A mes
Concitoyens,
Cordial hommage,
Edmond GROULT.
Lisieux, le
4 Septembre 1893.
L’histoire est une résurrection.
MICHELET.
Si nous voulions nous représenter nos premiers ancêtres lexoviens, nous
les peindrions par une belle journée ensoleillée occupés à cueillir le
gui sacré. Un vieillard à longue barbe, vêtu d’une tunique blanche, en
couperait les tiges avec une faucille d’or.
Nous nous sentirions à l’aurore de la civilisation naissante. Un
progrès considérable se serait accompli pendant les longs siècles où
les premiers hommes, ne se distinguant que fort peu des autres animaux,
menaient une vie errante pleine de périls et de terreurs.
La scène se passerait sur le sol de la ville actuelle ou dans son
voisinage, à la lisière de la forêt immense qui couvrait alors tous les
côteaux des environs de la Touque. Les eaux de notre rivière, n’ayant
pas encore de lit régulier, formeraient un vaste marécage sur les
terrains où nous admirons aujourd’hui nos belles prairies.
Nous placerions à peu de distance de nos personnages quelques huttes à
l’ombre de chênes séculaires. Ce serait le berceau du futur Lisieux. Il
est impossible d’en fixer la place avec exactitude, on présume que la
chétive bourgade existait quelque part dans la vaste enceinte du
Castellier (1) dont on retrouve encore dans certains endroits des
vestiges reconnaissables.
Ce que l’on sait seulement avec certitude, c’est que le Lisieux Gaulois
était une ville entourée de murailles et l’une des plus importantes de
la Gaule au moment où se produisit l’invasion romaine, l’an 56 avant
J.-C. – Nous sommes au seuil de l’histoire.
*
* *
Lisieux, comme la plupart des villes gauloises, vivait en République. –
C’est, à un certain degré de civilisation, le gouvernement naturel. –
Mais cette forme de gouvernement, pas plus qu’une autre n’empêche les
factions de se produire. A l’approche de l’invasion romaine, il se
forma dans notre ville deux partis : le parti de la paix représenté par
les sénateurs et le parti de la guerre représenté par les jeunes gens
et la majorité du peuple. La jeunesse et le nombre l’emportèrent ; les
sénateurs furent massacrés. La suite montra que le parti de la guerre
n’était pas le plus sage. Au surplus, nous n’avons pas à juger nos
grands ancêtres, mais à exposer les faits.
Pareil massacre s’était produit dans la République voisine, à Evreux.
Les deux villes envoyèrent alors l’élite de leurs guerriers rejoindre
ceux des Unelles (peuplades du Cotentin). Une armée Gauloise nombreuse
et enthousiaste marcha sous les ordres du général Gaulois Viridovic au
secours des habitants de Vannes (les Venètes) attaqués par le général
Romain Q. Titurius Sabinus, chef de trois légions. L’armée gauloise fut
battue après des prodiges de valeur, et notre antique cité dût, pour la
première fois, sentir la colère du vainqueur.
Elle se révolta quatre ans après et fournit trois mille guerriers à
l’armée de Vercingétorix, le glorieux et dernier champion de
l’indépendance gauloise. L’intrépidité de nos ancêtres dût encore céder
à la supériorité de l’armement et de la discipline des envahisseurs. La
Gaule fut définitivement réduite en province romaine.
La haine des vaincus ne tarda pas à s’apaiser puisque nous trouvons, en
l’an 12, le nom de notre cité parmi les cinquante villes gauloises qui
élevèrent un autel dans la ville de Lyon en l’honneur de l’empereur
Auguste.
La domination romaine fut du reste assez douce aux peuples soumis.
Notre ville en particulier parait avoir joui d’une grande prospérité
pendant les trois premiers siècles de cette occupation, qui dura
environ quatre siècles et demi. Elle couvrait alors tout l’emplacement
de la ville actuelle et en outre tout le côteau de la ferme des
Tourelles, du champ Funèbre et du champ Loquet. On y a trouvé des
vestiges de temples et de palais, les ruines d’un théâtre dont un pan
de mur est encore debout, et l’emplacement de ce qu’on suppose être un
cirque (2).
*
* *
Notre pauvre cité allait, elle aussi, se trouver submergée dans
l’écroulement de l’Empire Romain. En 486, Clovis, roi des Francs,
battit à Soissons le patrice Syagrius. Cette victoire lui donna toute
la région du nord de la Gaule, y compris le pays lexovien. Il ne tarda
pas à s’emparer du reste et fonda ainsi le Royaume des Francs qui,
après de longs siècles d’épouvantables misères, devint peu à peu notre
grande et glorieuse patrie.
Le Moyen-Age commençait et, avec lui, les guerres, les massacres, les
pestes, les famines, l’ignorance et le crime sous toutes leurs formes.
C’est à peine si, de loin en loin, pendant de longs siècles dans toute
l’Europe quelques nobles figures nous consolent des maux où le monde
fut alors plongé.
*
* *
Les hommes du Nord (Normands, Saxons, Danois, etc.) n’attendirent pas
la chute de l’empire Romain pour commencer leurs ravages sur le
territoire de la Gaule. On les vit apparaître dès l’année 368. Ils se
réunissaient par petites troupes sur des barques légères, et
descendaient à l’improviste, tantôt sur un point, tantôt sur un autre,
semant partout sur leur passage, la terreur, le massacre et l’incendie.
Quand ils étaient fatigués de tuer et chargés d’un butin suffisant, ils
se rembarquaient pour revenir bientôt.
Il est facile, aujourd’hui encore, de reconnaître sur les ruines du
Lisieux Gallo-Romain les traces d’un incendie considérable, attestant
que notre vieille cité ne fut pas plus épargnée que les autres par les
bandits venus du Nord.
Sous le règne de Charlemagne, de 771 à 814, les peuples de la Gaule
jouirent d’une certaine sécurité ; mais le grand empereur ne put rien
contre les invasions des pirates sur les rivages de son vaste empire.
A sa mort, l’anarchie la plus complète se généralisa. Chaque province,
on peut même dire chaque ville, eût ses ducs, ses barons, ses comtes,
ses vicomtes, ses marquis, pillant le pauvre peuple et guerroyant sans
cesse les uns contre les autres. Lisieux était déjà et devait rester
jusqu’à la Révolution de 1789, administré par un évêque qui portait le
titre de comte et réunissait ainsi tous les pouvoirs spirituels et
temporels. Le premier de ces évêques avait été Theudobaud, qui monta
sur le siège épiscopal vers 538. – Cette date marque l’époque de
l’introduction du christianisme dans notre région.
Les hommes du Nord multiplièrent alors leurs incursions avec la presque
certitude de ne trouver devant eux aucune résistance sérieuse. L’un
d’eux, Rollon, obtient en 911 du roi de France Charles-le-Simple, à
titre définitif, la partie de la Gaule qui depuis porta le nom de
Normandie. Il en fut le premier duc. Sous son administration régna une
sévère justice. Nos ancêtres goûtèrent les douceurs d’une sorte de paix
; malheureusement cette paix fut de courte durée.
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* *
Les siècles qui suivirent furent les plus mouvementés et les plus
douloureux peut-être de l’histoire lexovienne. Nous ne dirons rien de
la révolte vite apaisée de Riouf, comte du Cotentin, contre
Guillaume-Longue-Epée, fils de Rollon (921). Nous ne mentionnerons que
pour mémoire la dernière et la plus terrible invasion des Danois (945)
qui battirent les Français à Croissanville et pillèrent toute notre
région. Nous passerons sous silence les prouesses de Guillaume,
seigneur de Montreuil-l’Argillé, qui accompagna Tancrède de Hauteville
dans son expédition contre les Sarrasins en Italie (1030) Nous avons
hâte d’arriver à l’époque de Guillaume-le-Bâtard ou le Conquérant.
Le futur héros, proclamé duc de Normandie en 1035, malgré sa naissance
illégitime, n’avait encore que huit ans. Plusieurs barons normands
profitèrent de sa minorité pour essayer de proclamer leur indépendance.
Mais Guillaume avait pour tuteur, d’après la coutume féodale, son
souverain, Henri 1er, roi de France. Grâce à son appui et avec l’aide
notamment des troupes lexoviennes, il vainquit les rebelles à la
bataille du Val-des-Dunes en 1047.
Cependant plusieurs d’entre eux, à la tête de bandes armées,
continuèrent à porter dans leur région le pillage et l’incendie. On
cite parmi les plus féroces le baron Ernaud d’Echauffour qui ravagea
tout le pays lexovien pendant les trois années consécutives, 1061, 62
et 63. La guerre en outre avait éclaté entre le jeune duc de Normandie
et le roi de France, qui avait été battu, en 1058, à Varaville, près
Dives.
Dés qu’il fut libre de ses dessins, Guillaume prépara contre
l’Angleterre une expédition qui devaît immortaliser son nom. Après
avoir rassemblé à Dives et dans les ports voisins une flotte nombreuse,
qui partit de St-Valéry-sur-Somme, le 30 septembre 1066, il débarqua
heureusement en Angleterre avec son armée. Une seule bataille, la
bataille de Hastings (14 octobre 1066) le rendit maître de tout ce
grand pays, dont il se proclama roi sous le nom de Guillaume I. La plus
large part de la victoire revint aux troupes lexoviennes, commandées
par Roger, seigneur de Montgommery.
Nous n’avons que peu de choses à dire des croisades, dont les résultats
furent si peu conformes au but de leurs promoteurs, mais si favorables
aux progrès de la civilisation.
Les lexoviens n’y prirent qu’une part médiocre. Quelques-uns de leurs
seigneurs seulement accompagnèrent Robert, duc de Normandie, à la
première croisade (1096) Bohémond, prince de Tarente, Godefroy de
Bouillon et Raymond, comte de Toulouse, qui fondèrent le royaume de
Jérusalem (1107) et l’évêque de Lisieux, Arnulphe, qui fit un
pèlerinage en Palestine en 1147.
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* *
La période que nous venons de parcourir ne fut pas seulement signalée
par des guerres terribles ; elle compta en outre d’autres calamités non
moins meurtrières. La peste et la famine durèrent près de vingt ans
sans interruption, depuis l’année 920 jusqu’en 940. En 1033, il y eût
un tel manque de subsistances que nos ancêtres furent réduits à manger
de la chair humaine. En 1055, éclata une grave épidémie à l’occasion de
laquelle on emprunta à la ville de Bourges les reliques de St-Ursin. En
1095, on signala une pluie d’étoiles qui parût un signe effrayant de la
colère céleste.
A cette période, remonte la fondation de la chapelle
Saint-Jacques-le-Majeur, qui servit dans notre ville d’église
paroissiale de 1030 à 1496, époque où l’on commença la construction de
l’église actuelle. Les premiers travaux de la construction de notre
cathédrale remontent à 1049.
Les pieuses fondations se multipliaient alors. Nous citerons, comme
relevant de l’évêché de Lisieux, celles des abbayes d’hommes de Bernay
(1017) ; de Préaux (1035) ; de Grétain (1050) ; de Cormeilles (1060) ;
des abbayes de femmes de Saint-Désir-de-Lisieux (1050) et de
Saint-Léger-de-Préaux (1060). Il y en eut d’autres encore de moindre
importance dont on trouvera la liste dans les ouvrages spéciaux.
Nous sommes dans un siècle de foi profonde. La religion catholique y
brille de tout son éclat ; mais ce serait une grande erreur de penser
que les mœurs en fussent pour cela meilleures. Voici en effet un
témoignage dont personne ne récusera l’autorité. C’est celui d’un des
plus illustres pontifes de l’Eglise de Rome, le Pape Grégoire VII, qui
s’exprime ainsi dans une lettre de 1074 :
« La dépravation des mœurs, qui va toujours croissant, a fait
disparaître jusqu’aux traces de la vertu, et de cet honneur jadis tant
vanté, il ne reste pas même l’apparence. Les lois sont méprisées ;
toute justice est foulée aux pieds ; les crimes les plus infâmes, les
actes les plus cruels, les plus vils, les plus exécrables, se
commettent impunément et ces dérèglements sont déjà passés en habitude.
»
*
* *
Il nous est impossible de raconter en détail la lamentable histoire des
guerres incessantes, des pestes, des famines qui désolèrent toute notre
région pendant la première moitié du XIIe siècle. Elles eurent pour
cause l’usurpation du trône d’Angleterre et du dûché de Normandie par
Henri I au détriment de son frère Robert-Courte-Heuse, et plus tard de
Guillaume Cliton, fils de ce dernier. La plupart des seigneurs
normands, parmi lesquels ceux du pays lexovien, prirent parti pour
l’héritier légitime contre l’usurpateur.
En 1136, la mort de Henri I provoqua une nouvelle cause de troubles.
Les seigneurs du pays lexovien se prononcèrent en faveur
d’Etienne de Blois, neveu du roi défunt, contre Geoffroy Plantagenet.
Ce dernier vint assiéger notre ville, dont il s’empara en 1141.
Quelques années après, en 1147, il assiégea le château de Fauguernon,
le prit et le rasa après trois mois de combats. – 14,000 hommes prirent
part à ce siége mémorable.
*
* *
Une seule journée dans ce siècle apporta à nos ancêtres l’illusion du
bonheur. Henri II, fils de Geoffroy Plantagenet, duc de Normandie et
futur roi d’Angleterre, y épousa le 18 mai 1152 Eléonore de Guyenne,
femme divorcée de l’imbécile roi de France Louis VII, dit « Le Jeune »,
qui lui apporta en dot la moitié de la France.
Les massacres, les pillages, les incendies n’en continuèrent pas moins
dans notre région. Dès l’année suivante, nous voyons Robert, comte de
Montfort-sur-Risle, faire prisonnier, et enfermer au château d’Orbec,
son oncle Valeran, comte de Meulan.
*
* *
Les crimes d’ailleurs se multipliaient dans les familles seigneuriales
d’alors. L’un de ceux qui eurent le plus de retentissement fut
l’assassinat d’Arthur de Bretagne par son oncle, Jean-sans-Terre, qui
l’étrangla de ses propres mains.
L’occasion était trop belle pour que Philippe-Auguste, roi de France,
la laissât échapper. Il réunit les barons du royaume et leur fit
prononcer la confiscation des biens du coupable. Il s’empressa
d’exécuter la sentence en envahissant la Normandie. Ce ne fut qu’une
promenade militaire. Il entra à Lisieux sans coup férir en 1203.
*
* *
Le treizième siècle fut marqué dans notre ville par deux créations
utiles : la fondation du monastère des Mathurins, pour la rédemption
des captifs, vers 1210, et l’établissement des Trinitaires, en 1219,
pour soigner les malades pauvres. Ce fut l’origine de notre hospice. (3)
Il y eut aussi deux conciles à Pont-Audemer (4) (1267 et 1279) où l’on
fulmina contre le dérèglement des mœurs du clergé et contre les Juifs.
Ceux-ci durent être marqués au fer rouge, afin de les mieux désigner à
la vindicte publique dont ils étaient alors, dans tous les états
chrétiens, les innocentes victimes.
*
* *
Une terrible famine signala les années 1315 et 1316. Cependant les
vides qui se produisirent, à cette occasion, parmi les habitants ne
tardirent pas à se combler puisqu’en 1345 l’évêque Guillaume de
Clermont, trouvant la ville trop à l’étroit dans son enceinte
fortifiée, lui annexa le quartier des Coutures. Mais ici disparaît la
période de prospérité de notre ville. Nous sommes à la veille de
l’interminable et douloureuse « Guerre de Cent ans », dont nous avons
maintenant à exposer les événements lexoviens.
*
* *
Nous y arrivons sans préambule. Les invasions d’alors tombaient comme
des aerolithes. Il n’y avait en effet à cette époque ni poste aux
lettres, ni télégraphes, ni journaux, ni chemins de fer, ni routes
praticables. On n’était prévenu de l’approche de l’ennemi que lorsqu’il
était déjà au pied des murailles. C’est ainsi qu’Edouard III, roi
d’Angleterre, qui avait débarqué à Saint-Vaast-la-Hogue, s’empara de
Lisieux et ravagea tout le territoire lexovien en 1346. Notre ville
retombait aux plus mauvais jours de son histoire. Et, comme si les
Anglais n’eussent pas suffi à la dévastation, elle eut encore à subir,
depuis l’année 1352 jusqu’en 1368, les ravages de leur allié, le roi de
Navarre, Charles-le-Mauvais, qui finit par s’en emparer à cette
dernière date. Ce prince abominable, justement flétri par le surnom que
ses contemporains lui donnèrent et que la postérité lui a conservé,
entra dans notre ville au milieu du pillage et des massacres organisés
par la troupe de bandits qui l’accompagnait.
*
* *
Cependant la fortune changea de côté. Le brave Duguesclin, connétable
de France, vint au secours de notre province, dont il chassa les
Anglais et les brigands qui l’infestaient (1378-79). Lisieux était
alors gouverné par son évêque, Nicolas Oresme, qui fut l’un des savants
les plus illustres de son siècle.
Malheureusement une nouvelle invasion anglaise se préparait. Lisieux
fut pris en 1417 par Henri V, roi d’Angleterre. La terreur avait été
telle qu’il ne se trouva dans notre ville, au moment de l’entrée des
troupes anglaises, qu’un vieillard et deux femmes infirmes. Tous les
autres habitants avaient fui. Beaucoup d’entre eux furent massacrés
dans leur fuite ou périrent de misère. Les autres revinrent dans leurs
maisons éventrées et se remirent au travail sans désespérer de l’avenir.
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* *
A cette époque un véritable déluge de maux s’était abattu sur notre
malheureuse France. La rivalité des Armagnacs et des Bourguignons
ajoutait ses horreurs à celles de l’invasion anglaise. Les massacres
succédèrent aux massacres. Dans l’un d’eux périt, assassiné à Paris,
Pierre Fresnel, évêque de Lisieux. Ce jour-là, 12 juin 1418, quatre
mille personnes furent égorgées à Paris seulement.
*
* *
Cependant la délivrance approchait. L’idée de Patrie naissait peu à peu
dans les cœurs. Elle fut personnifiée par une simple fille du peuple,
notre sublime héroïne, Jeanne d’Arc. Nous n’aurions pas à prononcer son
nom s’il ne se rattachait lugubrement à l’histoire de notre ville. On
sait, en effet, que le président du tribunal d’Evêques qui la condamna
à être brûlée vive à Rouen, le 30 mai 1431, fut Pierre Cauchon, alors
évêque de Beauvais, lequel, vers cette époque, fut promu à l’évêché de
Lisieux. Son nom restera au pilori de l’histoire.
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* *
C’est toutefois à cet évêque qu’il convient de faire remonter l’origine
de la municipalité lexovienne. Il réunit en effet, à la date du 23
février 1437 une assemblée des notables habitants pour nommer un
gouverneur et des
entremettiers, qu’il chargea
d’administrer la
ville. Une charte de son successeur, Thomas Bazin, en date du 30 mars
1448, donna à notre municipalité sa constitution officielle, sous le
nom de
Conseil des Ménagiers
qui s’appela un peu plus tard,
Conseil
des Echevins. La commune de Lisieux commença donc à se
constituer près
de 400 ans après les premières communes du Royaume de France. Il faut
d’ailleurs reconnaître que notre cité a rarement marché à l’avant-garde
du progrès ; mais poursuivons notre récit.
*
* *
L’élan de patriotisme provoqué par Jeanne d’Arc ne tarda pas à porter
ses fruits. Le 16 août 1449 notre ville reçut en libérateurs les
lieutenants de Charles VII, dont le souvenir fait encore battre de
reconnaissance le cœur de tous les Français. Nous avons nommé les
comtes de Dunois, d’Eu, de St-Paul et le sire de Saintrailles. Lisieux
était alors gouverné par un de ses meilleurs évêques, Thomas Bazin,
qui, cependant devait mourir en exil à la suite de ses démêlés avec
Louis XI. – L’horrible guerre de cent ans était finie.
*
* *
Il semblerait que notre ville, délivrée de l’étranger, dût jouir enfin
des bienfaits d’une paix glorieusement conquise. Elle en eût joui en
effet sans la tyrannie de l’Inquisition, qui fut d’ailleurs dans notre
région moins sanguinaire que dans beaucoup d’autres pays. Il nous faut
cependant noter les années 1463, 1513, 1524 et 1547 où la flamme des
bûchers dévora dans notre ville des hérétiques, de prétendus sorciers
et quelques voleurs. C’est ainsi qu’on préludait aux Guerres de
Religion, dont nous avons maintenant à nous occuper.
*
* *
Ce fut comme une épidémie morale qui ravagea toute la France et
l’Europe entière à l’époque où nous sommes parvenus. Disons tout de
suite que cette épidémie fut relativement bénigne dans notre région,
grâce à l’esprit de modération des habitants qui est un des traits
distinctifs du caractère lexovien.
Notre ville eût seulement à souffrir de quelques désordres du 7 au 16
mai 1562 et encore faut-il en faire retomber la responsabilité sur le
fanatisme des chanoines de la cathédrale et de l’évêque
Jean-le-Hennuyer, dont nous allons avoir bientôt à rectifier la légende.
Les protestants Lexoviens et des environs de Lisieux, excédés des
insultes dont ils étaient journellement l’objet de la part des
catholiques, s’emparèrent des clefs de la ville et établirent un comité
à la Maison commune (Hôtel-de-Ville). Ils demandèrent par l’organe de
ce comité au chapitre (conseil des chanoines) de faire cesser à
l’avenir les outrages dont ils se plaignaient et à prendre, de concert
avec eux, les mesures nécessaires pour préserver notre cathédrale d’un
pillage comme celui dont la cathédrale de Rouen avait été victime
quelques jours auparavant.
C’était une demande modeste, inspirée par une sage prévoyance.
Cependant les chanoines, excités par l’évêque, se refusèrent
obstinément à y donner leur adhésion. Alors il arriva, ce qui devait
arriver : les protestants ayant à leur tête Guillaume de Hautemer,
seigneur de Fervaques, qui devint plus tard maréchal de France, se
réunirent en armes, chassèrent les dix hommes de garde postés à
l’entrée de la cathédrale, y pénétrèrent, brisèrent les autels et les
statues des saints, s’emparèrent des pierreries, des vases d’or et
d’argent et brûlèrent les ossements plus ou moins authentiques du
reliquaire. Puis, ils confièrent à deux d’entre eux les clefs de la
cathédrale, en y défendant l’exercice du culte. Ils se rendirent
ensuite à l’église des Jacobins qu’ils démolirent.
Ces troubles cessèrent quelques jours après sur l’ordre du duc de
Bouillon, lieutenant-général de Normandie pour le Roi, qui réclama la
remise immédiate des clefs au chapitre et le rétablissement du culte,
ce qu’il obtint sans résistance.
Ce fut donc une petite émeute calmée promptement, dans laquelle, chose
digne de remarque, la personne des catholiques fut épargnée et leurs
biens respectés. On parle seulement de quelques festins que les
protestants se permirent dans la maison des chanoines pour célébrer
leur fugitive victoire.
Il semblerait que tout dût être fini quand les clefs de la cathédrale
eurent été remises aux chanoines et le culte rétabli. – Erreur ! La
répression fut terrible ! ! Les chefs purent s’y soustraire par la
fuite ; mais la vengeance des chanoines s’acharna sur les hommes du
peuple de la plus modeste condition. Sept de ces pauvres gens furent
condamnés à la potence ou au supplice horrible de la roue. Leur
exécution, par un raffinement de cruauté, fut échelonnée à un mois
d’intervalle en août, septembre et octobre de la même année. Le parti
clérical d’alors, creusait ainsi, comme à plaisir, un abîme de plus en
plus profond entre protestants et catholiques.
*
* *
Le 15 mars de l’année suivante (1563), Lisieux rentré sous l’autorité
de son évêque, repoussa une troupe de protestants envoyée de Caen par
l’amiral de Coligny pour s’en emparer. Les assiégeants repoussés se
dirigèrent sur Bernay qu’ils prirent et pillèrent le surlendemain.
Après la guerre, la peste. Ces deux fléaux s’engendrent souvent. Notre
ville eût à souffrir du second pendant les derniers mois de cette même
année.
*
* *
Nous arrivons à la lugubre journée de la St-Barthélemy, 24 août 1572,
où selon l’historien de Thon, 30,000 protestants furent lâchement
assassinés par ordre du roi de France Charles IX. Un très petit nombre
de villes, parmi lesquelles nous sommes heureux de trouver notre
vieille cité, osèrent résister à ces ordres exécrables. La vie des
protestants y fut épargnée.
A qui en revint l’honneur ?
Serait-ce à l’évêque de Lisieux, Jean-Le-Hennuyer, comme l’ont affirmé,
sans preuves, deux moines fantaisistes qui vivaient 170 ans après
l’évènement ? – Toutes les pièces authentiques de l’époque le
représentent comme un des plus violents persécuteurs des protestants.
On a retrouvé sur le registre des délibérations du Chapitre de Lisieux,
la protestation de cet évêque, contre l’Edit de Tolérance du 10 janvier
1562, qu’il refusa toujours de laisser appliquer dans son diocèse. Si
même on s’en rapportait à un manuscrit contemporain, il semblerait
qu’il ne se serait pas borné à cette protestation écrite, mais qu’il
aurait prononcé à la porte de sa cathédrale un discours virulent qui
aurait excité la fureur des protestants. On sait enfin qu’il fut le
confesseur et probablement l’inspirateur du roi de France Charles IX et
de son odieuse mère Catherine de Médicis. Il n’est donc pas
vraisemblable de supposer que les protestants lui durent d’avoir
échappé au massacre de la St-Barhélemy.
Mais à qui donc en revient l’honneur ?
L’honneur en revient tout entier et sans partage aux magistrats
municipaux de notre ville qui avaient alors à leur tête le capitaine
Guy Longchamps de Fumichon (5). On en trouve la preuve indiscutable sur
le registre des délibérations des échevins très bien conservés jusqu’à
nos jours dans les archives municipales de notre ville. On voit en
effet que par une première délibération en date du 24 août (jour même
de la Saint-Barthélémy, la coïncidence est digne d’être remarquée), ils
firent défense à Jean Boudot et à Guillaume Pierre de jouer le drame
grotesque et sanguinaire de « Mme Ste-Barbe » ; que le prêtre Gauthier,
n’ayant tenu aucun compte de cette défense, ils la réitérèrent par une
nouvelle délibération en date du 29 août ; qu’ils prirent enfin les
plus minutieuses précautions pour protéger les protestants contre les
assassins qui auraient pu être envoyés dans notre ville par le Roi de
France.
La lumière paraissant faite aujourd’hui sur cette question, nous nous
bornerons à faire observer (et ce sera notre conclusion) combien il est
étrange, pour ne pas dire plus, que le nom de cet évêque fanatique ait
été donné, et maintenu jusqu’à ce jour, à l’une des places de notre
ville. Mais reprenons la suite de notre sujet.
*
* *
A partir de cette journée de la Saint-Barthélémy, sur laquelle les
siècles passeront sans en effacer l’horreur, les Guerres de Religion
reprirent avec une violence nouvelle. Nous nous bornerons, comme nous
l’avons fait jusqu’à présent, à enregistrer les faits de cette époque
intéressant notre ville.
En 1589, les paysans des environs de Lisieux réduits à la misère par
les pillages et les exactions de toutes sortes, se réunirent en armes
au nombre de 12,000 à la Chapelle-Gautier, près Orbec, d’où le nom de
Gautiers qu’on leur donna. Ils étaient commandés par le seigneur de
cette commune et le baron d’Échauffour. Le Gouverneur de Normandie,
François de Bourbon, duc de Montpensier, les écrasa à la bataille de
Pierrefitte-en-Cinglais, près Villers-Canivet. Les fugitifs se
réfugièrent à Vimoutiers, à la Chapelle-Gautier et à Bernay, où ils ne
tardèrent pas, pour la plupart, à être pris et massacrés.
*
* *
Cependant Henri IV, le plus populaire de nos rois, conquérait peu à peu
son royaume. Il mit le siège devant Lisieux le 15 janvier 1590 et s’en
empara le 22.
Il laissa la vie sauve à ses défenseurs et même leur permit de se
retirer librement, se bornant à imposer à notre ville une contribution
de guerre de 25,000 écus. Le capitaine Fumichon, qui en était encore
Gouverneur, se retira d’abord au château de Courtonne-la-Meurdrac, puis
il rejoignit l’armée des ligueurs, où il fut fait prisonnier à la
bataille d’Ivry. Il ternit ainsi la gloire d’avoir sauvé du massacre
les protestants lexoviens, tant il est vrai que, dans les époques
troublées, les meilleurs peuvent quelquefois méconnaître leurs devoirs,
non par manque d’honneur, mais par défaut de clairvoyance.
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* *
L’édit de Nantes, promulgué le 13 avril 1598 par Henri IV, suspendit,
mais ne termina pas les Guerres de Religion. Elles se continuèrent sous
les règnes de ses successeurs, Louis XIII et Louis XIV. Elles prirent
même sous ce dernier un caractère particulièrement odieux, ou plutôt,
ce furent de véritables hécatombes dans lesquelles on n’épargna même
pas les enfants dans leurs berceaux. Notre ville n’ayant pas eu à
souffrir de ces atrocités, nous les passerons sous silence.
Pour la même raison, nous ne dirons rien des troubles qui se
produisirent pendant la minorité de ces rois. Qu’il nous suffise de
constater qu’ils eurent pour résultat l’abaissement de la féodalité et
le triomphe du pouvoir royal.
Nous ne parlerons pas des guerres étrangères que la France eût à
soutenir à cette époque. Elles furent souvent glorieuses même sous le
débauché Louis XV. Un certain nombre de Lexoviens y participèrent avec
honneur. Nous citerons parmi les plus illustres les de Montgommery, de
Gacé, de Matignon, de Folleville, de Neuville, de Vieux-Pont, de
Beuvron, de Brèvedent, de Nonant, de Mesnil-Durand, sans parler des
bourgeois et des paysans qui les accompagnèrent en qualité de simples
soldats.
Nous ne dirons rien non plus des famines, des pestes et des
épidémie[s], qui frappèrent les hommes et les animaux pendant les
années 1635, 1637, 1651, 1693, pour ne parler que des plus désastreuses.
Nous noterons la création dans notre ville de deux écoles gratuites :
la première en 1628, la seconde en 1683. Et nous remarquerons, en
passant, combien il est curieux de trouver a[u]jourd’hui encore des
chevaliers de la réaction assez intrépides pour méconnaître les
bienfaits de l’instruction populaire. Ce sont, il n’en faut pas douter,
les derniers survivants des âges disparus égarés dans le nôtre.
Nous rap[p]ellerons avec honneur dans la seconde moitié de ce siècle,
des noms des évêques Eléonore I et Eléonore II, de Matignon, qui furent
dans notre vil[l]e les protecteurs des lettres et les bienfaiteurs des
pauvres.
La sécurité s’établissait peu à peu. On n’assassinait plus sur les
routes que de loin en loin. Il est vrai qu’on pouvait périr dans les
fondrières dont elles étaient semées par suite de leur défaut
d’entretien. Mais, avec un peu d’habileté, on pouvait aussi s’en tirer
sain et sauf. Cela permit au commerce de naître. C’est ainsi que nous
voyons s’établir dans notre ville des tanneries, des manufactures de
toiles et de frocs, ainsi que toutes les industries nécessaires aux
besoins d’une ville assez importante.
L’histoire des corporations ouvrières avec leurs maîtrises et leurs
jurandes, serait intéressante à raconter ; elle aurait en outre
l’avantage de montrer combien leur abolition a été profitable aux
ouvriers ; mais nous l’écartons pour ne pas sortir de notre cadre.
*
* *
Nous sommes arrivés à l’époque de la Révolution de 1789, dont nous
allons exposer aussi brièvement que possible les évènement[s]
lexoviens. Quelques-uns des ancêtres maternels du signataire du présent
opuscule ayant, malgré leur situation modeste, participé avec quelque
éclat à certains d’entre eux, il sera obligé de rappeler leur souvenir,
non pour en tirer vanité, mais pour ne pas être accusé d’avoir tronqué
l’histoire. Ils y ont d’ailleurs figuré dans des circonstances
tellement caractéristiques qu’il lui suffira de citer leurs actes pour
donner une juste idée de cette dramatique époque (6). Quant à ses
ancêtres paternels, qui furent pour la plupart de vaillants soldats,
des chevaliers de Saint-Louis et des chevaliers de Malte, il n’a pas à
en parler ici, leur vie n’ayant rien de commun avec le passé de la cité
lexovienne.
*
* *
L’aurore de la Révolution fut saluée avec enthousiasme à Lisieux, comme
dans toute la France, comme dans tout l’univers civilisé.
On sentait que des abus séculaires allaient disparaître pour faire
place à un ordre de choses plus équitable et plus fraternel. Nous n’en
voulons pour preuves que l’adresse de félicitations au Roi, rédigée le
19 janvier 1789, par les députés des Corps et Communautés de notre
ville et une autre adresse, en date du 29 du même mois, votée par le
maire et les officiers municipaux de Lisieux à Neker, alors directeur
général des Finances.
Nous remarquerons tout d’abord (et ceci s’applique à l’époque entière
de la Révolution), que les Lexoviens, grâce à l’esprit de modération
qui les distinguait déjà au temps des guerres de Religion, évitèrent
les terribles convulsions qui ensanglantèrent alors un trop grand
nombre de villes. La sécurité dont notre cité ne cessa de jouir fut
souvent l’œuvre des citoyens courageux qui acceptèrent à cette époque
la lourde charge des fonctions publiques et y déployèrent autant de
bienveillance que de fermeté.
*
* *
Nous noterons toutefois l’émotion singulière qui se produisit au début
de la Révolution à la même heure dans notre ville et sur tout le
territoire de la France. – On était au matin du 24 juillet 1789. – Ce
jour-là, des inconnus, se donnant pour des courriers, répandirent en
tous lieux le bruit d’attaques de brigands réunis en troupes
nombreuses. – Le fait n’avait alors rien d’invraisemblable. – Partout
les gardes-nationales, nouvellement organisées, coururent aux armes ;
les bourgeois, les ouvriers, les adolescents eux-mêmes se montrèrent
animés de sentiments non moins intrépides. – De brigands, il n’y avait
pas trace ; mais on trouva partout, jusque dans les plus pauvres
villages, d’héroïques citoyens disposés à se prêter les uns aux autres
un fraternel appui. – La France parut mure pour la liberté et capable
de la défendre.
*
* *
Cependant les grandes guerres de la Révolution allaient commencer.
Elles commencèrent par des revers. Nous rappellerons à ce sujet avec
beaucoup de reconnaissance et d’admiration l’immense élan de
patriotisme qui souleva notre ville, en septembre 1792, au moment de la
proclamation de « La Patrie en danger ! ». On avait dressé à la hâte un
« Autel de la Patrie » sur la place de la Fédération (aujourd’hui,
Grande-Couture). En quelques heures, cet autel fut couvert des bijoux
spontanément offerts par les dames de la ville, tandis qu’un nombre
considérables de volontaires se faisaient inscrire et partaient
immédiatement pour la frontière. La victoire de Valmy, 20 septembre 92,
sauva la France et permit à la République, qui fut proclamée le
sur-lendemain par la Convention nationale, de naître dans une lueur
d’apothéose.
*
* *
Malheureusement les factions qui divisaient notre grande assemblée
eurent leur répercussion dans le pays lexovien. En juin 1793, les
Girondins proscrits traversèrent notre ville. Ils réunirent une petite
armée destinée à marcher sur Paris. La Convention leur opposa les
forces supérieures de l’armée dite « des Côtes de Cherbourg » et les
battit aux environs d’Evreux. L’armée victorieuse traversa notre ville
les 28, 29 et 30 juillet. Elle y fut accueillie très froidement par la
majorité de la population qui était sympathique à la cause des vaincus.
La République devint alors, selon l’expression du temps : « Une et
indivisible ». Ses victoires sur les ennemis du dehors, en même temps
que sur ceux du dedans, ne tardèrent pas à lui assurer le dévouement de
tous les patriotes.
*
* *
Nous sommes à l’époque la plus douloureuse de la Révolution : c’est
l’année de la famine et de la Terreur (1793).
Nous ne dirons rien de la famine, de peur d’allonger outre mesure notre
récit. On lira, dans les affiches du temps, soigneusement conservées
dans nos archives municipales, les efforts héroïques, mais parfois
maladroits, que l’on tenta alors pour combattre la cherté des
subsistances. Nous nous bornerons à indiquer dans leur ensemble les
souvenirs de la Terreur dans notre ville.
Ce n’est pas par une vaine phraséologie que la Convention avait inscrit
sur ses drapeaux « La liberté ou la mort. » Décidée à vaincre tous les
obstacles, elle promulgua, à la date du 17 septembre, un décret aux
termes duquel était ordonnée l’arrestation de quiconque, homme ou
femme, pouvaient être suspecté d’opposition à la Révolution. Le but de
ce décret était de réduire à l’impuissance les ennemis probables du
nouvel ordre de choses. Il pouvait être aussi inspiré par la pensée
très humaine de soustraire aux vengeances particulières les privilégiés
de l’ancien régime, pour lesquels on devait redouter la violence des
passions alors déchaînées.
Que l’on approuvât ou que l’on désapprouvât alors les décrets de la
Convention, nul ne se fût hasardé à leur refuser l’obéissance. Le
comité révolutionnaire de Lisieux (dont mon bis-aïeul J.-B. Sorel avait
été élu membre sans en avoir sollicité l’honneur), fit donc enfermer à
l’ancien couvent du Bon-Pasteur (maison actuellement démolie, sur
l’emplacement de l’abreuvoir de la rue de Livarot) soixante-neuf
prêtres, nobles, religieux et dames, dont le seul crime était de ne pas
montrer un attachement suffisant au Gouvernement qui les dépouillait de
leurs titres et de leurs privilèges.
Trente-deux de ces malheureux furent délivrés pendant l’hiver qui
suivit leur arrestation, à la suite de démarches faites par Sorel qui
obtint leur libération provisoire à Caen, du représentant du peuple,
Fremanger, et leur élargissement définitif à Paris, des autorités
compétentes (7).
Les autres, au nombre de trente-sept, ne furent libérés qu’après la
chute de Robespierre (9 thermidor an II, 27 juillet 1794). Leur
délivrance fut obtenue du représentant du peuple Bollet, alors en
mission à Vire, par Louis Du Bois et deux de ses collègues de la
société populaire de Lisieux.
J.-B. Sorel et Louis Du Bois, qui furent l’un et l’autre d’excellents
citoyens, quoiqu’ils appartinssent à des nuances différentes du parti
républicain, travaillèrent donc avec un dévouement égal à
l’adoucissement du régime de la Terreur dans notre cité. Je dirai
toutefois que ce dernier dans son histoire de Lisieux, éditée en 1845,
(8) laisse deviner qu’il eut, comme membre de la Société populaire de
Lisieux, sa part de responsabilité dans la publication d’un libelle
diffamatoire lancé à cette époque par cette Société contre mon
bis-aïeul Sorel et ses collègues du comité révolutionnaire ; mais qu’il
a déclaré que les accusations de ce libelle « n’étaient peut-être point
suffisamment motivées et qu’assurément on doit des éloges au comité
révolutionnaire de Lisieux, qui investi d’un pouvoir funeste n’en abusa
pas, puisque aucun suspect ne fut envoyé au Tribunal révolutionnaire. »
J’aurais négligé de faire allusion aux violentes polémiques d’alors
s’il ne s’en dégageait une leçon à l’usage de certains politiciens
d’aujourd’hui, qui devraient user d’un peu plus de véracité et d’un peu
plus de modération, s’ils veulent s’épargner, sur leurs vieux jours, de
tardifs aveux. Il est d’ailleurs toujours maladroit et souvent funeste
de traiter en ennemis ceux de ses concitoyens avec lesquels on ne
diffère que sur quelques points de détail. – Est-il besoin d’ajouter
qu’après la tourmente révolutionnaire, la paix se fit entre Louis Du
Bois et ma famille. – J’ai été élevé dans le culte du poëte patriote
dont le pays s’honore. On sait en effet que Louis Du Bois a ajouté un
couplet à
la Marseillaise, le
couplet des enfants, qui est considéré
comme l’un des plus beaux de notre hymne national (9).
*
* *
Parlerais-je du combat qu’un autre de mes bis-aïeuls, Pierre Barbou,
ancien avocat au Parlement de Paris, alors juge de paix à Vimoutiers,
eût à soutenir, assisté d’un seul domestique, le fidèle et intrépide
François Rivière, dans sa maison de Sainte-Foy-de-Montgommery, pendant
la nuit du 13 pluviose an I (dimanche 1er février 1793), contre une
troupe de ces féroces bandits connus sous le nom de chauffeurs ou de
chouans ? On admira son héroïsme à une époque qui en donna tant de
merveilleux exemples. Ce combat, le seul de notre région, est raconté
très en détail dans l’histoire de Lisieux de Louis Du Bois. (10)
Les chouans n’osèrent jamais en effet se mesurer dans notre
département, ni avec la troupe régulière, ni même avec la garde
nationale. Ils se réunissaient pour faire un coup nuitamment, à
l’improviste et se dispersaient aussitôt.
Pierre Barbou en reconnut plusieurs aux clartés de la lune et à la
lueur de l’incendie de sa maison. Mais, comme à une rare bravoure, il
unissait une bonté non moins rare, il se refusa toujours à les dénoncer
à la justice. Il leur accorda même à tous un généreux pardon.
*
* *
En 1796, quand l’ordre public commença à renaître, dix de ces bandits
(pas de ceux reconnus par Pierre Barbou, mais d’autres non moins
coupables, parmi lesquels quelques-uns avaient été condamnés au bagne
sous l’ancien régime), dix de ces bandits disons-nous, furent pris et
fusillés, les uns sur la place de la Victoire, les autres dans le
Grand-Jardin. – A part ceux qui protestent contre la peine de mort, nul
ne dira que ce châtiment ne fut bien mérité.
Mais il faut déplorer le massacre de l’huissier Girard, égorgé, le 16
août 1792, par le peuple irrité de quelques paroles irrévérentieuses
prononcées par lui contre la Révolution. Ce fut le seul crime qui
ternit les fastes révolutionnaires de notre ville.
*
* *
Vers la même époque, un prêtre faillit avoir le même sort. Menacé et
bousculé par la populace en délire, il fut aperçu par ma bisaïeule
Sorel, qui se précipita à son secours. Elle ne dit que ces mots : «
Citoyens, j’en réponds ! » La colère des forcenés, qui le
poursuivaient, se calma comme par enchantement ; ma bisaïeule le
conduisit dans sa maison, d’où il put bientôt se réfugier en Angleterre.
*
* *
Pendant cette période grandiose et terrible, le culte catholique fut,
en effet, aboli à Lisieux comme dans la plus grande partie de la
France, c’est-à-dire partout où les prêtres (et ce fut la majorité) se
refusèrent à prêter serment de fidélité à constitution civile du clergé.
Les églises furent livrées aux clubs et aux Sociétés populaires. On y
rédigea les actes de l’état civil. On y lut les lois nouvelles, les
décrets de la Convention et les journaux du temps, moins nombreux que
ceux d’aujourd’hui. – Le peuple, méconnaissant alors les grands
principes de tolérance, de liberté et de justice au nom desquels la
Révolution s’était faite, rendit ainsi possible, par ses excès même, le
rétablissement d’une religion des abus de laquelle il avait eu
longtemps à souffrir. Le culte, supprimé dans notre ville le 27 octobre
1793, y fut rétabli à la Saint-Napoléon, le 15 août 1802.
*
* *
L’épopée impériale et les faits qui suivirent sont trop connus pour que
nous ayions besoin de les retracer. Nous rappellerons seulement les
noms des deux Lexoviens qui s’y illustrèrent le plus : ceux du baron
François Rosey, qui devint maréchal de camp, et du baron de La Fosse,
qui devint général.
*
* *
Nous avons terminé notre étude. Bien qu’elle soit très incomplète, nous
pensons avoir indiqué avec exactitude les grandes lignes de la tragique
histoire de notre antique cité.
Quand, malgré quelques nuages qui assombrissent parfois encore le ciel
politique, nous comparons la douce paix dont nous jouissons dans nos
calmes foyers à la série de tribulations dont notre ville été remplie
pendant toute la durée des siècles, nous éprouvons un sentiment
analogue à celui du marin battu par la tempête, qui arrive enfin au
port. Nous remercions le ciel de nous avoir donné la paix et la
sécurité. Voilà les fruits du Gouvernement républicain. Ce Gouvernement
peut, sans doute, commettre des fautes ; mais le droit de suffrage
libéralement accordé à tous les citoyens en assure la réparation. Nous
comprenons que nous ne sommes plus à la merci des caprices d’un roi ou
d’un empereur, mais que nous sommes, nous-mêmes, les maîtres de nos
destinées. Est-il possible de rêver une meilleure forme de Gouvernement
?
Avec ses vertes prairies, où paissent de grands bœufs tranquilles ;
avec ses riantes collines, où fleurissent les pommiers, notre jolie
ville est un séjour plein de charmes. Aimons bien cette région où la
nature a prodigué ses dons. Et surtout, aimons-nous bien les uns les
autres ; mettons en pratique la noble devise que notre immortelle
Révolution a fait inscrire sur ses pièces de monnaie :
L’union
fait la Force.
Portant alors vers l’avenir des regards plus assurés, nous marcherons
d’un pas plus ferme sur le chemin du progrès.
Edmond GROULT.
NOTES :
(1) Quelques auteurs pensent que cette enceinte était un camp romain.
Nous n’avons pas la prétention de trancher cette question.
Nous n’examinerons pas non plus celle de savoir si
Noviogamus
Lexoviorum fut le
nom
primitif de notre antique cité ou le
port
des Lexoviens. Nous renvoyons sur cette dernière question à la très
remarquable dissertation de M. Arthur de Ville d’Avray, publiée dans l’
« Annuaire de l’Association Normande » de 1887.
(2) D’intéressantes promenades pourraient être organisées en ce lieu
très pittoresque ; mais il faudrait en rendre l’accès plus facile par
quelques travaux d’ailleurs peu coûteux et dont le prix serait bientôt
remboursé par les visiteurs. Peut-être aussi pourrait-on y pratiquer
quelques fouilles ; mais elles devraient être conduites avec
intelligence par un archéologue érudit.
(3) Parmi les curieuses reliques que possède cet établissement, se
trouve un fragment de vêtement de saint Thomas de Canteloup et non pas
de Cantorbéry, comme on l’a cru à tort jusqu’à ce jour. – (Voir à ce
sujet la très intéressante dissertation de M. F. de Mely dans la «
Revue de l’art chrétien » tome II, 1891.)
(4) On sait que cette ville dépendait de l’Evêché de Lisieux.
(5) Ces mêmes magistrats avaient déjà eu, l’année précédente, l’honneur
de fonder le collège de notre ville, qui fut d’abord établi dans la rue
du Bouteiller. Mais ils avaient dû soutenir à cette occasion contre
l’évêque Le Hennuyer un procès long et dispendieux. – Cet évêque se
montra en effet toujours aussi ennemi de l’instruction de la jeunesse
que de la tolérance religieuse.
(6) L’histoire de Lisieux pendant la Révolution est encore à faire. Les
documents abondent dans les archives publiques de notre ville et
probablement aussi dans les papiers de famille d’un grand nombre de nos
concitoyens. – Ce serait un travail considérable que le signataire de
cette notice n’a, en ce moment, ni la prétention, ni le loisir
d’entreprendre.
(7) Voir à la bibliothèque municipale de notre ville un mémoire in-4°,
de 11 pages sous ce titre : –
Sorel,
membre au comité révolutionnaire
de Lisieux, au représentant du peuple en mission dans le Calvados et
les départements contigus et à ses concitoyens.
(8) Tome I, pages 297 et 298.
(9) Sur ma proposition, la société du Musée cantonal de Lisieux, dans
sa séance du 2 juin 1892, a décidé l’apposition sur la maison jadis
occupée par notre illustre concitoyen de la plaque commémorative qu’on
y voit aujourd’hui.
(10) L’auteur s’est trompé en rapportant ce fait à la date de l’an III
de la République. Il reconnaît dans le cours du récit que mon grand
oncle Edouard Barbou n’avait alors que 18 mois. – Or, il est né le 14
septembre 1791.
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LISIEUX. –
Imp. Typ. & Lith. CHOPPE & MORIÈRE
rue du Bouteiller, 20 et 22
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