GAUMENT, Jean & CÉ, Camille : Les
chandelles éteintes
(1936).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (10.X.2008) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1484) des Chandelles éteintes publiées à Rouen chez Maugard en 1936. Les
chandelles éteintes
contes normands
par Jean Gaument & Camille Cé
~*~L’accueil qui a été fait à ces nouvelles normandes, courts romans où sont ramassées d’humbles vies de chez nous, le rappel constant qu’on a bien voulu faire de cet ouvrage depuis longtemps épuisé, ont décidé un bon éditeur rouennais à le rééditer avec de légères retouches, au lendemain du jour où la mémoire de Jean GAUMENT vient d’être consacrée, à Elbeuf, par l’effigie du sculpteur Raymond BIGOT. On ne sait pour quelle raison - ou plutôt on sait trop pourquoi - les souvenirs de la province d’avant-guerre sont si chers à nos coeurs vieillissants. L’atmosphère de nos enfances a le charme - n’en eût-elle point d’autre - d’être loin de la société sèchement cruelle où nous sommes obligés de vivre aujourd’hui. Notre enfance fait corps avec chacun de nous ; nous ne saurions l’arracher de notre âme et, comme dit le poète : « Qui jamais en a guéri ? ». C. C.
~*~Auguste
Tinel
« Mon
coeur vous a parlé ; mon
visage vous a cherché ; je cherche- rai, Seigneur, votre face - parce que mon père et ma mère m’ont quitté - mais le Seigneur m’a pris en sa protection - je crois que je verrai les biens du Seigneur dans la terre des vivants. » (PSAUME XXVI.) NOURRI de privations et caressé de taloches, Auguste Tinel a poussé comme un brin d’herbe pauvre entre les pavés de Martainville. Il avait huit ans, quand sa mère un soir de saoulerie l’a oublié - et cela n’a pas autrement d’importance. Quand on n’a plus de mère on s’en passe. Son père, qui n’est peut-être pas son père, fut clerc d’huissier dans les temps et n’est plus rien. Ombre molle d’un colosse plein de rhum, il travaille sur les quais de Rouen, et parce qu’il a la cuite éloquente, les soleils du port l’appellent l’avocat. Auguste ne lui reproche que de se coucher en travers de l’unique grabat et de prendre toute la place. Il se revanche en fouillant les poches de l’ivrogne où il y a quelquefois un sou qui se peut convertir en pastilles poivrées. Car la misère d’Auguste Tinel rêve de luxe et de toutes les douceurs épicées qui chatouillent et grattent la langue. Sa vie a de bons moments et de fichus quarts d’heure. L’ensemble, somme toute, en serait tolérable, si l’avocat, un jour qu’il est plus ivre encore que d’ordinaire, ne passait sous un camion qui l’écrase. Auguste, pour s’amuser, veut aller voir le corps à la morgue, mais le gardien lui refuse l’entrée : « C’est des distractions, morveux, qui ne sont pas de ton âge. » L’enfant se fâche : « C’est mon droit, puisque c’est mon père. » Ce déni de justice l’irrite à tel point que d’un caillou bien lancé, il casse une vitre de la sacrée baraque et détale à toutes jambes. Pour son premier soir d’orphelin, il s’en paie une bosse d’avoir la paillasse pour lui tout seul et de roufionner jusqu’à ce que la faim l’éveille. Mais au matin, le propriétaire du garni le déjuque d’une torgnole et le prie d’aller chercher ailleurs asile pour ses poux. La nuit suivante, il se recroqueville sous un pont de bois du Ruissel et pour la première fois de sa jeune existence, il a peine à s’endormir. L’eau clapote entre les planches ; des bêtes grouillent dans le silence mou ; le froid humide lui pourrit les os, et ses neuf ans s’étonnent de découvrir vaguement qu’au-dessous de toutes les misères il y a d’autres misères encore. *
* * Un marchand de peaux de lapins l’embauche, pour tirer au long des rues la bagnole boîteuse. Maigre comme un chien de pauvre, il s’attelle entre les brancards et sa voix pointue trotte de l’aube au soir, depuis le clos Saint-Marc jusqu’à la ruelle des Maroquiniers. Pour jouer au cheval dix heures par jour, il a le vivre et le couvert ; le vivre quand il en reste, le couvert sous un hangar presque fermé dont la guimbarde prend la meilleure place. Tous les samedis il porte au Mont-de-Piété, rue de la Madeleine, la montre en nickel et le matelas du chiffonnier. Un petit vieux, qui griffonne des choses derrière un grillage, lui allonge ses douze francs cinquante avec un papier préparé d’avance. Deux jours durant, c’est une mangeaille énorme et délicieuse. On s’empiffre de charcuterie et de cidre qui pète, jusqu’à rouler pêle-mêle dans le bonheur des ventres pleins et des têtes fumeuses. Quand les langues épaisses s’arrêtent et que la chandelle bave sur le goulot du litre, Auguste grimpe sur l’escabeau et débite des boniments. Dans l’héritage paternel, il a recueilli le don de l’ivresse grandiloquente, et ce bout d’homme, quand il est brindezingue, vous a une tapette des cinq cent diables. Les voisins de la cour poussent la porte pour l’entendre et il leur lâche entre deux hoquets des histoires que c’est à se demander où il a pêché tout ça. « Celui qui t’a coupé le sifflet, Auguste, n’a pas volé ses quarante sous. » Des fois, quand la peau de lapin chôme, Auguste Tinel va passer une heure à l’école des frères, dans l’aître Saint-Maclou. Il s’assied sur le banc du fond, tout près de la porte, et si c’est une leçon de calcul qui l’entortille, il se tire des flûtes à la douce. Mais quand il tombe sur des machines d’histoire de France, il écoute, bouche bée, la voix de l’archange qui parle à la bergère. A travers les champs dévastés et les villages en ruines, il court jusqu’à perdre haleine derrière le blanc cheval de Jeanne, et lorsque enfin le bûcher flambe et que le cher frère tape dans ses mains pour la prière, Auguste, à travers le silence, traite les Engliches de bande de cochons. Il apprend à lire, une bribe par-ci, une bribe par-là. Au petit bonheur des tas d’ordures, il pêche des bouts de journaux et des livres déchirés qu’il avale d’une traite, sous son hangar, les nuits de lune. Tout cela s’empile, à la va comme je te pousse, dans une mémoire fraiche et confuse. Un jour qu’il s’essaie à griffonner, sur un mur de la rue du Petit-Mouton, un compliment gras à l’adresse de celui qui le lira, l’abbé Bordère, vicaire de Saint-Maclou, le happe d’une poigne solide. L’abbé Bordère est grand et de guingois, avec un nez poilu dans une figure plate, trouée de petite vérole. Ardent et farouche il va et vient à travers le quartier pouilleux, comme un chien de berger qui ramène d’un coup de croc les brebis égarées. Les gosses épouvantés le fuient ; les femmes, le poing sur la hanche, l’assaillent d’injures, et les hommes, quand ils ont liché, le menacent de lui casser les reins. Trapu dans sa soutane usée, il fait le coup de gueule au milieu des groupes hostiles, jusqu’à ce que l’ennemi vaincu lâche pied. Il tient devant lui, de ses longs doigts en pince de crabe, Auguste Tinel prêt à prendre la poudre d’escampette. « Je ne t’ai jamais vu à l’église. Comment t’appelles-tu ? » C’est la première fois qu’Auguste Tinel est en face d’une force droite et sa jeune âme se courbe sans effort, sous la joie d’obéir. L’abbé Bordère assied l’enfant à côté de lui sur une borne humide. Sa main rude caresse la tignasse emmêlée et son âpre voix s’adoucit : « Tu verras comme elle est belle, mon petit, la maison de Jésus. C’est le palais des pauvres tout ruisselant de lumières et de belles musiques. A la table toujours servie, les plus humbles sont assis à la droite du Seigneur. » Le coeur d’Auguste Tinel se fond dans la douceur. La rivière gluante chantonne sous les ponts de bois. Entre les façades des hautes maisons rongées d’ombre, le clair soleil de mai jette sur les pavés de larges flaques d’or. - « Et maintenant, moucheron, fiche-moi ton camp ! J’irai voir ton patron demain ; et si jeudi, tu n’es pas le premier au catéchisme, je t’en colle une raclée que les fesses t’en saigneront. » Il s’éloigne puissant et noir, et quand il a disparu, au coin de la rue de la Grande-Mesure, le bruit de ses souliers ferrés roule encore comme une menace. *
* * La première communion approche, et c’est l’abbé Bordère qui dirige la retraite des garçons. Pour que ses petits pauvres soient mieux isolés des corruptions de la rue, il les garde avec lui toute la dernière semaine. Ils sont une douzaine qu’il fait coucher la nuit sur des paillasses jetées à terre, dans la grande salle nue du patronage. Dès le jour levé, il les emmène à la Forêt Verte et les fatigue de marches et de jeux. Sa soutane relevée, il galope avec eux sur l’herbe mouillée des clairières et bondit à travers les buissons de ronces : « Où est la biche ? - Elle est au bois. - Qu’est-ce qu’elle y fait ? - Elle y travaille. - A quel métier ? - De charpentier… » Ils redescendent à onze heures par le Grenadier, en chantant des cantiques. La Côte Pierreuse et la route de Clères creusent leur faim de jeunes loups. Autour d’une longue table chargée de feuillages, l’abbé verse à pleins bols la mitonnée épaisse. Il coupe au pain de six livres de larges tartines et distribue à chacun une poignée de cerises ou un quart de Neufchâtel. Puis, la sieste faite, il réunit son petit troupeau dans la solitude fraîche de l’église. Mille tendres lueurs coulent par les vitraux. Un grand Christ de plâtre aux sanglantes blessures écoute du haut de sa croix la voix de l’abbé Bordère : « O divin Maître, qui disiez : laissez venir à moi les tout petits, - j’amène aujourd’hui à vos pieds ces enfants qui vous cherchaient dans l’ombre. Penchez sur eux votre douloureux visage. Que les clous tombent de vos mains. Que vos bras s’ouvrent pour les recevoir. » Et vraiment, Auguste Tinel voit la face pâle sous la couronne d’épines, s’éclairer d’un triste sourire. Les bras meurtris rompent leurs liens et se tendent. « Allez à lui, car il n’est qu’indulgence et pitié. Il pardonne à tous ceux qui l’ont blasphémé et aux bourreaux eux-mêmes qui lui crachaient au visage. C’est à vous qu’il pensait dans sa lente agonie. » C’est pour Auguste Tinel, fils d’ivrogne et d’une mère oublieuse, qu’il a versé cette goutte de sang qui roule sur sa joue. L’âme inondée de grâce et d’amour, l’enfant revit toutes les douleurs et toutes les joies de la merveilleuse aventure. - « Aussitôt qu’il fit jour, les Princes des Prêtres avec les Anciens et les Scribes ayant délibéré ensemble, lièrent Jésus et l’emmenèrent, et le livrèrent à Pilate. Et Pilate lui demanda : Etes-vous le Roi des Juifs ? - Et Jésus lui répondit : Vous le dites, je le suis. Et l’ayant vêtu d’un manteau de pourpre, ils lui mirent sur la tête la couronne d’épines entrelacées. Puis ils commencèrent à le saluer en lui disant : Salut au Roi des Juifs. - Et ils le frappaient aussi sur la tête avec un roseau et crachaient sur lui. » Tout frémissant d’une sainte fureur, Auguste est prêt à s’élancer contre les soldats. Le bruit horrible des marteaux sonne dans sa tête ; il sent dans la paume de ses mains l’affreuse souffrance des clous qui les déchirent. - « A la sixième heure du jour les ténèbres couvrirent toute la terre, jusqu’à la neuvième heure. » Engourdi et comme enivré de suave torture, il ferme les yeux jusqu’à ce que le réveille l’épouvantable cri d’humaine détresse : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Mais doucement l’abbé Bordère rassemble toutes ces âmes éperdues que le vent noir chasse comme les feuilles au jardin des Olives. Il les conduit par les sentiers pierreux jusqu’au sépulcre auprès duquel sont assis les saintes femmes et les apôtres découragés. - « Jésus se présenta au milieu d’eux et leur dit : La paix soit avec vous, c’est Moi, ne craignez point. » Auguste n’a plus de crainte et la paix est en lui. Des frémissements d’ailes emplissent le silence. Les portes du tombeau tournent dans les ténèbres, et il en jaillit un flot de soleil qui resplendit et ne brûle point. Sur le seuil d’oeillets et de roses, le grand Christ de plâtre s’avance, miséricordieux. « Et ses habits parurent tout brillants de lumière et blancs comme la neige. » Une autre fois, l’abbé Bordère paît ses jeunes brebis au pied de la montagne sainte. La lourde nuit roule ses ombres au fond de la vallée. Ils avancent en trébuchant sur les cailloux aigus et une voix terrible les remplit d’épouvante. - « Malheur à vous riches, parce que vous avez votre consolation dans le monde ! Malheur à vous qui êtes des rassasiés, parce que vous aurez faim ! Malheur à vous qui riez maintenant, parce que vous serez dans l’affliction et dans les pleurs ! » Mais déjà l’aurore dissipe les ténèbres. Le matin frais luit sur les choses nouvelles. L’eau chantante des sources tinte aux oiseaux, à travers le ciel : « Vous êtes bienheureux, vous qui êtes pauvres, parce que le royaume des Cieux est à vous. Vous êtes bienheureux vous qui souffrez maintenant la faim, parce que vous serez rassasiés. Vous êtes bienheureux vous qui pleurez maintenant, parce que vous rirez. » Mais à la minute précise où le splendide espoir sonne orgueilleusement la victoire des pauvres, M. le Doyen, que cette éloquence démesurée inquiète, sort à pas feutrés de la sacristie. Un sourire paternel illumine sa figure grasse. Il félicite l’abbé Bordère de tant de généreux enthousiasme et n’insinue qu’avec les mille nuances d’une politesse ecclésiastique la possibilité de parler tout de même un peu moins fort : la chaire n’est pas une tribune. - Pourpre, et ses rudes pattes toutes tremblantes, l’abbé Bordère garde un silence lourd. M. le Doyen cependant l’interroge doucement sur la préparation de ses jeunes disciples : « A qui comptez-vous donner, le jour de la cérémonie, la récitation des voeux ? » L’abbé propose sans hésiter Auguste Tinel : « C’est le meilleur élève du catéchisme, et j’ai rarement vu un enfant prêt à s’approcher de la Sainte Table avec plus de ferveur. » Les joues roses de M. le Doyen deviennent un peu plus roses. « Tinel est, je n’en doute point, un excellent garçon ; mais ne craignez-vous pas, monsieur l’abbé, que la situation de ces gens qui l’ont recueilli, le milieu dans lequel il vit… ? La justice est quelque chose, mais la prudence et la patience sont aussi des vertus. » A voix basse, c’est une lutte sourde entre les deux prêtres : « L’avis de Monseigneur nous départagera. » - « Je m’inclinerai donc s’il me condamne. » M. le Doyen s’en retourne à la sacristie d’un pas mollement brutal, et la porte rembourrée fait en battant vaciller la flamme des cierges. « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice, parce qu’ils seront rassasiés. » Mais la voix de l’abbé Bordère se casse, comme morte, et toute l’âme d’Auguste Tinel est endolorie d’une chute brutale. Il lève vers le Christ de plâtre ses yeux d’enfant pleins de confus regrets. L’ombre d’un pilier s’allonge sur la croix, et de la bouche mince, grimaçante de souffrance, tombe l’éternel appel des coeurs découragés : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » *
* * Pendant que les autres courent en riant dans le chemin des Trois-Pierres, l’abbé Bordère garde auprès de lui Auguste Tinel. « Ecoute-moi bien et tâche de me comprendre comme un brave petit homme que tu es. C’est à toi qu’il revenait de réciter les voeux. Je le croyais du moins, mais l’amitié que j’ai pour toi m’égarait et notre amour à tout instant nous tend de tels pièges. M. le Doyen a choisi ton camarade Chevillard ; j’ai voulu te défendre et j’ai eu tort. Il n’y a de sagesse que de se soumettre. Promets-moi, mon petit, de te soumettre aussi. » Auguste Tinel promet, mais du bout des lèvres et la révolte gronde en son coeur. *
* * C’est un nouveau vicaire, jeune et timide, qui vient après déjeuner terminer la retraite. M. le Doyen qui l’accompagne toussote et tourne sur son ventre ses mains blanches : « L’abbé Bordère, votre vénéré pasteur, est obligé de vous quitter, mes enfants ; Monseigneur a besoin de lui pour une autre mission. Avant qu’il ne s’en aille où son ministère l’appelle, nous avons décidé d’un commun accord de donner les voeux à Chevillard. » Tant d’injustice fait bondir Auguste Tinel : « Ça n’est pas vrai ! J’étais le premier à l’examen et les voeux sont à moi. Si on m’avait demandé de donner ma place à un autre, j’aurais dit : qu’un autre la prenne. Mais c’est cochon de me barboter mon tour parce que le père à Chevillard est riche. Que ce soit Pierre ou Paul, maintenant, qui débite votre boniment, j’ai à vous dire que je m’en bats l’oeil, comme de colin-tampon ! » Il enjambe les trois bancs qui sont derrière lui, allonge en passant une beigne sur le mufle rond de Chevillard qui beugle, et dans une galopade folle s’enfuit en chambardant les chaises. *
* * La vie d’Auguste Tinel tombe à terre et se dévide comme un peloton de fil. Son marchand de peaux de lapin, ami des vastes gueuletons et de l’ordre social, jette à la rue ce garnement qui déshonore ses bienfaiteurs. Le garnement toutefois tire de sa révolte une manière de célébrité qui le grise. Un débitant des Petites Eaux, libre penseur et mangeur de curés, lui fait un pont d’or de cent sous par mois, pour rincer les verres et servir de réclame à la maison. Aux clients qui commencent à voir double, le gosse raconte son histoire en la corsant un peu : « J’y ai dit comme ça, au Doyen : vous êtes une bande de fripouilles et votre bon Dieu l’est autant que vous !... » - Et ça pousse à la consommation… *
* * A trente ans, Auguste Tinel a fait tous les métiers de ceux qui n’en ont pas. Il est charretier d’occasion, donne un coup de main aux cochers dans les gares et les jours de grande dèche, roule des barriques sur les quais. Quand le pas des agents s’éloigne, il pique au fût et lampe le vin huileux dans une boîte à conserves. Mais si bas qu’il tombe, il garde un reste de grandeur qui le met à part et comme au-dessus des autres voyous. Le genièvre et la haine de la prêtraille ne parviennent point à l’abrutir tout à fait. D’un effort inlassable, il se hausse pour voir plus loin, par delà le mur de sa vie étroite. Entre deux ivresses, il relit un vieil évangile tout déchiré que lui a donné l’abbé Bordère et qu’il sait presque par coeur d’un bout à l’autre. Dès qu’il en a un coup dans le nez, de grandes et vagues idées s’étirent comme un brouillard dans sa caboche. Généreux comme un panier percé, il paie chez Alphonse, rue de la Savonnerie, une tournée à tous les boit-sans-soif. Au milieu des tables chargées de litres et de gobelets de fer, il prêche la venue des temps nouveaux, et dans l’ignoble odeur du trois-six et des pipes juteuses, la voix éraillée déchire l’horizon : « On ne fera rien de bon, les gars, tant qu’on se cognera les uns les autres comme des bêtes féroces dans une cage puante. Il y a place pour tous dans le Royaume de mon Père. En ce temps-là, comme il passait le long des blés, un jour de Sabbat, et que ses disciples avaient faim, ils commencèrent à arracher les épis et à en manger… » Les filles avachies, les vieux qui bavardent en retournant leurs chiques, les jeunes dont les dents luisent dans les visages noirs de charbon, tous les ventres-creux et tous les traîne-savates, boivent comme un vin d’espoir la parole divine. Quelquefois cependant, un coup de poing de brute fait sauter les litres sur la table : « Tout ça, Auguste, c’est de la bistouille qui vous noie le coeur. Assez parlé, faut cogner ; faut secouer la vermine qui nous ronge. - Raconte-nous plutôt l’histoire de l’Autre, quand il est rentré dans la boutique. » Les mots vengeurs cinglent comme des coups de fouet : « Et Jésus entra dans le temple de Dieu, en chassant tous ceux qui y vendaient et qui achetaient. Et il renversa les tables des changeurs et les sièges des marchands de colombes… » *
* * Comme une vague de la haute mer s’écrase en jaillissant sur la roche infertile, chaque grand mouvement social déferle dans un fracas au milieu du caboulot d’Alphonse. Derrière le comptoir de zinc, Auguste Tinel épingle sur le mur le portrait haut en couleur de Boulanger. Le cheval noir caracole dans un galop de cirque, au-dessus des mesures d’étain et des bouteilles poisseuses. Auréolé d’une gloire de beuglant et le sabre haut, le brave général Revanche entraîne derrière lui, vers un avenir de gamelles pleines, toute la bande loqueteuse des gobiers d’idéal. Auguste lui parle et l’anime, comme autrefois l’abbé Bordère animait le Christ de plâtre. Avec une foi robuste, il le remercie d’avoir chassé les jésuites hors de France et mis de la viande propre dans la ratatouille du soldat. On vide à sa santé le tord-boyaux à pleines tasses ; on se cotise pour une souscription commune à l’épée d’honneur. Ce Dieu panaché résume en lui tous les dieux - et tous les espoirs volent à sa rencontre. Puis à l’aube d’un matin pleurnichard, le chevalier s’effondre platement dans la boue d’un cimetière lointain. Mais la dégringolade grotesque de l’idole exaspère encore le besoin de justice qui torture Auguste Tinel. *
* * Pendant toute la campagne électorale de 1893, il vit dans un délire. L’Union des Gauches a envoyé à Paris un candidat radical que Sotteville soutient et que le Petit Rouennais patronne. Invisible et mystérieux, le citoyen Pichard enflamme les murs de manifestes écarlates. Il reçoit du comité central des paquets d’affiches qu’il ne perd point son temps à lire. C’est un homme sage qui sait qu’on ne l’a envoyé ici à tout hasard que pour grouper sur son nom les voix avancées. D’honnêtes frais de déplacement lui assurent dans un boui-boui de Saint-Sever, un bien-être modeste et dépourvu d’histoires. En son for intérieur, il ne réclame à ses partisans que de le laisser tranquille et de ne point s’occuper de sa personne plus qu’il n’a l’intention de s’occuper de la leur. Mais le mystère dont il s’entoure ajoute à sa gloire. Il est grand et beau comme un espoir imprécis. Tout le caboulot d’Alphonse ne jure que par son nom : « C’est le type qu’il nous faut », proclame Auguste Tinel qui ne l’a jamais vu. « Quand il lèvera seulement le petit doigt, les cafards rentreront dans leurs trous et la misère des hommes s’envolera comme une fumée de pipe. » Les cafards, en attendant, restent au bord de leurs trous, et M. de la Neuville, député sortant, candidat des modérés, ne semble guère s’émouvoir d’attaques qu’il méprise. Sûr de la victoire, il se fie aux sept mille voix qui depuis douze ans lui sont lâchement fidèles. Alphonse, cependant, excite un sage désordre et pousse à la discussion qui assoiffe. « Pour renverser M. de la Neuville, faudrait des costauds plus râblés que vous. C’est tout juste comme si pour ficher bas le cheval de bronze de Napoléon, vous vous mettiez à quatre à lui souffler au cul. » Auguste jure les cent mille bon Dieu, qu’on en a pourtant dégommé de plus rupins que ce jean-foutre-là - et M. Alphonse commerçant prudent et qui redoute la casse, offre en signe de réconciliation une bolée de jus de chique avec rincette. *
* * Le cirque de Boulingrin grouille jusqu’au toit, d’une foule houleuse. Malgré de sages précautions et l’appui d’une police dévouée, les amis de M. de la Neuville n’ont pu empêcher d’entrer en cohue toute la racaille du Robec, toute la clique des Emmurées, qui saoule d’enthousiasme et de larges rasades, est venue soutenir le citoyen Pichard contre l’infâme coalition des réactionnaires et des calotins. Car le citoyen Pichard est là. Il occupe à gauche de l’estrade une loge pour lui tout seul, et deux agents, jugulaire au menton, l’auréolent officiellement. Obèse et le cheveu gras, il dodeline sa tête de mouton sur le col d’une redingote socialiste. D’un geste gauche et jamais las, il s’applique à faire tenir sur son nez courbe un lorgnon qui, de minute en minute, glisse et retombe. Cependant, le président du bureau trié sur le volet, donne la parole à l’honorable député sortant pour exposer son programme. Les cris et les coups de sifflet emplissent la salle énorme d’un vacarme d’émeute. Tranquille et facilement résigné, M. de la Neuville se coiffe et son haut de forme et fait mine de se retirer. Ces messieurs approuvent d’un geste noble et s’apprêtent à le suivre. Un pointage méticuleux des voix acquises et des votes achetés leur enlève à la fois toute crainte et toute pudeur. Mais Auguste Tinel, indigné, n’entend point que les capons refusent la bataille. Trépignant au milieu de sa meute déchaînée, il impose silence d’une voix forte, - « Ne laissons pas croire à l’adversaire que nous avons peur de la discussion. - Qu’il s’explique ! Nous ne demandons au citoyen président que de s’engager à donner tout à l’heure au citoyen candidat Pichard le droit de répliquer. » Vaguement inquiet, le citoyen président accepte et ces messieurs se rassoient. Le citoyen candidat Pichard, vers qui se tournent deux mille paires d’yeux, rattrape au vol son lorgnon et salue avec le sourire jaune d’un brave homme qui aimerait autant être ailleurs. Caressant d’une main gantée ses favoris en poil d’angora, M. de la Neuville dévide d’un ton tranchant ses claires périodes d’homme d’affaires. Il écarte d’une pichenette toutes les vaines considérations générales. Tout se ramène et se rapetisse à un inventaire précis des intérêts du commerce local. Il cite des faits, il donne des chiffres. Il résume : - « D’un côté, un homme que vous avez vu à l’oeuvre depuis douze ans. De l’autre, un songe-ceux, un inconnu ; les naïves utopies d’un parti nouveau et dangereux ; de coupables projets d’améliorations sociales, dont le résultat le plus clair serait de grever d’intolérables charges un commerce dont vous seuls connaissez toutes les difficultés. Un point c’est tout. Ma profession de foi de progressiste tient, Messieurs, en trois mots : Progrès, Prudence, Patience. » D’honnêtes applaudissements accompagnent ces conclusions prévues, mais dans le silence relatif qui suit, un coup de gueule formidable d’Auguste Tinel ordonne qu’on écoute à présent le citoyen Pichard. Le citoyen Pichard se hisse pesamment jusqu’à l’estrade. A la vérité, il ne s’était fourvoyé ici qu’avec la paisible confiance qu’on ne le forcerait point à parler ou qu’à tout le moins une invincible obstruction l’arrêterait aux premiers mots. Il tire cependant de sa poche le long programme passe-partout qu’il a reçu du comité, et il en tournique entre ses doigts courts les feuillets imprimés. Puis renonçant à poursuivre son lorgnon rebelle, il traîne sur le papier son nez de mouton gras. Le pouce gauche dans l’entournure du gilet, il se lance avec une témérité de myope dans une lecture qui l’assomme. Il happe de sa bouche oblique une tirade emmêlée, la broie sous ses molaires, la triture de long en large et la déblaie d’un chuintement de mangeur de bouillie. « Le premier acchiôme de la chochiété chochialiste… ! la chustiche pour touches, chitoyens ! » A bout de salive, il ravale sa langue, sue, s’éponge, rattrape une période, la laisse choir et la ramasse jusqu’à ce qu’enfin, adversaires et partisans, lassés de son bredouillage, l’engagent sans politesse à mettre les bouchées doubles. Le chahut s’enfle et rugit. Un loustic jappe ; un autre brait. Le bureau, rassuré et frétillant, se tord de rire à plein fauteuil. - « Vas-y, toi Auguste ! Torche-leur les fesses à tous ces chienlits ! » - « J’y vas. » A travers le désordre, il dégringole les gradins et se fraie un chemin jusqu’à la table au tapis vert. D’une bourrade, il envoie dinguer le citoyen Pichard qui s’effondre ahuri et court à quatre pattes après son lorgnon. Un rire énorme galope le long des banquettes, et d’abord Auguste Tinel, étourdi devant ces milliers d’yeux qui le traquent, perd pied et bafouille. Mais d’un coup de reins, il se remet sur pattes et fonce droit devant lui, à travers les mots hostiles. La pensée parfois, bronche, culbute, s’accroche dans les fourrés, déboule à travers les chaumes et d’une haleine s’élance jusqu’au bord de l’horizon. Les rires qui s’acharnaient à la suivre pour la mordre aux jarrets s’arrêtent essoufflés comme une meute fourbue - et dans la salle pleine d’un vaste silence - les plus malins eux-mêmes écoutent. Illuminé, farouche et puissant, il pénètre d’un bond dans la forêt séculaire. A grands gestes maladroits de lourd bûcheron, il jette à bas pêle-mêle toutes les turpitudes et toutes les lâchetés. Sous l’élan de sa hache sonore, les arbres d’iniquité s’écroulent dans une chute énorme ; leurs ombres épaisses s’évanouissent en brouillard du matin - et le soleil doré roule à flots sur les mousses. Dans la splendeur du beau jour, Auguste Tinel bâtit la Cité future. Haletant, loqueteux, comme un prophète, il déchire de son long doigt le plafond du cirque et la voûte des cieux : « Et comme je regardais, il parut une nuée blanche et quelqu’un était assis sur cette nuée. - Il avait sur la tête une couronne d’or et en sa main une faux tranchante. - Et un autre sortit du temple criant à haute voix à celui qui était assis sur la nuée : jetez votre faux et moissonnez, car le temps du moissonneur est venu, parce que la moisson de la terre est mûre. » Etonné et comme frappé de stupeur d’avoir fini et d’être redevenu lui-même, Auguste Tinel reste sur l’estrade, les bras ballants, embarrassé de son long corps, sans savoir à qui vont tous ces applaudissements. Mais le citoyen Pichard, prompt à profiter de l’occasion, roule jusqu’à lui, sur ses courtes pattes, lui serre longuement les deux mains, et la poitrine bombée, le lorgnon vainqueur et la bouche torse : « Vive la République démocratique et chochiale ! Touches aux urnes, chitoyens ! » Le citoyen Pichard qu’excite maintenant la perspective du succès et de dix mille francs de rente aux frais de la Princesse, multiplie dans cette dernière semaine des conférences qui ne le fatiguent point. A l’Eldorado de Sotteville, au Casino de l’oeil-Crevé, il pousse devant lui Auguste Tinel, copieusement abreuvé de gratuites tournées : « Enfant du peuple et fils de ses oeuvres, mon éloquent ami va vous echpliquer… » L’éloquent ami est souvent confus. Vidés du souffle qui les animait l’autre jour, les pauvres mots qu’il retrouve dans sa mémoire sont plats et flasques comme une friperie. De la source bourbeuse, il ne coule plus qu’un flux trouble de médiocres lectures où passent parfois, comme des fleurs sur un ruisseau, de fraîches et fortes images. Mais la gloire venue d’un coup, est lente à s’en aller. Une cohue de disciples bruyants défend qu’on sourie aux bévues de ce dieu né d’hier, et rentre à coups de poings les contradictions. Le comité de Paris, mis au courant, s’est dégrouillé. Sur ce point faible, où la vieille réaction menace ruine, on masse en hâte toutes les réserves. Trois bons chauffeurs d’élections cuisinent les manoeuvres de la dernière heure. La pièce quarante sous et la tournée de schnick font le reste et le citoyen Pichard est élu avec soixante-trois voix de majorité. *
* * Honnête à sa façon, le représentant du peuple offre à l’éloquent ami un petit gueuleton soigné, au restaurant de la Cour Martin ; puis au fromage, il met carrément les pieds dans le plat : « Un billet de chent est touchours bon à prendre. » Mais la Bénédictine fait à Auguste Tinel une âme d’apôtre : - « Garde ton pognon, citoyen. Il ne manque pas de pauvres bougres qui en ont plus besoin que moi. Tâche voir seulement à ne pas t’asseoir sur ton programme et compte bien que si tu flanchais, je te remettrais dans la bonne route à coups de pied quelque part. » Le citoyen Pichard torche de sa serviette ses babouines molles, verse un doigt de Kummel, passe la boîte aux cigares ; et par la fenêtre ouverte sur les quatre fusains, la fumée bleue s’envole discrète et parfumée comme une promesse électorale… *
* * M. Alcide Pichard, député de Rouen, habite à Paris six jours la semaine, mais tous les dimanches, de neuf à onze, il reçoit les doléances de ses électeurs dans un petit entresol meublé de la rue Jeanne-d’Arc. C’est un homme complaisant qui promet beaucoup et qui tient presque tout ce qu’il promet : les petits services font les grands amis. Dès huit heures et demie, Auguste Tinel fume la pipe dans l’antichambre et crache sur le tapis. Aussitôt introduit, il accable le citoyen Pichard de questions embarrassantes et fortes : « Quel jour va-t-on balayer les jésuites, les couinches et les foireux ? Est-ce pour bientôt que la Chambre va faire rendre gorge à tous les engraissés de la sueur du peuple ? Car je te le dis, citoyen, le monde a soif de justice ! » M. le député rassure avec une énergique indifférence cet énergumène : Toutes les réformes sont en bonne voie. Le parti prépare en secret un coup de force. Mais Paris, que diable ! ne s’est pas fait en un jour… La bouche pleine de fade bouillie, il pousse doucement Auguste Tinel jusqu’à la porte : « Par la pachienche vers la chustiche ! » *
* * La justice, vieille et boîteuse, n’a pas fait au bout de quatre ans beaucoup de chemin, et les nouvelles élections approchent. M. Alcide Pichard, qui tient à son indemnité parlementaire, retourne tranquillement sa casaque trop rouge, et personne ne songe à l’en blâmer. Mais Auguste Tinel vous attrape au collet, en pleine rue de la Grosse-Horloge, le renégat et le secoue comme un prunier. Les « traître » et les « vendu » voltigent autour du visage bouffi. Le lorgnon affolé gigote au bout de son fil : « Tu m’as grimpé sur les épaules, canaille, mais je te houspillerai de telle sorte que tu t’étaleras dans ton fumier, les quatre fers en l’air. » - Jusqu’à ce qu’enfin la poigne solide d’un agent tire des pattes de ce fou furieux l’honorable député sortant. *
* * Toujours et toujours plus bas. Auguste Tinel dégringole dans la boisson, la paresse et la loufoquerie des âmes généreuses et mal équilibrées. Son maigre corps dévignolé se casse aux jointures ; sa cervelle trouble et lestée de fumée chavire à tous les vents. Perdu dans un monde nouveau qui ne le connaît plus, il erre dépenaillé à travers la ville moderne. De longues rues droites et mornes éventrent les quartiers où son enfance traînailla. Toutes les choses autour de lui semblent renier leur passé de pauvre, et dans la nuit flamboyante, aveuglé de lumières brutales et tout étourdi du bruit incessant des machines nouvelles, il est plus seul parmi les hommes que celui que Jésus rencontra au pays des Géraséniens : « Il ne portait point d’habit, et ne demeurait dans aucune maison, mais dans les sépulcres. » *
* * L’anarchisme le réveille un moment. Dans son âme faussée, l’amour de l’humanité s’aigrit et tourne à la haine des hommes. Son ardent désir de justice s’englue à l’appât des rouges promesses. Il se laisse endoctriner par de farouches libertaires et fait, entre deux gouttes à trois sous, le grand serment d’anéantir la société, pour affranchir l’individu. Sous l’arche noire des ponts, sur l’herbe rôtie du Mont-Gargan, les compagnons, affalés autour d’un litre qu’on vide au goulot, manigancent de louches projets. Fielleux et capons, la peur de la prison modère leur audace. L’exemple de Ravachol ne les incite qu’à se mettre trois ou quatre pour détrousser à la nuit tombée, un poivrot incertain. Ils se méfient d’Auguste Tinel comme d’un complice bavard et dangereux. Son ardeur désintéressée à détruire les idoles, les inquiète. Un mince rouquin grêlé, bâché de biais sur ses rouflaquettes huileuses, modère le zèle du néophyte : « Une supposition que tu te fais choper, on est fauchés. Pour que l’idée triomphe, pige bien ça, faut de la prudence et de la patience. » M. le Doyen de Saint-Maclou et le citoyen député Pichard n’ont jamais dit autre chose. *
* * Un vent de folie ranime la flamme mourante. Douce brute qui n’écraserait point une fourmi sous sa savate, Auguste Tinel est ravagé d’une âpre fièvre de vengeance. Des rêves de réparation le hantent. Il faut qu’il démolisse et qu’il tue. Cent projets de meurtre compliqués et ridicules achèvent de lui détraquer la boussole. Il tourmente dans sa poche un rigolo dont il a peur et se décide sans raisons pour un acte biscornu d’ivrogne : cribler de balles la face hypocrite du Jésus de plâtre qu’enfant il adora. - Il entre dans l’église silencieuse et la clarté bigarre des vitraux l’éblouit. Sans qu’il l’ait voulu, il retire sa casquette et prend de l’eau bénite. Son revolver est dans sa main gauche comme un jouet encombrant dans la main d’un mioche. Traînant les pieds sur les larges dalles, il avance dans la fraîcheur qui tombe des voûtes. Las d’une fatigue infinie, il s’effondre sur un prie-Dieu, et l’horreur du sacrilège sonne dans sa cervelle vide, comme un pois dans un tambour. Il n’entend pas même s’approcher l’abbé Bordère qui le désarme. La voix rugueuse et douce du prêtre vieilli, monte des jours lointains. « L’orgueil est dans ton coeur comme l’ivraie dans le champ de blé : arrache l’herbe malfaisante. Baisse la tête et prie. » - C’est l’heure du catéchisme et les enfants à la queue leu leu entrent dans l’église. « Voici la place où tu t’asseyais, mon fils. Retrouve en ton âme la trace du passé. Lève les yeux vers Celui par qui toutes injures seront remises. » Du haut de sa croix d’infamie, le grand Christ de plâtre couronné d’épines penche sur Auguste Tinel sa face douloureuse et les mots de colère et de pitié tombent des lèvres pâles : « *Il n’est pas possible qu’il n’arrive des scandales, mais malheur à celui par qui ils arrivent. Il vaudrait mieux pour lui qu’on lui mît au col une des ces meules qu’un âne tourne et qu’on le jetât dans la mer, que d’être un sujet de scandale à ces petits qui croient en moi*. » Mais l’homme, haletant d’une suprême révolte, jette au visage du Dieu l’appel désespéré de sa raison chancelante : « Pourquoi m’avez-vous refusé la part du bien qui doit me revenir ? Pourquoi m’avez-vous refusé la foi ? Seigneur ! Seigneur ! pourquoi m’avez-vous abandonné ? » *
* * Comme un caillou qui roule sur une pente, l’âme lourde de regrets et d’espoirs avortés tombe de chute en chute. Empoisonné d’alcool, Auguste Tinel perd jusqu’à l’habitude de manger. Il rôde aux portes des bistrots du quai et les chefs d’équipe qui viennent à l’embauche ne veulent même point de lui pour décrocher la benne. Dans le débit requinqué d’Alphonse, les jeunes maintenant ne connaissent plus ce vieux qui radote. Debout devant le zinc luisant, ils boivent sans parler des absinthes boueuses et leur ivresse est sombre et massive. Un socialisme pesant les courbe sous une discipline triste et des meneurs de grève, à canne baguée d’or, les poussent devant eux comme un bétail. Des fois pourtant, on paie à Auguste un coup de rikiki pour qu’il bavache. - « Dévide ton chapelet, curé. » Poissée de la boue de l’ornière, la pensée bat des ailes pour remonter vers l’azur. Le vieux rabâche la douceur de s’aimer les uns les autres - et des parfums de myrrhe et de cinname se mêlent au relent des mégots : « Considérez les lis. Voyez comment ils croissent. Ils ne travaillent ni ne filent - et Salomon dans toute sa gloire n’était point vêtu comme eux. - Et les oiseaux du ciel ne sèment ni ne moissonnent point. » Les autres d’abord rigolent d’un rire bref, mais bientôt le ronron de l’apôtre les lasse, les irrite. « Fous-nous la paix, l’ancien, avec tes lis et tes moineaux ! S’ils ont trouvé le truc de bouffer sans turbiner, c’est qu’ils étaient moins bêtes que toi. » Le nez dans sa tasse vide, Auguste Tinel renié des hommes, remâche jusqu’à l’heure des volets clos, les vieux rêves confus dont il est seul à s’enchanter encore. *
* * Trois fois dans la même semaine, des attaques de delirium lui ont fait comiquement danser la gigue sur les pavés. L’abbé Bordère va trouver M. Pichard, député, dont l’âme oublieuse n’a point de rancune. Avec un peu de protection, on fait entrer Auguste Tinel aux Petites Soeurs des Pauvres. Quand la porte de la rue des Capucines a grincé sur les graviers de l’allée, il a commencé par jurer épouvantablement qu’il foutrait le feu à la boutique et qu’on verrait comment rôtissent les curés et leurs catins. Mais soeur Saint-Ambroise, ratatinée sous sa cornette blanche, laisse couler le flot jusqu’à ce qu’il s’épuise. Depuis plus d’un demi-siècle, des centaines et des centaines de révoltes ont cédé à sa douceur têtue. Ses lunettes rondes au bout de son nez pointu, elle pose d’une voix menue ses conditions de petite vieille autoritaire : « Pour aller à la messe de six heures, c’est une tasse de café ; pour communier aux fêtes, un paquet de caporal… » Ce marchandage de consciences exaspère Auguste Tinel. Il se piète devant soeur Saint-Ambroise et la menace de porter plainte auprès du Gouvernement : « Vous feriez aussi bien de vous plaindre au roi de Prusse. » Car, en vérité, elle en a vu bien d’autres. Le Petit Rouennais l’a nommée une fois en toutes lettres ; le Conseil municipal s’en est mêlé, et Monseigneur lui a fait de vifs reproches. Elle a promis tout ce qu’on a voulu et sa vertu cynique a tranquillement continué. Tous les moyens sont bons qui ramènent à Dieu la brebis égarée. Quand on repêche celui qui barbote dans la rivière, on ne regarde point par quel bout on l’attrape. Du gouffre d’horreur, soeur Saint-Ambroise arrache des loques d’âmes et les jette palpitantes au pied du trône céleste. *
* * Auguste Tinel ne résiste d’ailleurs que pour faire payer sa soumission de trois morceaux de sucre. A soixante ans, il découvre les humbles joies qui sont les seules à ne point trahir : avoir chaud quand il fait froid ; tourner sa cuillère dans le bol de soupe pendant que la pluie ruisselle aux carreaux ; s’allonger entre les draps blancs et dormir à petits coups jusqu’au matin clair. Sa vieillesse est belle comme une enfance heureuse. Tous les dimanches après vêpres, soeur Saint-Ambroise cale ses lunettes rondes sur son nez pointu et passe la revue de ses invalides. Un coup de brosse au collet, un noeud de cravate rabiboché : deux sous glissés dans la poche et une bonne parole pour tous : « Allez et tâchez voir à ne pas vous mettre en ribote. » Tout remplumé dans une redingote marron, coiffé jusqu’aux yeux d’une casquette à visière plate, Auguste Tinel va faire son tour de quai entre les ponts. Le cigare au bec, il inspecte les navires gris qu’on regarde de bas en haut comme des murs, les chalands plats et noirs, les bras démesurés des grues, et le bateau de la Bouille qui mène vers des pays de Cocagne tout un monde de jeunesse fleuri d’ombrelles rouges. *
* * Le jour des élections municipales, deux longs feignants gluants, en jaquette et melon, racolent sur la place de la Croix-de-Fer les petits vieux clopinants qui descendent de l’asile. Ils leurs fourrent dans la main un bulletin de vote et les poussent vers le débit le plus proche. Un grog carabiné réveille sous la casquette à visière plate le vol engourdi des vieilles chimères. Auguste Tinel divague en biaisant d’un trottoir à l’autre, et traîne à ses trousses une nuée de galopins. Perché sur un banc du Pré Thuileau, la redingote débraillée, il gesticule et prêche la marmaille. Trois souteneurs et deux filles s’approchent ; des tringlots rigolards font cercle, les bras ballants ; un petit pâtissier hasarde sa bannette jusqu’au premier rang. Cocasse et désarticulé, Auguste Tinel annonce l’aurore du jour de justice et de vérité : l’aube fleurit au fond des louches ténèbres et dans les champs humides, l’herbe réveillée luit : « Le temps de la vendange est proche. Aiguisez votre serpette et tenez-vous prêts à entrer dans la vigne pour cueillir les grappes mûres. Car il n’y aura point de soif qui ne soit du premier coup rassasiée - et les plus pauvres seront plus riches que les plus riches. » La bouche ronde et les yeux brillants, le petit pâtissier entre avec sa bannette sur la tête dans un paradis de délices ; un soldat rêve à ses trois arpents de vignes toutes dorées sous le soleil d’automne, et les filles, comme autrefois celles de Samarie, autour du puits de Jacob, enchantent leur misère au murmure des mots qui consolent. Mais la route qui conduit à la Terre promise est longue, et le banc est court. Le Messie met le pied dans le vide et Auguste Tinel tombe sur le gravier. La tête porte la première ; le sang coule dans la barbe grise. Les hommes prudemment s’éclipsent : mes les deux filles étendent le vieux sur le banc, lavent la plaie et dénichent à grand’peine le gardien qui ronchonne. Elles aident à hisser le bonhomme dans un fiacre, et le calent entre elles pendant que le sapin cahote sur les pavés. Assis sur le siège, à côté du cocher, le gardien change sa chique de joue et prépare l’explication à fournir à la patronne : « C’est un de vos particuliers, ma soeur, qui en avait un petit coup dans la trompette et qui m’a l’air tout juste bon pour faire un mort. » *
* * Soeur Saint-Ambroise tient un compte exact de toutes les âmes qui lui sont confiées - de pauvres vieilles âmes toutes salies de vice à force d’avoir roulé à droite et à gauche. Mais Dieu sait peser chacune d’elles à son juste poids et il n’y en a aucune, si méprisable qu’elle paraisse, dont il soit permis de le frustrer. Dans la chambre où l’on met ceux qui vont trépasser, elle surveille avec inquiétude l’agonie d’Auguste Tinel. Elle fait mander en hâte l’abbé Brodère et le prévient que la besogne sera rude. « C’est une âme à ramener de loin et qui m’a donné déjà bien du tintouin. » *
* * L’abbé Bordère, prêt au bon combat, secoue sa tignasse blanche. Il s’assied au bord du lit et prend entre ses mains de robuste vieillard la main du moribond. Dans le calme jardin, la tiédeur de septembre coule sur les tilleuls. Auguste Tinel peu à peu reprend souffle, et sa langue empâtée, lourde de tous les mots qu’il n’a point dits, se hâte devant la mort voisine. « Mon compte est bon, l’abbé, et je saurai demain ce qu’en vaut l’aune de toutes les histoires qu’on raconte. La vôtre était belle et ça doit être bougrement doux de s’en aller tout droit devant soi et de voir s’ouvrir au fond de l’impasse les portes d’or du Paradis. » Une mouche qui bientôt sera morte, bourdonne dans un rayon. Avant de tomber derrière la muraille grise, le soleil couchant emplit de clarté la chambre étroite. « Dommage qu’il y ait des jean-foutres pour vous gâcher le Bon Dieu, et des saltimbanques pour vous dégoûter de tout. Il y a eu de ma faute aussi : j’ai trop liché et trop battu ma flemme. N’empêche qu’il y avait quelque chose dans ma cervelle de toqué ; mais tout était sens dessus dessous et quand on mettait la pinoche au tonneau, la lie coulait avec le reste. » Une flamme de révolte vacille dans les yeux chavirés. « Pour démolir la fichue bâtisse et tout reconstruire de la cave au grenier, je n’ai eu devant moi qu’une pauvre vie d’homme et pas quatre sous vaillants. Mais vous autres, depuis qu’Il est descendu sur la terre, vous avez eu des siècles et des millions. Qu’avez-vous fait de plus que moi ? Déballez votre marchandise avant que je m’en aille. Montrez-moi un riche qui vide sa poche, un fort qui soutienne le faible. Plus ça change, plus c’est la même chose. C’est l’étoffe qui ne vaut rien. Personne ne remet une pièce de drap neuf à un vieil habit, parce que le drap neuf le déchirerait et que le trou deviendrait plus grand. » - L’ombre du soir léger plane sur les choses pacifiées. L’abbé Bordère est à genoux et prie. Un chant d’oiseau salue par delà la nuit prochaine l’éternelle résurrection des jours. « Tout de même, l’abbé, j’ai connu des coups de temps, où tout était net dans ma caboche comme un bel arbre dans la lumière. Un jour que je leur parlais de s’aimer les uns les autres, j’ai vu des gars qui ne valaient pas la corde pour les pendre, pleurer dans leur mouchoir. C’est vrai que ça n’a guère duré et que tout ça s’en est allé à la vau-l’eau. Mais l’heure sonnera où tous ceux de bonne volonté descendront dans la plaine et se mettront en chantant à la moisson. Il y aura tant et tant de javelles allongées en lignes jusqu’au bord du ciel, que les plus pauvres auront leur part, et les planches des greniers ploieront sous les gerbes lourdes… » Monsieur
Camille
DANS l’atelier de modes de Mme Blanche Dorbeaux, rue Porte-aux-Rats, ces demoiselles s’activaient pour livrer, ce samedi soir, les capotes les plus pressées. « La cannetille, mademoiselle Arthémise. - Plus bouillonné que cela, votre bavolet, ma petite Maria. - Est-ce qu’on lui met des brides vieux-rose ou gorge de pigeon ? - Faut-il froncer le bord du capet à la mère Lancelevé ? - Vous saurez ma petite, que Mme Lancelevé veut un bord tendu, et puis je n’aime pas que vous disiez : « la mère » en parlant d’une bonne cliente. » Un babil frais, des mots espiègles circulaient parmi tous ces vingt ans comme une eau de source jaseuse ; des cheveux bien lisses, découvraient de grands fronts honnêtes et de beaux yeux s’illuminaient d’un rire d’avril, cependant que Mme Dorbeaux, serrée dans sa robe à pois bleus, où de la gorge au bas courait une alignée de boutons de nacre, rabattait de son autorité pâle tous ces jaillissements de gaieté qui fusaient et l’éclaboussaient quand même. Clotilde, la première, qui allait essayer un bonnet de dentelle mauve sur la catherine de carton peint, jeta en passant un gros baiser sur la tête blonde et appliquée de sa soeur, la douce Maria qui lui sourit de ses yeux pervenche. On éclata de rire, parce que cette grosse cruche d’Arthémise dont le nez s’effilait bêtement, venait d’affirmer qu’elle était moulée comme une statue. Oui, elle avait examiné longuement les statues de l’Hôtel de Ville, eh bien, dimanche dernier, en changeant de chemise, elle s’était regardée dans la glace et elle avait bien vu qu’elle avait le corps fait comme les statues du Musée… - Mlle Adèle, maigre comme chenille, pinça ses lèvres minces et fit aigrement remarquer qu’il n’était guère décent pour une jeune personne de se regarder déshabillée dans la glace. D’ailleurs, ce n’était pas sain de se découvrir la poitrine, on pouvait prendre froid ; aussi portait-elle, pour sa part, hiver comme été, des gilets de flanelle sur la peau ; - et la gaieté rejaillit de plus belle. Devant la grande psyché, la petite Maria, tournant le dos à ses compagnes, s’était coiffée du cabriolet de la vieille Mme Renaudel ; sa jolie tête secouait ses boucles et du fond de la coiffure vieillotte, apparaissait plus fraîche encore. … Les aiguilles trottent et les propos alertes, puis les aiguilles se lassent et les langues… - « M. Camille devrait bien venir nous jouer quelque chose sur son violoncelle », suggère Clotilde, tout en posant un bandeau de perles sur une Marie-Stuart, cela nous redonnerait du coeur à l’ouvrage. » - « Laissez donc Camille tranquille, interrompt Mme Dorbeaux : pour une fois qu’il travaille »…, et elle achève par un soupir. *
* * - « Coucou, c’est moi ! » et une tête fine, une belle tête allongée à la Musset, se profile par la porte entrebâillée. M. Camille entre, tirant par le col son lourd instrument, envoyant un baiser des doigts à la compagnie qui se tord. - « Oui-da, pour vos beaux yeux, Clotilde, je jouerai mon grand morceau de violoncelle. C’est ici l’atelier où l’on fait des modes en musique. C’est comme qui dirait la boîte au père Legrin, la baraque de saint Antoine, où le vieux à barbe de fleuve fait sur son violon danser les marionnettes et le cochon. - Ne vous en déplaise, noble dame », conclut-il en saluant ironiquement sa femme qui hausse les épaules. « Et maintenant, en avant, la Rêverie de Schumann : une, deux, trois, quatre : Je rêve quand l’oiseau du soir… » Et comme l’archet lent et solennel prolongeait et reprenait sans fin la phrase mélodique qui faisait ascension comme un sanglot de rossignol, une expression grave ou songeuse ombra d’un voile ces clairs visages tout à l’heure fleuris de beaux rires ; les jeunes poitrines se soulevèrent de la mélancolie des grands soirs romantiques, et Clotilde avait des larmes douces qui lui roulaient avec lenteur des cils sur les joues. « C’est beau, hein, mes enfants ? » Et le musicien, d’un geste ample d’artiste, rejeta l’archet après la dernière phrase de rêve. Il se redressa, puis très sérieux comme un mamamouchi, exécuta une longue courbette comique jusqu’au plancher. Et la joie rejaillit en cascade : - « Tu es absurde, Camille ! » Il embrassa sa femme, en faisant « phout, phout » comme un matou et les yeux maussades ne purent s’empêcher de sourire. Il se colla sur la tête un capet ridicule en adressant à la glace des grâces surannées ; puis élargissant les basques de sa redingote en crinoline, il fit la roue au milieu des rires dorés qui ne pouvaient s’éteindre. - « Comme tu n’es pas sérieux, mon pauvre Camille ! - « Faut-il pas rigolbocher un brin, tant qu’on a dix-huit ans ! » Coucou ! et il disparut prestement comme il était venu. *
* * Camille Dorbeaux, ancien lauréat du Conservatoire, était professeur de piano et de violoncelle quand il avait le temps, et compositeur quand ça lui chantait. Il ne travaillait pas plus que forces, puisque sa femme, marchande de modes en chambre, s’occupait de l’aube à dix heures du soir, parfois jusqu’à minuit dans le coup de feu de la saison. La maison était bien tenue, bien achalandée à Rouen ; on y faisait le chapeau de quatre-vingts à cent francs ; ces dames de la haute bourgeoisie l’honoraient de leurs exigences aigres-douces. Pourvu que Dorbeaux palpât ses cent cinquante francs de leçons par mois dans les familles huppées, il ne réclamait rien à sa femme pour son entretien et ses menus plaisirs. Il lui faisait même parfois la surprise d’un cadeau joli. Il était de ces paresseux qui ont toujours le coeur et la tête en travail, de ces égoïstes qui voudraient répandre le bonheur à pleines mains autour d’eux. Il aimait les femmes et jusqu’à sa femme ; il lui rendait pleinement justice et la défendait auprès des autres. Il était la gaieté exubérante de la demeure qu’il emplissait de sémillantes ariettes, de valses de Chopin, de fugues chromatiques, ou des larges eaux musicales que sur le grand piano à queue du salon, soulevaient parfois ses mains inspirées. Il avait beaucoup de talent qu’il gâchait. Il était toujours parti donner ses leçons, parti bavarder avec l’ami Glatigny, avec le peintre Daliphard, chez Amédée Méreaux, à la chasse avec ce vieux Campion au Val-de-la-Haye ; il était toujours chez tout le monde et connaissait encore le moyen de se retrouver souvent chez lui. Cet atelier de jeunesses attirait son âme jeune, son âme inlassablement jeune qui ne devait pas vieillir. Il lâchait parfois et Mozart et Chopin, pour aller parmi elles babiller gentiment, avec un tact d’homme à femmes qui aime à humer l’odeur des fruits naissants mais ne voudrait point salir ni blesser d’honnêtes filles. Il entrait et c’était une fête : il saisissait les belles mains de Georgina la brunette et lui faisait faire la poupée de Paris ; il mesurait des mètres de ruban ou pliait de la mousseline avec Maria, la potelée qu’il appelait Maria-gros-cat, et en ouvrant les bras à chaque mètre, il se penchait et cherchait à dérober un petit baiser que l’autre avec grâce éludait. Un bruit furtif s’échappait-il d’une jupe, il s’avançait vers la belle rougissante avec des élégances de vieux marquis, et fredonnait sur un air tendre et sautillant à la dix-huitième : En dansant le menuet,
A la révérence, De sa robe, un petit pet Sorti en cadence… Belle, de ce petit vent, N’ayez rien à craindre, Il redouble mon tourment Au lieu de l’éteindre… Et sur cette dernière mesure il s’épanouissait avec langueur… - Parfois, en morte saison, l’atelier de mode se transformait en salle de bal, et autour de Mme Dorbeaux éperdue qui levait des yeux blancs au ciel, on tournoyait au chant berceur de la Valse des Roses. Parfois il amenait Arlette, sa fillette adorable aux longs cils recourbés, aux lourdes boucles sombres, et la faisait entrer dans la danse et le cercle des baisers. Ou bien, menant la ronde sur un rythme allègre qui allait des airs champêtres de la Pastorale au charivari de la Belle Hélène, il entraînait dans une houle endiablée les crinolines de ces demoiselles, l’enfant radieuse, la catherine peinte, les champignons coiffés de leurs capets branlants et jusqu’à cette pauvre Mme Dorbeaux qui jetait des cris d’orfraie, et qu’emportait, bon gré, mal gré, cet irrésistible tourbillonnement de jeunesse et de folie. Mais parfois, cette dinde d’Arthémise au nez pointu quittait la ronde, vexée parce que Dorbeaux avait crié : « Arthémise, as-tu coulé ta petite chemise ? » Et elle allait bouder dans un coin comme une bête : il passait et repassait devant son nez en la taquinant et quand à la fin il s’éclipsait, on l’entendait dans le corridor fredonner, narquois : On dit que la belle
Emma
Est hautaine et fière, Moi, je lui fais sur l’estomac… V’là mon caractère… *
* * Cinq ans plus tard, en 1867, Clotilde et Maria Delesque quittèrent Mme Dorbeaux pour s’établir à leur compte, rue Beffroy, dans une vieille demeure austère et profonde. Maria venait de faire un mariage inespéré, en épousant un premier clerc de notaire, M. Vaumousse, qui s’était épris de ses yeux de véronique. C’était un garçon pas beau, si vous voulez, mais instruit, qui avait fait ses humanités, mettait en vers des anacréontiques latins, lisait, en s’aidant un tantinet d’une traduction, Shakespeare et Shelley, et composait lui-même des chansons papillonnantes, de tendres sonnets ou de boutades acidulées. Dorbeaux et Vaumousse s’étaient liés tout de suite, et le poète écrivait pour le musicien des paroles suffisantes pour romances ou choeurs : Crépuscule d’été, les Grillons de l’âtre. Ils se réchauffaient mutuellement, comme dans le vent froid de province, ont besoin de se tenir au chaud, l’un contre l’autre, tous ceux qui gardent au coeur une petite flamme. Clotilde restait avec sa soeur et leur vieille mère, une brave femme toujours en noir, silencieuse et sourde comme une boise, qui se confondait dans la cuisine sombre avec les chaudrons enfumés de suie. Sa part de bénéfices dans la mode, Clotilde l’abandonnait presque entière pour la maison, dont en réalité elle était devenue la maîtresse et la tête ; car derrière ses traits calmes et d’une pureté grecque, vivait une volonté dominatrice qui pétrissait comme pâte la douceur de sa jeune soeur aimante, la faiblesse d’une vieille femme et l’humeur accommodante d’un beau-frère toujours un peu dans la lune. Si elle ne s’était pas mariée, ce n’était pourtant pas les partis qui lui avaient fait défaut, car sa beauté intelligente attirait : elle les avait tous éconduits froidement. Le dernier, pharmacien, rue Bouvreuil, un grand aux joues un peu creuses, avait insisté désespérément. Il s’était campé sur la table de l’atelier, pendant qu’elle écoutait toute droite : - « C’est vrai que je vais de temps en temps au café par désoeuvrement. Je jure que je n’y mettrai plus les pieds ; je renoncerai même à fumer si cela vous déplaît. » Il la supplia, parla de son amour, de son respectueux amour. Très belle et très pâle, elle faisait non de tout son être, répétait qu’elle voulait rester libre, le repoussait. - « Alors c’est que vous en aimez un autre », conclut-il d’une voix triste. Ne sachant que dire, pressée, troublée, elle avait fait oui, de la tête, et il était sorti silencieux et défait, comme un homme perdu. *
* * Dorbeaux entrait en coup de vent dans l’atelier, dire un petit bonjour, bavardait, à cheval sur une chaise, le chapeau sur le coin de l’oreille. Il demandait des nouvelles d’anciennes apprenties qui avaient quitté sa femme. - « Et cette pauvre Adèle ? Mariée ? son mari a de la veine : On est plus près du coeur quand la poitrine est plate… - Il surprenait les jeunes femmes le matin au milieu de la cuisson des confitures de rhubarbe, ou la gelée de coing : « Attendez que je vous donne un coup de main. » Dans les ténèbres de la cuisine, on ne distinguait d’abord que la lueur rouge de la bassine, des cuivres flambant comme de l’or, et la blancheur des visages et des mains. Il embrassait tout le monde jusqu’à la vieille dame et le cul des casseroles. Ses narines humaient avec une lenteur sensuelle les panerées de fraises odorantes, comme s’il en eût voulu exprimer tout le puissant arôme. On riait, on le bousculait, il était dans les jambes de toute le monde : il tournait la mouvette, écumait la mousse, grimpait sur une escabelle pour atteindre les pots : « Si vous n’en avez pas assez, voilà mon tuyau de poêle. » Et quand elles avaient rempli les godets de verre, il retroussait ses manches, toujours en haut de forme, s’armait d’une lichette de pain, torchait longuement, amoureusement le sirop de cerises du fond de la bassine, et fermait les yeux en soupirant : « Ah mon Dieu, que c’est bon ! » Il faisait tant de singeries qu’elles le chassaient, en pouffant, à coups de balai. Alors il se redressait, enfonçait son bolivar d’une claque : « Vous insultez un professeur à 3 fr. 50 le cachet ; si je refous les pieds ici que le diable me patafiole ! » - Fausse sortie, volte-face, fricassée de museaux. « A huit heures et demie pétantes, hein, comme d’habitude ? » Et il s’esquivait de son pied léger. On n’avait pas fini de souper qu’on entendait siffloter dans la cour : « La vie est un voyage qu’on ne fait bien qu’à deux » ou « Le voilà qui s’avance - un grand panache à son chapeau. » Et la maison s’éclairait de son éclat de rire. En parlant, il grignotait une aveline, un pruneau, acceptait un verre de Médoc, et finissait par prendre sa part de dessert comme tout le monde. Puis il se lançait à perte de vue dans des considérations artistiques avec Vaumousse que ces bavardages amusaient après la morne tâche de l’étude, tandis que ces dames festonnaient et prêtaient l’oreille en souriant. - « Je me sens mieux ici que chez moi, parce que vous savez, ma femme, c’est une bonne femme, mais elle s’y connaît en matière d’art comme moi à ramer des choux. » Parfois ses amis perdaient pied : s’oubliant, il les égarait dans ses contre-fugues, ses gammes majeures et ses dominantes, mais le plus souvent, il se laissait dériver au fil des souvenirs : il avait entendu la Patti au Théâtre lyrique dans la Traviata : c’était une petite créature électrique et vibrante, à la voix un peu métallique, mais merveilleuse dans la passion ; seulement cette satanée musique langoureuse était accompagnée d’une orchestration indigente et pitoyable : des coups de piston à contre-sens, des coups d’archet plaqués au petit bonheur. Une autre fois à Paris, il avait eu une révélation : Les Troyens, de Berlioz ; il y avait là un septuor qui renversait tout, et ce grand duo d’amour entre Enée et Didon sous la voûte étoilée ! - Si Glatigny peignait toujours ! Oui, toujours des croûtes, des effets de nuit où il vous collait, dans un ciel bleu de Prusse, une lune ronde et bête comme un camembert. - Dans le Tam-tam et le Tambour, bigre, il y avait des dessins de talent, un fameux coup de crayon, - le jeune Zacharie, - seulement il abusait des chats, et Alfred Le Petit, un malin qui deviendrait un maître caricaturiste, lui en allongeait de ces coups de griffe… - Comment ! Vaumousse, vous n’avez pas entendu parler de la collection des Dutuit sur le quai du Havre ? Il est vrai, qu’ils veillent sur leurs trésors comme des dragons. Que de supplications pour y pénétrer ! - Faramineux ! Des Ruysdael, des Teniers, des Corrège, des eaux-fortes de Rembrandt, des émaux de Limoges, des verres irisés de Venise, est-ce que je sais ? j’en suis sorti ébloui, abruti de beauté, et la jubilance au coeur. » - La basse-taille du Théâtre des Arts ? un tonneau crevé. Ah ! si vous aviez entendu Bonnesseur, il y a dix ans ; mais tout ce qu’il y a de valeurs en province est emporté vers Paris : la Galli-Marié, Melchissédec. - Oh ! bien sûr, la direction Bonnesseur a remonté ce pauvre théâtre tombé à rien. - Eh ! dites donc, Maria-gros-cat, qui n’avez pas l’air d’y toucher, à quand le baptême ? - Mais, monsieur Dorbeaux, attendez au moins qu’il soit né. - Il : elle a dit il ! ce sera donc un gars, un mâle. - Ma soeur et moi, sourit Clotilde, nous serions heureuses de vous voir accepter le parrainage de l’enfant. - Topez-là, à la condition, Clotilde, que vous soyez marraine ; j’offrirai le champagne. » Et la main sur le coeur, galamment, il s’inclina devant la jeune mère et lança de sa voix grêle mais juste (les cochons ! ils lui avaient, enfant, fêlé la voix comme verre à la maîtrise de la Cathédrale). Vraiment, vraiment, je regrette De n’en pouvoir être que le parrain… - « Que de bontés ! s’écria Vaumousse, avec une indignation feinte. - Comme dans La Dame blanche, se mit à rire Clotilde. - Comme dans La Dame blanche, ma blanche chatte. » Et avant de partir, il embrassa les deux soeurs tendrement sur le front, en vieux papa. *
* * Les Prussiens étaient aux portes de Rouen, ils avaient pris Gisors, les Andelys et Vernon ; ils occupaient Amiens. A Formerie, on s’était battu en braves gens. Mais la ville avait renoncé à se défendre, les bourgeois se tapissaient de peur : Dorbeaux s’exaspérait. Le général Briand voulait préparer la résistance, creuser des tranchées, faire sonner le tocsin, lever la population en armes. Nétien et le Conseil municipal faisaient la sourde oreille ; les gardes nationaux irrités cassaient les vitres de l’Hôtel de Ville. Dorbeaux, Vaumousse et les autres organisaient, en imagination, la défense. Mal renseignés dans le désarroi général, ils méconnaissaient injustement le courage des mobiles de l’Ardèche et de l’Eure, les Eclaireurs de la Seine qui se battaient partout. Dorbeaux, au Café national, avait crié aux amis : « Je suis écoeuré de ces vesse-la-peur ! Qu’on parte à dix ou quinze, les vrais hommes ; qu’on se disperse en francs-tireurs dans les bois, les vallons de Clères ; l’ennemi est, dit-on, par-là, on tirera dans le tas, on finira toujours par en faucher quelques douzaines. » Mme Dorbeaux pleurait ; Maria et Clotilde tremblaient comme la feuille ; Maria s’accrocha à son mari et le retint, éperdue. Mais Clotilde dans sa pâleur d’héroïne antique se redressa, devant ceux qui s’élevaient au-dessus de la mort pour la cause sacrée de la Patrie mourante. - Ils étaient partis, avant le petit jour, silencieux, Dorbeaux, Glatigny, Campion et les autres, serrant leur lourd fusil de chasse. Arrivés là-bas, ils s’étaient éparpillés dans un fourré, marchand à pas de loup sur les feuilles mortes détrempées, s’embusquant derrière les troncs noirs pas trop distants pour s’avertir à la moindre alerte ; trois heures durant, ils avaient attendu, frissonnants, dans le grand silence glacé, anxieux, sachant qu’ils risquaient leur peau. Deux étaient partis en avant, en éclaireurs, sur la route... rien. Alors ils avaient commencé à rire, la pluie mouillant leur ardeur ; pour se venger, ils abattirent deux ou trois lapins en criant : « Attrape, cochon ! » et comme les casques-à-pointe s’obstinaient à se cacher, les lâches, ils étaient entrés dans une ferme où des paysans se blottissaient, encore hagards de la canonnade de la veille à Buchy, à Rocquemont : un soldat éclopé contait qu’à Bosc-le-Hard, ça avait chauffé dur ; une centaine de mobiles étaient restés sur le carreau ; il y avait un lieutenant, un nommé Auguste Borgnet, qui, le visage aveuglé de sang, debout à son poste avait continué à commander ses braves, jusqu’à ce qu’il perdît connaissance. L’homme l’avait vu ramener après le combat. Dorbeaux frémit, car il le connaissait. On donnait des détails effarés de la tuerie et Dorbeaux grinçait des dents. On avait faim tout de même. On fit mettre les trois lapins à la casserole. On s’échauffait ; on cassait la gueule aux Pruscots, on cassait la gueule aux bouteilles de pur jus… Et la campagne héroïque des francs-tireurs s’acheva bonnement en petite godaille. On se soutenait pour revenir à la gare. On rencontra des gardes nationaux qu’on avait envoyés au diable vauvert par erreur, à quatre lieues du champ de bataille, et qui rentraient en jurant des noms de Dieu de colère. - Le soir, au retour, dégrisés du coup, hagards, les amis trouvèrent des milliers de Prussiens installés dans la ville… Pour se revancher, à quelques jours de là, sur la petite Provence, à la barbe rouge des officiers allemands, Dorbeaux d’un bond grimpa sur la statue de Boïeldieu, et la voila d’un large crêpe… *
* * - « Viens embrasser parrain, Camomille ! » Il attire ce fiston de Maria, son filleul, entre ses genoux, caresse la petite caboche intelligente et bombée sous les cheveux blond pâle, pince légèrement ses grosses joues. - « Beau Cabille, t’as une bonne bille ! » - Ce petit bonhomme qui n’a pas cinq ans et sait presque lire, l’intéresse. Ces grands yeux pensifs s’ouvriront sur des temps qu’il ne verra pas ; il cherche au fond de leur ciel à entrevoir un peu du mystérieux avenir. Il murmure pour lui-même : « Vous vaudrez peut-être mieux que nous, vous autres ; nous, on aimait trop la bamboche, et depuis cette satanée guerre, on a du plomb dans l’aile, on a comme les reins cassés. » Les yeux bleus de l’enfant s’attristent. Alors il l’enlève dans ses bras, le balance et l’emporte au rythme ailé du Figaro des Noces qui tance Chérubin :
Bel enfant - amoureux - et volage,
Oiselet - échappé - de sa cage, Il est temps - aujourd’hui - d’être sage… et le chant s’essore comme une alouette et retombe avec légèreté. Il n’est pas donné à tous les petits enfants d’être bercés dans les bras d’un musicien, sur les grandes phrases aériennes de Mozart. *
* * Mlle Clotilde Delesque est devenue un peu Madame J’ordonne. C’est une femme de tête qui fait marcher, tambour battant, toute la maisonnée. Le petit Camille a deux mamans, sa tante et sa mère, sa tante d’abord ; elle est sévère et gronde, son coup d’oeil et son geste brisent comme verre les résistances : elle sait se faire craindre, mais sait se faire aimer. L’enfant la suit comme un petit chien. Il aime bien maman aussi, malgré sa grande bonté, sa trop grande douceur. - « Tu verras comme tu regretteras d’avoir été méchant, quand je serai morte », dit ma tante, en appuyant le petit front tiède contre sa poitrine, dans la tristesse du crépuscule qui noie la salle, - et le gamin de fondre en larmes. *
* * M. Dorbeaux a offert une loge pour le grand spectacle. On donne Charles VI : musique d’Halévy, livret de Casimir Delavigne. - « Ce n’est pas du pissat d’âne », a-t-il dit. Dans l’après-midi, ma tante a allongé Camille sur deux chaises de l’atelier et commande : « Assoupis-toi ; autrement ce soir, tu dormirais au théâtre. » Camille ferme les paupières, parce qu’il faut obéir et qu’on est bien pour rêver, les yeux clos. Le théâtre, mot de splendeur qui l’emplit de trouble et de fièvre confuse. Y aura-t-il des fées avec des ailes transparentes derrière une pluie d’or et des flammes comme chez Cocherie, à la foire Saint-Romain ? Il demande à ma tante : « Mais non, petit serin, les opéras ne sont pas des féeries : on chante. Dors ! » Alors il rêve à des chants séraphiques comme il s’en élève à Saint-Godard, le dimanche au milieu des cierges et du grondement des orgues. Il s’énerve, se retourne ; il souffre de ne pouvoir se reposer. On a dîné à la vapeur. Maman et ma tante sont belles, papa a un grand plastron glacé et son habit à queue de pie, et lui-même se sent tout autre dans sa petite veste de velours noir. Les globes sont allumés, au coin de la rue des Charrettes, la salle est toute rouge avec de l’or ; des odeurs de musc, d’orange et de fuite de gaz se fondent pour lui en un parfum mystérieux ; le rideau a des ondulations sous un souffle d’inconnu, puis, dans la tempête des musiques, se lève. De belles demoiselles, des paysans qui chantent tous ensemble à tue-tête, on ne sait quoi ; mais il distingue les paroles du choeur qui font frémir la salle entière :
Guerre aux tyrans ! Jamais en France,
Jamais l’Anglais ne règnera ! Papa applaudit ; ma tante est enthousiasmée ; il bat des mains pour faire comme tout le monde. Après, on n’y comprend plus goutte. Il paraît qu’il s’agit d’un roi fou. Ahuri, il perd conscience, maman appuie sur son épaule la petite tête qui chavire et il dégringole dans la profondeur de l’oubli. « Je disais bien qu’il s’endormirait, le petit mâtin », murmure tante contrariée. Il lutte pour rouvrir les paupières, elles sont de plomb et retombent. Dans un brouillard confus, il entend pourtant la complainte triste que parrain leur a chantée d’avance :
Berce, berce, gentille Odette
Ton vieil enfant… Il se réveille à demi - des spectres surgissent et puis c’est une grande église comme Saint-Ouen, et puis c’est la bataille, les torches, le cliquetis des cuirasses ; les Anglais fuient et le choeur reprend dans la victoire : « Jamais en France… » Le rideau baisse au milieu des sifflets stridents. Il paraît qu’ils n’ont pas bien chanté ; ils chantent pourtant assez fort. « Ah, du temps de Poultier… », soupire ma tante. On l’entraîne, tout étourdi, dans la nuit humide. C’est bien beau, le grand spectacle, mais c’est bien bon de dormir… *
* * En cinq secs, Dorbeaux a marié Arlette, sa fille. Une admirable créature svelte, de dix-huit ans, portant comme une jeune reine sa couronne de cheveux noirs et le charme serein d’un visage bien rythmé. - Il vient de la donner à Cravoisier, dentiste, un gringalet grisonnant à lunettes. L’âme des simples qui aiment à voir les fiancées très belles, s’avancer au bras de beaux jeunes hommes, proteste. - Le fils Martin, petit avocat sans causes, lui faisait la cour, disait-on dans le quartier, et l’on prétendait qu’ils s’aimaient. - « C’est bien clair, explique Dorbeaux, moi qui ai dû toute la vie tirer le diable par la queue, j’entends que ma fille ne s’étiole pas comme moi dans la misère, mais qu’elle s’épanouisse dans le bien-être. C’est une plante magnifique, qui exige du soleil et de la splendeur. Cravoisier se fait douze mille par an, le bougre ! ça se gagne plus vite à arracher des molaires qu’à s’arracher des mélodies du ventre. Ma fille sera royalement heureuse. Vous me faites suer avec vos mariages d’amour : des feux de paille ! » Ainsi parlait à la légère ce père qui aimait sa fille à sa guise. Insouciance ou secrète jalousie d’homme qui préfère unir son enfant à un goujat trop laid et trop bête pour en arracher un frisson, que livrer son beau corps à de belles amours dont les chauds baisers lui feraient mal, à lui. *
* * M. Vaumousse et sa femme offrent tous les mois un grand dîner à la famille et à quelques connaissances choisies, mais c’est Clotilde qui reçoit ; on dit en sortant de chez les Vaumousse : Mlle Delesque fait bien les choses. M. Dorbeaux est toujours de la partie. Dès les chats, par les rues endormies, en gros caraco de pilou, Mlle Delesque s’enhâte vers la poissonnerie, la bonne l’escortant avec de vastes paniers. A la criée, il ne s’agit pas d’être mise en dame pour être bousculée et agonie de sottises par les poissardes. « Ah ben ! t’es pas gênée, la petite mère, avec tes grands airs d’aripopée, de venir soulever le pain au pauvre monde », grommelle la grosse Picard qui vous collerait, sauf votre respect, si vous vous avisiez de lui répondre, son merlan par la goule. Mlle Delesque oppose un front d’airain, et à leur barbe, se fait d’un coup d’oeil supérieur, adjuger par le crieur aux aboiements de chien enroué, les pièces les plus magnifiques : tourteaux énormes à pinces redoutables, truite saumonnée qu’elle accommodera à la sauce câpres, large turbot carré, qui dans la turbotière cuira sous des bouillons odorants d’aromates. M. Dorbeaux apprécie tant leur chair délectable. Avec une maîtrise qui en impose aux bonnes femmes coiffées d’un madras rouge, elle marchande de grosses bottes d’asperges, un cantaloup parfumé qu’elle palpe d’un pouce infaillible ; et elle rentre majestueuse, la bonne suant sous le faix et se balançant avec ses vastes paniers débordants, comme une gabarre qui roule. Deux jours d’avance, Mlle Delesque prépare les entremets savants et fait marcher son monde en capitaine. M. Dorbeaux ne tient guère à la crème vanillée, aussi fait-elle bouillir du café Bourbon en grain dans du lait, ou bien fouette-t-elle des oeufs à la neige qu’elle parfume de kirsch. Toute la journée du grand dîner c’est un va-et-vient dans l’allée : le garçon charcutier qui apporte les pieds farcis bien dorés, le petit pâtissier avec ses mirlitons de la rue aux Juifs, puisqu’il n’y a que rue aux Juifs qu’on les fasse exquis. Clotilde et sa soeur dressaient la table, Clotilde jetant des ordres comme avant une bataille, Maria les exécutant avec douceur ; sur la nappe damassée, le surtout de fleurs, les réchauds de beau christofle, les bouts de table et le sucrier second Empire à godet bleu et à lourdes guirlandes d’argent. Clotilde s’enorgueillissait de son argenterie comme elle disait, et les couverts massifs, sauf une douzaine, elles les avait fait graver à ses initiales C. D. aristocratiquement entrelacées. - Elle sortait de la cuisine, ébouriffée, rouge du fourneau, pour reparaître à sept heures en pou de soie puce et recevoir au salon avec une aisance de reine. Les convives étaient d’anciens commerçants, des rentiers, un peu épais, des hommes de loi, amis intimes de M. Vaumousse. A table, la conversation, après le potage, s’échauffait dans la clarté des candélabres et des flambeaux de bronze. Dorbeaux, tel qu’un chef de choeur, cherchait à remettre dans le ton tous ces pauvres esprits faux ; Clotilde le suivait et le soutenait des yeux. Il avait escorté la veille le char de son maître Amédée Méreaux ; il avait tenu les cordons du poële avec Lapierre du Nouvelliste, Lucien Dautresme, Oscar Commettant et Klein, l’organiste. C’était un grand coeur et un grand talent qui disparaissaient… Les dames ignoraient jusqu’à son nom. - « Il a fait de petites romances, n’est-ce pas ? demande M. Alexandre, droguiste en gros. - « Il a écrit l’Hymne du Matin, qui est une merveille, s’emballe Dorbeaux, et une messe en mi bémol que je donnerais quelque chose pour avoir pondue. - « Ce devait être joli, ce concours musical d’Evreux ? Soixante-huit sociétés ! - « Ne m’en parlez pas ! j’en suis revenu démoli ; on m’avait prié d’être du Jury, je n’avais pu me tirer des flûtes. - Non, j’avais envie d’aboyer ! Si vous les aviez entendus, les orphéons : tous ces pauvres diables qui s’enflaient comme leurs ophicléides ; et les chorales ! la lecture à vue : une bande de canards autour d’un bourbier ! » On parlait de Rouen dont ces gens n’étaient guère sortis. - C’est si vieux, si sale, les pavés sont si gras, faisait avec dépit Mme Horlaville, retirée de la nouveauté. - « C’est-à-dire, regimba Dorbeaux, que c’est une des plus miraculeuses cités de France, et son amphithéâtre bleu cendré qui sertit les joyaux fouillés de ses églises, est une chose que je redécouvre chaque matin et dont on ne se lasse pas toute une vie. » Ils ouvraient tous le bec : ils ne comprenaient point que la beauté dont ils rêvaient seulement dans une Venise de romance ou quelque cité lointaine, pût se trouver si près d’eux, là même où ils vivaient, dans le train-train des jours. M. Poilpot, avoué, vantait le théâtre : « Les Rouennais ont toujours été réputés surtout pour flanquer le trac aux chanteurs avec leurs sifflets imbéciles. J’ai vu l’autre soir, aux débuts dans Galathée, une petite dugazon adorable qu’on a dû emporter évanouie. Quand dans Guillaume Tell, l’excellent ténor rate son ut de poitrine, ces messieurs des galeries de hurler comme une meute de chiens enragés : « Ferme ta gueule ou je saute dedans ! » Un sens musical très affiné, en effet. » - « Moi, soupirait la minaudante dame Grivault, de toutes les opéras que j’ai vues, c’est la Favorite que j’aime la mieux, je pleure chaque fois… » - « Oui, il y a deux ou trois morceaux honnêtes pour les âmes sensibles, tout le reste : du macaroni qui file, des rengaines à faire pisser les chevaux de bois. » On le trouvait un peu vif dans ses expressions. Alors Dorbeaux s’exaltait : « Dire qu’on s’obstine à fausser le goût du public avec des pauvretés : Lucie de Lamermoor, du Donizetti, alors qu’on oublie de jouer du Gluck, du Mozart et du Weber qui les remouchent tous, ces morveux. » Il disait la simplicité savante, l’infinie tendresse d’Alceste et d’Armide, ces longs sanglots mélodieux coupés de longs cris pathétiques : « Non, ce n’est pas un sacrifice ! » Et l’ouverture chevaleresque d’Obéron ! (Il fallait entendre ça aux concerts Pasdeloup) - et surtout le divin Freischutz, le Robin des bois, l’adagio extraordinaire du prélude, la ronde fantastique et les sonorités bizarres, lointaines, évocatrices de la songeuse Allemagne du temps jadis. Quel poète dédaigné comme tous les vrais poètes ! » - Les prunelles de Clotilde s’illuminaient d’une flamme ; Vaumousse approuvait chaudement ; les autres avaient l’air abruti. Parfois, après le dessert, pour faire plaisir à ses amies, il consentait à jouer sur son violoncelle des mélodies de sa composition. Elles étaient toutes d’un caractère douloureux ou mélancolique, et ces gens se demandaient pourquoi en vérité ce bon vivant si guilleret écrivait toujours des choses si tristes. C’est qu’ils ne savaient pas, ces gens, que d’aucuns ont deux âmes, et que l’une, ils la portent sur le visage pour mieux masquer l’autre, la plus vraie. Pour se séparer sur une note gaie, Dorbeaux allait saluer révérencieusement tour à tour les grosses dames imposantes qui pétaient dans la soie, tous ces messieurs de la rouennerie ou les clercs de la Basoche, et chaque fois sur une octave ascendante, il reprenait l’air de l’opérette surannée : - « Bon-soir, mon-sieur Pan-ta-lon » ; et là-dessus filait se coucher. On le trouvait drôle ; il avait sans doute un certain talent, mais comme tous ces artistes, on le soupçonnait, entre nous soit dit, de ne pas être très bien équilibré… *
* * Ils avaient travaillé en grand mystère, Dorbeaux et Vaumousse, à un opéra-comique en deux actes : l’Auberge du Plat d’Etain : François Villon après mainte franche lippée et mainte caresse à la Mignotte, fille de l’aubergiste, finit par échapper grâce à l’intervention du jeune roi Louis XI, au Châtelet, à Monfaucon, et aux griffes du sire de Maubeuge, dont il avait réussi à séduire l’héritière, la gente Catherinette. Dorbeaux s’était dans le temps attaqué à un opéra plus ambitieux : Guillaume le Conquérant, mais le thème avait dépassé ses forces et puis, qu’est-ce que vous voulez faire avec un imbécile de librettiste comme ce pauvre Lebreton, qui dès le premier acte faisait chanter à un coeur de paysannes normandes : « Fuyons, amis, loin des rivages - car les Anglais sont débarqués. » Nicodème, va ! Cette fois-ci Dorbeaux était content ; un beau dimanche, chez lui, il avait réuni ses fidèles, leur avait joué et chanté les grands airs ; une cavatine délicieuse :
Je
connais mouche en lait,
Je connais pommes aux pommiers, Je connais tout, fors que moi-même. Et la romance si mélancoliquement chevrotante que la vieille heaumière en passant, toute voûtée, murmure à la Mignotte :
Ainsi le
bon temps regrettons
Entre nous, pauvres vieilles sottes… Enfin la complainte touchante du pauvre et fol escholier : « Hélas si j’avais étudié. - Au temps de ma jeunesse folle », et le musicien avait mis là tous les regrets poignants des pauvres vies gâchées, un peu de son âme à lui qu’il avait émiettée à tous les vents. Clotilde et Maria en étaient toutes remuées. Victoire ! le directeur acceptait l’ouvrage qui serait joué en fin de saison ; le compositeur lui-même conduirait l’orchestre. Ils attendaient tous la soirée décisive avec une fièvre secrète. - « Ah quel coup de fion pour moi ! s’écriait Dorbeaux, quel coup de fion, mes amis ! comme je bûcherais avec coeur, si ça pouvait être un franc succès ! *
* * Ce fut un four : Une douzaine de bravos d’encouragement tombés du poulailler, un applaudissement sans conviction des loges, un rappel sans entrain à la chute du rideau, un coup de sifflet qui déchire le coeur. Dorbeaux sortit comme un homme ivre ; Vaumousse le soutenait sous le bras, Clotilde marchant à côté d’eux, farouche, un dégoût sur la lèvre. Vaumousse et sa femme, très las, ne sachant que dire, se retirèrent dans leur chambre, non sans serrer à leur pauvre ami, affectueusement, les deux mains. Dorbeaux et Mlle Delesque restèrent seuls dans le salon, elle debout contre le chiffonnier, lui, la tête cachée dans ses doigts. - A deux heures, Maria inquiète se releva, surprenant des sanglots étouffés, des murmures maternels, consolateurs. Quand la porte s’ouvrit, ils avaient tous deux les yeux rougis : « Ah si j’avais eu une femme comme vous, quel homme j’aurais fait ! - Merci, chère et vaillante fille ! » et il lui baisa longuement le front. Il partit, la tête haute comme un homme que le vent de la bêtise injuste n’a pas courbé, que la confiance de mains aimantes, de mains courageuses a redressé dans l’espoir. *
* * - « Ah les monstres ! lentement, sans en avoir l’air, ils vous rongent, ils vous désespèrent, vous ôtent le goût de produire, de vivre même, et cela avec leur douceur de faux bonshommes, leur gros bon sens de gros pleins-de-soupe qui n’est qu’étroitesse et poltronnerie, leur haine sourde de tout ce qui dépasse leur muflerie de jean-foutres. Nul n’est prophète en son pays, mais Shakespeare, entendez-vous, Beethoven et Dieu le Père lui-même, au milieu de ces marchands de mélasse ou de calicot, prendraient peur ; on les mettrait au rancart de la société des gens comme il faut, à moins qu’ils ne s’abêtissent autant qu’eux. Ce concile d’épiciers, qu’Académie on nomme, les trouverait indignes d’entrer dans leur docte corps, et M. Decorde qui ne juge pas notre Louis Bouilhet assez poète pour mériter un méchant buste sur une fontaine, passerait devant eux, fier comme Artaban, avec un haussement d’épaules. « ‘Spèces de prétentieux ! » Oh ! c’est une ville morale qui rabat les aspirations orgueilleuses et qui ligote les âmes dans l’humilité, les étouffe sous les humiliations ; ils ont brûlé à petit feu le pauvre et grand Flaubert, ils l’ont dévoré comme des poux et c’est eux qui le feront mourir : On n’a pas compris ses rages ; on va répétant : il est toqué, de manger tout le temps du bourgeois ; mais quand on a vécu toute sa vie près de ces monstres, on devient enragé ou l’on devient fou. « Moi, je ne suis ni Beethoven, ni même Boieldieu, je sais que je ne suis rien, mais je sais qu’ils auront ma peau ! » *
* * (1876) - « Eh bien, mes enfants, la boîte flambe, oui, la boîte de la rue des Charrettes, le théâtre des Arts est rôti, je suis vengé ; regardez-moi ça brasiller dans la nuit ; c’est ce soir avant la représentation d’Hamlet ; il y a malheureusement quelques victimes ; de pauvres bougres de choristes. Il n’y a qu’eux que je plaigne. Sans eux, je danserais comme autour d’un feu de Saint Jean. Que brûle avec cette vieille boîte, toute la mauvaise musique, les mauvais chanteurs et le mauvais goût des Philistins ! Qu’ils nous rebâtissent un autre théâtre, plus beau, plus large où l’on fera place d’honneur aux vrais maîtres, où l’on accueillera plus charitablement l’effort des braves gens ! - « Ma pauvre Clotilde, j’en ai assez, j’ai besoin de respirer le grand air, ce monde pue le renfermé et le moisi, j’ai ramassé mes quatre sous et je fous le camp. Ça me fait deuil de vous quitter un instant, mais je m’en vas là-bas dans les montagnes, puisqu’il paraît que ça repose, que ça console. Je vous embêterais avec mon chagrin, des larmes d’enfant dont on a cassé les beaux joujoux ; faut pas pleurnicher, c’est bête. « Je vous reviendrai dans trois semaines, tranquille comme le mont Blanc, avec des kilos de sérénité et deux ou trois livres de chocolat à la noisette. On le dit nec plus ultra. Ormoire ! » *
* * - « Coucou, c’est moi qu’on nomme Bonnivard ! » C’est lui à trois semaines de là, vers les huit heures du soir ; la belle gaieté allume son oeil ; c’est lui avec la souple élégance d’un homme rajeuni, l’ensoleillement des prunelles qui auraient découvert des paysages aux confins du monde. Les naïves femmes s’émerveillent de ce renouvellement, de cette atmosphère inexprimable dont s’enveloppent ceux-là qui ont entrevu de grands pays de rêve, pour les yeux éblouis des simples qui ne les verront jamais. Il balance à la main des paquets rapportés de là-bas, et avidement on les ouvre avant de l’interroger, puisqu’ils viennent de l’inconnu ; pour son filleul un chamois sculpté sur son roc ; pour Maria une collerette en dentelle suisse achetée, non dans une boutique, mais au bord du sentier, dans la montagne ; pour servir de presse-papier à Vaumousse, un bloc d’agate ; pour Clotilde enfin, une écharpe blanche brodée d’edelweiss. Les femmes et l’enfant frémissant de joie, de tomber dans les bras du généreux et prestigieux voyageur. Il avait boulotté chez sa femme, mais, ma foi ! il se rattabla à la bonne franquette ; quand on revient de voyage, on a des faims d’ogre. Alors tout en gobant une cerise, un biscuit à la cuillère dans du vin, il les promène, radieuses, au fond de la clarté lointaine. Les noms chantent, Genève, Clarens, Argentières ; on se perd dans le chaos des monts, en chemin de fer, dans la vieille patache, à pied, un bâton à la main. On sent les masses et les ombres vous écraser au fond des gorges ; les crêtes étincelantes se dressent par dessus des promontoires à vous flanquer le vertige ; les villages se nichent dans les plis des croupes ; les sapinières sombres escaladent les à-pics comme une arme hérissée de lances, s’agriffent aux rocs inaccessibles en plein ciel. Sous les frêles ponts de bois qui tremblent gronde l’Arve échevelée, bouillonnante, roulant un bruit d’éternité. Ah ! que ne pouvait-on rendre en musique le mugissement, le hennissement, la fuite affolée des eaux qui écument et se pulvérisent. - Et ces parfaits silences où vibrent des clochettes, des frissons de feuilles, les souffles de l’éther. Merveilleux ! et Dorbeaux se passait la main sur les paupières, pour entendre bruire cette pure musique des choses, au fond de sa tête. Et puis les glaciers, mes enfants, ça dégringole du haut des cimes en trois coulées prodigieuses, et ça s’arrête net au-dessus de la vallée. On croit les atteindre en vingt minutes de marche, ouiche ! il faut dénicher, suer sang et eau des heures et des heures, au soleil qui vous cuit. Il avait contemplé la mère de glace, tout comme le père Perrichon, avec ses hautes vagues bleues dont, mes pauvres choux, vous ne pouvez pas vous faire une idée. Deux Anglaises filandreuses, en voile vert, l’avaient cramponné, - il avait eu envie de les laisser glisser dans un trou ; il les avait lâchées d’un cran, finalement, entre deux séracs. Et le mont Blanc ! Clotilde et sa soeur s’imaginaient, n’est-ce pas, un grand bloc isolé se dressant à quatre mille huit cent dix mètres, eh bien, pas du tout : il expliquait à l’aide de lithos : c’était là la cime centrale au milieu d’autres cimes et de grandes aiguilles rousses ou verdâtres. Et lui, sur la cinquantaine, avait comme un jouvenceau franchi le col de Balme à plus de deux mille mètres d’altitude. Dame ! il soufflait comme un phoque, mais quelle ampleur d’horizons ! Les Alpes de Savoie à l’ouest, les Alpes bernoises à l’orient. Il avait couché dans une auberge au col de la Forclaz, et de là, assisté à la venue extraordinaire de l’aurore fleurissant les pointes au milieu des champs de neige, tandis que la nuit s’ouvrait encore béante dans la gorge du Trient, à trois mille pieds au dessous. Il s’exhalait des profondeurs un souffle de froid, une rumeur confuse, attirante, et l’eau du torrent avait l’air figé comme du verre tout au fond. Et il redescendait, au matin, dans le tintement joli des clarines, parmi les pentes d’azalées et de fleurettes naïves, printanières, inconnues, d’immenses nappes d’herbe tendues comme des pièces de velours gros vert. Comme il n’avait pas les moyens de boulotter dans des chalets à quatre francs par tête, pour se sustenter, il avait toujours les poches rembourrées de chocolat et de gruyère, qu’il grignotait en écolier, chemin faisant. Honni soit qui mal y pense ! A Martigny, il avait pris le train ; mais le baragouin d’Alboches lui avait un brin gâté la vision des sommets. A Villeneuve, devant lui soudain, une large coupe bleue, tranquille où chantait du soleil. Au milieu du lac, détaché, le château de Chillon ; il était descendu dans les prisons taillées à même le roc, avait touché l’anneau de fer où fut enchaîné Bonnivard, vu les vieilles fresques de chasses dans la chambre des ducs de Savoie. Du haut des ouvertures, le regard plonge sous les transparences, plane sur les plissures d’eau où glissent lentement des voiles et des cygnes… Oh ! il lui était poussé une idée mirobolante, comme il s’éloignait sur un navire tout blanc, en vue de Montreux, alors que la silhouette du castel, dans l’élargissement du soir s’enlevait sur les monts que la Dent du Midi domine tout en feu ; du côté de Genève, le soleil masqué derrière une nuée, éployait sur l’espace du lac des rayons bibliques en éventail… Oui, une idée épatante d’opéra, quelque chose de plus large que Guillaume Tell et sa fameuse ouverture montagnarde. Un Anglais distingué qui parlait français comme vous et moi, lui avait à l’hôtellerie traduit les principaux passages du poème de Byron : le prisonnier du Chillon « Esprit éternel de l’âme que rien n’enchaîne et qui rayonne dans les geôles, ô Liberté ! » Ah ! l’histoire de ce Bonnivard ! (- Prune à l’eau-de-vie, petit verre de curaçao.) - Ça se dessine en moi… Une sorte de prélude grandiose : des cors dans la montagne, au couchant, des clarines de troupeaux disséminés, la flûte du pâtre… Les mesures solennelles pour l’effeuillement du soir sur les cimes, le grondement sourd d’un torrent qui s’écroule ; ça se passerait quelque part dans les monts de Haute-Savoie, bien que notre héros fût arrêté dans le Jura, mais on se foutait de l’Histoire. Avec ses deux frères, le fier Genevois, après une lutte désespérée, est dépouillé par des voleurs qui le livrent aux lansquenets du duc de Savoie, le tyran et patati… patata… Acte II. - Dans les souterrains du château. - Par un soupirail on aperçoit les eaux du lac, par une meurtrière le ciel… ombres douloureuses qui s’éclairent peu à peu ; au fond de ce clair-obscur des plaintes confuses, enrouées, des rumeurs inquiétantes comme du fond d’un gouffre… on devine l’humidité et le clapotement de l’eau qui rôde… Enchaîné à un pilier, un cadavre, celui du frère mort ; le second frère chante sa souffrance dans l’agonie, et lui, le héros, voudrait convulsivement rompre ses chaînes, vous devinez, pour consoler le mourant, lui donner le baiser d’adieu. - Le geôlier entre, ricanant, ce salaud, insulte le pauvre Bonnivard… un tas d’horreurs… il sort en traînant les corps sur le roc et cette nouvelle profanation torture le survivant misérable. Les ténèbres sourdes. Le souterrain funèbre s’éclaire d’une petite lueur - chant de hautbois - la fille du gouverneur, toute blanche sous son écharpe, pénètre comme l’espérance. Elle a grand’pitié du martyr, elle lui baigne les pieds de sa chevelure, lui révèle qu’elle l’aime… Amours, délices et orgues - violons, scène d’amour aux pommes, exaltation grandissante dans un rai de lune tombé d’en haut. Dernier acte. - Devant le château. Explosion de clarté : les montagnes, lointaines, se colorent d’aube. Et Dorbeaux dressé, dirige un orchestre invisible… Délivrance. Grâce à la belle Clotilde (ou Elvire, si vous préférez) le prisonnier s’est échappé en barque… Et la voile s’éloigne avec les amants au son de musiques immenses, vers Genève, foyer des libertés du monde… - Ah ! je comprends bien ; il y a des trous dans mon oeuvre ; faudrait corser tout ça : des danses de jeunes filles, des chants âpres de montagnards. Ce sera dur, vous m’aiderez, Vaumousse, mais ils finiront par savoir un jour que Camille Dorbeaux a tout de même quelque chose dans le ventre. » Et vers une heure du matin, il les quitta éblouis, étourdis, exalté lui-même, en modulant une large phrase de l’oeuvre future… *
* * Le nouveau Théâtre des Arts devait être inauguré le 29 septembre 1882. La réouverture se ferait avec les Huguenots. « Mes enfants, j’ai pour vous trois fauteuils d’orchestre », avait annoncé Dorbeaux, jubilant. Son âme où s’attardait un incurable romantisme adorait Meyerbeer. On est de son temps, impitoyablement. Ses grandes oeuvres l’enthousiasmaient ; il trouvait jusque dans ses opéras les plus faibles des richesses d’instrumentation mélodiques ou tumultueuses, une imagination inspirée qui le soulevaient dans l’enchantement. Et sur les livrets misérables de Scribe, le grand poète avait jeté du soleil, de la passion et la majesté de ses rêves. Charme vieillot de la Normandie légendaire dans Robert le Diable, scène de la Cathédrale dans le Prophète et ce crescendo final qui jette de grands frissons au coeur… Largeur de l’Africaine : « Fille des rois ! » il fallait entendre Faure dans le rôle de Nélusko ; vastes horizons d’océan que la musique ouvre dans la scène du navire, évocation d’Adamastor au cap des Tempêtes, éblouissement de Vasco de Gama, découvrant la flore d’une terre inconnue, enchantée d’oiseaux, et cette phrase ineffable que, rideau baissé, jouent toutes les cordes à l’unisson, les seize mesures immenses qui s’enflent en houle tropicale sur l’illimité des grèves où le mancenillier doit énivrer l’abandonnée avide de mourir, du cher parfum mortel de ses fleurs vénéneuses… Mais les Huguenots étaient, à ses yeux, l’inimitable chef-d’oeuvre, puissant, sans fêlure où toutes les voix donnaient, où toutes les émotions humaines étaient traduites, depuis ce début où dans les fluidités de l’orchestre refleurissent les jardins voluptueux de la Touraine, jusqu’à ces notes tragiques de la Saint-Barthélemy : « Sachez-vous qu’en joignant vos mains dans les ténèbres… » et ce tableau final qui bouleversait le coeur de nos mères où les amants transfigurés, des chants de foi et de délire sur la bouche, s’avancent plus forts que la mort, vers les coups de feu des papistes et l’enivrant martyre. - Ce soir-là, la nouvelle salle était radieuse et l’on n’apercevait que guirlandes et corsages diamantés aux corniches d’or. Dorbeaux était entre ses amies ; les traits de Maria et de Clotilde s’illuminaient d’un reste de beauté et des rougeurs de roses parfumaient leurs cheveux ondés ; leurs gorges palpitaient comme celle de la cantatrice Mlle Baux, l’admirable falcon, surtout quand, surhumaine, elle s’accrochait au bien-aimé, et lui barrait l’issue, les bras en croix sur la porte. Aux entr’actes, ils se promenèrent fièvreusement entre les fresques de l’escalier d’honneur où traînaient des sillages musqués, au foyer tout ruisselant de lustres de cristal, le foyer de l’Opéra en miniature. - « Et votre oeuvre ? murmura Clotilde en se penchant vers son grand homme. - J’y travaille ardemment… pour vous. » Et ses doigts gantés lui pressèrent la main. En février, ce fut la révélation de Carmen avec Galli Marié comme Carmencita, et tout vibrant de ces grandes ondes électriques, Dorbeaux s’écria : « Sac à papier ! pour un pareil théâtre, on aura du chien au coeur ; oh mon Dieu, j’espère que j’aurai le temps, que j’aurai les forces, que j’aurai le courage… J’ai comme un pressentiment que mes Rouennais vont se déboucher et que ceci deviendra une des grandes scènes de France. » *
* * En octobre, il retournait toujours faire l’ouverture de la chasse chez Campion au Val-de-la-Haye. Il avait une franche affection pour ce brave Campion, un vieil ami, pour sa femme aussi, une vieille maîtresse. Il était content de rester avec elle, content de partir sous bois, dans l’humide odeur automnale des fougères, en indépendant farouche ; il se reposait de la femme avec l’homme qui avait des idées saines et droites. Ç’avait été jadis une de ses grandes amours, c’était maintenant une ancienne habitude, mais des élans de vieille flamme mélancolique lui remontaient au coeur, avec la mélancolie des arrière-saisons enflammées. Elle, c’était une longue femme, langoureuse et romanesque que l’amour de Schumann avait jetée pantelante, un soir d’octobre jadis, dans les bras amoureux du musicien. Allons, il ne faut pas railler ces heures-là, elles avaient eu de la ferveur. Quelque chose de lui était demeuré fidèle à cette femme, maintenant sur le déclin ; ils se quittaient un peu las, ils se retrouvaient avec attendrissement. Vingt ans, ils avaient joué ce jeu dangereux et terrible. Car malgré son crâne chauve, Campion n’avait rien de ces barbons de comédie qu’on berne à coeur joie. C’était un bonhomme impérieux et fier qui haïssait la fourberie. Sa ferme amitié pour Dorbeaux n’avait jamais eu un soupçon, mais le jour où il eût surpris un mot, un geste, il était homme à les abattre d’un coup de fusil comme le gibier dans sa garenne, ou à lâcher contre eux ses molosses à babines saignantes qu’il tenait dans une cage comme des fauves et qui, un soir en jouant, lui avaient dévoré deux doigts. C’est peut-être le danger qui avait prolongé si longtemps la saveur de leur amour… *
* * Le parc était taillé à même la forêt et dominait de haut le vaste fleuve semé d’îles. Il allait repartir. Elle et lui, entre les hêtres pourpres, regardaient vaguement devant eux l’avenue qui fuyait comme leur vie. La fluidité d’un soir de grâce coulait dans les somptuosités d’automne. Les bouleaux avaient des retombées de saules, d’un jaune pâle, comme suspendu dans l’éther ; les peupliers montaient en longues flammes calmes, le vent les frôlant à peine, mais ils tremblaient insensiblement comme du frisson inquiet de ce qui va finir ; la vigne vierge jetait un vermillon de fièvre contre un pan de muraille du château. Ses grands yeux dorés à elle, dans leur orbite un peu creuse, s’élargissaient encore de soir ; lui, souriait, légèrement maigri. Par-dessus l’épaule d’octobre, ils voyaient venir, avec peur, l’hiver. A quoi bon parler ? Les phrases estropient ce qu’on voudrait dire. Elle le regarda, posa sa main longue, sur sa tête à lui déjà grise, puis monta lentement les degrés du perron. Il ne la suivit point, mais par la croisée entr’ouverte, il écouta, voilé, lointain, un nocturne bien-aimé de Chopin qui lui berça le coeur comme un divin regret. L’heure était belle, trop belle ; il l’avait parfois rêvée ainsi dans son romantisme inguérissable ; l’heure était là, musicale et cristalline, mais il sentait la nécessité d’en emporter avec précaution la caresse unique qui ne repasserait jamais plus ; elle aussi, cette femme, à cette heure de grâce, réapparaissait suprêmement belle, puisqu’elle était comme l’automne à la veille de s’éteindre… Elle revint près de lui, dans l’immobilité des arbres ; il avait peur qu’elle ne parlât, qu’elle ne rompît l’enchantement ; elle mit deux baisers sur ses yeux tristes et ils songèrent. L’ombre allait venir : une étoile palpita entre les aiguilles d’un mélèze. Ils gravirent les degrés d’où l’oeil plongeait vers le fleuve tout en bas, riche de soir. Le soleil n’avait point d’embrasement, il tombait avec douceur dans la limpidité des eaux ; des lueurs d’or frissonnaient sur la Seine et se propageaient avant de s’évanouir… Il eut un tressaillement sous l’air plus vif ; il alla chercher son violoncelle : « Restons encore, murmura-t-il, puisque c’est notre dernière soirée », et il exécuta dans le crépuscule qui planait une de ses plus pures mélodies. « C’est pour toi que je l’ai écrite » ; il mentait peut-être, mais à cette heure, il disait vrai quand même et l’archet pleurait avec des lenteurs, avec des largeurs d’ombres qui se déploient…
Déjà la
nuit vient à draper ses voiles,
Et dans l’espace éclosent les étoiles Comme les pleurs, dans la nuit de tes yeux… Dans les ombres grandissantes, un vent froid courut, quelques feuilles voletèrent avec un froissement sur eux ; elle mit son écharpe, la mélodie se tut et ils rentrèrent, étreints de l’angoisse confuse de quelque chose qui va mourir… *
* * - « Ces parties de chasse ne me valent plus rien. - « Le pigeon blessé rentre au logis, fit Clotilde, calmement du bout de la table où elle drapait un large crêpe pour un chapeau de veuve. - « Je suis l’oiseau frileux qui craint l’hiver, j’ai besoin de me réchauffer auprès de votre lampe ». Il se blottissait contre le poêle de faïence, cerclé de cuivre, la tête blanche entre ses mains pâles. Un peu inquiètes, Maria et Clotilde lui préparèrent du vin chaud ; elles s’affairaient autour de lui, comme Marthe et Marie autour de leur Dieu. - « Cela va mieux, je vous remercie, chères filles. » Vaumousse lui soumit des retouches faites au livret du Château de Chillon, le futur opéra. Les vers n’en étaient pas bien épatants, quoique Dorbeaux les eût un brin retapés, mais les livrets d’opéra, n’est-ce pas, cela n’a pas besoin d’être de la littérature. C’est le musicien qui étale de la confiture sur du pain sec. Il avait déjà écrit les pages du prélude, mais ce n’était pas encore ça ; ça manquait de mystère, d’espace ; la cavatine du petit pâtre, elle était fraîche et naïve : « Chamois légers des cimes » ; le choeur des montagnards avait de l’envolée : « Nous voulons être libres - comme l’air pur des monts » ; une barcarolle fluide et comme azurée, des fragments du duo fébrile d’amour au second acte : « Mon bien-aimé, le clair de lune tombe - sur nous deux, sur nos âmes… » Clotilde avait murmuré ardemment un jour qu’il les avait esquissés au piano : « Ceci vous survivra. » Mais ce soir-là, il écarta le manuscrit d’une main lassée : « A quoi bon ? je suis foutu ! Faudrait renouveler les formules, faire plus nature, plus intense, simplifier, élargir. D’autres trouveront ce que je n’ai plus la force de chercher. Je ne ferai jamais rien de propre : il me manquait quelque chose ici (il montrait son front) ou là (il désignait sa poitrine) - comme écrivait ce cher Bouilhet :
Une voix
dit, une voix lamentable :
Je suis ton coeur et je n’ai pas aimé. Une lueur amusée remonta dans ses yeux tristes. - « Comme Dassier, j’aurais dû ne risquer que de simplettes romances qu’on roucoule à table entre la poire et le fromage. Il fait d’ailleurs de gentilles choses, le bougre… Il monte, le flot des jeunes qui nous submergeront, nous qui sommes déjà les vieux. Je vois ici Zacharie en peinture, Jules Adeline, Nicolle, Brunet-Debaines qui fixent à l’eau-forte les coins de notre vieux Rouen. Ce brave Nicolle ! il m’a offert mon portrait au fusain : tout ce qui restera de moi. - Je passais, l’autre matin au musée ; on a acheté deux toiles de ce pauvre Daliphard que j’ai bien connu dans le temps : Mélancolie, une forêt d’hiver résignée, des eaux mornes, et dans le fond ténébreux entre les arbres morts une ligne mince, sanglante, comme une blessure. A côté, par antithèse, un cimetière de campagne envahi de floraisons et de jeunes verdures trempées de soleil. On y serait bien pour dormir. Et puis des musiciens se lèvent de partout : Saint-Saëns, Lenepveu d’ici-même. Bah ! faut pas s’attrister, faut pas être jaloux. On aurait pu être, on n’a pas été. » Une flamme de gaieté se ralluma encore dans ses prunelles. - « A propos, Vaumousse, avez-vous lu Boule de Suif, d’un jeune, un nommé Maupassant, ami de ce cher Flaubert qui vient de s’éteindre à Croisset. Voyons, Vaumousse, vous l’avez bien connue, Boule de Suif, avant la guerre ; pour une boule, elle n’était pas mal roulée, hé ? » Vaumousse riait en se défendant de l’avoir connue. Et se tournant vers son filleul, un grand garçon timide qui dessinait une carte d’après un vieil atlas : - « Eh bien ! Cabille, viens ici, mon vieux ! Qu’est-ce que tu feras, toi, plus tard, des petites chansons ou des petites femmes ?... » Sa mère protesta : « Oh ! voyons, monsieur Dorbeaux. » - « Tiens, faute de mieux, écris donc l’histoire de ton sacré parrain ; tu diras : c’était un vieux rigolo, un vieux gobeleteur qui sous prétexte de beaux-arts et de musique aimait par dessus tout la bière bien fraîche et le grog bien chaud, un caleux qui à force de feignantise a gâché les quatre sous de talent qu’il pouvait avoir. N’en parlons plus. Faudra que tu viennes dimanche m’exécuter cet Aria de Bach sur ton violoncelle. Pioche-le ; je te jouerai, si tu es sage, l’Allegro de l’Appassionata du vieux Beethoven ; tu verras, ça console de tout. » *
* * Il se plaignait parfois d’une oppression dans la poitrine, d’une sorte d’étouffement, d’angoisse douloureuse autour du coeur. - « C’est le remords de mes vieux péchés », faisait-il bravement. Quand il sortait avec sa houppelande et ses moufles, il se mettait devant la bouche un bandeau de velours noir pour se protéger de l’air glacé du dehors. « C’est ma muselière. » - Brusquement, un soir, il entra dans l’atelier ; Clotilde était seule et l’examina, surprise ; il plaisanta comme à l’ordinaire sur sa santé, puis il ajouta du même ton badin : « Dites donc, des fois que je ne vous reverrais pas, - on ne sait jamais, - j’ai là une perle fine montée en épingle de cravate ; j’ai aussi une chevalière à mes initiales, les vôtres aussi Clotilde, une intaille, regardez au travers : Orphée et Eurydice, ça ne vaut pas les diamants de la couronne, mais c’est… un souvenir… » Il la lui glissa en badinant à l’annulaire. - « Allons donc, vous plaisantez, fit-elle, vous êtes fou. » Il insista. Elle lui rendit son épingle, d’autres menus bijoux ; dans son trouble ou consciemment elle garda au doigt l’anneau. Il dîna gaiement ; ses souvenirs défilaient rapides : - « Vous vous rappelez quand je vous jouais la Rêverie dans l’atelier de ma femme, ou quand on dansait des rondes échevelées avec Georgina et Arthémise, toujours si mignonne dans sa petite chemise ? » Il reparlait, amusé, du fiasco de l’Auberge du Plat d’Etain, des applaudissements maigres tombés du poulailler ; seulement le Château de Chillon serait la revanche : il avait la foi illimitée d’un jeune homme. Au dessert, en dégustant un petit maconnais, il fredonna l’air malicieux du Nouveau Seigneur du Village : « C’est, dites-vous, du Chambertin… » A propos, que je vous chante, s’il me reste un filet de voix, ma dernière chanson, je veux dire la dernière chanson de Bouilhet. Et il nuança sur un rythme de gaieté brave qu’enveloppait une sorte de désespoir :
J’ai voulu, le premier jour,
Vendre mes chansons d’amour, J’étais bien novice, O mes dignes manuscrits, L’épicier qui vous a pris M’a rendu service ! ………………………………………… Le quatrième, ô bonheur ! J’ai vendu mon prix d’honneur Pour six francs cinquante ! De ma gloire d’autrefois J’ai fait deux dîners ou trois Sans vin d’Alicante ! Aujourd’hui je n’ai plus rien Et mon ventre comme un chien Aboie à la lune ; Aujourd’hui pour tout trésor Je garde la bague d’or De Nina la brune… Tais-toi, mon ventre affamé ! Celui-là qui fut aimé Sourit quand il tombe, Le néant sera moins froid Si je peux, sa bague au doigt Dormi dans la tombe… Comme dernière chanson, celle-ci en vaut, n’est-ce pas ? une autre. *
* * Sept heures - il faisait à peine jour en février, on se levait à la chandelle. - Un trottin ébouriffé, la face rougie, tuméfiée, sonna à la petite barrière. La gamine était toute haletante et dut s’asseoir dans l’atelier : - « Figurez-vous… voilà… cette pauvre madame Dorbeaux… - Est-ce qu’elle serait malade ? fit Maria anxieuse. - Non, mais elle m’envoie… vous dire… » Un larmoiement l’étrangla. - Nous dire quoi ? s’impatienta Mlle Delesque. - Vous dire que M. Dorbeaux…, dans son lit… ce matin… elle vient de le trouver mort. » - Et la fillette d’éclater en sanglots. Maria jeta un cri et des larmes lui roulèrent des yeux. Clotilde demeura droite sous le coup, puis elle est sortie, toute blanche.. *
* * Mlle Clotilde Delesque est restée blême. Elle n’a plus quitté des mois durant, le sombre : « Le noir, dit-elle c’est ce qu’il y a de plus comme il faut, à partir d’un certain âge. » Soudain cette femme robuste a décliné, frappée d’une sorte de maladie de langueur, d’un ramollissement général ; cette volonté de fer a fondu comme cire, elle pleurniche et ricane, telle qu’une enfant malade. Elle s’est traînée longtemps sur ses jambes de coton au bras de sa soeur apitoyée, ou de son neveu que ces caprices puérils énervent, puis elle s’est alitée, réduite à son ombre, les yeux noyés d’hébétude et après une lente, impitoyable déchéance, s’est éteinte enfin. Elle est décédée trois ans exactement après la mort de M. Camille Dorbeaux. Jeune fille, elle l’avait aimé, lui avait fait le don passionné de tout son être - seulement, en ces temps-là, où survivait encore, dans les choses d’amour, le sens de l’honneur et du silence, nul autour d’elle n’avait rien soupçonné, et elle emporta son secret, avec son anneau d’or, sous la terre muette qui sait enfouir les secrets… Monsieur
Banse, comptable
MONSIEUR Banse, comptable, habite rue du Lieu-de-Santé, un logement propre et triste au fond d’une cour pavée. Le propriétaire économe a débité l’ancien hôtel à façade sévère, en appartements confortables et de bon rapport. Des écuries, désormais sans emploi, il a fait trois logements plus modestes qu’on ne loue d’ordinaire qu’à des ménages sans enfants. Tous les trois mois, quand M. Banse entre dans la loge, chercher son reçu, la concierge à tête d’ablette, ne manque point de lui rappeler qu’il a, somme toute, bien de la veine : « Car trouvez-moi dans tout Rouen, une maison tenue comme celle-là, où l’on tolère deux gamins. » Mais M. Banse, humble et susceptible, n’apprécie point la faveur humiliante d’être dans un immeuble riche le locataire pauvre. *
* * Maigre et chétif, ravagé d’entérite, M. Banse tient d’une enfance triste, une aptitude cruelle à n’être jamais tout à fait content des autres, ni de lui-même. Toujours plus qu’à demi patraque, il aime à se plaindre et n’aime pas qu’on le plaigne. Il avoue d’ailleurs volontiers qu’il a un caractère de chien, et il n’est pas très loin d’en tirer vanité : « Avoir bon caractère, dit-il, c’est n’en point avoir du tout. » Mme Banse qui est un vrai Roger Bontemps, approuve et sourit, à demi humiliée de sa perpétuelle bonne humeur. La misanthropie de M. Banse découvre sans relâche de nouvelles raisons de se faire souffrir. Une inquiétude irritante d’impossible perfection le contraint à trouver d’emblée détestable tout ce qui n’est point parfait. Les mille petites saletés dont les malins achètent leur tranquille bonheur, le criblent de coups d’épingles douloureux. Il est dur quand on n’est point riche, d’être un plus honnête que la moyenne des autres. *
* * La vue des écuries retapées contristait le plus gros locataire du devant. Il a exigé que la cour soit séparée en deux, par un refend de bois percé d’une porte pleine. Les petites gens du fond n’ont eu garde de se plaindre, parce qu’on a, par compensation, diminué leur loyer de vingt francs par an. M. Banse, seul, a failli protester, prêt à donner congé ; mais Mme Banse l’a retenu : « Quatre pièces cent sous sont bonnes à prendre. Et puis notre logement fait notre affaire : tu sais bien qu’on n’en retrouverait pas un pareil pour le même prix. » - Ce qui n’empêche pas M. Banse, chaque fois qu’il passe par la porte étroite, de se sentir plein d’humiliation et de vaine colère. *
* * Mme Banse a raison et leur logement est un beau logement pour 340 francs. Les portes des quatre pièces s’ouvrent en enfilade sur un couloir étroit comme celui des cabines, dans un transatlantique. La chambre des deux gamins est belle et donne sur la cour. Celle des parents ne donne sur rien, mais on n’a pas besoin d’y voir clair pour dormir. Il y a encore, avec un bout de cuisine en soupente, une salle à manger énorme et biscornue, éclairée d’en haut par un large vitrage. Le soleil d’été chauffe à blanc les carreaux, et l’hiver, quand la neige tombe, il faut tenir la lampe allumée à coeur de jour. D’ordinaire pourtant, la lumière est bonne et Mme Banse travaille là, de son métier de couturière. Il arrive, quand l’ouvrage presse, qu’elle soit des semaines sans mettre le pied dehors. Les petits, en revenant de l’école, rapportent les commissions, et de l’aube au soir, elle ne connaît du vaste monde que ce carré de ciel au-dessus de sa tête. Mais Mme Banse a d’autres chiens à fouetter que de nourrir de vagues mélancolies. C’est une petite boulotte, vive et gaie, avec une mèche folle en travers d’un nez retroussé. Elle tire son aiguille en chantant Le temps des Cerises et n’est pas capable de se fâcher tout rouge que si vous vous avisiez de lui soutenir que tout, en M. Banse, et jusqu’à ses défauts, n’est point parfait. Elle admire, tout en la blâmant, cette honnêteté pointilleuse qui la déconcerte : « Ce n’est pas toi, ni moi, mon grand, qui avons fait le monde. Il faut le prendre comme il est et s’y faire un coin tranquille à l’abri des potins. » - Mme Banse, cependant, n’est point égoïste - et même, elle est toujours prête à se mettre en quatre si quelque voisine est dans la peine. Mais sa morale simple est celle des milliers de femmes, pour lesquelles se pose chaque matin le problème de faire vivre la maison avec un peu moins de sept francs par jour. C’est aussi que depuis plus de quinze ans qu’elle travaille pour « Les Ciseaux dorés » elle a vu le dessous des choses, qui n’est point beau. Elle a connu les courses essoufflées pour trouver de l’argent, les veilles d’échéance, quand la patronne aux abois envoie sonner à toutes portes ; les clientes relancées en cachette du mari ; l’amant de madame qu’il faut guetter à la sortie du cercle ; toutes les petites saletés auxquelles on s’habitue jusqu’à en rire. Mme Banse sait que la vie est elle - et cela ne lui cause pas plus de surprise indignée que de savoir qu’il y a des bossus et des fous. Les malpropretés, quand elles sont trop grosses la dégoûtent, mais jamais jusqu’à la révolte. Elle tourne la tête, pense à son mari et à ses enfants et reprend sa chanson. *
* * Quand il est par hasard d’humeur à rire, M. Banse rappelle à sa femme l’histoire du parapluie. Ils étaient mariés depuis quinze jours quand, un soir d’hiver qu’ils rentraient ensemble par le tramway des boulevards, Mme Banse avait trouvé dans le filet un pépin de soie, tout flambant neuf. Le conducteur, bon enfant, se rappelait vaguement que le riflard avait dû être oublié là, par une grosse dame bien nippée et mal commode. « Gardez-le ! Ni vu, ni connu. C’est autant de pris sur l’ennemi ! », Mme Banse n’aurait point fait tort d’un sou à un pauvre ; mais un parapluie perdu par un riche appartient à celui qui le trouve. « J’en ferai mes choux gras, pour le dimanche. » Au nom cependant d’une confuse justice, elle avait glissé à l’oreille de son mari : « Allonge une pièce de vingt sous au conducteur. » Mais M. Banse était monté sur ses grands chevaux. Il n’admettait point, quand on ramasse un porte-monnaie dans la rue, qu’on s’inquiétât d’abord, s’il était tombé de la poche d’un gueux ou d’un millionnaire. - Et malgré l’heure tardive et la pluie battante, ils étaient redescendus à pied - pour économiser six sous - porter le pépin au bureau des objets trouvés sur la place de l’Hôtel-de-Ville. Tout au long de la route, Mme Banse, déconfite et traînant la jambe, s’était lamentée sur la bonne aubaine méprisée : « C’est beau si tu veux, ce que nous faisons là, mais c’est rudement gobier ! » *
* * Pour rendre à M. Banse la monnaie de sa pièce, sa femme ne manque point de l’accuser d’être semblable à Pointel qui avait toujours trente-six affaires sur les bras. Et vraiment quand M. Banse n’a point de soucis, il excelle à s’en créer d’imaginaires. En toutes choses, il prévoit le pire, - pour se ménager la surprise du mieux - et sa manie de voir tout en noir n’est peut-être qu’un optimisme souvent déçu et toujours renaissant. *
* * La maison Cabirol, huiles et savons, est tout au bout de l’île Lacroix, à deux pas du Château-Beaubet. Au fond du magasin encombré de fûts et de caisses, le bureau du comptable est posé comme une cabine de bains, au bord de la Seine. Sous les beaux ciels d’été, l’eau frissonnante et légère, charrie des brins de soleil. Aux grandes marées, fouettée de coups de vent, elle se lève en houles jaunes. Dix heures par jour, M. Banse a sous les yeux le même paysage pittoresque et monotone, encadré dans les carreaux nus : les hautes maisons grises du quai ; le double clocher de Saint-Paul, et la côte Sainte-Catherine râpée aux coudes comme une veste de pauvre. La chanson lointaine des marteaux, sonnant dans les chantiers de l’île, traîne sur le silence ennuyé de l’eau. Régulier comme une horloge, M. Banse arrive à huit heures, enfile son vieux veston, arrache la page de l’éphéméride et s’installe à ses écritures. La place est bonne : 250 francs par mois ; une heure et demie pour déjeuner, et jamais l’ombre d’une observation. Mais l’orgueil de « valoir mieux » torture inutilement M. Banse qui ne saura jamais renoncer définitivement à regarder par dessus le mur de sa vie médiocre. Un jour, pourtant, l’occasion a passé près de lui. On lui a offert une carte de représentant pour une grosse maison de Paris - et il a été sur le point d’accepter, mais sur le point seulement - car l’inconnu, tout à la fois, le tente et l’effraie, et l’effraie plus qu’il ne le tente. Afin de lui épargner les responsabilités d’une décision pénible, Mme Banse lui a fourni à point nommé d’excellentes raisons pour refuser. « Comment veux-tu entreprendre des tournées de trois mois, maladif comme tu es ? Je mourrais d’inquiétude à te soir au loin et seul. » Puis quand l’affaire a été enterrée, M. Banse, avec cette inconsciente mauvaise foi des timides, s’en est pris à sa femme de l’occasion manquée. *
* * Tout le monde tient M. Cabirol pour un imbécile et il est de l’avis de tout le monde. C’est une bonne bête courte sur pattes et carrée d’encolure, la tête en boule cramoisie, avec deux houppettes de laine frisée accrochées à sa casquette plate. Jusqu’à quarante ans, il a été le meilleur voyageur de toute la place. Il aimait les affaires comme un dévot son Dieu ; non point celles qu’on attend derrière un comptoir, mais les vraies, les seules ; celles qu’on arrache, le verre en main, au client brindezingue. De robustes joies lui suffisaient alors : se torcher le bec d’une demie de bourgogne ; taper sur la bedaine du patron de l’hôtel, et culbuter, en travers du lit, des souillons vicieux qui lui faisaient ses poches, dès qu’il ronflait. Mais l’amour et l’ambition avaient, un beau matin, chambardé sa vie de fond en comble. - Un vertigo l’avait pris de se marier et de s’établir à son compte : en six mois, la chance lasse avait tourné casaque. *
* * L’argent fond, aux doigts de sa femme, comme beurre en poêle. Si bien que, le crédit coupé, M. Cabirol en est maintenant réduit à passer par les mains de commissionnaires qui le grugent. Des semaines entières, il reste au magasin à se ronger les sangs, en attendant quelques rentrées pour couvrir ses frais de route. Et pendant qu’il se débat contre la bêtise du sort, les concurrents qui le savent bridé, lui coupent l’herbe sous le pied. Il fait entrer M. Banse dans la salle à manger, pour tuer le temps en prenant le madère : - « Croyez-vous que la vie tout de même n’est pas garce ? Nous voilà, vous et moi deux bons bougres qui ne demandons qu’à turbiner ; et faute d’un billet de mille pour aller de l’avant, on est là, à croquer le marmot, pendant que les cochons d’amis vous taillent des croupières. Parole de Cabirol, mon brave Banse, celui qui m’allongerait de quoi rouler, je lui servirais une petite part de bénéfices qui ne serait pas dans une musette ! » Mme Cabirol, mûre et grasse comme une femme de maison, descend en peignoir rouge trinquer avec ces messieurs. Elle sirote son madère à petits coups, encore toute engourdie de sommeil. Et M. Cabirol, les babouines tremblotantes, oublieux de tous ses déboires, pousse vers la porte son comptable que dégoûte à présent la vue de ce gros homme, abêti d’amour. *
* * Roulée dans la poudre de riz, comme une fraise dans du sucre, Mme Cabirol mène son mari par le bout du nez - ce qui est façon de parler. Quand elle a commis quelque grosse dépense ou qu’elle en médite une nouvelle, elle n’a qu’à révéler la dentelle de ses dessous pour que M. Cabirol achève de perdre la tête. Après tant d’années de noce misérable, le linge odorant et mousseux l’affole comme au premier jour. Il faut rendre d’ailleurs à Mme Cabirol cette justice, que si elle le trompe avec tout le monde, elle ne s’en applique pas moins à le rendre heureux. Il est possible même, que si elle était condamnée à se contenter d’un seul amant, c’est lui qu’elle choisirait. Mais comme rien n’exige d’elle un sacrifice à ce point absurde, elle s’en tient au sage parti de lui servir sa pleine ration et de dépenser ailleurs le trop-plein d’une ardeur qu’exaspère l’approche du retour. *
* * La prudence cependant ne déteste point de jouer quelque fois avec le danger. Calée sur l’oreille, Mme Cabirol achève son chocolat et trouve au fond de la tasse une idée qui l’amuse et l’effraie : « Une supposition, mon gros chat, qu’un beau jour, en rentrant tu trouves un homme dans mon lit… Qu’est-ce que tu ferais ? » - M. Cabirol, qui n’a point le goût des problèmes difficiles, ne répond rien et pousse au plafond les ronds parfumés de sa première pipe. - « Dis tout de même, pour voir. L’homme est là qui se prélasse. Tu pousses la porte… » D’un seul coup, la chose affreuse est sous les yeux de M. Cabirol. La pipe brandie, il gesticule comme un ivrogne : « J’assomme le cochon ; je te crève la paillasse et je me fous par la fenêtre ! » Mme Cabirol frétille, chatouillée de peur et de volupté : « Tu n’y vas pas de main morte ! Seulement, mon gros chat, ça n’est tout de même pas une raison pour me brûler ma taie brodée, avec ton sale tabac. » Et l’idée d’être trompé par cette femme-là, apparaît maintenant si biscornue à M. Cabirol qu’il en pouffe d’un rire énorme et s’étrangle avec sa fumée ravalée. *
* * Tout ce qu’il gagne file en eau de boudin, mais il en tire moins de regret que d’orgueil. Une autre lui aurait facilement appris à rogner les liards ; mais la façon joyeuse dont celle-ci jette les picaillons par la fenêtre l’éblouit et le comble de joie vaniteuse. Tout de même, il arrive quelquefois qu’une note un peu trop salée de la modiste déchaîne en M. Cabirol de furieuses révoltes. Il met en pièces la facture et braille à travers le magasin qu’il en a assez, et qu’il va secouer les puces à cette gâcheuse. Il entre dans la salle à manger en claquant la porte, et chaque fois, c’est la même comédie cocasse et lamentable. Au bout de cinq minutes, les doubles rideaux de la chambre glissent sur leur tringle, et la bonne rassure, en rigolant, les employés qui n’étaient point inquiets : « Vous faites pas de mousse ! Monsieur, Madame, arrangent l’affaire entre deux draps. » *
* * Maintenant que les petits grandissent et coûtent chaque jour plus cher que la veille, Mme Banse, pour joindre les deux bouts, retourne l’après-midi travailler aux « Ciseaux dorés ». Elle n’en perdrait pas un sou de bonne humeur, si elle voyait M. Banse prendre comme elle son parti de cette heureuse médiocrité. Mais la médiocrité gêne M. Banse comme un habit étroit. Il aurait volontiers les goûts plus larges que sa bourse - et il n’est économe que par nécessité. S’il n’hésite point à se priver de toute dépense qui n’est pas strictement nécessaire, il sait du moins qu’il se prive, et il en souffre. *
* * M. Cabirol a, pour la fin novembre, une traite de deux mille francs, et la caisse est vide comme un tambour. Il circule, découragé, à travers le magasin, et pousse la porte du bureau où le comptable, affairé, expédie à la hâte les dernières factures : « Tout ça, monsieur Banse, c’est reculer pour mieux sauter. A force de tirer le diable par la queue, il faudra bien qu’elle casse ! » M. Banse ne le sait que trop, mais son inquiétude est agressive. « A qui la faute ? Je vous l’ai dit cent fois : réduisez votre train de maison et vous êtes tiré. » Autant vaudrait demander à M. Cabirol de marcher sur la tête. « Quand je vous promettrais ça, je n’aurais pas la vesée de tenir parole… C’est vrai que ma femme mène la barque un peu vite, mais le pli en est pris… » Sa lâcheté est si naïvement piteuse que M. Banse, impatienté, hausse les épaules ; mais l’autre, avec un bon sourire d’idiot, se cramponne à cette sympathie méprisante et solide : « Heureusement au moins que vous êtes là et que vous n’allez pas me jouer la sale blague de me lâcher dans le pétrin. » Il y a, dans l’amertume de M. Banse, la joie orgueilleuse d’un bon employé qui se sait indispensable. Il y a aussi une pitié réelle et un ardent besoin de dévouement pour ce pauvre bougre généreux et bêta. Sans audace pour lui-même, il est plein de dédain pour les lâches qu’écrase à l’avance la peur de la défaite. Faible parmi les forts, il devient fort parmi les faibles, entreprenant parmi les timides. « Trouvez un bailleur de fonds ou un associé. Il ne manque pas de capitaux qui ne cherchent à s’employer. Si j’étais à votre place, il y a belle lurette que je me serais débrouillé. » M. Cabirol qui attendait vaguement quelque impossible miracle, secoue de gauche à droite sa tête en boule cramoisie. « Si vous étiez à ma place, vous resteriez, comme moi, le bec dans l’eau. Ceux qui ont de la galette à prêter veulent des garanties, - et je suis plus panné que Job. A qui voulez-vous que je m’adresse ? A un filou d’homme d’affaires qui va m’étrangler comme un canard… » Et le gros homme, anéanti, le nez collé sur la vitre, regarde couler, au pied de la côte lépreuse, la rivière triste et grise comme une vie manquée. *
* * Mais Mme Cabirol, qui n’entend rien aux affaires, a pour se débrouiller dans les circonstances difficiles l’instinct astucieux des femmes dont le bien-être est en jeu. - « Qu’est-ce que tu m’offriras, mon gros chat, si je te déniche le prêteur sérieux ? » - « Tu ferais tout aussi bien, gémit M. Cabirol, de chercher une aiguille dans une botte de foin ! » Il n’est pas trop surpris cependant que sa femme, quinze jours après, ait fait tomber du ciel un certain M. Corbin, qui consent à mettre 30.000 francs dans la combinaison. - « C’et un ami d’enfance », dit-elle, - et cela suffit. Quand la fortune frappe à la porte, on ne va pas lui demander d’abord quel vent l’amène. *
* * Sec et mince comme un copeau, M. Corbin, Commandant en retraite, a passé sa vie à courir les filles, comme un autre à tirer le lapin. - Vieux garçon, cossu et rapiat, il arpente de neuf heures à minuit le promenoir des Folies-Bergère, comme un champ de manoeuvre. Au doigt et à l’oeil. - « Le jour où tu tireras une carotte à Corbin, tu pourras dire, ma belle, qu’il est mûr pour Charenton ! » Les femmes mariées n’ont jamais été son genre, et il se soucie autant que d’une guigne des complications sentimentales. Il aime les escaliers tortus qu’on grimpe, en frottant des allumettes, l’odeur des chambres garnies, et le goût pimenté des faciles victoires. Il a eu cependant Mme Cabirol, autrefois, - pour ne point lui refuser, - en galant homme qui sait ce que c’est qu’un béguin. Parce que c’est une femme qui ne colle pas et qui comprend les choses, il a conservé de l’estime pour elle. - Quand elle est venue lui proposer un bon placement, il l’a écoutée avec intérêt. Renseignements pris, il s’est décidé pour un acte d’association de dix ans, avec partage par moitié des bénéfices. - « Et vous savez, ma petite, que je ne vous demande rien en échange. Votre mari est un bon cornard et vous êtes un panier percé ; mais je vous préviens que j’ouvrirai l’oeil, - et que la plus belle femme du monde n’a jamais roulé Corbin. » *
* * M. Cabirol veut le faire entrer dans la salle à manger, parce qu’il ne conçoit point qu’on puisse parler d’affaires, autrement que le verre en main. Mais M. Corbin exige d’abord de passer au bureau, pour revoir de ses yeux l’argent qu’il a versé hier par devant notaire, après lecture de l’acte d’association. M. Banse ouvre le coffre-fort, compte la somme, la remet en place et referme la lourde porte. - M. Corbin allonge ses doigts maigres sur la tablette d’acier et se campe militairement : « Ce qui est là-dedans est à moi. Je prête, je ne donne pas. » Avec une cordiale brusquerie de chef, il pose insolemment son regard pointu sur le visage maladif du comptable : « Tant que vous serez ici, monsieur Banse, j’approuverai les yeux fermés les comptes de la maison Corbin-Cabirol. - Inutile de piquer un soleil. Je sais ce que je dis. Vous pouvez croire qu’avant de délier les cordons de ma bourse, j’ai fait ma petite enquête. J’ai confiance en vous autant qu’en moi-même. - Un honnête homme est plus rare encore qu’une femme honnête. Quand j’en rencontre un, je tire mon chapeau. » Il salue, pivote sur ses talons et fait un à gauche en direction de M. Cabirol : « Nous sommes faits pour nous entendre. J’apporte l’argent et vous le travail. Dans dix ans, si tout va bien, on verra s’il y a lieu de renouveler. En attendant, si vous êtes toujours disposé à m’offrir le madère, je suis votre homme. » Pendant que Mme Cabirol emplit les verres, il allume un cigare sec et place d’aimables plaisanteries à double fin. « Pas de largesses envers les femmes, surtout envers la vôtre, et vous vivrez bientôt de vos rentes. Faites-nous des affaires d’or et part à deux. Le travail c’est la liberté - des autres ! » Son verre vide, il embrasse Mme Cabirol, à la papa, en vieil ami qui l’a connue pas plus haute que ça : « Vous avez la perle des époux, ma chère petite. Usez-en, mais ne l’usez pas ! » Puis la canne haute, le cigare vissé, la redingote sanglée jusqu’au menton, il sort au pas de parade. *
* * D’avance, et à tout hasard, Mme Cabirol aime à se préparer d’utiles complicités. Elle sait aussi, du premier coup, découvrir le point faible par où chacun est vulnérable. De temps à autre, elle s’arrange pour rencontrer Mme Banse ; elle s’informe des enfants, plaint le mari et insinue avec une naïveté laborieusement étonnée : « Je crois bien qu’il ne peut pas me sentir - et je me demande pourquoi. » Mme Banse, qui la méprise, la ménage cependant et la flatte : « Les hommes, vous savez, ont quelquefois d’autres façons que nous de voir les choses. Mais M. Banse est dévoué aux intérêts de votre maison autant qu’aux siens. » - Et l’occasion lui paraissant bonne de faire d’une pierre deux coups, elle glisse en douceur : « Les employés comme celui-là ne se paient jamais trop cher. On se l’attacherait à coup sûr en l’intéressant un peu dans les affaires. » *
* * Les avis de passage sont envoyés ; et M. Cabirol, la pipe joyeuse, la casquette en bataille, refait pour la dixième fois, sur la carte du calendrier, le plan de sa tournée agrandie. - « Il faut, dit M. Banse, que nous montions à soixante mille avant l’inventaire. Ouvrez du crédit. Faites des prix. Ne vous inquiétez de rien que de râfler des affaires. Je m’occuperai de tout au magasin. Chaque commande reçue partira le soir-même, et je ferai ma comptabilité après dîner. » Chez tous les deux, c’est le même besoin de libre action qui trouve enfin sa voie ; la même volonté de vaincre étroite et belle, et cette sorte d’ivresse qui n’est point sans grandeur de ceux qui sont nés pour vendre, comme d’autres pour se battre. *
* * Pour apiper le client, M. Cabirol vend à prix coûtant des séries entières d’articles sacrifiés. Mais il se rattrape sur les autres et depuis qu’il a ses coudées franches, les commissions, à chaque courrier rappliquent. - M. Banse, en blouse bleue dans le magasin, met la main à la pâte, roule les fûts, presse les employés, envoie chercher au galop, chez un confrère, l’article qui manque. A sept heures du soir, les trois commis s’en vont, crevés de fatigue. Il revient à la six-quatre-deux dîner chez lui, et sa soupe avalée, retourne s’enfermer dans le bureau. - Le gaz siffle dans le silence. Sur le clapotis de l’eau noire, la lyre des Folies-Bergères traîne sa clarté louche. M. Banse passe ses lettres au copie, relève au Journal les comptes du Brouillard et, pour se tenir éveillé, fait chauffer un brin de café sur la lampe à alcool. Puis sa caisse arrêtée, écrasé de fatigue, il se hâte au long des rues mortes, par les froides nuits d’hiver, par les nuits d’averses lamentables, par les claires nuits de juin où le jour impatient rôde au bas du ciel. Il ouvre sans bruit la porte humiliante et monte l’escalier sur la pointe des pieds. Mme Banse l’attend et coud sous la lampe, « Comme tu rentres tard, mon grand ! Ménage-toi. Fais comme les autres. On est quitte envers les patrons quand on leur en a donné pour leur argent. » - Il embrasse dans leur lit les petits endormis et qu’il ne voit éveillés que le dimanche. *
* * Pour aider un peu M. Banse dans ses écritures, Mme Cabirol a déniché un très vague cousin qui sort du régiment. Vasselin est un beau mâle à moustaches soyeuses, que le travail effraie et plus encore la crainte de perdre sa gloire de tire-au-flanc. Il s’amène sur le coup de neuf heures et envoie promener le comptable et ses observations… « Pour dix-huit cents francs par an, vous ne voudriez pas que je me fasse crever la peau du ventre ! » A midi sonnant, il lâche en plein l’addition commencée, raccroche au portemanteau son vieux veston, enfile sa jaquette pincée et déguerpit à la douce. Deux ou trois fois, M. Banse s’est plaint de ce grand flandrin, plus inutile que la cinquième roue d’un carrosse ; mais le patron n’y peut rien. - « Ma femme est entichée de ce coco-là : c’est un feignant, mais c’est un bon diable ! » *
* * Une nuit de novembre qu’il a veillé plus tard encore que de coutume, M. Banse, la grand’porte du magasin refermée, remonte le col de son pardessus mince et allonge le pas. Les Folies versent dans la rue boueuse leur public de filles, de calicots et de petits bourgeois émoustillés. Sur le pont, devant la statue de Corneille, il reconnaît Vasselin qui, le melon en arrière, aide Mme Cabirol à descendre d’un fiacre. Pour faire semblant de ne pas les avoir vus, il regarde, par-dessus le parapet, l’eau noire couler entre les arbres. - Dès le lendemain, elle vient trouver le comptable et joue hypocritement le tout pour le tout : « Mon secret vous appartient. Je n’ai d’espoir qu’en votre discrétion. » - M. Banse qui n’a point le goût des romans-feuilletons, n’est pas dupe de cet aveu intéressé. Il hausse un peu les épaules ; et Mme Cabirol qui comptait sur une scène dramatique et bien filée, s’inquiète de ce silence hostile : « Vous connaissez mon mari : son bonheur est entre vos mains. » M. Banse coupe la tirade d’un geste sec et dégoûté. S’il s’agissait d’une faute commise par lui, il irait sans hésiter vers la solution la plus douloureuse ; mais il ne s’agit point de lui, - et rien n’est plus répugnant, pour les âmes propres, que de ne pas pouvoir ignorer au moins les saletés des autres. Il sent aussi le ridicule de se donner des airs de juge : - « Il faut que Vasselin quitte la maison. » - Mais Mme Cabirol, blessée au vif, se rebelle : « Je vous dis ce qui est ; je ne vous demande pas ce qu’il faut faire. » Tout de suite, d’ailleurs, elle devine qu’elle fait fausse route et qu’il est dangereux de défier M. Banse. L’honnêteté est une force, qu’il ne faut point prendre de front. Sans effort, elle éteint ses yeux gris de chatte. - « M. Vasselin quittera la maison, puisque vous l’exigez. Laissez-moi seulement le temps de trouver un prétexte. » *
* * En bras de chemise, les pieds nus dans ses savates, M. Cabirol, abruti de douze heures de sommeil et d’amour entre au bureau, le dimanche matin. « Comment trouvez-vous la sauce, monsieur Banse ? Encore deux mille francs d’affaires au carnet cette semaine. Quand le gros Cabirol a passé dans un patelin, les finauds peuvent ramasser les miettes derrière lui ! » - M. Banse, à son tour, rend compte du direct qui a bien marché, et plein de l’orgueil de ses livres bien tenus, il souhaite des éloges qu’il dédaigne. Mais le patron jovial, et l’oeil bouffi, blague les colonnes bien alignées : »Dites-moi plutôt, gratte-papier de mon coeur, combien il nous restera de fafiots au bout des doigts, à la fin de l’année ? » - « Tous frais payés, il vous reviendra, à Corbin et à vous, dans les huit à dix mille. » - « Et à vous, monsieur Banse, qu’est-ce qui vous reviendra ? La peau ! Ah ça ! vous êtes-vous mis dans le toupet que le papa Cabirol allait se goberger et vous laisser tirer la langue ? Pas de ça, Lisette ! Vous allez me faire le plaisir de porter à votre compte un petit un pour cent sur la moitié du chiffre d’affaires. Si ça ne vas pas jusqu’au gros billet, pour cette année, ça n’en sera pas loin. - Et pas de merci, n’est-ce pas ? C’est ma femme qui a eu l’idée. Vous en serez quitte pour lui faire votre plus gracieux sourire : ça vous changera ! » - M. Banse, qui taille son crayon en pointe d’aiguille, voit de ses yeux s’élever, brique à brique, la petite maison qu’il fera bâtir aux premières économies ; la petite maison calme où ses fils grandiront, libérés à jamais de l’odieuse pauvreté. *
* * Le bureau vitré est comme une tente d’état-major à l’heure pourpre où pleuvent les bulletins de victoire. Mais M. Banse qui n’est jamais tout à fait heureux d’être heureux, cherche la petite bête : - « Combien faut-il donner par mois à Mme Cabirol ? » - « Ce qu’elle vous demandera, mon bon Banse. Nous sommes entre honnêtes gens, que diable ! » - « L’ordre est l’ordre. Les frais de maison doivent être passés à mes écritures pour un chiffre fixe. J’ai calculé que quatre cents francs… » - Allez-y donc pour quatre cents francs, si ça vous chante ! mais ma femme va nous traiter de rapiats ; et le fait est, sans vous faire de reproches, qu’elle est plus généreuse pour vous que vous pour elle. » Comme onze heures sonnent, M. Cabirol se sent pris d’une soif intolérable : « Tout à la joie, nom d’un tonneau ! Je vous fais l’apéritif en cinq secs pour marquer le coup ! » - Au petit café du bout de l’île, ils jouent leurs deux vermouths à l’écarté, et le comptable, que le jeu ennuie, se hâte pour filer. « Vous feriez mieux de me dire tout de suite, monsieur Banse, que vous avez une sacrée envie de me voir au diable pour vous donner de l’air. Je parie que vous allez vous balader en forêt et faire des galipettes dans l’herbe avec vos deux moucherons ! Savez-vous bien, que j’aurais donné la moitié de ma vie pour avoir une douzaine de petits Cabirols qui m’auraient fait tourner en bourrique. Mais allez un peu parler de ça à ma bourgeoise ! - Vous demandez des cartes ? J’en refuse : atout, atout, et ratatout ! C’est moi qui gagne et c’est moi qui paie, parce que vous jouez comme un sabot ! » *
* * Mme Banse, qui verse la soupe dans les assiettes, feint tout à coup de se souvenir : « A propos, Mme Cabirol est venue cet après-midi. C’est pour un vêtement qu’elle a acheté au Louvre et qui gode. J’en aurai pour deux petites heures à lui rafistoler sa pelure ; mais il a fallu lui promettre que nous irions dîner dimanche avec les petits. » Devant le danger qui le menace cette fois jusque dans les siens, M. Banse d’un terrible effort se délie de son secret : « Nous dînerons dimanche chez nous. Ta place n’est à la table d’une traînée qui couche avec Vasselin. » Mais cette explosion d’intransigeante vertu fait rire Mme Banse : « C’est le secret de Polichinelle, et il n’y a pas de quoi… Que la patronne couche avec Vasselin ou avec un autre, qu’est-ce que ça peut bien nous faire ? » Tranquillement, elle met les choses au point, sans fausse honte, ni vaine révolte : « Te sens-tu le courage d’aller découvrir le pot aux roses à son dindon de mari ? Nous serions bien avancés, quand il aurait serré le gaviot à cette gourgandine jusqu’à lui faire passer le goût du pain ! Si on se mettait, mon pauvre grand, à marcher droit devant soi, la vérité au poing, on ferait une telle écrabouillade du bonheur des autres et du sien qu’on s’arrêterait au bout de dix pas. Allons dîner dimanche chez Cabirol : ça nous fera toujours un repas de gagné. » *
* * Maintenant, c’est le plus souvent M. Cabirol lui-même qui invite son comptable pour le dimanche soir : « A la fortune du pot, et sans bombance, mon bon Banse ! » M. Banse, qui n’est point gourmand, aime les bonnes choses ; mais son entérite capricieuse répugne aux viandes lourdes. Mme Cabirol s’est adroitement renseignée sur les plats qu’il préfère. Elle lui fait préparer une sole épaisse et blanche, des primeurs en janvier, et une crème à la farine de riz qui est un velours pour les intestins délicats. A table, elle est pour lui aux petits soins. Elle est, d’ailleurs, aux petits soins pour tout le monde. Toute sa tâche est de plaire, par coquetterie de belle femme grasse, et aussi, parce qu’il est bon - sait-on jamais ? d’être bien avec tout le monde. - Vasselin est le pitre endiablé de ces gueuletons copieux. Il offre un oeillet à ces dames, un cigare à ces messieurs ; chatouille la bonne ; amuse les enfants et s’amuse lui-même, prodigieusement. Au dessert, il fait chanter les verres de cristal sous son doigt mouillé. Grimpé sur une chaise, il pousse la valse des Cornards, et les deux index dressés au bord des tempes, menace comiquement M. Cabirol qui, plein de Bourgogne lent, le ventre calé contre la table en désordre, pique du nez dans son assiette. - Sur le coup de minuit, Mme Banse réveille les deux gamins, et le froid de la rue balaie cette gaieté de beuglant dont M. Banse a honte, car il n’y a rien dont il soit plus honteux que de s’être amusé malgré lui. « Tu verras qu’un jour ou l’autre, tout ça finira mal. » - « Ça durera ce que ça durera, mon grand. Il ne faut jamais faire grise mine aux bons moments : les mauvais savent bien venir tout seuls, sans qu’on les appelle. » *
* * Pendant que sa femme habille les deux enfants pour sortir, M. Banse lit le journal… Une histoire d’argent avancé à Mme Cabirol et de bons s’interpose entre les lignes imprimées et son esprit. Entre le devoir et la faute, il n’y a que l’épaisseur d’un fil toujours prêt à casser. Ne pas même être tout à fait sûr qu’on ira jusqu’au bout de la route choisie, sans trébucher quelque jour sous son fardeau de lourde honnêteté : Il lève le nez : - « Il y a tout de même trop de saletés sur terre ! » - Mme Banse, qui peigne les boucles de l’aîné, se retourne surprise. - « Tu n’as pas l’air d’avoir les idées couleur de rose pour un dimanche ! » Mais il y a dans les yeux de M. Banse tant de découragement, qu’elle devine qu’il attend d’elle les mots d’espoir auxquels il ne croira point et qui le consoleront pourtant. - « C’est vrai qu’il y a trop de saletés sur terre et trop de canailles. On s’habitue pourtant à n’y plus penser. Parce qu’on est dans la vie comme dans une foule, on ne voit autour de soi que ceux qu’on aime ; on se serre contre eux ; on se fait tout petit pour que les autres en poussant ne vous écrasent point. Mais toi, mon grand, qui les dépasse de toute la tête, tu vois autour de toi leurs vilaines figures. Ferme les yeux. C’est assez de savoir que toutes ces laideurs existent. Comme on ne peut rien contre elles, le mieux est de les oublier. » *
* * Aux premiers mots du comptable, M. Cabirol, l’interrompt : « Cette histoire de bons, ça ne me fait pas plus de plaisir qu’à vous, croyez-moi ; mais les femmes sont toutes les mêmes. » - « Pas toutes les femmes », réplique M. Banse agressif. Le patron chasse de la main la fumée de sa pipe qui fait pleurer ses bons gros yeux. - « Je le sais bien, allez, que la vôtre est raisonnable et qu’avec votre air de broyer du noir, vous êtes de ces veinards qui ne comprennent rien à la guigne du gros Cabirol, plus bête que méchant. Vous avez vos deux petits bonshommes et des projets pour eux tout plein la tête. Mai moi, je n’ai que ma femme. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fiche qu’elle mange son blé en herbe ? Après comme après. S’il faut turbiner double, ça ne me fait pas peur. Plus Mme Cabirol croquera de jaunets, plus j’en gagnerai et plus votre un pour cent s’arrondira. Laissez-la faire des bons, mon bon Banse, et dormez sur vos deux oreilles. » *
* * L’inventaire de fin d’année accuse un bénéfice net d’un peu plus de vingt-cinq mille francs, et la joie de M. Cabirol est lourde et sonore : « Qu’est-ce que je vous disais, bougre de prêche-misère ? Quand on a besoin de pognon, on serre la vis au client et le jus coule ! » Mais M. Banse ne néglige point l’occasion de gâcher un peu le bonheur de M. Cabirol et le sien. - « Et pour l’amortissement du capital ? » - « Qu’est-ce que c’est encore que cette machine-là ? » - « Quelles dispositions comptez-vous prendre pour rembourser Corbin ? » - « Nous avons sept ans devant nous et vous me bassinez avec votre complainte. Il n’y a pas de danger que ce vieux renard réclame ses sous : il est bien trop content d’avoir mis son pain cuire dans mon four. » - « Et si vous veniez à disparaître ? » - « Vous en avez de bonnes, monsieur Banse ! Est-ce que j’ai une gueule à manger de sitôt le pissenlit par la racine ? Lâchez-nous le coude avec vos rengaines de croque-mort - et parlons d’autre chose ! » *
* * Depuis la Saint-Jean dernière, M. Banse a quitté son logement de la rue du Lieu-de-Santé, et il jouit avec un orgueil dont il s’accuse, de n’avoir plus à pousser la porte humiliante dans la cloison. Tout au fin bout de la cavée Saint-Gervais, la maison qu’il a fait bâtir, payable en dix ans, carre ses briques neuves sur un bout de pelouse grand comme une assiette. Il y a par derrière un jardin raboteux où, chaque dimanche, en parisienne bleue, il défonce la terre à trois louchets de profondeur. Et de l’aube au soir, les bras rompus de bon travail, il est d’une humeur massacrante - et parfaitement heureux. - Un samedi, que sur l’heure de son déjeuner il a trouvé encore le temps d’un coup de bêche, le gros Sylvestre, de la maison Sylvestre et fils, huiles et savons, au Mont-Riboudet, pousse la grille et n’y va pas par quatre chemins : « En deux mots, voilà la chose : votre Cabirol a du plomb dans l’aile. Ceux qui ne s’en apercevraient pas, auraient de la crotte sur les yeux. Ça peut marcher encore un temps ; mais quand l’asticot est dans la poire, faut que la poire tombe ! Monsieur Banse, voilà la chose : lâchez-moi cet imbécile-là sans tambour ni trompette et entrez chez moi ; je vous fais cinq mille de fixe, avec mieux à la clef. Donnant, donnant. Vous connaissez toute la clientèle et vous n’aurez qu’à lui faire signe pour qu’elle vous suive. Réfléchissez. Vous me donnerez votre réponse demain. Mais M. Banse n’a pas besoin d’attendre jusqu’à demain pour donner sa réponse : « C’est tout réfléchi, monsieur Sylvestre. Cabirol me paie pour le défendre et pas pour lui tirer dans les jambes. J’ai commencé avec lui, j’irai avec lui jusqu’au bout. » Le gros Sylvestre, désappointé, passe sa colère sur une limace qu’il écrase à coups de talon : « Faut pas se mettre entre l’enclume et le marteau, monsieur Banse. Vous avez tort, parce qu’en deux mots, comme en quatre, voilà la chose : Cabirol m’embête. Si ça lui en dit d’être cocu, c’est son affaire ; mais qu’il vende sa camelote en gâchant les prix, ça me gêne. Ça me coûtera ce que ça me coûtera, mais j’aurai sa peau ! Chaque fois qu’il rabattra cinq sous sur un article, j’en rabattrai dix. Au plus fort la pouche. Je ne vous prends pas en traître, monsieur Banse : je le foutrai par terre et vous dégringolerez avec lui. Voilà la chose ! » - Mme Banse se dépite d’avoir la chance leur passer à deux doigts du nez, et s’enfuir : « Jamais tu ne retrouveras une occasion pareille, mon grand. » - « On trouve tous les jours, quand on la cherche, l’occasion de se conduire en belle fripouille. » Mais la satisfaction du devoir accompli ne suffit pas à faire oublier à M. Banse de quelles privations il faudra payer le sacrifice. Il sait le prix de toute action honnête et ce qu’elle entraîne pour plus tard d’irritante misère. Si quelque occasion semblable ou meilleure se présentait demain, il la refuserait comme il a refusé celle-ci ; mais il souffrirait demain comme aujourd’hui de se sentir condamné à une honnêteté encombrante et dont il n’aura jamais le lâche courage de s’affranchir. *
* * Le fondé de pouvoirs du Comptoir commercial bat la mesure avec son coupe-papier, et sans gêne explique l’affaire à M. Cabirol, effondré dans le fauteuil de cuir : « Vous êtes au bout de votre découvert. La banque vous a fait une avance en échange de billets payables fin juin. Aujourd’hui, votre provision est épuisée. Faites-nous remettre d’ici une quinzaine pour cinq ou six mille francs d’effets et tout sera dit. Nous ne demandons qu’à aider nos bons clients, mais il nous faut des garanties ». Sur la tête frisotée de laine grise, les mots terribles et vagues tombent comme des coups de trique. - M. Cabirol pleure dans le gilet de son comptable comme un ivrogne dont le vin, tout à coup, tourne au sur : « Vous verrez que je n’aurai pas seulement assez de coeur au ventre pour me coller une balle dans la peau. Il n’y a que ça pourtant qui arrangerait tout. » - « Il n’y a que ça, répond M. Banse, qui n’arrangerait rien. Celui qui se tue en laissant des dettes derrière lui, mériterait qu’on le déterre pour lui cracher à la figure. Pour l’instant, il n’y a pas trente-six solutions. Voilà mes livres : Mme Cabirol dépense trop. Donnez-lui six cents francs par mois, pas un sou de plus, et vous pouvez encore vous remettre à flot. » - « Vous savez bien que c’est impossible. » - « Si c’est impossible, trouvez autre chose. » Deux jours plus tard, M. Cabirol a trouvé autre chose : « C’est ma femme qui a découvert le truc, et je crois bien, entre nous, que ça n’est qu’à moitié propre ; mais quand on est dans la mélasse, tous les moyens sont bons, pour en sortir. Si la banque ne marche plus, je suis fauché. Dès qu’on saura que je n’ai plus d’avance, on me coupera le crédit et je n’aurai plus qu’à sauter le pas. » Il essaie de faire le flambant, mais les mots honteux sont dans sa bouche comme une chose amère. « Vous allez me faire de suite deux traites à trois mois de trois mille francs chacune, sur la maison Martel. Ça s’appelle des traites de complaisance : vous ne me l’apprenez pas et quand on en est là, ça sent diantrement le brûlé. Le croquant de filou m’étrangle comme au coin d’un bois, mais je n’ai pas le choix, et les autres font ça tous les jours. » M. Banse, sans répondre, tourne et retourne sa plume dans l’encrier. Il a pris des engagements pour sa maison de la Cavée ; l’aîné des deux gamins a gardé le lit tout un mois, cet hiver, et la note du médecin sera lourde. C’est la révolte suprême de l’âme acculée qui faiblit : « J’aimerais mieux me couper la main… » Mais M. Cabirol, la voix maintenant pleine de larmes, dit encore : « Si ça suffisait, je mettrais la main sur la table et je ne fermerais seulement pas les yeux quand la serpe tomberait ; mais tout ça, c’est des choses qu’on dit pour ne rien dire. Quand le vin est tiré, il faut le boire. Faites ça pour moi qui vous le demande comme un service et qui n’en mène pas large. Faites ça pour vos deux petits qui n’y sont pour rien, monsieur Banse… » *
* * La canne haute, la barbiche en bataille, M. Corbin vient en sondeur, faire un petit tour au bureau : « Et les affaires, monsieur Banse ? Ça marche ? Il faut vous dire que j’étais à moitié inquiet sans trop l’être. La petite dame Cabirol, à ce qu’il paraît, mène la danse un peu rondement ; mais dès lors qu’elle ne fait pas de trous dans la lune, vous pouvez croire que je m’en bats l’oeil. » Il allume un cigare et crache à l’officier, à six pas devant lui : « Je vous l’ai dit : aussi longtemps que vous serez dans la boutique, je serai sûr que les choses seront limpides comme de l’eau de roche. Corbin est méfiant envers les crapules, mais avec les gens comme vous… je m’entends… Le jour où vous me crierez casse-cou, je ramasse ma galette, et je vous lâche le Cabirol comme un paquet de linge sale. Au plaisir de vous revoir, monsieur Banse ! » *
* * Les deux traites sur Martel arrivent à échéance et M. Cabirol n’a pas un sou liquide. Mais Mme Cabirol, cette fois encore, s’est retournée. Elle s’est souvenue à propos, d’une vieille bonne femme qui faisait autrefois le ménage chez sa mère, et qui vit maintenant, à Boisguillaume, de toutes petites rentes. « Avec vos six mille francs sur l’Etat, qu’est-ce que vous vous faites de revenu, mère Annette ? Tout juste de quoi traîner un chausson, une savate. Mettez cet argent-là dans le commerce de mon mari : c’est cinq cents francs qui vous tomberont tous les ans dans votre pouquette, sans que vous ayez à remuer le petit doigt. » Mère Annette remercie le ciel de la bonne aubaine, et dès le lendemain apporte au bureau son titre de trois pour cent. M. Banse atteint le reçu tout préparé, le pose sur la table et le retient de ses longs doigts maigres. « Vous n’avez pas de regrets, Mme Annette ? ». L’ombre d’une méfiance passe dans la pauvre vieille tête : « C’est-il bien du sûr, au moins ? » Mais toute honteuse des mots échappés, mère Annette s’excuse avec des politesses menues de petite vieille : « Ce n’est point que j’aie des doutances, et je crois bien que mes quatre sous seront mieux à l’abri dans votre grande caisse que sous mes piles de draps. Mais vous qui savez compter, mon bon monsieur, comptez voir un peu, un jour que vous aurez du temps, ce qu’il y a dans ce papier là d’heures de ménage et de lessive. » Et pendant que mère Annette plie son reçu dans son porte-monnaie de toile, M. Banse calcule machinalement que six mille francs à cinq sous de l’heure ça fait tout juste vingt-quatre mille heures et toute une vie, autant dire, de privations et de misère. *
* * Mme Cabirol n’est rentrée ce matin qu’au petit jour, et la bonne en apporte la nouvelle toute chaude au magasin : « Vous pouvez rendre votre tablier, monsieur Vasselin, votre successeur est trouvé ! » - Vasselin, crâneur, prend la chose à la rigolade : « Les petits pois et les amours, ça ne peut pas durer toujours. J’ai bouffé ma part ; je laisse le plat à qui veut le torcher ! » Mais M. Banse coupe brutalement cette goujaterie : « Quand on s’est conduit comme un saligaud on a au moins la pudeur de se taire. » Une telle indignation amuse Vasselin qui ne redoute que les coups : « Les nigauds sont ceux qui boudent devant la table pleine. Dans tout ça, voyez-vous, il n’y a qu’une chose qui m’embête : maintenant que ma jolie fiole a cessé de plaire à la patronne, sûr et certain que d’ici peu, cette toupie-là trouvera moyen de me faire sacquer ! » *
* * La pluie et la nuit s’écrasent contre les carreaux nus, et M. Banse, sous la lumière jaune du gaz qui siffle, repasse des colonnes de chiffres et n’arrive point à découvrir l’erreur de cinq cents francs qui l’inquiète. Pour la dixième fois, depuis qu’il est revenu après dîner, il refait sa caisse, recompte ses espèces et vérifie un à un les bons signés par Mme Cabirol. La tête en feu, il se tracasse à retrouver quelle monnaie il a donné et reçue depuis ce matin. Et au moment précis où il est prêt à renoncer, le souvenir très net lui revient brusquement que tantôt, à sept heures, quelques minutes à peine avant que le magasin ne ferme, un serrurier de Déville est venu lui payer une facture avec un billet de cinq cent francs tout criblé de trous d’épingle et rapiécé de bouts de papier gommé. Et l’homme a dit, moitié figue, moitié raisin : « N’empêche que si vous en avez de pareils, je vous les reprends pour quatre pièces cent sous ! » - Puis M. Banse, comme son coffre-fort était fermé, a mis le billet sous le presse-papier et il est sûr maintenant - aussi sûr que de mourir un jour - que le billet était là quand il est allé dîner et qu’il n’y était plus quand il est rentré. Il est à la fois soulagé d’avoir enfin trouvé, et subitement effrayé de ce qu’il a trouvé : personne d’autre que Mme Cabirol n’a pu faire le coup. Pourtant l’absurdité de ce vol le déconcerte, et il sent confusément que quelque chose lui échappe ; mais il faut attendre jusqu’au lendemain matin, et M. Banse accablé de fatigue et de dégoût, souffle le gaz et s’en va. *
* * Dès six heures et demie, il est au bureau et fait réveiller M. Cabirol. Le gros homme accourt, essoufflé, la chemise de nuit ballonnant sur le pantalon sans bretelles. « Qu’est-ce qu’il y a encore de si grave ? » - « Il y a qu’on a volé, hier soir, un billet de cinq cents sur ma table. » C’est un lourd silence plein de choses terribles. M. Cabirol relève enfin la tête et regarde son comptable, droit dans les yeux. « La tête sous le couteau, je répondrais de vous comme de moi. Il n’y a que madame… » Les poings serrés, prêt à cogner, il part comme un fou et gueule, du pied de l’escalier : « En bas ! tout de suite ! » Dans le magasin désert, il démolit une caisse à clairevoies et s’ensanglante les mains sur les clous. Sa femme n’est pas sitôt descendue, que d’une poignée, il la jette dans le bureau, si brutalement que la tête sonne sur le coin du coffre. - « Où est l’argent ? » - Mme Cabirol se relève et ne se donne pas même la peine de paraître étonnée. - « Sans doute dans la poche de celui qui l’a pris ! » Son regard fait innocemment le tour de la pièce et s’arrête sur le vieux veston de Vasselin, pendu au mur. - ‘Quand on a envie de trouver, on cherche. » - Cabirol arrache le veston, retourne les poches et découvre le billet, mal caché entre les pages d’un calepin. La ruse est si misérable que l’indignation de M. Banse éclate : « Le billet était sur ma table à sept heures, Vasselin était sorti avant moi et n’a pas pu rentrer. » Mais Mme Cabirol tapote les plis de son peignoir et s’adresse à son mari : « L’argent est devant toi, tu sais où tu l’as trouvé. » Il en reste stupide comme un homme que sa colère brusquement abandonne, et qui tente de se raccrocher à la rage d’avoir été volé : « Parole de Cabirol ! je fais coffrer Vasselin comme un bandit ! » Mais doucement, elle le met en garde contre une telle imprudence : « La juste va fourrer le nez dans tes affaires. Faudra produire des livres. Le jeu n’en vaut pas la chandelle… » Vasselin justement s’amène en peinard, le melon sur l’oreille et le mégot au bec : « Foutez-moi le camp ! Foutez-moi le camp et plus vite que ça ! » A peine surpris, l’autre fait demi-tour et jette de loin sa vengeance prête : « En voilà des magnes pour un… » D’un bond, M. Cabirol lui saute à la guiche et le houspille : « Dis un peu voir, canaille, si tu veux que je te défonce ! » Vasselin se dégage et file ; mais sur la porte, prêt à la fuite, l’audace lui revient : « A chacun son tour, mon petit père, et je vous réserve à tous les deux un chien de ma chienne… » Quand il est parti, Mme Cabirol explique posément : - « Qu’est-ce qui prouve, mon gros chat, que c’était son coup d’essai ? » *
* * Mère Annette, en passant, entre au jardin faire un bout de causette avec M. Banse ; « Une fameuse idée tout de même que Mme Cabirol a eue de me proposer la chose. Qu’est-ce que je serais devenue, je vous demande un peu, avec mes malheureuses rentes de rien du tout ? Sans compter que tous les papiers de votre République, ça n’est pas déjà si solide. Depuis que le diabète m’a prise, j’étais bonne, tout juste, pour les petites soeurs des pauvres ; tandis que maintenant, me voilà du pain d’assuré, et j’en suis toute ragaillardie. Faudrait pas tout de même que M. Cabirol s’en aille me jouer le tour de me rendre mon petit magot, pour me faire endêver. Vous devez savoir ça, monsieur Banse, vous qui êtes dans les écritures ? » M. Banse, qui se sent complice d’un vol ignoble, sourit tristement : « Ça ne sera toujours pas de sitôt, madame Annette. » *
* * Dans le courrier qu’il vient de retirer à la poste d’Yvetot, M. Cabirol a trouvé une lettre anonyme :
Sur le coup de minuit, demain à
l’Escargot
Roule tes yeux d’idiot en boule de loto, Et tu seras, chéri, aisément convaincu Qu’en plus d’un sale coco, tu n’es qu’un sale co… (Parfaitement !) Il en rigole d’abord : la blague est bonne. - Il remet la lettre dans l’enveloppe, l’enveloppe dans son carnet, et s’en va rejoindre au café un client qui l’attend. Avec la vague conscience d’étourdir une pensée qui pourrait être gênante, il s’emplit de vermouth-cassis qui ne le saoulent point, mais qui lui font la tête un peu lourde. Il arrive au Roy d’Yvetot quand le déjeuner est fini, et il mange tout seul au bout d’une table d’hôte encombrée de vaisselle sale. En tirant son carnet de commissions, il retrouve la lettre oubliée, la relit : « Je donnerais tout de même bien deux pièces cent sous pour connaître le fils de garce… » - D’un point lourd, il écrase sa serviette sur la table et passe à l’estaminet boire son café. Si quelqu’un, à ce moment précis, entrait et lui proposait de faire la tournée à l’écarté, M. Cabirol allumerait sa pipe avec la lettre ; mais personne n’entre, et il fourre la lettre à vrac, dans la poche de son veston. Au moindre mouvement qu’il fait sur la banquette, il entend le bruit du papier froissé. Dans sa tête bourdonnante, la souffrance confuse de ne pas savoir de quoi il souffre, s’étire comme une fumée. A force pourtant de tourner sa cuillère dans sa tasse, il parvient enfin à penser à quelque chose : « Il faut que je trouve le nom de ce salaud ! » Avec la maladresse comique d’un homme qui, ayant perdu sa clef, fouille et refouille dans toutes ses poches, M. Cabirol fouille dans sa mémoire. Il essaie des noms, les brouille, s’embrouille et rallonge d’un fil-en-six son café refroidi. E tout d’un coup, alors qu’il est prêt à renoncer, la chose lui saute aux yeux, si claire, qu’elle le blesse comme une lumière au milieu de la nuit. M. Cabirol ne connaît point l’indécision : le premier train pour Rouen est à six heures, et il le prendra. Jusqu’à six heures, il est tout entier à ses affaires et visite de nouveaux clients. Il liche seulement un peu plus encore que de coutume et, de tout cela, il ne lui reste en arrivant à la gare que l’idée très nette et en somme agréable, que dans deux petites heures il écrasera d’un coup de poing la figure de Vasselin. - Mais Vasselin n’habite plus dans son garni de la rue aux Ours. Cousu de dettes, il a décampé sans laisser d’adresse. M. Cabirol en est abasourdi comme si d’un seul coup sa pensée s’emplissait d’un grand rien qui l’étourdit et l’accable. - Il rôde sur les quais, enfile le pont pour rentrer chez lui et s’arrête parce qu’il ne peut trouver d’autre raison pour expliquer à sa femme son retour idiot que de ressasser : « Figure-toi, ma petite, que j’ai raté mon train ! » - Il revient sur ses pas, remonte la rue Jeanne-d’Arc, traverse les boulevards, et tout au haut de la côte de Neufchâtel se perd dans la campagne noire. - Moulu de fatigue, il rentre en ville par le Champ des Oiseaux, à l’heure où les dernières devantures s’éteignent en grinçant. Et, sans arrêt, à la queue leu leu, les mêmes mots tourniquent dans sa caboche comme les chevaux de bois de la Saint-Romain : « Figure-toi, ma petite, que j’ai raté mon train ! » Par instants, il s’aperçoit, sans en être tout à fait sûr, qu’il est transi de froid et qu’il crève de faim. A onze heures, le col du pardessus relevé, il fait les cent pas dans la rue des Charrettes devant la porte de l’Escargot. Dans le petit café du rez-de-chaussée, des cochers assoupis, le chapeau sur la nuque et le nez dans leur tasse, attendent la sortie du théâtre. Les fenêtres des trois salons du premier barbouillent de lumière jaune la nuit de la rue. Chaque fois que M. Cabirol passe et repasse devant l’entrée du couloir étroit, de vieux souvenirs cocasses et lamentables lui reviennent : des noms, des figures de femmes avec qui l’on bambochait jusqu’à des quatre heures du matin. Comme toutes se fichaient de lui ! Comme la grande Anna se payait sa fiole quand elle lui faisait faire, à quatre pattes, le tour des tables, avec un bock en équilibre entre les deux épaules. La neige maigre et triste volète autour des becs de gaz et fond sur les pavés. Une grosse blonde, un peu saoule, raccroche M. Cabirol : « J’ai comme idée que je t’ai rencontré ailleurs qu’à l’église. C’est pas toi qu’on appelait le gros Cabistraque ? Tu ne me remets pas ? La môme Anna qui avait un trou sous le nez et qui faisait rigoler tout le monde. Il a plu sur notre étalage depuis ce temps-là. Monsieur ne veut pas monter ? Monsieur s’est acheté une conduite ? T’as tort, Victor ! une tournée de riquiqui et un coup de plumard par-dessus, c’est tout le bonheur du monde. Allonge-moi toujours vingt ronds que je m’envoie quelque chose de tiède. » M. Cabirol lui met dans la main une pièce de cent sous et se dégage mollement. Et pendant que la grosse Anna s’éloigne d’un pas vieilli, il sent monter en lui le regret de l’impossible passé : les jours poussaient les jours ; on vivait sans souci et sans amour, pire que tout souci. Avec un coup de bombe le dimanche, on était heureux pour la semaine… Il recommence à arpenter le trottoir, et ne sait même plus ce qu’il attend. Tout se fond dans une sensation, à peine douloureuse de froid et d’ennui. Un des garçons de salle du premier descend fumer une cigarette devant la porte et M. Cabirol le reconnaît : « Toi non plus, mon vieux Jules, tu ne rajeunis pas ! Laisse-moi tout de même te payer un demi. » Mais Jules, qui cache mal une surprise inquiète, barre l’entrée du couloir : « En bas si vous voulez ; le gérant n’aime pas qu’on boive au salon avec les clients. » Son bock avalé, Jules a hâte de remonter : « A la revoyure, monsieur Cabirol ! » Mais comme il se lève, l’autre de sa lourde patte le rassied sur la banquette : « C’est pas tout ça, mais faut me lâcher le paquet ! Parce que le tonnerre de Dieu s’en mêlerait, ce qui est à faire, sera fait. Qu’est-ce qu’il y a là-haut ? » - Jules s’empêtre dans de louches bafouillages : « Pas grand’chose de propre, pour dire ! La grosse Anna qui ne fait plus ses frais, et une douzaine de nouvelles qui ne valent pas les anciennes. » - « Et c’est tout ? C’est bien tout ? » - « Vrai, comme je vous le dis, monsieur Cabirol ! » M. Cabirol le dévisage doucement, avec un pauvre air de chien battu : « C’est des blagues que tu me contes, et peut-être bien qu’au fond, tu as raison de faire comme les autres et de me prendre pour une bonne poire. Mais si tu n’as jamais vu un homme foutu, tu n’as qu’à me regarder. Tu pourras lui dire ça de ma part, mon vieux Jules ! » Des filles en sortant le bousculent et ricanent. Des couples qui se bécotent, s’éloignent dans la nuit. Sans courage pour entrer ni s’en aller, et les pieds las de son éternelle navette, M. Cabirol regarde à travers la neige plus épaisse, des ombres molles passer sur les carreaux brouillés. Mais, vers deux heures, comme les fenêtres commencent à s’éteindre, il se décide brusquement et grimpe l’escalier d’une haleine. Haletant et les poings en avant, il traverse les deux premières pièces vides où le gaz brûle en veilleuse. Au fond du troisième salon, Jules dort sur une chaise et la grosse Anna ronfle, affalée en travers d’une table. Derrière la caisse, M. Cabirol reconnaît la porte étroite de l’office, - et il se met à rire tout seul, d’un long rire bête et douloureux, à la pensée que sa femme, prévenue, a filé par là : - la farce est bien jouée. Toute sa rage de vengeance tombe du coup. Dans ce salon où l’ancienne le faisait virer comme un tonton, il lui paraît à présent naturel qu’une autre se soit, une fois de plus, fichue de lui. Il est engourdi, comme après une souffrance trop forte, quand la crise est passée et qu’il ne reste plus qu’une espèce d’anéantissement très doux : « Donne-moi un bock, mon vieux Jules ; un bien tiré comme autrefois. Tu en apporteras un aussi pour l’ancienne et un pour toi. » La grosse Anna s’éveille lourdement avec cette demi-conscience des noceuses dont l’ivresse n’est jamais tout à fait complète. « Tu tombes à pic pour régler mes soucoupes et, si la chose t’en dit encore, tu n’auras qu’à te payer sur la bête. » Mollasse et douce, elle se rencogne au dossier de cuir, appuie la tête de M. Cabirol sur sa poitrine tiède et bavache de lentes consolations : « T’as pas honte, mon pauvre vieux, de te mettre dans des états pareils, maintenant que te voilà moitié sel, moitié poivre ! » Puis avec cette sympathie maladroite des imbéciles, avec aussi ce vague dépit des malchanceuses, elle lâche la bonde à de troubles rancunes : « Du haut en bas, c’est pourriture et compagnie. Il y a les malins qui se la coulent douce et les nique-douilles comme nous, qui paient les pots cassés. Quand on est venu au monde avec la guigne, on crève avec. » Tout s’en va ; tout fond et tout s’oublie ; la haine et l’amour, et le regret du passé et la peur de l’avenir. Jules éteint encore un bec de gaz et, résigné, sûr du large pourboire, s’allonge sur deux chaises comme un soldat au corps de garde. La neige cotonneuse étouffe les derniers bruits de la rue ; et dans la molle odeur de fille et de cigare éteint, M. Cabirol, engourdi de fatigue, roule à son tour dans l’hébétude des lourds sommeils de brutes. *
* * Il reste maintenant des semaines entières à la maison et tient sa femme enfermée. De temps en temps, on entend du magasin le fracas d’horribles scènes : à pleines fenêtres ouvertes, la voix terrible lâche des bordées d’injures. - D’autre fois, il descend tard, avec la figure en bouillie et les yeux morts d’un homme qui, sachant que tout va bientôt crouler, s’emplit à la hâte de sales plaisirs. A l’approche de l’inventaire, il tournique dans le bureau et pose enfin au comptable la question qui le harcèle : « Combien avons-nous fait cette année ? » - « Un peu moins de soixante mille au lieu de cent l’année dernière. » M. Cabirol tripote sur son ventre sa chaîne de montre, et lâche la chose d’un jet, comme pour s’en délivrer d’un seul coup : « Ecoutez-moi bien, monsieur Banse. Si jamais j’avoue à Corbin que l’affaire pique du nez dans la moutarde, il va me chercher des poux dans la tête et il faudra lui recracher ses trente mille balles. Tirer la langue et serrer d’un cran la ceinture, ça m’est égal ; mais tant que je tiendrai debout sur mes guiboles, je ne veux pas qu’on me crache au nez que j’ai mangé la grenouille et que je suis un failli. Vous allez me refaire votre inventaire et tâcher de trouver un peu plus de marchandises en magasin. Arrangez-vous comme vous voudrez pour que ça fasse seize mille de boni. Corbin touchera sa part comme si de rien n’était ; et si un billet de cinq cents francs vous dit quelque chose, vous n’aurez qu’à me faire signe. Vous ne serez pas le premier à vous tromper dans une addition : ça se fait tous les jours. » Plus blanc qu’un linge et tout raidi de révolte, M. Banse, d’une main qui tremble, ferme son livre d’inventaire : « On m’a offert mieux que cela pour vous lâcher en plan. Il ne fallait que vous chiper votre clientèle et vous aider à faire la culbute. Ça aussi, monsieur Cabirol, ça se fait tous les jours ; mais j’aimerais mieux mourir que de manger de ce pain-là. N’en parlons plus. Quand vous m’avez demandé de tirer sur Martel des traites de complaisance, je l’ai fait, et je ne vous ai pas dit combien de fois j’avais trouvé le soir ma soupe amère. Mais tout à une fin, et j’ai bu plus de honte que je m’en croyais capable. - Aujourd’hui, vous me proposez de frauder un inventaire, et vous savez, comme moi, que ça s’appelle un vol ! » M. Banse, effrayé lui-même du mot épouvantable qui vient de lui échapper, s’attend à voir se lever le poing de M. Cabirol ; mais M. Cabirol tapote la vitre du bout des doigts et regarde l’eau du fleuve se briser sur l’avant arrondi des chalands. Puis il tourne lentement un pauvre visage résigné de vaincu : « Autant que je vous dise la chose à la bonne franquette, monsieur Banse : j’en ai ma claque et je ne vaux plus un clou. C’est rigolo, n’est-ce pas ? On galope à toute allure à croire que rien ne pourrait vous arrêter ; et puis un beau matin, on s’étale dans la boue, les quatre fers en l’air, vieux carcan fourbu qui n’attend plus que le coup de grâce. J’ai marché droit le plus longtemps que j’ai pu et j’aurais mieux aimé être écrabouillé comme un crapaud sous la roue que de faire tort d’un sou à qui que ce soit. Mais aujourd’hui, c’est fini : le goût m’en est passé. Si j’étais tout seul, je vous jure que ça ne traînerait pas : un plongeon par la fenêtre et bonsoir la compagnie ! mais je ne suis pas seul, et tel que vous me voyez, avec ma trogne d’ivrogne et ma tignasse grise, j’ai cette femelle-là dans la peau comme au premier jour. » Il allume sa pipe et la fumée, âcre comme un regret, emplit toute la pièce. - « Ça n’est pas bien brillant tout ce que je vous conte-là : c’est l’histoire d’une gueuse et d’un pauvre diable de Jean-Jean qui n’a guère eu de chance. C’est plus dur aussi qu’on ne croit de devenir une fripouille quand on a vécu toute sa vie en honnête homme. Allez-vous-en, monsieur Banse ! Quand on a le nez sale, on n’aime pas beaucoup que les gens propres vous regardent en face. Je trouverai bien une crapule pour me frauder mon inventaire, et quand j’aurai bu le bouillon jusqu’au fond de la tasse, vous pourrez dire si je me suis débattu pour rester les mains nettes. Vaut mieux que vous ne voyez pas la fin de tout cela, qui ne sera pas belle. Allez-vous-en, monsieur Banse ! » Et le gros homme, effondré sur la table, la tête entre les mains, sanglote comme un enfant. *
* * Dans la cuisine, M. Banse, silencieux, émiette son pain dans son café au lait, pendant que sa femme s’empresse avec une fierté maternelle autour de l’aîné des deux garçons qui passe, ce matin, son examen des bourses au lycée : « Mange, mon Pierre, pour être solide tout à l’heure. C’est le jour de payer d’un coup, à ton père, tout ce qu’il a passé de bouts de nuits pour faire de toi un homme. » Mais Pierre, la bouche pleine, moitié riant, moitié sérieux, la rassure : « On a pris ses petites précautions, maman ! J’ai les dates d’histoire sur mes manchettes et des résumés dans toutes mes poches. » Alors, M. Banse, tout en repliant sa serviette, parle gravement, d’une voix sévère et douce : « Laisse-là tes papiers, mon Pierre. Toutes les réussites du monde ne pèsent pas lourd contre le souvenir d’une vilaine action. Joue ta carte sans tricher et reviens tantôt la tête haute. Tu es trop brave et trop honnête pour me refuser cette fierté-là. » Il embrasse sa femme et ses enfants, et s’en va comme tous les matins ; mais ce matin-là, il traverse plus lentement le jardin fleuri. Les volets de la chambre luisent frais dans la lumière neuve ; les roses blanches vêtent la tonnelle. *
* * M. Brisemontier, entrepreneur de maçonnerie, gratte sa tête à poil ras et tournique entre ses doigts sa casquette poudrée de plâtre. « J’ai réfléchi, monsieur Banse, à notre petite affaire. Vous m’avez versé six mille francs d’acomptes sur votre maison et il vous en reste quatre mille à me payer pour que nous soyons quitte. Vous parlez maintenant de me revendre la bâtisse, et entre petites gens comme nous, sauf votre respect, on sait ce que parler veut dire. Il n’y a pas que des crapules sur la terre et si je gagne ma vie à présent j’ai connu comme tout un chacun de fichus quarts d’heure. Mais je n’ai point encore appris à profiter de la misère du monde. Si c’est du temps qu’il vous faut, je vous ferai crédit, sans vous demander un centime d’intérêt… » La ronde pitié du bonhomme bouleverse M. Banse. - Dans l’étroite allée bordée d’oeillets, il marche sans répondre, à côté de Brisemontier dont l’âme simple a le respect des douloureux silences. L’ombre nette de la maison est posée comme une chose réelle sur le carré de choux et la planche de fraisiers. Il n’y a point dans le jardin un pouce de terre sur lequel M. Banse n’ait peiné ; il n’y a point, depuis dix ans, une journée de sa vie où il n’ait songé à l’heure douce du premier repos dans la maison payée. Les deux hommes sont arrivés à la barrière sur la sente, et M. Banse secoue les vains regrets comme une rêve inutile : « Vous êtes un brave homme, monsieur Brisemontier, et si j’avais le droit d’expliquer tout, je sais bien que vous m’approuveriez. Ce n’est point de temps que j’ai besoin, mais d’argent liquide. Pouvez-vous me racheter l’immeuble, six mille francs versés comptant ? » Trois jours après, quand il a signé chez le notaire, l’acte de vente, la main de M. Banse tremblait un peu et il a fallu qu’il s’y reprenne à deux fois pour achever son paraphe. Mère Annette, en bonnet blanc, traverse le magasin d’un trot de souris et se faufile dans le bureau : « Qu’est-ce que vous me voulez donc, de si bon matin, monsieur Banse ? Faut que ce soit quelque chose de conséquent pour que vous m’ayez écrit d’apporter mon reçu. » - « Asseyez-vous, madame Annette, et suivez-moi cinq minutes, avec attention. » La voix de M. Banse est si mal assurée que mère Annette, toute interdite, se met à trembler comme font les petites vieilles qui sentent le malheur rôder autour d’elles. Mais M. Banse, qui s’est repris, va jusqu’au bout, sans broncher : « Vous n’êtes pas plus riche qu’il ne faut, madame Annette, et si vous veniez à perdre ce que vous avez prêté, vous seriez dans de vilains draps. En plaçant vos six mille francs à fonds perdu, vous pouvez vous faire de quoi finir à l’abri du besoin. Ramassez votre argent pendant qu’il est temps encore, et rendez-moi votre reçu. » Il compte les billets sous son pouce mouillé, d’un geste machinal de caissier. Il en a tant et tant manié qui n’étaient point à lui, que sa femme quelquefois le plaisantait, sur tout cet argent qui lui filait entre les doigts. Mais chacun des billets qui maintenant tombent sur la table est lourd de souvenirs et d’espérances mortes : les deux petits dormant dans leurs lits étroits ; Mme Banse qui coud sous la lampe ; le bouquet planté à la maîtresse poutre ; la première pêche cueillie dans le jardin, tout le passé triste et joyeux ; tout l’avenir plein de l’incertitude des lendemains, et l’humiliation de redevenir un pauvre. - « Comptez vous-même, madame Annette. » Mère Annette ramasse les billets comme à regret : « Ça me fait trop deuil, tout de même, que monsieur Cabirol n’ait pas voulu garder mes sous ! » Un remorqueur siffle au tournant d’Eauplet. Le soleil de juin dévale la côte Sainte-Catherine, coule sur le fleuve, et remplit le bureau de tiède clarté. Et devant le sacrifice nécessaire, librement consenti au nom d’une Loi plus haute que toutes les lois, M. Banse, prêt à pleurer, redresse la tête - et boit jusqu’à la lie l’orgueil amer d’avoir fait sans faiblir un peu plus que son devoir. *
* * Il range ses livres, arrache la page de l’éphéméride, et roule en un paquet bien propre tout ce qui est à lui : son vieux veston, ses manches de lustrine, et le porte-plume fait à sa main. Puis quand il a, pour la dernière fois, regardé toutes les pauvres choses au milieu desquelles il a, sans profit, usé quinze ans de forces et d’espoirs, M. Banse, pour couper court à tout attendrissement, transforme sa douleur en colère. Il traverse le magasin et entre dans la salle à manger, avec la volonté irritée de cingler au moins de quelque politesse brutale la lâcheté de M. Cabirol : « Voilà la clef de la caisse. Mes comptes sont en règle. Si vous voulez vérifier. » Mais M. Cabirol fait non de la tête. Comme les pauvres diables, brouillés avec les mots et qui mettent dans un geste banal toute la bonté de leur âme frustre, il atteint deux verres sur le buffet et les remplit sans hâte : « Il ne sera pas dit que nous nous serons quittés comme deux ennemis ! Demain comme demain ; mais j’ai encore les mains assez propres pour que vous puissiez trinquer avec moi. A votre santé, monsieur Banse ! » Au moment où leurs verres se touchent, Mme Cabirol, aimable et parfumée, descend de sa chambre. Comme aucun des deux hommes ne tourne les yeux, elle se verse une larme de madère et s’approche en souriant. Mais M. Cabirol fait, d’un coup de poing de brute, sauter le verre qui se brise : « A bas les pattes et fous-moi le camp ! » Il referme brutalement la porte, reprend son verre dans sa large main qui tremble et le choque contre celui de M. Banse d’un geste si rude que la moitié du vin se répand sur la table : « A la santé de votre femme et de vos deux gamins, monsieur Banse ! » *
* * Le chant des marteaux écrasant les rivets, remplit toute l’île. M. Banse monte la rue Centrale, comme il l’a montée des milliers de fois, de son pas long et ferme d’homme toujours pressé. Mais en passant devant les Bains, ses jambes tout à coup mollissent et la tête lui tourne. Par crainte de tomber dans la rue, il entre « Aux Mariniers » et s’affale sur la banquette. Le débit, à cette heure, est vide. Un petit homme gras, tout en poils rouges, qui édifiait sur le comptoir une tour branlante de dominos, s’inquiète et passe sur le marbre un coup de torchon méfiant. Il n’aime pas les ivrognes qui, pour un oui, pour un non, font des saletés et vous restent sur les bras. - « Vous n’êtes pas malade au moins ? Parce que ça ne serait pas des choses à faire… » Les vêtements propres de M. Banse le rassurent un peu : « Ça vient de l’estomac. Faut prendre une demi-tasse avec un peu de vieille. » - Il crache dans la sciure qu’il étale d’un coup de savate et s’en va à la cuisine, mettre le café sur le gaz. M. Banse est seul. Le roulement lointain des tramways sur le pont, l’étourdit d’un bourdonnement confus. Sa tête est lourde comme au matin d’une nuit de fièvre, dans la demi-conscience du réveil prochain. Le petit homme gras déboule sur ses courtes pattes et verse le café fumant : « Rhum ou calvados ? » - « Donnez-moi plutôt un bon fil en quatre. » - Pour retarder le moment affreux de retrouver face à face sa douleur engourdie, M. Banse accroche son chapeau à la patère, fait craquer ses doigts maigres, et propose au patron de faire la tournée à l’écarté : - « A votre service, dit le petit bonhomme gras, - et à vous la coupe. » Il se hisse en soufflant, au haut du tabouret, et du premier coup, pour tâter l’adversaire, refuse des cartes et sans un atout, joue d’autorité. Puis résigné, il fait quatre plis et marque le point, sûr de gagner contre une ganache qui, le roi en main, oublie de le déclarer. Mais brusquement, la douleur réveillée se rue d’un bond sur M. Banse et le tient écrasé sous elle, sans force et sans souffle. Ses yeux s’emplissent d’une telle détresse, que le patron, à nouveau s’inquiète : « C’est l’étourdition qui revient. M’est avis que vous feriez mieux de rentrer chez vous. » Sous le coup de cette pitié intéressée, M. Banse se ressaisit. Il ne veut pas qu’on le plaigne ; il ne veut pas surtout se soupçonner lui-même de regretter ce qu’il a fait : « Ça va mieux maintenant : c’est fini. Payez-vous de mon verre et du vôtre. » - Au long des rues, où pendant quinze ans, il a passé six fois par jour, M. Banse s’en va vers la pauvreté nouvelle et le long sacrifice des recommencements - mais fier, et portant sans faiblir sur ses épaules maigres, le rude fardeau d’avoir voulu, au milieu de l’universelle goujaterie, demeurer au moins un simple honnête homme. Déjeuner
d’artistes
…Nous battons des mélodies à
faire danser les
ours - quand on voudrait attendrir les étoiles… (FLAUBERT.) C’ÉTAIT un long, un timide professeur de lettres un peu bègue et abondamment chahuté. Pendant ses explications, ses doigts nerveux tremblotaient et il avait d’inattendus déclenchements de mâchoire qui faisaient se tordre les gamins et sourire ses collègues à la dérobée. Ceux-ci avaient pour Sébillot un mélange de pitié méprisante et de considération, car sous les tics, les balbutiements de cet estropié se devinaient confusément des élans de coeur, un sens fébrile du beau, des laideurs ou des ironies humaines ; mais les mots attendris ou âpres qu’il avait sur la langue s’effaraient dans l’émotion ou se convulsaient au sortir de la gorge. De cette impuissance à s’exprimer, il gardait une tristesse, une conscience irritée ; aussi au milieu des autres se taisait-il, ou se contentait-il de banalités qui franchissaient plus aisément la barrière frémissante de ses dents. Les sots le croyaient sot. Le bruit pourtant courait au lycée qu’il écrivait des vers et des pages d’une beauté maladroite mais passionnée qui étonnaient. Il les lisait à de rares amis, avec une diction qui tout à coup devenue parfaite, prenait toutes les inflexions musicales d’une voix de femme ; ce qu’il n’arrivait pas à dire dans la prose quotidienne, il le traduisait en vers, comme ces bègues de vaudeville qui, las de bafouiller, chantent… *
* * Aux fins de trimestre, ces messieurs se réunissaient dans une brasserie du quai ; parfois, s’amusant de sa timidité maladive, ils l’entraînaient par le bras à la nuit tombante : « Allons, voyons, Sébillot ! », et le conduisaient clandestinement au grand 9 de la rue de l’Arsenal. Devant la grosse Maïa, bouffie de paresse et de vice, on le forçait à faire une déclaration d’amour en vers :
Je boirai
longuement à tes mamelles douces
Tel qu’un enfant avide et de désir pâli, Le vin puissant du rêve et le lait de l’oubli… La grosse Maïa, d’une claque vous faisait sauter ses nichons et secouée de joie bête, roulait lourdement sur les banquettes pourpres et rebondissantes. *
* * C’est lors d’une de ces orgies mélancoliques qu’il avait, au café, fait la rencontre de Mercadier, l’instituteur, une espèce d’énergumène craint et détesté à l’Inspection académique. L’Echo de Cherbourg avait conté, dans ses « bonhommades » quand la mairie avait en 1908 offert un banquet au ministre Padirac, qu’au coup du champagne, voilà mon Mercadier éméché qui brusquement avait bondi sur une desserte, dans le silence inquiet jeté un cri de « citoyens ! » et, en gesticulant, braillé des stances. Le ministre Padirac avait failli s’étrangler dans sa coupe. L’instituteur avait dans un coin attiré Sébillot avec des gestes protecteurs et mystérieux. Lui, Sébillot, était un incompris, mais lui, Mercadier, incompris aussi, le comprenait. Son âme soeur était venue fraterniser avec la sienne. Sébillot, méfiant et confiant, s’abandonnait pour se reprendre, flairant l’impitoyable bavard, gagné quand même par un besoin de confidence avec n’importe qui, Mercadier lui palpait les mains, écoutait religieusement ses propos bégayants, puis déversait le flot bourbeux de ses théories et de ses lectures, où traînaient de l’argot de voyou, des clichés prétentieux de manuel de littérature, des citations de Verlaine, de Shakespeare et d’Aristide Bruant. La face de ce gringalet était comme dévorée d’un mal inconnu : le génie, la syphilis ou l’impuissance ; son nez était pincé et pâle, ses yeux caves avaient des lueurs inquiètes de vieux phosphore, et ses dents, quand il ouvrait ses lèvres minces, apparaissaient transparentes, malades et toutes rongées. Il maintenait Sébillot sous son regard fumeux, lui passait son haleine d’eau de vaisselle sous le nez, l’étreignait affectueusement : « Comprenez-vous, murmurait-il, c’est la souffrance de l’âme : les âmes veulent parler et il faut qu’elles se taisent… » Au milieu de divagations, une parole subtile (peut-être une citation) : « Il faut se défier de l’homme qui n’a pas de musique au coeur. » Sébillot, remué, tremblotait devant lui, comme une branche de saule ; ces étincelles éparses rallumaient en sa mémoire des pensées chéries. N’est-ce pas de la bouche des fous que jaillissent parfois des paroles inattendues, révélatrices ? Autour de lui, tous ces gens bien universitaires causaient raisonnablement du tarif des leçons, du mauvais esprit des élèves, des parties de bécane à faire du côté de Valognes, de Saint-Sauveur-le-Vicomte où est né Barbey d’Aurevilly. Ce n’était point des sots ; leur savoir était bien classé comme dans des rayons de bibliothèque ; ils disaient des choses justes, mais ils ne savaient pas dire le mot affectueux qui fait tant de bien au coeur d’un pauvre homme. Et Mercadier développait sa poétique : « Ecrire pour les simples, pour le peuple : prends l’éloquence et tords-lui le cou. » Et Sébillot ému faisait oui, oui, de la tête et haletait : « Dire… c’est ça… comme… n’est-ce pas… on sent, simplement, n’est-ce pas, comme le coeur en nous parle… » - « Sortir ce qu’on a de dans le ventre, quoi ! la joie, le chagrin, la colère. Indignatio facit versus », et il fixa Sébillot pour voir l’effet de son latin. « Que la poésie sorte de nous… n’est-ce pas, comme des larmes », continuait Sébillot toujours dans son rêve.
- Elle
est discrète, elle est légère,
Un frisson d’eau sur de la mousse… susurra Mercadier en traçant d’un index pensif des ruisselets de sirop sur le marbre poissé. - « Maître, fit-il, en soulevant vers lui ses yeux caverneux, je lisais hier encore presque à genoux ces vers de vous : « A mon rêve inexprimé. » Ça, c’est chouette ! J’ai exprimé moi aussi la même idée dans une ode que je vous lirais bien… seulement j’ai pas ici mes cahiers… » Ces messieurs sortaient du café ; on se pressait autour de M. Dessignol, le professeur de première, qui contait à mi-voix, d’après Rabelais, pourquoi les lieues sont plus courtes en Ile-de-France qu’en Bretagne, et l’on riait à rires gaillards, étouffés. Mercadier se retourna, du mépris dans l’oeil : « Des âme de boue ! » prononça-t-il. - « Voici le carrefour, Maître, nous allons nous séparer. Mais octroyez-moi un grand, un vrai plaisir : demain jeudi, venez déjeuner chez nous, au Val-de-Saire, passé l’hôpital. Heurtez à l’huis, et l’on vous ouvrira. - A la bonne franquette, à l’artiste, s’pas, mais l’hospitalité écossaise. » Sébillot, bafouillant, déclinait l’invitation : Il avait des copies à corriger… - « Voyons, je vous le demande en grâce, honorez ma modeste demeure. Ma femme est souffrante, phlébite à la jambe. Je me charge du boulot, des agapes, je veux dire. On récitera des vers, on fera de la musique, on devisera. Je vous lirai ce que j’ai fait, puisque, là-bas, j’ai mes cahiers. C’est entendu, topez là, à demain. » Sébillot oscillait sur ses longues jambes comme un arbre au vent. Il voulait dire non, il dit oui, par faiblesse. Et l’autre s’éloigna, sautillant, menu dans sa jaquette luisante, avec des gestes obséquieux d’adieu, de revoir : « Maître… cher maître », et disparut au coin de la rue de la Fontaine. *
* * Sébillot logeait place de l’Hôtel-de-Ville devant la statue équestre de Napoléon qui domine impérieusement toute l’étendue de la rade : logis des plus humbles, car les charges de famille, sa mère et ses deux soeurs, réduisaient à peu de chose son traitement déjà maigre. Son méchant garni avait un plafond bas et des papiers jaunes, mais il s’ouvrait aux jours ensoleillés, radieusement, sur la largeur de la mer. Toute cette nappe d’un bleu laiteux, de soie pâle comme du Whistler, émeraudée ou violette comme un Monet, était une magie fastueuse et changeante pour ses yeux tristes. C’était son luxe et sa consolation de pauvre. Les nuits d’hiver, le noroit faisait trembler les croisées pourries, et les vagues avaient des appels, des éclaboussements et des bonds farouches qui le réveillaient fiévreux, avant l’aube, le bouleversaient et l’enivraient tout ensemble d’une délicieuse angoisse romantique : la voix du large berce de sa puissance victorieuse les impuissants et les vaincus. Sur sa table de bois noirci, des livres incohérents et beaux s’empilaient en désordre ; une lampe en verre bleu, achetée 2 fr. 50 au bazar, éclairait des éditions misérables ou magnifiques, les Ballades de Villon dépenaillées, les Evangiles de James Tissot, un Montaigne dans la collection à cinq sous, l’Enfer de Dante, illustré par Gustave Doré, des numéros salis du Mercure de France, Sagesse et le Jardin de l’Infante, somptueusement reliés. Aux murailles, de belles images ; Sébillot en rêvassant posait sur elles des regards de ferveur : le Roi Cophetua de Burne-Jones, aux genoux de la douce mendiante, le Pauvre Pêcheur de Puvis, des Maternités anxieuses de Carrière et surtout ce Chapiteau des baisers qu’il affectionnait, ayant, lui aussi, dans son socialisme d’utopie, édifié en rêve une maison de fraternité où les hommes plus aimants viendraient se dire des choses consolantes, échanger de belles visions d’art… Sébillot en rentrant s’assit tout d’une pièce dans un fauteuil ponceau, allongea ses grandes pattes de crabe, fatigué par le bagout de Mercadier, chaussa de vieilles savates et s’enfonça dans une méditation. Il se releva d’un bond, atteignit l’adversaire invisible d’une riposte vengeresse, puis s’arrêta net pour éclater d’un rire énorme qui secoua son long corps. Sa logeuse d’en bas, Mme Percepied, n’avait-elle pas raison de le traiter de grand maboulard ? Il se calma, rêva une seconde, prit une gaufrette dans une boîte en fer blanc, la goba, ouvrit Amori et Dolori Sacrum, lut un chapitre, nota sur un bout de papier deux vers, arpenta sa cage en grondant, haussa les épaules : « Ah ! la barbe ! », agita les bras en moulin à vent. « Bah ! j’irai quand même ! » soupira et finit par se coucher. *
* * Il faisait dès onze heures une chaleur à crever. Sébillot, déjà moite, s’acheminait dans la rue longue, pauvre et poudreuse. Il dépassa l’hôpital, longea des taudis, des maisons bossues, écrasées de lourdes pierres plates. Il cherchait l’école avec inquiétude. Un relent de salles puantes et d’enfance à vermine, l’arrêta : au fond de la cour, au deuxième, avait dit l’instituteur. La cour, par suite de réparations, était encombrée de plâtras et de dunes de plâtre : une poussière blanche saturait l’air brûlant, desséchait la gorge, vous poursuivait dans l’escalier ; les marches et la rampe en étaient saupoudrées. - Notre homme espérait s’être trompé, allait redescendre et s’enfuir, quand un appel joyeux tomba d’en haut : « Maître ! par ici ! » - Le coeur serré, il regrimpa. Il fut happé, soulevé par-dessous le bras et pénétra en se courbant dans une sorte de mansarde coloriée, surchauffée comme une serre et presque vide de meubles. Une femme, lymphatique et flasque, alanguie dans un fauteuil prolongé d’une chaise, lui sourit pâlement et s’excusa : « Madame Mercadier, présenta l’instituteur. Elle a mal aux pattes. » Et montrant les coloriages au mur comme plus dignes d’attention, il dit en s’inclinant : « Le Home décor peint par votre humble serviteur ». Sébillot sourit, une tristesse au coeur. - « Je vis dans une société future que j’ai faite belle : La fraternité de la pensée et du travail », fit Mercadier en désignant le panneau de droite : un honnête manouvrier, la ceinture rouge au ventre, en chemise de couleur, en pantalon de velours et en bottes, une truelle au poing gauche, tendait une droite loyale et vigoureuse à une manière de professeur à favoris et à lunettes, pontifiant en redingote noire au milieu des symboles de la science et des arts, du globe terrestre, du compas et de la lyre. « De l’autre côté, la salle à manger du peuple en 1920 ! » et d’un geste large, il montrait, autour d’une vaste table de bois blanc, démocratique, lacédémonienne et sans nappe, pêle-mêle, en veston, en bras de chemise, en blouse, s’empiffrant gravement et méthodiquement, maçons, instituteurs, artistes, laboureurs, médecins et ouvriers d’usine, tous frères, tous fraternisant à bouche pleine dans le réfectoire immense de la Maison du Peuple ! - « Il y en a d’autres, il y a qu’à ouvrir les châsses, mais le frichti m’appelle, Maître, - trente-six mille excuses… » et avec la souplesse de l’esthète qui passe d’un saut des hauteurs de l’art à l’humilité des tâches viles, il bondit dans la cuisine comme un singe. Des fumées de fritures rances et graillonnantes s’en exhalaient. Sébillot demeura en contemplation attristée devant des gravures d’illustrés rehaussées de pastel, des chromos et des cartes postales épinglées entre quatre punaises. Une voix languissante murmura : - « Il a trop de talent, il se fatigue. » Sébillot, pourpre de confusion, se retourna, balbutia des excuses ; il avait oublié Madame. Des paroles lasses et lentes coulaient de cette chair flasquement pâle. - « Alors, comme ça, vous apprenez aux enfants un petit peu de latin, et puis du français. Tout de même, c’est moins fatigant que le travail d’Eustache : lui, c’est tout, voyez-vous : l’histouère de France, le calcul, l’orthographe et la giographie… » Du fond de la cuisine, entre les graillonnements des fritures rances, la voix d’Eustache s’éleva : « Sans parler de mes cours de morale civique, de biologie et de solfège. On turbine, nous ; c’est pas comme ces messieurs les aristos des lycées qui n’en foutent pas une secousse. » Sébillot se tortillait dans l’atmosphère hostile : « Pardon, n’est-ce pas… » - « C’est pour vous asticoter, fit Mercadier, conciliant, apparaissant dans la fumée de la porte. Vous impatientez pas, je vous cuisine du nanan, un festin de Lucullus ; ah ! je suis un fin cordon-bleu, à mes heures, un type dans le genre Ragueneau, pâtissier-poète, s’pas Mélie ? » Et il s’éclipsa en murmurant quelque chose sur les tartelettes amandines. - « Depuis ma fausse couche, reprit en traînaillant la grande gnole, je suis comme ça, étendue ; alors c’est Eustache qui fait la popote ». - « On y va ! servez chaud ! » fit Mercadier d’un glapissement de garçon de café, une serviette sale sous le bras, un plat de crustacés épineux à la main. - Je vous en prie, pas de cérémonies avec moi, protesta Sébillot. - « Comme à Montmertre, à la papa. Pas besoin de nappe, à la manière des sales bergeois ! » - Sa femme lui lança un coup d’oeil. - « Oh, c’est point qu’on n’ait pas de linge. Tiens, en v’là une… non c’est un drap - les nappes sont au blanc, - je vais mettre deux torchons, ça fera le joint. - Aidez-moi un brin, Sébillot. Dans le placard, v’là des verres, la moutarde dans un coquetier, l’huile dans un godet ; on va faire de la rémoulade. - Tu sais pas, Mélie ? tout à l’heure la mère Jacquet rentrait de sa tournée, elle m’a laissé ces araignées-là, ses dernières. A table ! il fait faim ! » Il roula sa femme, fit des cérémonies pour offrir à Sébillot le second fauteuil défoncé, se cala lui-même sur un escabeau et déclara : « La séance est ouverte. » - « C’est ce qu’on appelle des araignées fraîches ; elles remuaient presque encore quand je les ai achetées. V’là la sauce et v’là le beurre. » Au fond d’une assiette malpropre, sur une couche de beurre soigneusement écrasé, il avait d’un doigt expert tracé pour l’agrémenter des guillochures et des ondes comme dans les restaurants chics. - « Qu’est-ce qui vous manque encore ?... demanda-t-il à Sébillot, embarrassé devant son crabe hérissé de poils et de pointes. Euréka ! cria-t-il, bougez pas ! » D’un bond il fut dans la cuisine et reparut, brandissant un fer à repasser : « Pan ! pan ! tenez, faut se dessaler ! » Et d’un grand coup il broya les pinces, défonça la carapace et fit gicler un liquide vaseux. Sébillot extirpait le blanc avec précaution et laissait le reste. - « Vous n’aimez pas la merde qu’est dedans ? Passez-moi ça, c’est le meilleur : hup ! » et il supa à même la carapace, allant chercher des matières brunes ou jaunâtres au fond, avec ses doigts. - « C’est délicieux ! » faisait Sébillot, s’épongeant avec angoisse dans l’atmosphère étouffante. - « Torchez vos assiettes, second service ! » annonça Mercadier : il jubilait, c’était pour lui une partie fine, comme aux temps regrettés de la vie de bohême, chez Momus, au vieux Quartier Latin. « Toi t’es Musette ! » cria-t-il à l’infirme qui chuchota à Sébillot : « C’est un grand enfant… » Un rôti de porc bien gras grésillait dans une assiette et des frites noircies dans un bol : « Nous les aimons bien rissolées, fit Mercadier, c’est plus croquant. - Mais vous mangez du bout des dents, dente superbo », reprit-il en perçant du regard Sébillot dont le coeur se levait devant un peloton de graisse. - « Au contraire, oh ! mais ! je vous assure, je dévore. » Et Mercadier, le menton huileux de nourriture, parla poésie : son dieu c’était Rostand, et il déclama, la fourchette en bataille, la tirade des « Cadets de Gascogne » - Mme Mercadier, les yeux alanguis de songe, disait adorer surtout dans la scène du balcon, la définition du baiser :
Un point
rose qu’on met sur l’ i du verbe aimer.
pendant que son mari galamment lui en collait un à pleine bouche grasse… Seulement fallait pas chiner le père Hugo - mais bouffez des frites, n… de… D… ! - le petit père Hugo. C’est vrai qu’il avait lâché quelques strophes que lui, Mercadier, n’aurait pas voulu signer - mais un bonhomme qui a dit : « C’est l’ange Liberté, c’est le géant Lumière ; » puis cette chose étonnante : « Mon père, ce héros au sourire si doux », vous direz tout ce que vous voudrez, c’est un bonhomme qui a du poil quelque part :
Donne-lui
tout de même à boire, dit mon père !
Ça c’est large, ça c’est magnanime. - Tenez, un coup de maître cidre, Sébillot, ça vaut toutes les Veuve Cliquot du monde. - Avez-vous lu les revues du mois ? » - Mon Dieu, j’ai parcouru la Revue de Paris », - « Non je veux dire l’Etoile du Cotentin. Il y a un sonnet de moi sur les pommiers en fleurs… Tenez, pendant que je fais le jus (à la mode du troupier, vous savez, comme aux manoeuvres, le bonnet de coton), jetez un coup d’oeil sur les périodiques où je collabore. - Attendez, un coup de cachemire. - Tenez, v’là le Bouais-Jan, v’là la Muse Cherbourgeoise, et v’là surtout la Chanson du Peuple, parce que moi… - Allons, prenez des croquignolles ! - « Je suis du peuple ainsi que mes amours » ; j’aime le peuple qui trime et qui souffre ; mon coeur, comprenez-vous, je voudrais le servir, tout saignant pour les malheureux… Une émotion soudaine fêla sa voix, lui rougit les paupières. Il aurait voulu vivre pendant la Révolution, en 89, en 93 même et verser son sang pour la cause sacrée au chant du Ça ira ! Mercadier se leva, l’oeil en feu. Oh ! il n’aurait pas flanché aux Jacobins, à la Montagne ; coiffé du bonnet rouge, il aurait crânement dénoncé les ennemis du peuple, les chafoins, les calotins, les vesse-la-peur de la Plaine et du Marais ; avec Danton il serait monté à la tribune pour proclamer : - « Ce qu’il faut au peuple, c’est du pain et des écoles ! » Et il aurait ajouté : « C’est de la bonté et c’est de l’amour ! » - « T’emballe pas, fit Mme Mercadier, va plutôt sercher le café. » Comme il saisit le sourire de Sébillot, Mercadier sur le seuil de la cuisine se retourna hautainement : « Vous épatez pas, je me monte le bourrichon, parce que, moi, je suis poète, je vis l’histoire, j’ai plus de coeur que vous autres ; je souffre, je pleure pour tous les êtres. Enfant, j’avais déjà le théâtre dans la peau ; oh ! je n’aurais pas voulu faire le paillasse sur les planches : la tragédie. Horace, comme Talma, le drame : Ruy-Blas, Hernani, comme Mounet. Parce que, je ne vous l’ai pas dit, j’ai écrit des pièces, moi. Tenez, je vas aller vous chercher des manuscrits. » Il rapporta le café et ses oeuvres. Il étala devant Sébillot des cahiers d’un sou, chipés à l’école, avec des couvertures historiques : Clovis à la bataille de Tolbiac, Jeanne Hachette au siège de Beauvais, les Rois fainéants dans leur chariot, Rollon, haussant, pour le baiser, le pied de Charles-le-Simple. Mercadier, par-dessus l’épaule de Sébillot, expliquait : - « Voyez-vous, ce qui manque à la France, c’est un poème épique, un grand : oh ! je sais bien, la Franciade, la Henriade. Tout ça, c’est du jus de chique. Eh bien, moi, petit instituteur, je veux doter le pays d’une large épopée : la Bourade ! » - « Pardon, la … ? » Les yeux de Sébillot commençaient à nager dans sa tête. - « Oui, la Bourade, le poème des Bours, des Boers, quoi, deux mille huit cents vers, mon vieux, - de Villebois-Mareuil, le héros français, - et on ne leur cingle pas les fesses, aux cochons d’English, non ! à la Juvénal, mon petit. Oh ! il reste à flanquer le dernier coup de pouce, l’affaire d’une heure de turbin, quoi, deux au plus… Un coup de rémoustillant, hein ? un larmot d’eau-de-vie de marc ? de fine champagne, alors ? c’est de la bonne, je la prends chez la mère Laprune, en face ! » Il lapait son café aux trois couleurs, et entre deux gorgées, il se passait sa langue pâle sur ses lèvres séchées, comme par un besoin de se les humecter. Un mal de tête fou cerclait le front de Sébillot ahuri. Mme Mercadier laissait traîner sur lui un regard méprisant et languide de femme d’artiste. - « Je débarbouille la vaiselle pendant que vous lisez ça. » - Il revint aussitôt, rejetant d’un coup de tête une mèche qui lui obscurcissait l’oeil ; il se planta à califourchon sur une chaise dépaillée, cracha dans ses mains en bon ouvrier qui va pétrir de bonne pâte, se racla la gorge pour se dérouiller la voix et demanda par politesse : - « Vous n’avez rien à me lire, Sébillot ? » - « Non. C’est-à-dire… » - « Ça ne fait rien, j’ai là le plus gros de mon oeuvre lyrique. - Vous, d’après ce que je vois, vous êtes un brin de l’ancienne école, Lamartine et Cie ; moi Richepin, c’est mon homme : le Poème des Gueux, mais plus large, mon petit, large comme ça (il ouvrait grand les bras), comme la mer ! » Hymne au travail, annonça-t-il. Il écrasa une glaire sous son talon et lança des alexandrins, le bras tendu :
Debout
les gars, debout les gueux, fous d’espérance,
Prenez la hache en main et prenez vos marteaux, Debout, pendant qu’au lit ronflent les aristos, Car c’est par le travail qu’on sauvera la France ! Et le poème se terminait par cet adage gravé au fronton de la cité future et que le poète martela du poing comme pour le graver au front de Sébillot :
Le
Travail est en somme
La loi de l’Homme ! Et il lisait toujours, faisant voler les feuilles ; c’était le faubourg moderne, la cité de fer - haletante du souffle des forges et des feux de l’enfer ; - il s’exaltait, la voix enivrée, les yeux prophétiques ; et les machines d’acier broyaient les os des hommes, déchiquetaient les pauvres gosses, et la nuit, des incendies brasillaient sur les plaines d’encre. Dans les galetas infâmes, des fantômes d’enfants et des spectres de femmes ; et la fièvre et la faim dévoraient des chairs pâles ; et les mères essuyant des larmes de sang, dans l’ombre regardaient de leurs yeux impuissants, des petiots effrayants secoués par la toux, qui voudraient jouer encore avec de beaux joujoux, et les râles les étouffaient et la Mort les marquait au front. Pleurez, hurlez, ô mères du peuple, vous levez le poing contre la cité d’orgueil, vous vous arrachez les cheveux dans votre angoisse immense, et vous criez : Po-Paul, Charlot, rien, rien… silence, silence… En berçant leurs berceaux, vous bercez des cercueils ! Et le poète, sur ce dernier vers, releva la tête ; elle était toute ruisselante de grandes larmes sincères et un sanglot de poète secoua ses épaules disloquées de pauvre type et il cacha sa face mince entre ses maigres doigts qui tremblaient… Sébillot le contemplait avec une grande pitié silencieuse… - Dire qu’on voudrait dire ! dire qu’on croit dire et qu’on ne dit rien ! O désespoirs des avortements douloureux, qui de nous, hélas, ne vous a pas connus ? Mme Mercadier, galvanisée, se souleva et elle attira son homme contre son coeur. « Tiens, t’es un type de génie ! » Elle était presque belle. « Oui, oui, tu as du génie ! » Et elle toisait Sébillot d’un air de bravade : « Seulement, veux-tu que je te dise, tu es trop modeste ! » - Oh, j’ai de l’étoffe, fit Mercadier en se redressant, j’en ait-y remporté aux jeux floraux par toute la France ! - Vingt-trois médailles ! » précisa orgueilleusement sa femme. Lui, se jeta sur un placard et « tenez, tenez, lauréat du concours de Nérac, 2e prix de stances à Cahors, 3e prix d’élégie à Béziers, tenez, tenez, la violette d’argent aux Muses Santones, et tenez, enfin, ma victoire, diplôme d’honneur et branche de laurier en vermeil à nos jeux floraux de Cherbourg ! » Et les genoux malheureux de Sébillot furent jonchés de toute cette gloire en écrins de pourpre, de ces trophées éclatants de bronze, d’argent et d’or… - « Il est trop modeste ! il n’occupe pas la position qu’il mérite ! reprit Mme Mercadier montée ; non, tu n’as pas le poste que tu mérites et que d’autres te volent ! Mais ton inspecteur est une gourde et ton directeur un salaud. Oui, c’est un salaud, cria-t-elle plus fort en apostrophant la fenêtre d’en face, pendant que son mari, inquiet, faisait de la main : - chut, chut… - « Oui, reprit celui-ci plus bas, ils en crèvent que je fasse de la littérature, et c’est pour ça qu’on me refuse les palmes. Ça les embête, ces ânes, que je sache du latin, parce que, vous savez, je ne suis pas un primaire, moi ! - mais l’avenir n’est pas perdu, marche Mélie, je potasse le professorat des Ecoles normales et l’on arrivera malgré eux et quand même. Et demain, c’est professeur, demain, c’est directeur ! demain peut-être, c’est Inspecteur général de l’Instruction publique ! et je vous emmielle tous ! » Et le chantre des souffrants, des mères affolées et des enfants morts leva le front d’un geste de défi. Puis rassénéré, il ajouta : « Il est trois heures, dis-donc, Mélie, si je vous faisais sauter une crêpe ou deux ? » Sébillot s’excusa : il admirait infiniment son beau talent, mais l’après-midi s’avançait… il avait des copies à corriger… Il se levait quand Mercadier se jeta sur lui, l’étreignit, le rassit de force : « Allons, restez, soyez gentil, na, na, vous êtes un frère… » - Il se faisait câlin, cajoleur, lui tapotait les omoplates : « Vous allez voir, si c’est à se pourlécher les badigoinces ! » Et retroussant ses manches de chemise, il sortit de scène, lestement, comme un acteur conscient d’avoir épaté son public. Le graillonnement rance recommença. L’atmosphère de la mansarde sous les toits brûlants de trois heures s’alourdissait, s’empuantissait encore. - « Hé ! là ! chaud, chaud ! les petits pains de gruau ! » On entendait l’artiste chanter dans la coulisse, et ça pétillait dans la poêle : « One, two, three, sautez, houp, et sautez, houp, et bouffez tout bouillant. » Il était là, une loque huileuse et brune entre le pouce et l’index. « Attrapez ! » Il lança et elle se plaqua sur la table devant Sébillot qui pensa vomir. Le professeur se trémoussait, se tortillait sur son fauteuil, s’étranglant, gémissant, malheureux, comme un chien à la chaîne. - « Mais, restez, n… de D… ! » criait Mercadier, et Sébillot retombait, désespéré, bégayant des choses vagues. - « Et maintenant, un peu de musique de chambre, fit l’artiste, s’essuyant les mains sales d’huile et de suie. Passons au salon ; qui m’aime me suive ! » *
* * Il roula le fauteuil de sa femme, puis vers un réduit sombre où luisaient vaguement des porte-bougies de piano, il entraîna mon Sébillot, qui tentait l’arrachement suprême : « Des compositions pour demain matin, je vous jure !... » - « Mais, foutez-nous la paix, pour une fois qu’on fait un peu d’art !... » Il se campa sur le tabouret, renvoya sa mèche rebelle, découvrit le clavier, solennellement, à la Pugno ; sur les touches jaunes comme des dents de fumeur traînait de la cendre de pipe… - « Dites donc, vous n’avez pas entendu la Marche des petits Citoyens ? Quand Padirac, le ministre, est venu avec la séquelle, on a fait gueuler ça à trois cents gosses au moins, qui défilaient bannières au vent, au pied de l’estrade d’honneur ; superbe ! et ça embêtait les curés. - En avant, paroles et musique d’Eustache Mercadier… la, la, la… et il entonna à tue-tête : Chantons sans fin le grand Ministre en choeur, Nous les p’tits gueux sortis de la laïque, Ornons son front si haut de couronnes de fleurs Comme il a couronné d’orgueil la République ! Et au refrain, sur ses lèvres gercées, errait le sourire des vengeances : C’est nous les pouilleux, nous les purotins Qui ferons plus tard les vrais citoyens ! (Bis). Mme Mercadier battait la mesure de sa pantoufle, mollement ; lui, de son chef où les cheveux rares s’envolaient. - « C’est pas fini, ça commence, et la valse qu’on joue au Casino tous les soirs, c’est du même : « Beaux couples enlacés. » Il ondulait, les yeux mi-clos, les doigts voltigeants, l’âme tourbillonnante… « Croyez-vous que c’est moelleux, c’est cochon comme du Massenet, pas vrai… - Autre genre, parce qu’avec moi c’est toute la lyre - non, mais écoutez-moi ça, c’est rien et c’est tout : le chant des Vagues, dans le genre Schumann : ça soupire sur la grève, les petites vagues de rêve… - C’est une berceuse - et murmure le zéphyr sur les eaux de saphir… Son coeur d’artiste s’enchantait sur l’azur des flots - et puis vers le large, ça s’enfle, hou, hou, les grandes lames, ça écume - son sourcil se fronce, son front se plisse, - des bouillonnements de notes remuées - des paquets de mer s’écroulant sur les récifs ! Maintenant c’est le soleil, tout s’apaise - son front se déplisse, le sourire, - et la caresse du zéphyr berce et soupire - l’enchantement recommence - sur la blonde grève et ça s’évanouit comme un rêve… C’est chic, hein ? » Puis, l’inspiré esquissa une phrase qui fit tourner la tête à l’autre, une phrase pas mal, lente, ténébreuse. « Ça, mon petit, c’est le prélude d’une page que je veux grande et qui s’appellera : Le mort vivant. » Il pivota sur le tabouret pour expliquer : « Avez-vous jamais approfondi ce thème : un homme en léthargie qui se réveille en sursaut dans son cercueil ? » - « Il y a, risqua Sébillot, quelque chose de ce genre dans Edgar Poë… » Mercadier, impatienté, coupa net : « Laissons-là Edgard Poë, il s’agit de conception musicale ; il s’agit, vous saisissez, de traduire ça sur le clavier, c’est formidable, shakespearien ! … La nuit, le grand silence sous la terre… Cela je l’ai trouvé » et il rejoua sa phrase lente… « Seulement faut rendre le cri du mec ressuscité, quelque chose dans ce jus-là », et il asséna un gnon sur le malheureux piano qui gémit. - Prends garde, Eustache ! fit sa femme inquiète. - T’occupe pas, laisse ta chemise sous toi, j’explique le schéma à Sébillot. Seulement, le raide c’est le coup de l’agonie, la bouche qui bave du sang, le corps qui gigote, les tibias qui cognent contre les planches. » Il s’empoignait la tête en travail dans ses mains… « Il faudrait des castagnettes comme dans la Danse macabre de Saint-Saens… » Sébillot renfonça un sourire, mais l’autre se redressa : « Ah ! tu ne la connais pas, toi, l’angoisse de la création ! Les grands, mon petit, ont de ces audaces, comme dans les opéras où la cantatrice étranglée ne pouvant plus chanter, rauque des râles… Eh bien, moi, j’ai besoin d’écrasements d’os. J’ai songé un instant à faire broyer une boîte, une boîte à cigares, par exemple, pendant que je jouerais, seulement faut en avoir, - pas pratique ; soudain, j’ai été traversé d’un éclair d’inspiration : c’est simple comme l’oeuf de Colomb, mais fallait y penser. » Alors il remua des choses funèbres de sa droite, tandis que de sa gauche, lentement, il tambourinait de grands coups sourds dans les flancs d’acajou du piano : « En plein dans le ventre, mon petit ! » - Cependant Sébillot, furtif, avait allongé la main doucement, doucement, saisi son chapeau, sa canne, saluait, se défilait derrière la porte… mais l’autre, tel qu’un chat, bondit sur lui, et comme il pensait échapper, le rattrapa par un pan de sa jaquette : « Sébillot, fit-il essoufflé et pâle, Sébillot, vous ne ferez pas ça, ça ne serait pas chic. - Vous entendrez au moins ma Symphonie rouge, comprenez-vous, c’est mon chef-d’oeuvre, c’est toute ma vie, quoi ! » - Il le ramena comme un prisonnier de guerre, claqua la porte et le rassit durement ; - « Ça, mon vieux, c’est de la musique futuriste, unanime, de la musique pour les masses, sortie du coeur populaire ; il commence à en avoir soupé, le peuple, des pastorales, des mamours au clair de lune ou autres histoires de fesses, plus ou moins musicales. C’est couru, c’est fini, c’est le passé, mais la Vie, les aspirations des Nations, les soulèvements des foules vers l’Avenir, qui les dira jamais symphoniquement ? » Sébillot écoutait, presque intéressé. Et la Symphonie rouge préluda solennelle, sombre comme le mystère de la destinée. Mercadier, les yeux fixes comme s’il fixait une insondable vision, commentait à mesure l’oeuvre où il avait suspendu toute son âme : Andante. - Soupirs d’un peuple qui étouffe dans les limbes, sanglots immenses, sombres rumeurs de révolte, assez souffrir, assez de vache enragée ! Du bon pain, un brin de beurre avec ! de quoi bouffer, quoi ! Cris des villes et des taudis, cris de la terre, des manants hâves des campagnes. - pomm, pomm, pomm, la rumeur monte comme la marée au Mont-Saint-Michel ; pam, pa, pam, les masses sont en marche ; pomm, po, po, pomm, c’est l’orage dans le ciel comme sur la terre, les éclairs passent en notes stridentes : do, ré, mi, fa, sol, ut ! Très wagnérien, s’pas ? Silence - une voix douce s’élève, mi, mi, ré, ré, do, do, - la voix d’une manière d’apôtre, de Christ populaire, comme dans Jehan Rictus, tu te souviens ? Ah ! comme t’es pâle ! ah ! comme t’es blanc ! Des notes longues et comme blanches précèdent l’apôtre qui vient aux foules lentement. Et lui, les enflamme pour la lutte sacrée, ta, ran, ta, tann ! et, entonnant des chants religieux comme le peuple russe, tu te rappelles ? - des milliers d’hommes s’avancent. Charges de cavalerie, sabre au clair ! et les dièses jaillissent, si, si, si, le sifflement des balles, boum, ba, la boum, le canon, - et les doigts du maestro galopent au triple galop jusqu’au bout du clavier, et vlan ! un coup de poing comme les grands virtuoses : c’est la mêlée révolutionnaire, et ce sont des roulements et des tripatouillages et des pataugeages dans les eaux troubles, des éboulements et des effondrements de gammes, et je tape et je cogne et je t’écrase et je t’assomme et les cordes résonnent comme des peaux de tambour ! Mercadier n’a plus un poil de sec, c’est le grand chambardement, le sang ruisselle dans les rues à torrents, l’univers se teint de rouge ! Tintamarre ! notes rouges. - Vois-tu les notes rouges ? - et dans les flammes le Christ se hausse, étreignant une noble vierge sauvée. Chant de triomphe, apothéose, plaquage d’un accord - forte larghetto ! De ses cinq doigts, Mercadier, en nage, repeigne sa crinière affolée. - Tu, tu, tu, le chant d’un oiseau dans un arbre après le carnage, - scherzo, amoureux murmure - et le sourire renaît sur les dents rongées. Amour ! le monde va ressusciter dans l’amour ! Leitmotiv d’amour. Le sauveur du peuple monte avec sa poule, la donzelle, sur la montagne, qui domine la mer. Mais la tourbe haineuse, les voyous se ruent à l’assaut de la falaise. - Huées de haine, leitmotiv de la haine ! L’oeil du maestro présage du fatal. Cri déchirant ! c’est l’aimée qu’on arrache éperdue des bras de son amant, pam, pa, pa, pamm, et qu’on traîne par les cheveux : « Adieu ! Adieu ! malédiction ! » Et la populace ingrate lacère le corps de son sauveur, en jette les quartiers sanglants à la mer - hurlante dans sa joie féroce, et la tête de l’apôtre - tandis que la tête du soleil sombre dans l’océan, - rebondit de roc en roc, en clamant : « Lâches ! » et va s’abîmer, pomm, po, pomm, aux profondeurs des flots, pour l’éternité !... Et le maître, épuisé, se couche sur le piano, les bras en croix, comme un crucifié, et son front s’abat et cogne les touches dans un bruit sourd, comme si, lui aussi, roulait mort… Et Mme Mercadier, d’une secousse électrique, se dressa, releva la tête, inspirée : « Mon Beethoven ! » Alors Sébillot, à pas de velours, s’est levé, a ouvert la porte, il s’est incliné, il a fait par politesse : « Sublime ! Génial ! » et le voilà qui détale et dégringole, quatre à quatre, les escaliers, comme s’il avait le feu au derrière ! - Un cri féroce : Canaille ! ou Crétin ! tombe des hauteurs et l’atteint comme une pierre, tout au bas, mais il file, délivré, se jette dans la rue ; une venelle est là devant lui, au bout c’est la rade bleu pâle ; il court vers la mer comme un homme qui a besoin de vomir se précipite vers une cuvette. Il atteint la grève enfin, étourdi, ébloui, les jambes rompues et se laisse choir sur les sables… *
* * Une grande paix dorée plane sur la mer, un grand souffle d’infini traverse le ciel, lui baigne les tempes comme un linge frais, met dans sa poitrine un rafraîchissement. Les yeux hagards errent sur ces largeurs miséricordieuses qui caressent comme des baisers vastes. - Des centaines de mouettes fleurissent d’une neige les eaux du soir ; le soleil couchant ouvre dans l’espace son éventail de rayons, allonge sur la plaine liquide une colonne d’or… Que tout cela est simple et pacifiant, mon Dieu ! que tout cela repose des sottises et des verbiages humains ! Il plonge ses mains fiévreuses dans le bon sable fuyant et frais comme de l’eau. Le soleil s’abîme là-bas, derrière la Hague, empourpré ; la mer s’évanouit : une sérénité surnaturelle tend par dessus tout du silence et de l’ombre sacrée. Et Sébillot promène ses regards de chien triste sur ces choses qui se taisent et font oublier les hommes impitoyables qui ne savent pas se taire, sur les espaces puissants qui consolent, miraculeusement, de leur impuissance les pauvres âmes. Il regarde tout ça, ce malheureux qui bégaie et se senti si seul au monde, il regarde tout ça qu’on ne peut pas, qu’on ne pourra jamais dire, et tout à coup, - ça lui vient comme une envie de ce qu’on sait… - il se couche à plat ventre sur le sable, et, la face dans les mains, se prend à pleurer silencieusement… |