GOUGET,
Louis
(1877-1915) : Pierre
Gringore : un poète du passé (1910).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (19.VII.2005) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 211) de l'édition donnée à Caen en 1926 par Jouan et Bigot dans le recueil Dans le Cinglais : nouvelles et légendes normandes avec des illustrations de Charles Léandre. Pierre
Gringore
UN POÈTE DU PASSÉ par
Louis Gouget,
~*~
Le poète Pierre Gringore ou Gringoire a eu deux bonnes
fortunes. La première, et elle est assez rare,
c’est d’avoir été
glorifié par deux illustres confrères, V. Hugo et
Th. de Banville, qui, en déformant un peu son nom et en
modifiant sa vraie physionomie, l’ont tout de même
rendu familier au grand public français ; la seconde,
c’est d’avoir été
réclamé à la fois par deux provinces,
et non des moindres : la Lorraine et la Normandie.Ce fut naguère une lutte quasi épique entre érudits normands et lorrains. Les limites qui nous sont assignées ne nous permettent point d’en rappeler les piquants détails. Résumons. Les Lorrains ont soutenu que notre poète était certainement de leur province, puisqu’il avait été, sous le vocable de Vaudémont, héraut d’armes du duc Antoine ; le duc, disaient-ils ne lui eût point accordé une si haute distinction, s’il n’eût été du pays. C’est ce qu’ont affirmé Chevrier dans son « Histoire de Lorraine » ; Don Calmet dans sa « Bibliothèque Lorraine » ; Henry Lepage dans ses « Etudes sur le Théâtre et sur Pierre Gringore ». L’argument, on le voit du premier coup, n’est point péremptoire ; il est indigne de ces excellents esprits de là-bas qui nous ont habitués à plus de solidité et de judiciaire. Il ne détruit en rien, le sérieux raisonnement de l’abbé de la Rue qui revendique Gringore, au profit des Normands. Dans son histoire des « Bardes, Jongleurs et Trouvères anglo-normands », s’appuyant sur des pièces d’archives, l’abbé de la Rue établit que les parents de Gringore avaient des propriétés à Caen et aux environs, qu’ils résidaient dans la région et que tout porte à croire que Gringore est Normand, peut-être même de Caen, où il serait né dans une maison située rue Vidion, actuellement rue Vauquelin. La thèse de l’abbé de la Rue, exacte en partie, va au-delà des prémisses. Gringore est Normand soit, mais est-il Caennais ? Le doute est permis, car rien n’autorise à conclure à une origine certaine. Aujourd’hui, après l’examen d’un savant érudit, M. Charles Oulmont, la question est tranchée, et il nous paraît qu’il faut décider que Pierre Gringore est originaire non pas de Caen, mais des environs, et pour préciser de Thury-Harcourt (1). M. Charles Oulmont a consulté les sources. C’est en l’occurrence de Chartrier de Harcourt qui se trouve aux Archives du Calvados, et il a démontré, d’abord, que les ancêtres de Gringore étaient dès longtemps établis à Thury, et que le poète se réclamait au début « des Folles Entreprises » de ses aïeux et aussi de leur seigneur Pierre de Ferrières, baron de Thury et de Dangu. Cette assertion méritait d’être contrôlée. Nous l’avons fait, et, avec beaucoup moins de mérite que le savant docteur ès-lettres, puisque la voie était tracée, nous sommes arrivés aux mêmes conclusions que lui. Il est certain, comme le dit M. Oulmont, qu’à partir de 1411 on trouve trace à Thury-Harcourt de la famille Gringore. Guillaume Thomas, Robert Gringore, passent tour à tour des contrats de vente, de constitution de rente, des baux pour des maisons sises rue aux Bières (la rue est toujours existante et porte le même nom) et aboutant aux halles. Les signataires aux contrats, outre les Gringore, se nomment Jean Martin, Jean Maiseret, Jean Nicolle et Denis Regnault, tous noms du terroir et encore en usage chez nous. Il est d’autre part rigoureusement exact que ces Gringore étaient des bourgeois de Thury, aisés et fort bien en cour auprès de la famille seigneuriale. L’un, c’est Robert Gringore, est auditeur et chargé d’examiner les compte-rendus par Guillaume de la Vallière, prêtre et receveur de la seigneurie de Thury. Il devient lieutenant et sénéchal, et, à ces titres, voyage un peu partout. L’autre, Guillaume Gringore, plaidait aux assises de Falaise les affaires du baron de Thury. L’illustre poète du XVe siècle, l’ami si précieux de Louis XII, qui est l’un des trois plus grands poètes du Moyen-Age, avec Villon et Chartier, d’ailleurs eux aussi Normands, est-il de la famille des Gringore, de Thruy-Harcourt ?? Incontestablement, car c’est lui qui le déclare. Il suffit de lire la dédicace des « Folles Entreprises » pour être édifié sur ce point. Voici les vers caractéristiques : Quand mon esprit fut lassé de penser A qui devais ce traité adresser, Lui fut avis que le devais bailler A un très noble et puissant chevalier, Par quoi tournai de façon et manières Vers le sieur Pierre de Ferrières, Puissant baron de Thury sans argu, Et regentant la seignerie Dangu Me retirer, lui présentant ce livre. Si on demande pourquoi c’est que lui livre, Répondre puis que mes prédécesseurs De sa maison ont été serviteurs, Lesquels je veux ensuivir si je puis Car son sujet et son serviteur suis. Il semble que les vers ci-dessus laissent fort peu de place à la discussion. Gringore avoue lui-même, sans ambages, que ses prédécesseurs ont été au service des Thury, puis, il ajoute, que lui-même est le serviteur et le sujet du baron de Ferrières ; ce sont là des termes formels, absolument clairs et qui impliquent entre nos seigneurs et le poète un lien fort étroit de dépendance et de vassalité. D’ailleurs, lorsqu’on part de ce point, la vie de Pierre Gringore et son oeuvre s’éclairent d’un jour tout nouveau. Il n’est plus surprenant qu’il ait été protégé des d’Estouteville qui étaient alliés des Thury, des d’Harcourt et même déjà des La Rochefoucauld. Laroque, historien de la maison d’Harcourt, nous confirme tout cela (Tome Ier, pages 571, 572 et 573). Nous y lisons notamment que Colard d’Estouteville fonde, le 6 juin 1489, un obit pour le repos de l’âme de sa femme, demoiselle de La Rochefoucauld et donne aux Carmes de Caen un manoir, sis rue Guilbert. M. d’Estouteville, épouse Marie d’Harcourt, dame de la Ferté-Imbaud, soeur aînée de Marguerite d’Harcourt, femme de Jean, baron de Ferrières et de Thury, etc. Par les Thury, Gringore entrait de plain pied chez les d’Harcourt, les d’Estouteville, les La Rochefoucauld. Il entrait aussi chez le Roi. Les d’Harcourt avaient en effet des alliances de sang royal par une Marguerite d’Harcourt, descendante du roi Saint-Louis. Une fois à Paris, auprès de Louis XII, Gringore se trouve en plein dans son élément ; bazochien de père en fils, du sommet de la toque au pan de la robe, il fréquente au Palais, y connaît les « Enfants Sans-Souci », tous plus ou moins élèves de procureurs et de tabellions, il joue avec eux des Soties et des Mystères, et son génie fait le reste. Il est curieux de noter qu’il n’oublie point ses anciens bienfaiteurs ; il est piquant de constater que le seul Mystère qu’il ait composé est précisément « le Mystère de M. Saint-Louis » : qu’il a dû faire autant pour Marguerite d’Harcourt que pour les membres de la Confrérie qui porte le nom de ce Saint. Comment maintenant est-il allé en Lorraine ? Comment a-t-il fini par y trouver une large prébende, par s’y fixer, par y mourir ? De la façon la plus naturelle. Le duc Antoine de Lorraine avait épousé une d’Harcourt, baronne de Tancarville ; cette nouvelle duchesse, qui prisait fort le théâtre, a sans doute tenu à avoir auprès d’elle un poète du pays natal. C’était plus qu’un bouquet de notre pays qu’elle s’offrait, c’était toutes les fleurs de l’esprit normand qu’elle transplantait sur le sol lorrain (2). De sorte, que non seulement Gringore est certainement originaire de Thury-Harcourt, mais il n’a jamais oublié son lieu d’origine ; il y est resté attaché jusqu’à la fin ; s’il a quitté Thury, c’est sous la bannière des d’Harcourt déjà glorieuse en ce temps ; idéalement il n’est jamais sorti de chez nous. Veut-on qu’accidentellement Gringore soit né à Caen, pendant un séjour momentané de sa famille dans cette cité. Rien n’est moins prouvé, mais concédons-le. Il n’en serait pas moins vrai que Gringore a ses racines profondes à Thury ; que dès longtemps sa famille y était établie ; qu’il y a, comme dirait Barrès : « Sa Terre et ses Morts », et qu’il est une fleur éclose à l’abri de nos pommiers. Au reste, il suffit de lire attentivement l’oeuvre de notre Gringore pour s’apercevoir qu’elle est comme imprégnée de l’esprit normand et même de cet esprit spécial au pays d’Hiémois, où il prit origine. L’esprit normand d’abord ; un fait digne de remarque, c’est que nos poètes normands ont tous, ou presque, été d’excellents, de fins, de profonds moralistes. Il est rare que chez nous on écrive pour le plaisir d’écrire : l’art pour l’art n’est point Normand. Mistral, contant l’histoire d’un troubadour, écrit : « Il vint, chanta et plut, cela lui suffit ». Cela n’est pas suffisant chez nous : le Normand, poète ou non, poursuit un but positif et utile ; il est pour les réalisations ; par essence notre race est conquérante : le poète ou l’orateur de chez nous, par la parole ou le chant, enseignent : enseigner est une façon de conquérir. Aucun des nôtres n’y a manqué. Taillefer ne se contente pas de chanter la Geste de Roland ; il la met en action, Basselin chante le vin, mais il le déguste avec grâce ; il chante la guerre de l’indépendance, mais il la fait et, selon toute probabilité meurt au champ d’honneur. Alain Chartier est un professeur d’énergie patriotique. Malherbe est un admirable maître de bon goût, de décence et sobriété. Corneille formule des maximes : ses tragédies sont, sinon des plaidoyers, tout au moins des leçons d’honneur, de dignité, d’héroïsme guerrier ou religieux. Nous n’avons point dérogé, et notre cher Harel se mépriserait sûrement s’il pouvait un instant penser que l’Herbager ou les Voix de la Glèbe sont uniquement de beaux morceaux de style, et s’il n’avait point conscience de jouer un utile rôle moral et social. Gringore n’échappe point à la règle ; il moralise, il ne fait même que cela, il a pris pour devise : « Raison partout, partout raison. », Seulement, il le fait d’une façon particulière ; son arme, c’est le rire ; il n’a point été bercé comme d’Aurevilly ou Beuve par le rythme grave des flots ; il n’a point, comme Orderic Vital ou Harel, entendu les voix profondes et mystiques de la Forêt ; il est de Thury-Harcourt. Ce que ses yeux ont d’abord contemplé ce sont nos côteaux, gracieux sans doute, mais légèrement moqueurs, et qui, dans le brouillard, ont quelque chose de l’hilarité traditionnelle des bossus ; il a les oreilles pleines du rythme fort joli, mais aigre doux, de l’Orne natale, et si je ne me trompe, il a tout à fait l’âme narquoise, quoi qu’au fond indulgente et sérieuse, des gens de chez nous ; lorsque, récemment, j’ai relu ses Farces et ses Soties, j’ai éprouvé comme une impression de souvenir : je me suis demandé où j’avais pu dans le passé entendre de pareilles facéties ; et plus je vais, plus je me figure que c’est à Thury-Harcourt même, à deux pas de la maison du poète, à l’heure appétissante des tripes dominicales. Car, pour bien comprendre Gringore, il faut être du cru, savoir rire même largement, mais s’arrêter à temps pour retirer de la joie éprouvée une utile leçon. La « Complainte du Trop-Tard Marié » est un chef-d’oeuvre de ce comique sui generis. Elle n’est point amère comme du Molière qui raffolait du vin aigre des tripots parisiens ; elle n’a point la mousse légère d’un conte de Lafontaine, ce Champenois ; elle est franche, droite en goût, à pleine bouche, avec tout au fond un petit goût de pépin que laisse seul le cidre de nos coteaux. En voici seulement quelques strophes : Je suis le trop tard marié ; Marié suis, loué soit Dieu ! ……………………………….. Si j’eusse su, l’honneur, le bien Qu’alors voi qu’est le mariage Plus tôt me fusse mis au lien, Plus tôt eusse enfants et lignage. ………………………………… Toutefois, quand bien je m’avise, Si je me fusse trop hâté, J’eusse failli cette entreprise, Car une autre eût ma femme été, Qui m’eût lancé et tempesté, Ou fait pis…. …………………………………. Quelle gloire avoir beaux enfants Légitimes, courtois et sages ! J’en ai trois qui n’ont pas cinq ans, La Dieu merci, mais les passages, Les déduits et les langages Qu’ils ont, me font vivre joyeux. Enfants sont passe-temps aux vieux. …………………………………… Mais il faut lire le morceau tout entier ; il y a là un mélange de comique, de bonhomie et de bons sens qui est délicieux ; puis, au fond, tout cela, quoique assez gaillard, est impeccable au point de vue moral. Je voudrais bien citer aussi le très joli dialogue de la Sotie où la Commune de Paris entre en scène, et à ceux qui lui demandent pourquoi elle se plaint, elle répond simplement : « Faute d’argent, c’est douleur sans pareille ». Mais tout cela serait trop long et il faut conclure. Somme toute, lorsqu’on sait la lire, toute l’oeuvre de Gringore porte bien le cachet de chez nous. Il raille, violemment même, mais il ne met point le comique là où il n’est pas, il sait qui et comment il doit attaquer ; il n’épargna point Jules II, mais le Dante non plus ne l’eut pas en odeur de sainteté, et, du reste, il convient de rappeler que Jules II était l’ennemi mortel de Louis XII, c’est-à-dire de la France, et que le sang de Gaston de Foix, ce jeune héros, venait de couler à Raveune ; par contre Gringore proteste toujours de son respect pour l’Eglise. L’Eglise point ne se fourvoie, Jamais, jamais, ne se dévoie, Elle est vertueuse de soi. Ceci est un trait de sagesse et de finesse hiémoise ; Molière ne l’eût point trouvé lui qui a bâti son « Tarfuffe », de telle sorte qu’on ne sait où porte sa satire, et que de grands esprits, comme Bourdaloue et Veuillot, ont pu s’y tromper. Ce n’est point seulement par la tournure d’esprit que Gringore est de chez nous. Ses phrases et ses mots sont bien du cru. Chez lui la diphtongue oi se prononce ai ; il dira mai pour moi. C’est ainsi que la forme oin, équivaut pour lui à ain. On dit encore chez nous du fain pour du foin, de l’avaine pour de l’avoine. C’est ainsi encore qu’il emploie la forme u pour la forme i au passé. Comme fait Dieu, il n’eût point sentu. Il dit ennuit pour aujourd’hui ; c’est ainsi qu’on parle dans le Cinglais ; vers Caen on dira plus volontiers annieu. Il faudrait lire en entier la thèse très documentée de M. Oulmont, à laquelle, au dire de l’auteur, ont contribué les savants archivistes du Calvados et notre éminent et regretté ami, M. E. Travers, pour se convaincre de la vérité de ce que nous avançons. Pour nous, tous les doutes sont levés. Gringore est originaire de Thury-Harcourt. Ce n’est point une petite gloire pour notre pays. Outre que Gringore fut un des grands poètes du Moyen-Age, ce fut un homme sage, honnête, éminemment utile à la patrie ; la préoccupation de la grandeur française l’a toujours hanté. Il est de lui ce vers sublime : Dieu laboure pour les Français. Or, lui contribua au « labour » de Dieu : sa plume narquoise, sarcastique et tout ensemble héroïque, combattit d’autre façon, mais non moins efficace que l’épée des Gaston de Foix, des Bayard. Soutenu par son intarissable humour, Louis XII eut quelque temps de beaux succès en Italie et ses succès préparaient le grand mouvement de la Renaissance. Gringore a donc, tout à la fois, noblement mérité des lettres, des beaux-arts et de l’âme française. La ville de Thury était déjà belle au XVe siècle, elle possédait, selon le Chartrier, de nombreuses rues : la rue du Vau d’Orne, la venelle Clauvette, la rue aux Bières, la rue du Château. Elle avait trois moulins, l’un à draps, l’autre à blés, le troisième à tan. Au XVIIIe siècle, elle fut la résidence des gouverneurs de Normandie, et le dernier gouverneur, Henri d’Harcourt, le fondateur de Cherbourg et l’émule des de Tourny, des Richelieu et des Blossac, y reçut Louis XVI. Dieu merci, elle n’a point déchu : il nous semble qu’elle mériterait, elle aussi, en accordant le moindre souvenir au grand poète qui l’illustre encore après cinq siècles. Nous répondra-t-elle comme la Commune de Paris : « Faute d’argent, c’est douleur sans pareille. » Nous lui dirons : N’ayez cure, prenez le bonnet de docteur de Gringore, large et profond, il servira fort bien d’aumônière ; les parisis et les livres tournois y pleuvront à l’envi, et vous n’en saurez plus que faire. Mais n’oubliez pas d’honorer vos grands morts : car ils sont la gloire d’une cité. Surtout lorsque, comme Gringore, ils manifestent, en leurs écrits, l’âme même de la Patrie. Notes : (1) Voir la thèse de M. Charles Oulmont et les récents articles de l’Echo de Paris de M. Ch. Foley, qui nous ont été signalés par notre confrère M. P. de Mallon, que nous remercions très vivement. (2) Gringore a-t-il étudié le droit à Caen. C’est fort possible. En tout cas, les Etudiants ne l’ont point oublié ; témoin la Conférence que fit en 1894 notre ami, A. Liégard, sur ce sujet : « Gringore est-il Normand ? » |