfait si… Dieu n’a point voulu que… Dieu approuve ceux qui… » (Don
Luis de Lugo.)
(11) « Blaise ne pouvait souffrir les caresses que je recevais de mes
enfants. Voilà quelle était sa vigilance pour la conservation de la
pureté. » (Vie de Pascal par Mme Ferrier, sa sœur). – « Quand Blaise
me voyait affligée pour la perte de ma sœur Jacqueline, que je
ressentais si fort, il se fâchait, disait que cela n’était pas bien,
qu’il ne fallait pas avoir ces sentiments pour la mort des justes. »
(Idem.)
(12) Blaise n’avait nulle attache pour ceux qu’il aimait. (Vie de
Pascal, par Mme Périer.)