Depuis long-temps, une petite société de Lexoviens, qui m'ont voué la
haine la plus cordiale, attendaient avec impatience le moment où, à
tort ou à raison, ils pourraient, de quelque manière, mettre la main
sur moi.
Pendant l'interruption du
Patriote, que j'espérais voir relever
bientôt, je fis paraître une feuille mensuelle, et je la signai. Le but
de mes adversaires était atteint. Richelieu avait besoin pour faire
pendre un homme, de cinq lignes de son écriture ; le parquet en
demandait moins, il ne lui fallait qu'une seule signature.
A la première signature je fus donc poursuivi. M. le procureur-général
Berthaud m'apprit, par l'organe de M. Bardou, huissier à Lisieux, que
j'avais offensé la personne du roi (personne dont je ne m'occupe
guères, en vérité), et que j'excitais à la haine et au mépris du
gouvernement du roi ; légères peccadilles que l'on punit par
cinq ans
d'emprisonnement et dix mille francs d'amende.
A la nouvelle de cette poursuite inique et ridicule, tous les honnêtes
gens furent indignés, mais la coterie claqua des mains et fit éclater
sa courte joie dans le
Normand, aboyeur à gages de la société
guizotière ; ils me croyaient déjà ruiné par les amendes et condamné à
pourrir pendant quatre ou cinq ans sur la paille des geôles. Dans sa
jubilation, la feuille de la police occulte ajoutait qu'outre le
gouvernement j'avais encore offensé
LES LOIS.
Au premier abord, cette étonnante poursuite me causa une bu pression
désagréable. J'étais parfaitement sûr de mon bon droit, mais une erreur
était possible et mon avenir en dépendait !!!.. Toutefois, il me fallut
à peine un jour pour me familiariser avec ma position qui, on me croira
si l'on veut, n'était pas sans charmes. Je me sentais un petit grain de
vanité, en pensant que j'allais recevoir le baptême de ma foi
politique. Celui-là est indigne de se dire ami de la
SAINTE-CAUSE, qui
ne sait pas, à l'occasion, souffrir pour elle. Mes ennemis, par leur
fausse manœuvre, s'étaient mis dans cette alternative, ou d'échouer, et
c'était pour moi un triomphe ; ou d'obtenir par surprise une
condamnation révoltante d’injustice, et alors en succombant, je servais
la cause.
Bien des patriotes à l'eau rose ne comprendront pas ce sentiment, et
prétendront qu'il n'y a jamais d'avantage à être poursuivi, et encore
moins à être condamné : à chacun sa manière de voir. Je répondrai à ces
gens, qu'avec leur raisonnement de colimaçon, ils eussent été
désorientés et bouleversés là où je n'ai pas perdu mon calme une
seconde : que vingt millions d'honnêtes trembleurs n'arrêteraient pas
la guizolâtrie à une seule de ses fredaines, tandis que mille hommes de
tête et de cœur feraient reculer le système réacteur dans huit jours.
Puis, il est bon de montrer qu'il existe des gens qui ne sont ni
peureux ni égoïstes ; cela rassure pour l'avenir.
Le dimanche, 12 février 1837, dûment nanti de ma citation et de ma
liste de jurés, je me mets en devoir d'obéir au citoyen Berthaud et je
m'achemine vers Caen, où je devais comparaître, au palais de justice,
le 14, à huit heures du matin. A huit heures du matin, heure militaire,
j'arrive au palais ; mais là je compris que parole d'assignation n'est
pas parole d'évangile, A dix heures, arrive l'affaire ; mais
l'avocat-général, M. Massau n'arrive pas ; on suspend jusqu'à onze
heures, pas de Massau ; on remet à deux heures, à deux heures, personne
: cela devenait intolérable.
La cour alors, considérant que M. l'avocat-général est malade, renvoie
à vendredi. Inutilement je fais observer que c'est me mettre à l'amende
avant que je ne sois condamné; que pour moi l'absence est funeste, le
séjour ruineux. On entend tout cela, et l'on remet à vendredi à neuf
heures. « Cette fois, ajoute M. le président, c'est très-sûr. Si M.
Massau est encore malade, un autre membre du parquet parlera. »
Les honnêtes
coteriers de la guizolâtrie locale, n'ayant rien de pis
à faire, profitent de ce délai pour répandre les bruits les plus
absurdes. Selon les uns, j'étais condamné à 1,500 cents francs d'amende
et un an de prison ; si je ne revenais pas, c'est que j'étais déjà sous
clé. D'autres assuraient que je ne pouvais trouver un défenseur. Notez
qu'il n'y a pas un accusé qui ne puisse choisir dans tout le barreau de
Caen.
Pendant que ces rumeurs circulaient à Lisieux, une partie de la
jeunesse caennaise, et surtout l'école de droit en masse, manifestaient
le plus vif intérêt pour le succès d'une cause, où il s'agissait de
défendre un des derniers lambeaux de notre liberté. Les patriotes
caennais me donnaient des preuves de la plus vive sympathie, et un
membre du barreau, entre autres, m'a offert son assistance avec autant
de délicatesse que de générosité. Il n'était pas jusqu'à la classe
ouvrière qui ne s'intéressât à l'issue de ce procès.
Le vendredi, de retards en retards, on attendit jusqu'à plus de trois
heures du soir. M. Massau était toujours malade. De guerre lasse
pourtant on consentit à confier l'attaque à un substitut, M. Lantaigne,
et l'affaire s'engagea. Au tirage des jurés, l'attaque n'exerça aucune
récusation ; la défense en fit autant et le sort décida de mes juges ;
puis M. Lantaigne prit la parole et formula son réquisitoire.
Le
Pilote de Caen a cru devoir glisser à M. l'avocat du roi, un petit
compliment tout galant, sur son
éloquence et son
talent digne d'une
meilleure cause. Il est probable qu'alors un nuage mystérieux
m'aveuglait, car j'ai trouvé l'
éloquence et le
talent de M. l'homme
du parquet tout juste à la hauteur de la cause. Son débit d'abord gêné,
empêtré, haché, vaguant à droite et à gauche, n'a pris à la fin un peu
d'ordre et de suite que pour redire de vieilles phrases, qui traînent
depuis six ans dans tous les discours ministériels et parquétiques.
Dans ce réquisitoire, qui a duré une demi-heure environ, je n'ai
remarqué que trois
simplicités caractérisées ; les voici en
substance.
Première simplicité. « Messieurs, je n'ai pas eu le temps d'étudier
la cause : mais en pareille circonstance le délit doit frapper les yeux
et jaillir aux regards.... »
Donc ce n'était pas la peine de me retenir quatre jours, sous prétexte
que M. Massau avait seul
étudié la cause, puisqu'il n'était pas
besoin de l'étudier.
Deuxième simplicité. « Le délit d'offense n'est peut-être pas
formellement
exprimé ; mais on reconnaît qu'il est dans l'intention
de l'auteur. »
Or, ce sont les actes faits et
exprimés que l'on juge, et non les
intentions.
Troisième simplicité. « Si messieurs les jurés ne trouvent pas dans
cet article le délit d'offenses envers le roi,
au moins y
trouveront-ils l'excitation à la haine et au mépris du gouvernement. »
Nous verrons, après le plaidoyer, comment M. Bayeux a relevé la
simplicité.
Après le réquisitoire, on nous menaça d'une remise à l'aprèsr dîner :
c'était la cinquième ; cependant, nous en fûmes quittes pour la peur
et, par la permission de la cour, le prévenu fit entendre sa défense en
ces termes :
MESSIEURS,
Je ne sais trop comment débuter. C'est un étrange embarras que de se
trouver ainsi subitement, à l'improviste, transformé en criminel,
surtout quand on n'en a pas l'habitude.
Quand, il y a six semaines, j'écrivis les quelques lignes où la lunette
de M. le procureur général a découvert je ne sais plus déjà quel crime,
tout à fait invisible à l'œil nu, en vérité, je ne me doutais pas qu'un
jour il me faudrait venir ici, en pleine cour d’assises, rendre compte
de ces quelques lignes, je ne dirai pas échapées à ma plume, mais
châtiées avec une sévérité dépassant toutes les bornes. Quand je dis
que mon travail était sévèrement châtié, ce n'est pas quant au stile et
à la forme extérieure de la phrase, mais bien quant au fond, quant à la
pensée, quant à l'innocence de la doctrine.
On demandait un jour à Ésope où il allait : je n'en sais rien,
répondit-il. En effet, on le conduisait en prison, où bien certainement
il ne croyait pas aller. Parole sage, et que j'aurais pu répéter
naguères. Car, au moment où je jetais les phrases de l'article
incriminé, si l'on m'eût demandé ce que je faisais, bien certainement,
sans le vouloir, j'aurais répondu par un mensonge. Avec la plus grande
sécurité de conscience, je pensais défendre les intérêts du pays et la
majesté des lois hélas ! je commettais, un délit, un crime je pense ;
j'offensais la majesté royale, et j'excitais à la haine et au mépris du
gouvernement ! Je croyais parler contre les abus, je parlais contre
l'article 4 et l'article 9. Accordons pour un moment que je sois un
criminel , un grand coupable, puis qu'on le veut absolument ; mais
sérieusement je ne devais guères m'y attendre, et si quelque esprit à
mauvais augure s'était ingéré de me le dire, très-certainement j'aurais
réclamé pour lui une place au Bon-Sauveur. Voyez pourtant où nous mène
de ne pas croire à l'impossible ! Mon prophète de malheur ne serait pas
à l’hôpital, et moi je suis à la cour d'assises.
Afin d'apprécier clairement la non culpabilité des lignes incriminées,
plaçons nous bien dans la situation où elles ont été écrites.
Depuis la mi-décembre, l'absence du gérant du
Patriote, la nécessité
où l'on était d'opérer le transfert du cautionnement força les
bailleurs de fonds à retirer ce cautionnement. La loi exigeant que le
cautionnement retiré restât libre pendant trois mois, il fallait,
pendant ce laps de temps, ou former un nouveau cautionnement, ou
suspendre la publication du
Patriote. De ces deux mesures, la
première était impossible, la seconde ruineuse. On sait que notre
feuille n'a pas de fonds secrets pour la soutenir ; le timbre, la poste
rendent les frais écrasans , un petit journal de province n'est jamais
riche ; les bailleurs de fonds étant fatigués, il était impossible de
leur demander encore 7,500 francs. D'un autre côté, la suspension du
journal pendant trois mois perdait la clientelle et ruinait sans
ressource un établissement d'imprimerie qu'il soutient. Dans cette
pénible alternative, je voulus, par pur dévouement, et sans un centime
d'intérêt, créer, pour les abonnés du
Patriote, un journal mensuel
consacré à la politique, dans l'espoir que cette feuille, en
entretenant la correspondance, conserverait, en partie du moins, la
clientelle du
Patriote. Alors je fondai, pour trois mois seulement,
la feuille intitulée l'
Ami des Patriotes. Un cautionnement n'était
pas nécessaire, et quant à éviter les poursuites j'avais un moyen que
tout autre avec moi aurait regardé comme infaillible. Depuis deux ans
et demi je rédige le
Patriote, et ce journal n'a pas été poursuivi.
Or, me disais-je, en suivant la même route, en augmentant encore de
précautions, en dépassant toutes les bornes de la prudence, pour ne pas
laisser même l'ombre d'un prétexte, bien certainement le parquet ne me
troublera pas. Précaution vaine à ce qu'il parait. M. le procureur
général s'est chargé de me faire voir que l'innocence la plus évidente
ne met pas à l'abri d'une poursuite, et qu'il n'est pas un homme tenant
la plume, quels que soient d'ailleurs ses actes et ses intentions, qui
puisse se dire : « Je n'irai pas à la cour d'assises. »
En effet, que peut faire, à votre sens, l'écrivain le plus innocent, le
plus fermement résolu à éviter tout démêlé avec la justice ? Défendre
l'intérêt du pays ? je l'ait fait. N'imputer qu'aux ministres
responsables tout ce que l'on peut blâmer dans le système
gouvernemental ? je l'ai fait. Respecter la personne du roi, la mettre
nettement, formellement, explicitement en dehors de toutes les
discussions ? je l'ai encore fait. Respecter les lois, en réclamer
chaudement, énergiquement l'exécution ; j'ai fait tout cela, vous
dis-je, j'ai fait mieux encore, et je suis sur le banc des accusés !
Pour redire ici une de ces phrases qui ont choqué le ministère public :
« C'est incroyable, mais c'est vrai. » Il est difficile d'en douter.
Mais, dit l’accusation, ce n'est pas tout d'affirmer, il faut prouver.
Prouver cela ! à l'instant même ! Rien n'est plus facile, en vérité.
Cela se prouve comme le soleil : on le montre. Notre vérité rentre dans
la cathégorie des évidences.
L'article, intitulé
Discours du trône, est incriminé pour offense à
la personne du roi. Si j'avais été procureur général et déterminé à
porter contre l'
Ami des Patriotes une accusation semblable, au moins
j'aurais essayé de la loger quelque part ailleurs. L'article en
question est mal choisi, très mal choisi, car il porte en lui même la
plus formelle réfutation à l'accusation dont il est la base.
J'ai parlé tout à l'heure des minutieuses précautions que j'avais
prises pour ôter tout prétexte aux poursuites. Que Messieurs les jurés
n'aillent pas croire que j'ai voulu en imposer par une figure de
réthorique ; j'ai énoncé une vérité toute simple et toute unie. Dans le
numéro du cinq février, il n'est pas une colonne qui n'en fournisse une
preuve. C'est ainsi que pour l'article de vingt lignes que l'on accuse,
j'ai écrit un préambule de 19 lignes que voici.
« D
ISCOURS DU T
RÔNE… »
« On nous demandera peut être pour quoi nous ne disons pas :
Discours
du Roi ! Nous répondrons qu'il y a une loi qui défend de faire
remonter jusqu'au roi la moindre responsabilité ; que cette loi n'est
pas connue de nos ennemis, mais que pour nous, on sait bien nous la
rappeler. En conséquence, pour obéir à cette loi, et dans la crainte
respectueuse de l'amende et de la prison , nous
déclarons formellement que nous attribuons, tout aux
ministres, que la personne de Louis-Philippe est en dehors de toutes
nos discussions, et que si, par inadvertance , le mot
roi nous
échappait, nous déclarons n'entendre par ce mot que la personnification
idéale du cabinet ministériel. Nous portons notre respect de la loi,
des procureurs et des gendarmes à tel point, que, si nous étions forcés
de parler des bottes ou du chapeau du roi, nous consentirions à dire
les bottes du système et le chapeau du cabinet. »
Cela doit paraître passablement clair. Dans ma condition de professeur,
je me trouve à lutter parfois contre des natures bien ingrates, des
intelligences bien obtuses ; je n'en ai pas rencontré encore, qui
pussent résister à des explications aussi nettes, aussi formelles.
Maintenant que l'intention est parfaitement connue, explicitement
manifestée, n'aurais je point, par hasard, manqué involontairement à la
règle que je m'étais tracée Voyons.
« Le discours
de la couronne est aussi nul et aussi faux que tous les
discours analogues passés et futurs. On y voit toujours la paix
universelle à côté de nos désastres d'Alger, de la guerre d'Espagne,
des mouvemens de l'armée russe, et d'autres petits faits tout aussi
pacifiques. Comme de raison,
le calme renaît de plus en plus ; il en
fait autant depuis
six ans, témoins les complots et les tentatives de
régicide. Une chose cependant se distingue dans ce discours ; c'est
l'annonce indirecte d'une demande qui sera faite aux chambres. Il
s'agira de voter une dot à la fille aînée de Louis-Philippe. Si j'avais
36 millions de revenu, je ne demanderais à personne à doter mes filles.
Mais le système pense autrement. Vous verrez, si Dieu leur prête vie,
qu'il faudra doter les filles des ministres, et payer les chevaux des
fils des préfets. Prenez toujours, messieurs de la doctrine ; la France
est une bonne vache à lait. Il y a des gens qui meurent de froid et de
faim. Qu'importe ? »
Il est de toute impossibilité de trouver là rien qui s'adresse au roi,
à moins que l'accusation n'appelle le roi des Français,
Monsieur de la
doctrine ; libre à elle, mais moi je ne donne pas de noms dans ce
genre là. Par la doctrine, et le système doctrinaire, j'entends le
ministre Guizot et ceux qui administrent avec lui, j'entends le système
de ces gens dont aucun n'est roi des Français, qui ne sont que
ministres, et qui, je l’espère, ne le seront pas toujours. Voilà les
gens à qui je m’adresse, et que je blâme. Pour le monarque, je l'ai dit
et je tiens ma parole, je le laisse en dehors de toute discussion.
Mais vous parlez du roi, des filles du roi.... Sans doute. Mais
qu'est-ce à dire ? On en parle tous les jours, à toute heure et
partout. Est-ce à dire pour cela qu'on l'offense ? Non vraiment. Car le
roi dans tout article semblable est l'objet de la discussion, la
matière, le motif sur lequel la plume s'exerce, mais il n'est le but ni
de l'éloge ni de la critique ; je blâme, j'offense peut-être à
l'occasion du roi, en parlant du roi, mais ce sont les ministres que je
blâme, et non pas celui qui règne. —J'ai parlé du roi. Oui vraiment.
J'ai parlé aussi des princesses, puis des filles des ministres, puis
des fils des préfets, Ai-je offensé tous ces gens là ? Pas le moins du
monde. Chacun d'eux peut-être individuellement fort respectable ; mais
j'ai critiqué le système ministériel, qui prodigue l'argent des
contribuables pour des dépenses mauvaises et généralement blâmées,
quand il en est d'autres si utiles ; que l'on néglige. On trouve
coupable cette phrase. « Si j'avais 36 millions de revenu je ne
demanderais à personne à doter mes filles. » Cette phrase, simple,
triviale en elle même n'a un sens que quand on la complète.
L'accusation en tire ainsi la conséquence. « Donc Louis Philippe qui a
trente six millions de revenu a tort de deman der une
dot pour ses filles. » Cette manière de conclure est peu charitable ;
heureusement elle n'a pas le sens commun. En effet, part toute fiction
constitutionnelle, dont je pourrais me prévaloir, et pour ne m'appuyer
que sur la simple vérité, sur la vérité de fait, il n'est pas vrai de
dire que Louis-Philippe a demandé… Ce sont les ministres, et non
le roi.
Je pourrais ainsi suivre l'accusation phrase à phrase, et partout nous
retrouverions la même conclusion, frappante, inévitable ; car elle est
au fond même de la question. Au lieu de discuter ainsi pied à pied et
en détail, en livrant un combat d'escarmouche, propre seulement à
fatiguer la cour et le jury, mieux vaut de suite trancher dans le vif
et aborder au fond de la question.
J'ai critiqué, blâmé le discours d'ouverture, je le reconnais
hautement. En critiquant l'œuvre en ai-je critiqué les auteurs ? sans
aucun doute. Quels sont ces auteurs ? le roi ? Non. le ministère ? Oui.
Dans ces quatre mots repose toute la question. Question vaste, immense
; question qui touche aux bases de l'édifice constitutionnel, de
l'avenir de la liberté. C'est ici que je prie messieurs les jurés de me
continuer leur bienveillante attention. Une tendance bien funeste à mes
yeux, se révèle chaque jour par de nombreux et tristes symptômes ;
tendance funeste qui en se développant sans cesse aboutirait à faire
croûler le trône, et à renverser l'édifice de la société.
Un principe sacré, inattaquable dans l'évangile constitutionnel, c'est
que le roi ne peut mal faire. Eh bien ! ce principe salutaire, cette
maxime conservatrice, ce gage précieux d'ordre et de stabilité dans
l'existence sociale, il s'est trouvé des hommes, malédiction sur eux !
qui ont voulu le jeter au visage de la nation française, comme une
amère et insultante dérision ! Des hommes qui, pour un intérêt de
caste, un égoïsme de parti, de famille, de coterie, jouent imprudemment
avec la foudre, et sèment des flammes sur la mine qui peut s'embrâser.
Le roi ne peut mal faire, dit la loi : et pourquoi cela ? c'est que
jamais on ne devra attribuer au roi de ces doctrines éphémères, de ces
théories passagères et changeantes, de ces systèmes faux, ridicules,
désastreux quelquefois, que chaque ministère apporte et emporte avec
lui. Ces doctrines, ces théories, ces systèmes, passent, reviennent,
passent encore, se succèdent, se heurtent, se combattent, se brisent,
meurent les uns à la suite des autres, tandis que, placé au-dessus de
ces orages, le trône, comme la vérité, est là, toujours debout toujours
le même. Aux ministres ce qui est variable, passager, contestable,
sujet à critique et à discussion. Au roi ce que personne n'a le droit
de contester, l'honneur du nom français, la charte, la Loi.
Mais cette position inférieure, dépendante, précaire, il est des
hommes qui ont trop d’orgueil pour l’accepter ; leur vanité se révolte
à l'idée d'une contradiction ; leur suffisance s'indigne d'une attaque
; irrités de voir censurer leurs actes , ils en ont impudemment chargé
la responsabilité du roi ; repoussés par la nation qui s'en défie et
les méprise, sentant le terrain mal solide croûler sous leurs pas,
honteux de leur triste isolement, de leur nudité difforme, ils ont
voulu s'appuyer sur les marches du trône et se cacher dans les plis du
manteau royal : s'accrochant ainsi des dents et des ongles à un royauté
qu'ils n'ont pas fondée, voulant s'assimiler à une monarchie qui n'est
pas la leur, à l'ombre des glorieuses couleurs qu'ils brûlaient
naguères et qu'ils détestent encore , ils ont cru se rendre stables
comme le trône, durables comme la monarchie, glorieux comme notre noble
étendard. En vérité, leur orgueil les a bien trompés ! On les arrache
de ce piédestal qu'ils veulent usurper, et on les montre couverts de
boue à la risée de chacun. S'ils se cachent sous la pourpre des rois,
une main écartera la pourpre des rois, et le ministre audacieux sera
justement châtié.
Mais, ce n'est pas tout, messieurs les jurés ; non seulement le
discours du trône appartient de droit et constitutionnellement aux
ministres ; non seulement ce compte-rendu de politique, cet exposé de
système que l'un trouve bon, l'autre mauvais, rentre, par sa nature
discutable et sujette à contestation, dans les attributions spéciales
d'un ministère responsable ; mais, de plus, en fait et par la vérité
matérielle et physique, le discours d'ouverture est un œuvre de
cabinet, œuvre long-temps débattue, délibérée en conseil ; programme de
session où chaque ministre a intercalé sa phrase ou son paragraphe ;
qui la tranquillité de l'intérieur, qui la non-intervention , qui de la
marine, qui des finances. Puis, quand ce tout de phrases, parfois
incohérentes, fausses et pis encore, a été réuni et lu devant les
chambres, vous voudriez appeler cela l'œuvre du roi ? ah ! cela n'est
pas possible. Si quelqu'un alors méritait d'être poursuivi pour
offenses à la majesté du trône, en vérité, ce ne serait pas nous. Oui,
les ministres seuls sont légalement et réellement les auteurs du
discours d'ouverture. De là cette œuvre rentre dans le domaine de la
polémique, et, par conséquent, tout blâme, quelle qu'en soit la nature
et la forme, est un blâme qui frappe le ministère et jamais au-delà. Ce
serait absurdité que de vouloir entendre dans un autre sens la critique
incriminée. Que chacun réponde de ses œuvres, comme cela doit être, et
chaque phrase que l'on présente comme coupable deviendra innocente,
louable ; car elle est inspirée par le sentiment du devoir. « Le
discours de la couronne est nul et faux. » cela veut dire : messieurs
Guizot et consorts ont mis du nul et du faux dans le discours de la
couronne. « Il s'agira de voter une dot à la fille de Louis-Philippe. »
Cela veut dire : le ministère demandera qu'on vote une dot à la fille
de Louis-Philippe. — - Si j'avais 36 millions de revenu, je ne
demanderais à personne à doter mes filles. » Cela signifie : le
ministère a tort de demander au pays une dot pour la fille du roi, en
présence d'une liste civille de 36 millions de revenu. « Si Dieu leur
prête vie. » en d'autres termes : si le système actuel dure long-temps.
— Que voulez-vous expliquer encore ? « Messieurs de la doctrine » veut
dire messieurs les doctrinaires ; et cette phrase : « Il y a des gens
qui meurent de froid et de faim », si vous ne l'entendez pas, je
renonce à la mettre plus claire. Qu'on tourne mes phrases sur tous les
sens, qu'on les torture de toutes les manières, on n'en pourra jamais
exprimer autre chose que ceci : Le discours d'ouverture est mauvais; ce
sont les ministres qui l'ont fait, et je blâme les ministres.
Je demande pardon à messieurs les jurés de m'appesantir autant que cela
sur un point aussi clair. En logique on expose l’évidence, on ne la
prouve pas ; mais quand l'accusation le nie, on me permettra d'insister
pour la remettre dans son véritable jour.
Passons maintenant au second chef. L'accusation est-elle mieux fondée
sur ce point ?
Messieurs, si la négation admettait du plus et du moins ; si dans le
néant il existait des degrés, je dirais que la base de l'attaque est
encore moins solide, encore plus fugitive que pour l'article précédent.
Le ministère public veut que j'aie excité à la haine et au mépris du
gouvernement du roi.
Avant que de faire un seul pas dans la discussion, il est un point
qu'il faut aborder de face, une question qu'il faut nettement résoudre,
sans quoi toute argumentation sera obscure et inintelligible.
Qu'entend-on par ces expressions, le
gouvernement du roi ? Qu'est-ce
que le
gouvernement du roi ? Une expression aussi capitale, une
dénomination qui sert à la base même de l'édifice constitutionnel,
devrait, il semble, être nettement définie, clairement et précisément
déterminée. Hélas ! messieurs les jurés, il n'en est rien ; ce mot
gouvernement du roi, a été comme tant d'autres noms sacramentels,
expliqué, commenté, déformé, torturé par l'un et par l’autre, selon un
système de commande ou une passion du moment. On ne s'est plus entendu.
La discorde s'est nourrie d'équivoques, d’ambiguïtés, d'explications
erronées ou de mauvaise foi. De là, cette myriade de procès à la
presse, pour une ligne, un mot, une ponctuation, une réticence, une
faute de typographie ; procès parfois scandaleux, toujours affligeants
; procès où tout le monde perd ; le jury, un travail qui demanderait un
meilleur emploi ; les parquets, leur temps et parfois de la
considération ; la presse, les derniers lambeaux de sa liberté.
Qu'est-ce que c'est que le gouvernement du roi ? Question facile à
résoudre, mais que l'on ne se fait pas de peur de la comprendre, que
l'on ne comprend pas dans la crainte de ne plus exploiter l'équivoque
que jésuitiquement l'on en fait sortir.
Un procureur général disait un jour : le gouvernement du roi, ce sont
les ministres. Voilà qui est franc, net et hardi ; malheureusement pour
la théorie elle n'est bonne qu'à Charenton. Otez-en la sottise il ne
reste plus rien.
D'autres ont voulu faire du gouvernement du roi, un être collectif,
espèce de polype immense, aux myriades de bras, qui enveloppe toute la
France, et comprend toute personne qui exerce une fonction quelconque,
depuis le roi lui-même, jusqu'au moindre garde champêtre, depuis le
plus petit conseil de fabrique, jusqu'à la chambre des pairs et la cour
de cassation. Luxorique corbeille aux vastes rebords, où l'on entasse à
la fois les ministres et les gendarmes, les préfets et la police, les
ambassadeurs et les espions ! Vous trouvez, cette théorie ridicule, eh
bien !, je vous assure qu'elle existe, qu'on la soutient dans l'ombre,
et qu'elle est en haute faveur là où elle devrait rencontrer une
solennelle réprobation ; c'est encore là que nous retrouvons cette
coterie dont j'ai déjà eu la douleur de vous entretenir, ces gens qui,
timides et malfaisants comme des bêtes de nuit essaient de cacher sous
un symbole de monarchie leur friperie doctrinaire. Ancrés à l'autorité,
qu'ils veulent conserver à tout prix, parce qu’elle donne des honneurs
et des masses d'or, ils voudraient s'inféoder à la royauté elle même,
s'immobiliser au pouvoir, s'inoculer à la monarchie, s'identifier en un
mot avec le gouvernement du roi. S'ils trouvaient en France une
institution plus ferme, un symbole plus sacré, ils le choisiraient. Il
y a vingt siècles ils se fussent posés comme des dieux, imposés comme
des oracles.
En vain leur dira-t-on qu'au lieu de se purifier par cet alliage, aussi
immoral qu'inconstitutionnel, ils souillent eux- mêmes la robe blanche
de la royauté par leur contact impur ; qu'à force de se suspendre ainsi
en longs groupes au char puissant de l'état, ils risquent de le
précipiter dans l'abyme ; que, loin de partager les respects et
l'inviolabilité attachés à la personne du roi, et aux corps
constitutionnels qui font le gouvernement du roi, ils exposeraient
eux-mêmes le trône à des traits qui ne sont destinés que pour eux. En
vain l'évidence leur met elle devant les yeux qu'ils feraient haïr et
mépriser le gouvernement du roi si un tel sentiment pouvait naître en
France ! Leur égoïsme ne veut rien écouter, rien voir, rien entendre.
Ils courront les risques les plus terribles, exposeront leur patrie aux
plus épouvantables catastrophes, plutôt que de modérer leur ambition
effrénée, leur cupidité insatiable. Que leur importe la ruine d'un pays
? ils en vivent. Le déshonneur devant l'étranger ? ils l'exploitent. La
liberté mourante ? ils s'en font un marche-pied. La chute d'un trône ?
ils savent se rattacher à un autre !
Ecoutez ces gens-là, le gouvernement du roi sera bientôt défini ; c'est
eux, leurs amis, leurs adhérens, leur coterie, aux longues et sinueuses
ramifications. Ils seront si vous voulez les croire aussi sacrés que le
roi ; et, après s'être fait un rempart du trône ils s'en feraient un
marche-pied.
Est-il besoin, messieurs les jurés, de discuter sérieusement de
pareilles doctrines. Peut-être dites-vous, dans votre conscience, que
le mépris doit en faire justice ; sans doute, cette réfutation est la
plus raisonnable, mais elle ne m'est pas permise. Mis là, sur la
sellette, il faut que je me défende pas à pas. Il faut que je prouve
l'incontestable, que j'établisse les axiomes, que je rende claire
l'évidence même, ou l'on dirait que je décline le combat.
Prouvons donc puisqu'on le veut, et, pour procéder avec une logique
rigoureuse, une dialectique lucide et concluante, jetons des bases, et
les suites se développeront aisément. Prenons d’abord, Messieurs,
quelque idée bien vulgaire, bien connue de tous, connue comme la nuit
et le jour.
Tout le monde sait ce que c'est que renverser un gouvernement, fonder
un gouvernement. Juillet n'est pas loin, qui nous a montré cette idée
matérialisée, et nous l'a fait toucher au doigt. L'Europe est là qui
complète la série expérimentale, par vingt exemples semblables.
Après cette première idée, prenons-en une seconde. Tout le monde, sait
ce que c'est que de déplacer, changer, destituer un fonctionnaire ; les
exemples s'en voient tous les jours.
Maintenant, une première conséquence.
Quand on destitue un fonctionnaire, adjoint de campagne ou ministre, le
gouvernement du roi est-il changé ? est-il affaibli ? ébranlé ? Rien de
tout cela. Donc ce fonctionnaire n'était pas partie essentielle du
gouvernement.
Si l'on voulait un jour, et la chose est possible, changer tous les
préfets, tous les sous-préfets, les maires, les ministres et les
procureurs du roi, le gouvernement serait-il changé ? Non : donc, les
préfets, les sous-préfets, tous les fonctionnaires, en un mot, ne sont
pas le gouvernement du roi. S'il existe une théorie claire et
raisonnable, il me semble que c'est celle-là. Hors le cas des
révolutions, et ce cas est anormal, exceptionnel ; car, sous quelque
point de vue qu'on envisage une révolution, on conviendra que c'est une
épreuve terrible pour un pays, et qu'il ne faut pas la comprendre dans
un système gouvernemental : hors ce cas, dis-je, personne n'a le droit
de renverser, de changer le gouvernement ; personne ! pas même le
monarque. Donc, tout ce que le roi a le droit de changer, n'est pas
partie intégrante du gouvernement ; car, dans le cas contraire, le
souverain violerait les lois, tout en obéissant aux lois, briserait la
constitution en restant dans les limites de la constitution :
conséquence absurde et contradictoire , qui prouve évidemment la
fausseté du point de départ. Ce serait une belle doctrine vraiment que
celle qui revêtirait de l'inviolabilité royale le moindre estafier de
la police, le fonctionnaire du rang la plus infime. Quel étrange
gouvernement du roi ferait-on avec toutes ces vicissitudes. Ces
changemens de politique, avec toutes ces infirmités humaines et
sociales, morales et intellectuelles. Là, un dépositaire infidèle, un
receveur banqueroutier un homme de poste faussaire, un administrateur
vénal, un magistrat corrompu !... Et toute cette macédoine
s'appellerait gouvernement du roi ! en vérité, je vous le répète, vous
le feriez haïr, détester s'il était tel que vous le représentez.
C'est fâcheux vraiment, pour ceux qui reçoivent des traitemens, de ne
pas les savoir inamovibles comme le trône, assurés comme la dotation de
la couronne. Il serait doux et séduisant pour un jeune substitut qui
fait ses premières armes de pouvoir dire : « et moi aussi, je suis du
gouvernement du roi. » Oui, en effet, comme le portier fait partie de
la famille, pour servir, en attendant qu'on en choisisse un autre.
Mais enfin, en quoi consiste le gouvernement du roi ? Le voici. Nous
avons vu que tout ce qui est variable, transitoire, sujet à conteste,
soumis à la discussion ne devait pas être l'œuvre du roi. De même, tout
ce qui est invariable, inamovible, hors de conteste et de discussion,
voilà le gouvernement du roi. Appliquons cette théorie, nous n'en
sentirons que mieux la justesse. Les fonctionnaires en général, ce
n'est pas là le gouvernement du roi ; car le gouvernement les change et
pourtant il ne se tue pas lui-même. Une majorité de pairs, de députés,
ce n'est pas le gouvernement ? car ces majorités sont variables ; un
discours les forme, un trait de lumière les détruit. Une législature
même n'est pas partie intégrante et indispensable du gouvernement du
roi ; car une ordonnance peut la dissoudre et en convoquer une autre ;
mais les chambres en elles-mêmes, les chambres, pouvoir de l'état,
reconnu, fondé par la charte, voilà ce qui fait partie essentielle du
gouvernement du roi. Gouvernement constitutionnel, gouvernement
pondéré, représentatif ; gouvernement formé de trois portions
intégrantes et indispensables, dont une ne peut être supprimée, que
l'équilibre social ne se rompe, que la charte et les lois ne soient
violées, qu'il n'y ait une révolution. Voilà, messieurs les jurés ce
que j'entends par le gouvernement du roi, et non pas les agens de
police, les espions et les geôliers ; gens qui ont leur utilité,
peut-être , mais qu'on peut fort bien changer de place sans que la
monarchie en soit ébranlée.
Veut-on considérer le gouvernement sous un autre point de vue : Eh bien
! le gouvernement du roi, c'est le gouvernement de la loi ; car le roi
ne peut gouverner que par les lois. Or les lois sont l'œuvre des trois
pouvoirs réunis. Nous voici, dès le premier pas , revenus à notre
principe. C'est là le propre de la vérité. De quelque côté qu'on
l'envisage, on se retrouve toujours au point de départ.
Messieurs, dans le moment actuel, le champ de la haute politique est
divisé en deux camps principaux, dont l'un a pour devise : « le roi
règne et ne gouverne pas. » l'autre : « le roi règne, gouverne et
n'administre pas. » Comme ces deux opinions comptent des hommes probes
et habiles, au moins quelques-uns , et que le différend continue
pourtant et même s'envenime, j'ai soupçonné qu'il y avait là quelque
malentendu et j'ai trouvé qu'en cette occurence, comme en beaucoup
d'autres semblables , les uns et les autres ont raison , qu'ils sont
d'accord au fond ; mais qu'ils ne s'entendent pas faute de s'expliquer.
Chacun étant alors convaincu de la justice de sa cause, inspiré par sa
conscience, persiste et lutte en adressant à ses adversaires des
imputations d'ignorance et de mauvaise foi, qui lui sont renvoyées. La
querelle s'échauffe, et, plus on dispute, moins on se comprend. C'est
là l'origine de presque toutes les discordes qui tiraillent la société.
Toute la difficulté gît dans les mots
gouvernement,
gouverner, que
l'on ne définit pas, et que chacun traduit à sa manière. L'homme de
l'opposition voyant l'homme du pouvoir abuser d'un mot sacramentel,
attribuer au monarque ce que la loi n'attribue qu'aux ministres, faire
intervenir partout, et parfois indécemment, le nom et la volonté du
roi, là où l'on ne devrait voir que leurs œuvres, puis appeler tout
cela gouverner : cet homme s'écrie : « Le roi ne gouverne pas. »
L'homme du pouvoir, craignant que l'on ne veuille ravir à la
prérogative royale l'action constitutionnelle, la haute direction
qu'elle doit avoir dans les affaires du pays, s'écrie : le roi gouverne
et doit gouverner. Tous deux sont dans le vrai ; leurs pensées sont les
mêmes ; mais les mots les séparent. De même, si, avant de me citer aux
assises, M. le procureur général se fût donné la peine de se poser
cette question : « Qu'entend-on, que doit-on entendre par ces mots :
gouvernement du roi ? » à coup sûr il ne m'eût pas exposé aux frais d'un
voyage et aux embarras d'un procès. Il aurait vu que je n'attaque pas
le gouvernement, mais bien l'administration ; non le pouvoir
monarchique, mais bien l'usage que font d'un pouvoir confié des agens
amovibles et révocables ; non pas le roi des Français, mais le cabinet
des doctrinaires, ainsi que les fonctionnaires qui suivent et parfois
dépassent leurs déplorables maximes. Il aurait vu que, loin d'attaquer
la constitution, je me plains que cette constitution est méconnue ;
loin d'exciter au mépris du gouvernement du roi, c'est-à-dire du
gouvernement des lois, je réclame avec force, énergie, avec rudesse
même, si vous le voulez, contre ceux-là qui réellement méprisent les
lois et, par conséquent, méprisent le gouvernement, dont elles sont la
parole et la volonté.
Car c'est une étrange situation que la mienne ! Vous avez pu voir,
messieurs les jurés, des hommes cités à cette barre pour avoir
transgressé les lois , pour les avoir violées, pour avoir excité à les
mépriser ; mais vous n'avez jamais vu, sans doute, un homme accusé pour
avoir chaudement défendu la majesté des lois, pour s'être écrié avec
une conviction profonde et une indignation impossible à contenir : «
Nos adversaires sont les gardiens des lois et ne les exécutent pas !
ils les méprisent, les foulent aux pieds, s'en font une litière ; c'est
le mot, une litière! » C'est ainsi qu'un droit sacré, le droit de
rappeler les fonctionnaires à la pudeur, à la justice, à la moralité, à
l'exécution de la loi, ce droit, je dis plus ce devoir ; car c'est un
devoir, un devoir sacré pour tout publiciste honnête homme , pour tout
citoyen consciencieux, de rappeler que la loi est un contrat qui lie
également depuis le moindre jusqu'au plus puissant, tous les membres de
la grande famille sociale ; ce devoir que chaque jour les procureurs du
rai exercent sur leur banc, et les magistrats sur leurs siéger ; ce
devoir, on m'en fait un crime ! On m'arrache à mon travail journalier,
on me jette sur le banc des accusés parce que j'ai dit : nous gens de
l'opposition, on sait bien nous forcer à l'exacte observance des lois
; et des fonctionnaires, qui les premiers devraient donner l'exemple,
affichent au contraire le scandale de leur violation. Si j'avertissais
de la présence d'un incendie, de l'existence d'un assassinat, on me
punirait donc comme assassin et comme incendiaire ? Paul-Louis Courrier
disait un jour : « Si je me plaignais d'avoir été volé, on m'arrêterait
pour le voleur. » Eh bien ! messieurs, cette phrase spirituellement
ironique a été mise en action. Aujourd'hui je me plains de la violation
des lois et on me poursuit comme violateur des lois. Où allons-nous
donc et que deviendrons-nous ? Jusqu'où donc nous entraînera ce système
qui frappe, avec la même énergie, le bien et le mal, l'égoïsme et le
dévouement, le crime et la vertu ? Ah ! je le répète, oui ; c'est là
une étrange situation ! Et, grâce à l'inconcevable poursuite qui
s'acharne contre moi, cette procédure, quelle qu'en soit l'issue,
restera comme un monument caractéristique de ces temps malheureux, de
cette sinistre époque où l'on nous arrache brin à brin, feuille à
feuille, cette belle couronne de liberté que la France avait conquise
au prix de sou sang !
Mais peut-être oubliai-je quelque délit, quelque crime, un attentat,
que sais-je ? obscurément caché sous une petite phrase, dans le recoin
d'une période, sous un adjectif mal sonnant, dans un verbe à
signification ambiguë. Lisons, examinons jusqu'au moindre mot.
AU COURRIER FRANÇAIS.
PROCÈS A LA PRESSE.
« Le
Courrier est saisi, le
Siècle est saisi, le
Temps est saisi,
il y en a, je pense, un quatrième. La plupart de ces saisies ont
pour prétexte que la presse a fait remonter jusqu'au roi la
responsabilité des actes du gouvernement. Le
Courrier s'étonne que l'on
chicane l'opposition pour dire ce que répètent à satiété les ministres
eux-mêmes, et la presse ministérielle en masse. Ce qui nous étonne,
nous, c'est la surprise du
Courrier. Comment les hommes de talent qui
rédigent cette feuille, peuvent-ils aussi mal comprendre la situation
actuelle ? Les lois d'après nos maîtres ne sont plus des contrats, ce
sont des instrumens, des outils, un cadre dans lequel s'arrangent les
passions méchantes des gouvernans qui nous exploitent. Ils nous
poursuivent pour la moindre atteinte aux lois, atteinte souvent
imaginaire, et eux s'en font une litière, c'est le
mot,
UNE LITIÈRE ! Depuis la charte jusqu'aux lois de septembre, il
n'est pas une disposition légale que le moindre des estafiers du
pouvoir ne se fasse un jeu de fouler aux pieds, à la moindre occasion.
Quant à nous, on nous poursuit avec rage pour l'
ombre d'un délit, on
nous poursuit même pour
être fidèles aux lois ; c'est incroyable,
mais c'est vrai ! Oui, le ministre Guizot a fait remonter jusqu'au roi
» la responsabilité des actes gouvernementaux. Nous
l'avons entendu (par les fenêtres, croyez-le) professer cette étrange
doctrine. Le lendemain, la feuille policière qu'il a fondée chez nous
le redisait à qui voulait la lire, et Guizot n'est
pas poursuivi. Pourquoi cela ? voici le mot de l'énigme.
Il est permis de s'affranchir de toute loi pourvu qu'on flatte, qu'on
adule, qu'on se jette à plat ventre devant
EUX ! Courtisez, adorez,
comparez au
soleil, peignez des auréoles, tout sera bien. Retrouvez
votre dignité d'hommes, marchez sur les pieds et non sur les genoux ;
oh ! alors, guerre sans relâche, poursuites sans raison, condamnations
sans pitié ! Le maire de Thorigny prête une salle ; destitué ! Cet
Odilon-Barrot qui fait de l'indépendance ! Le maire de Lisieux prête
aussi une salle, mais quelle différence ! c'était pour que Guizot y
prêchât ses venales flagorneries. Le maire de Lisieux se carre toujours
avec son écharpe. Les conseils municipaux, la garde nationale faisaient
des adresses politiques, mais flatteuses : un sourire et un merci ! Des
conseils, des compagnies font ils entendre un seul avis ; brisés !
dissous ! destitués ! foudroyés s'il était possible ! Les articles les
plus saints de la constitution sont suspects, s'ils ne flattent pas le
pouvoir. Ce n'est qu'en tremblant qu'on ose dire que
le peuple est
souverain, que
la pensée doit être libre ; mais dites hardiment,
comme la
Presse, qu'il n'y a rien au-dessus du roi (pas même la
France qui lui a donné la couronne), et personne ne vous poursuivra. La
loi est de luxe maintenant. Flattez, faites-vous bien vil, bien humble,
comme Turc et Azor, vous aurez la caresse et l'os à ronger. Levez
la tête et souvenez-vous que vous êtes hommes, on vous tiendra le
poignard sous la gorge. »
Je regarde, je cherche, je ne trouve pas ! Partout, à toute ligne, une
attaque vigoureuse, contre le malheureux système qui pèse sur nous ; un
reproche de ce qu'il regarde les lois comme des instrumens pour frapper
ceux qui lui déplaisent, et non un contrat sacré devant lequel lui
aussi, lui avant tous devrait baisser la tête ; un reproche à ces gens
qui réclament, sous le nom du roi, dont ils se font une égide, et
qu'ils déshonoreraient,
s'il pouvait l'être, qui réclament, qui
exigent des flatteries, des adulations, des bassesses, et qui
s'indignent avec arrogance, de ce qu'on ose devant eux lever la tête,
et reprendre sa dignité d'hommes. Il n'est pas étonnant, en effet, que
des gens qui se font de la peur un moyen gouvernemental inscrivent la
honte au nombre des qualités indispensables aux citoyens français.
Libre à eux d'être conséquents dans leur voie fatale, mais libre à moi
de jeter un blâme énergique sur une aussi déplorable tendance. Eh !
bien, je l'ai fait, je l’avoue, j'ai dû le faire, et ma conscience me
dit qu'à cette heure je le ferais encore. Mais le roi, le gouvernement
du roi, loin d'en parler avec haine et avec mépris, je n'y ai pas songé
; si non, pour rappeler à nos fonctionnaires qu'ils ne font pas leur
devoir. Un tel acte est si peu coupable que le gouvernement lui-même le
fait en toute occasion ; car, souvent, jusqu'ici, on a destitué des
fonctionnaires, et, s'il plaît au ciel, on en destituera encore.
« Mais, dit-on, le sens est caché, et pourtant l'on distingue vos
intentions. Sous un voile diaphane, on voit que c'est du roi
lui- même que vous voulez parler, ou du moins vous le
comprenez avec les ministres. »
Messieurs, à celui qui vous accuse de mauvaise foi, si l'on est trop
poli pour retorquer
ad hominem, on affirme sa bonne foi et cela
suffit. La négation vaut l'affirmation. Vous dites : oui, moi je dis :
non, et la chose reste dans le premier état. Mais ce procédé, quoique
logique et rigoureusement juste, ne convient pas à ma franchise. J'ai
des preuves morales de ma bonne foi, et je vais en donner.
Depuis deux ans et demi je rédige le
Patriote, et jamais un mot, une
phrase contre le roi ou le gouvernement ne m'est échappée. Vous en avez
pour garant le silence de messieurs du parquet, et Dieu sait qu'en fait
de délits de presse ils voient clair. Il faut donc reconnaître que ma
manière de discuter est compatible avec le gouvernement
constitutionnel, ou me supposer une prudence, un calcul incapable de
faillir, une finesse vraiment sur humaine. Mais alors il y aurait
contradiction manifeste. Car, si j'avais cette prudence si bien
calculée, prudence qui serait sortie victorieuse de l'épreuve pendant
deux ans et demi, comment m'aurait-elle abandonnée juste au moment où
j'en avais besoin, à la première signature que j'engageais, la première
fois que j'encourais la responsabilité légale de mes œuvres ? Je serais
bien mal avisé, vraiment, d'avoir tant d'habileté au service des
autres, et de n'en pas trouver pour moi-même. Je pourrais citer ici
textuellement au moins cinquante articles que j'ai écrits, où le roi,
son autorité constitutionnelle, le gouvernement monarchique, sont
nettement formellement distingués du système ministériel, système
dont la grammaire veut que je varie les noms, pour être moins monotone,
mais que l'on reconnaît toujours à des caractères indélébiles. Mais je
craindrais de fatiguer par cette discussion déjà longue ; je me
bornerai à un seul article, bien court, bien clair, qui justement est
là , dans la feuille incriminée , au revers de la page. Cet article, je
l'ai écrit, si j'ai bonne mémoire, une heure après l'adresse au
Courrier, et sans l'inspiration de la même pensée.
(
Ici le prévenu lit un article où l'on reproche aux ministres de se
cacher lâchement derrière le roi.)
Je vous le demande, Messieurs, je le demande à quiconque sent battre
sous sa poitrine un cœur d'honnête homme, cet article décèle-t-il le
désir d'offenser le roi, d'exciter à la haine et au mépris de son
gouvernement ? Cet article confond il le roi avec le ministère ? N'y
trouve-t-on pas plutôt le publiciste franc et bon citoyen, qui sonde
toutes les plaies du pays, et à toutes propose un remède, sans phrases
entortillées, sans ambages, mais clairement, comme il convient à un
homme de cœur, et en allant droit au but.
Dans le premier article qu'on incrimine, je vois les intérêts du pays
menacés, et je dis : « Respect aux intérêts du pays » ! Dans un autre,
en face, des lois foulées aux pieds, je dis : « Respect aux lois » !
Dans le troisième, c'est le roi que menace l'assassinat, et je dis :
« Prenez des mesures pour protéger la personne du roi. »
L'accusation vous a dit que j'étais coupable pour cela ; je me
trouverais vraiment coupable, au contraire, si en présence des malheurs
qui pèsent sur mon pays je n'élevais pas une voix courageuse pour
essayer de les conjurer, et j'ai trop de confiance dans la probité
indépendante du jury pour ne pas être sûr qu'il partagera mon opinion.
Messieurs les jurés, quelqu'éclairée que soit la question, au point où
nous en sommes, je ne puis terminer sans mettre sous vos yeux un
dernier argument, car il est décisif.
Voulez-vous savoir si un écrit est coupable ou innocent ? Voici un
criterium, une pierre de touche, un moyen d'épreuve qui ne vous
trompera jamais.
Admettez pour un moment ce que dit l’auteur, supposez que toutes ses
assertions sont réalisées, que ses exhortations sont écoutées de tout
le monde, que tout ce qu'il veut est fait, et voyez ce qui en résulte.
S'il en résulte une commotion, un désordre, une révolution, l'écrit est
coupable, condamnez.
Si, au contraire, il en résulte un mouvement progressif,
constitutionnel, permis et prévu par les lois, certainement l'écrit est
innocent, renvoyez absous.
Appliquons ce principe de jugement aux passages accusés :
Dans les quelques lignes où l'on prétend que j'ai offensé le roi, je me
plains qu'on veuille prendre un million sur le budget pour la dot de la
reine des Belges. Eh, bien ! qu'on ne le donne pas. C'est un million de
plus qui restera en France et dans la poche des contribuables, au lieu
d'aller payer les aides-de camp du roi Léopold ; ce ne sera pas un si
grand malheur. Il se peut bien que la chambre pense ainsi, et qu'elle
rejette la demande ; et, puisqu'elle a bien le droit de le faire, moi,
français et contribuable, j'ai bien le droit de le dire.
J'ai dit que la doctrine épuise la France comme une vache à lait. Eh,
bien ! la doctrine changera, ou l'on changera la doctrine, et en vérité
il n'en résultera pas une révolution. Le roi peut bien demain renvoyer
les sept ministres actuels, que le pays ne s'en insurgera pas. J'ai dit
qu'en France il y a des malheureux qui meurent de faim.
Je voudrais du fond de mon cœur avoir dit une fausseté, dussé-je, à ce
prix, être déclaré coupable ; mais, malheureusement, il n'en est rien.
Je conçois que ces tristes tableaux déplaisent aux hommes qui prennent
sur l'impôt d'énormes sommes pour payer leurs soirées et bâtir de
magnifiques hôtels ; mais qu'y faire ? Organiser le travail, soulager
l'indigence, employer mieux le milliard du budget. Croyez-vous que tout
cela amène la révolte et l'anarchie ? Je ne le pense pas ni vous non
plus.
Passons au grand article.
Je me plains que les lois ne pèsent pas également sur tous. Eh, bien !
on y soumettra tout le monde ; les fonctionnaires les premiers
donneront l'exemple de l'obéissance et de la fidélité. Les choses en
iront elles plus mal ? Je me plains qu'on encourage la flatterie, qu'on
l'exige même ; eh, bien ! on la chassera, on la détruira.
Je me plains que les ministres les premiers, et notamment M. Guizot,
font remonter jusqu'au roi la responsabilité de leurs actes. Eh, bien !
ils ne le feront plus, ils rentreront dans les voies constitutionnelles.
J'ai dit qu'on persécute l'indépendance ; on la respectera.
Qu'on nous enlève notre liberté ; on nous la rendra.
Qu'on s'en prend à notre dignité d'hommes ; on la laissera à ceux qui
la conservent, et l'on essaiera de la rendre aux malheureux qui l'ont
perdue !
Y aurait il un grand malheur à tout cela ? Il serait beau, il serait
juste et moral de le faire et parce que je le demande on me poursuit !
Je veux que l'argent de la France reste à la France, on dit que
j'offense le roi. Je réclame l'exécution franche des lois, on dit que
j'attaque le gouvernement ! C'est à n'y rien comprendre. Ainsi, pour
être innocent, je devrais donc dire le contraire ? Proposer la
dilapidation des produits de l’impôt, et encourager les infractions des
lois ? Je vous le répète, en vérité et en conscience, l'accusation est
inconcevable, elle n'a pas de sens.
Laissant de côté, le roi dont je ne m'occupe pas, et le gouvernement
que j'attaque beaucoup moins que ses prétendus amis, je concevrais de
la part du parquet, une sommation en ces termes :
« Vous accusez des hommes du pouvoir de transgresser les lois ; cette
imputation est grave, il faut la justifier, ou l'on vous jettera à la
face le nom de calomniateur ! »
A la bonne heure ! voilà un appel basé sur la raison et la vérité. Eh,
bien ! j'y répondrais, je soutiendrais mon dire, je le prouverais
pièces en main. Justice serait faite et tout serait dit.
Car, sachez le bien, messieurs les jurés, je ne viens pas ici,
invoquant l'indulgence, demander grâce pour la vivacité d'expressions
mal pesées, et m'excuser sur la chaleur d'un travail précipité. C'est
le moyen d'un homme peureux, qui se sent coupable, et qui voudrait
arracher à la compassion un verdict d'acquittement. Je ne demande que
justice, sévère justice. Tout ce que j'ai dit, j'ai cru devoir le dire
; je l'ai fait, dicté par ma conscience, le sentiment de mon devoir,
et, quoi qu'il arrive, je suis prêt à le soutenir. S'il en était
autrement, je mériterais d'être condamné, non pour offense envers le
roi ou attaque envers le gouvernement, mais bien pour diffamation
envers des fonctionnaires.
Ici, Messieurs, j'aurais trop beau jeu pour faire du scandale, si je le
voulais. Je pourrais vous apporter une masse de faits où partout vous
verriez la loi torturée par des fonctionnaires, foulée aux pieds par
ceux là qui devraient s'en montrer les défenseurs. A côté des petites
persécutions locales, des injustices à domicile, des partialités pour
la coterie, je pourrais vous montrer de ces hommes qui font curée de la
loi et se gobergent dans leur impunité, comme des valets en goguette, à
l'absence du maître. Je pourrais vous citer de ces crimes qui clouent
au pôteau et entraînent pour dix ans dans les bagnes!... Je ne le ferai
pas. Je ne citerai qu'un fait, un seul ; parce qu'il me suffit, et
qu'il est connu de tous.
En parlant du grand scandale de Strasbourg, je veux dire la violation
ministérielle de la charte, un ministre est venu à la tribune dire :
« Oui, nous avons violé la loi, nous le savons bien, et nous courons
au-devant de la responsabilité !... »
Il me semble qu'en présence d'un si affligeant scandale, un écrivain
peut bien dire aux gens du pouvoir : « Vous vous faites des lois une
litière, c'est le mot, une litière ! » Eh, bien ! ces hommes on les
choie, on les protège, on les récompense même, et moi qui signale la
plaie à guérir, on me traîne au banc des voleurs et des assassins, on
demande que vous me déclariez coupable, qu'un jugement me condamne !
cinq ans de prison et dix mille francs d’amende !!! C'est-à-dire,
ma ruine complète, la perte de mon avenir, et peut-être une mort de
langueur sur la paille humide des prisons ! Et pourquoi ? Parce qu'au
nom d'un pays où des malheureux meurent de misère, je me suis opposé à
un projet de loi qui flatte le penchant courtisan de la coterie
doctrinaire ; parce que je vois des abus et que j'ai le courage de les
dire en face ; parce que depuis long-temps on me guette au passage, et
qu'on m'a saisi, au hasard, à la première signature ; parce qu'à tort
ou à raison, on me regarde comme le seul qui puisse écrire un journal
indépendant à Lisieux, et que c'est un parti pris de tuer tous les
journaux indépendants ; parce que je défends la liberté, et qu'on veut
nous arracher les derniers lambeaux de cette liberté sans que personne
la défende ; parce qu'enfin , et cela résume tout , je suis l'ennemi de
la guizolâtrie locale, et que la guizolâtrie locale, qui pardonnera
volontiers les offenses au roi et les attaques au gouvernement, ne
pardonnera jamais les offenses à la doctrine, et l'expression du mépris
pour ses sectaires et ses adhérens. On dit que j'ai offensé la personne
du roi, que j'ai excité à la haine et au mépris du gouvernement du roi,
cela n'est pas vrai. Cette accusation est fausse, si évidemment fausse
qu'il est impossible de s'y méprendre. Ce n'est là qu'un prétexte,
qu'une formule extérieure et banale ; le sens est tout autre et je vais
vous le traduire.
« Le rédacteur de l'
Ami des Patriotes du Calvados et de l'Eure, a
commis le délit d'offenses envers la personne de sa majesté Guizot 1er,
roi de la doctrine, et d'excitation à la haine et au mépris d'une
petite coterie de jésuites tricolores, qui voudraient se faire appeler
le gouvernement du roi. »
Voilà mon véritable crime, et comme je ne suis guères repentant, on
doit me trouver très-coupable.
Vous, messieurs les jurés, placés au point de vue plus élevé de
l'intérêt du pays, qu'ici vous représentez, et devant le gouvernement
royal que vous savez comprendre, vous verrez que loin de les attaquer
je me trouve en être le véritable défenseur ; et, comme il n'y a que de
l'honneur à prendre la défense du pays et des lois, vous direz :
« Non l'accusé n'est pas coupable. »
*
* *
Cette défense fut écoutée avec le plus grand silence, à la grande
surprise de quelques
amis pessimistes, qui offraient à tout venant de
parier que je serais rappelé à l'ordre, au moins deux fois ;
s'imaginant sans doute que je me défendrais à la manière de Vignerte et
de Considère.
— « Défenseur, dit M. le président à Me Bayeux, qui m'assistait,
n'avez-vous rien à ajouter à la défense du prévenu. »
— « Je voudrais savoir si le ministère public a l'intention de
répliquer. » (
M. l'avocat-général fait un signe négatif.)
« Dans ce cas, continue Me Bayeux, je n'ai que deux mots à dire. Je ne
vous rappellerai pas cette phrase : « Plus de procès à la presse ! »
Comme on disait autrefois : « Plus de hallebardes ! » On sait ce que
tout cela veut dire. Je ferai seulement remarquer une petite
inexactitude de l'accusation. M. l'avocat-général dit à MM. les jurés
que si dans le premier article ils ne voient pas d'offense envers le
roi, au moins y trouveront-ils le délit d'excitation à la haine et au
mépris du gouvernement. Or ce nouveau délit n'est pas dans la citation,
et il n'est pas permis de dénaturer ainsi l'accusation. — « Cela
peut-être, répond M. l'avocat-général,
je n'ai pas lu la citation.
Voyons. »
On passe le papier à M. l'avocat-général,
qui ne l'avait pas lu. Il
le lit et reconnaît la justesse de l'observation. On voit, par
parenthèse, comment mes adversaires faisaient la besogne en conscience.
Pour tout résumé, M. le président, lut les articles incriminés. C'était
la troisième fois que l'auditoire les entendait ; jamais l'
Ami des
Patriotes n'avait eu une aussi belle publicité. Le débit du magistrat
fut d'abord sec et froid ; mais peu à peu la forme énergique de la
phrase l’entraîna, peut-être à son insu, sa voix prît de l'élévation et
de la chaleur, un accent entraînant et pénétré, au point que toute la
fin du grand article au
Courrier fut prononcée sur le ton d'une
chaude et éloquente déclamation. J'en étais tout stupéfait ; je
reconnaissais à peine mon œuvre ; je ne croyais pas avoir fait un aussi
beau morceau. M. Feron Delongcamps lit fort bien, et si, comme je
l’espère, je relève une feuille politique, je veux lui faire hommage
d'un abonnement, pour le remercier.
Après la lecture, M. le président posa au jury ces deux questions :
1° Le prévenu a-t-il offensé la personne du roi ?
2° A-t-il excité à la haine et au mépris du gouvernement du roi ?
Et le jury entra dans la salle de ses délibérations.
Pendant cette délibération, qui dura vingt minutes à peu près,
messieurs de la cour et du parquet paraissaient très-occupés à lire. Je
pensai que c'étaient quelques lois applicables dans l'espèce. Mais une
personne placée auprès de moi, et dont la vue est plus longue que la
mienne, reconnut très-distinctement deux brochures de ma façon, une
comédie en vers et un vaudeville,
Ma Belle-Mère, et
Le Forçat par
Circonstance. Je ne m'attendais guères à retrouver là mes œuvres, qui
toutefois paraissaient égayer beaucoup messieurs les magistrats.
Le jury rentra, et le bruissement de l'assemblée s'éteignit par dégrés.
Alors M. le président après avoir sévèrement défendu tout signe
d'improbation ou d'approbation, demande la déclaration du jury. Elle
était négative sur les deux questions, et la cour prononça
l'acquittement.
Ce résultat, quoique prévu, causa une joie vive à la masse de
l'auditoire, qui s'y intéressait. La nouvelle s'en répandit dans Caen
avec une promptitude électrique ; à la soirée tout le monde en parlait.
Personne ne parut ni fâché ni désappointé ; pas même l'avocat-général,
qui, j'ai des raisons pour le dire, luttait par devoir, malgré lui, et
sans conviction. Je l'aurais bien pris pour un de mes juges.
A Lisieux, à mon retour, j'ai reçu des marques nombreuses et touchantes
de sympathie. Les félicitations, que je crois toutes sincères, sont
arrivées comme un flot. Mais là aussi j'ai retrouvé quelques figures
allongées, quelques mines piteuses. Honnêtes guizotiers, qui ont eu
plus d'une indigestion en voyant que je n'étais pas en prison. Que le
ciel et l'opinion leur pardonne! Je ne parle pas de leur conscience ;
ils l'ont ôtée pour mettre à la place un sac d'écus !
Ils ont trouvé le moyen d'exercer une petite vengeance à leur manière.
Après avoir annoncé mon procès dans le
Normand, ils n'ont pas fait
connaître mon acquittement. Qui sait ? deux ou trois de leurs lecteurs
croiront peut-être que je suis pendu.
Ainsi finit cette histoire serio-comique ; petit procès de taquinerie,
que la malveillance avait enflé outre mesure, pour lequel on avait
bourré de réquisitoires furibonds les colonnes du
Mémorial, et mis
sous presse les lazzis dénonciateurs de son confrère l'aboyeur lexovien
; ce procès qui devait me frapper comme la foudre, et qui a manqué
comme un mauvais pétard qui crève dans la main. Cette affaire n'a pas
été pourtant sans fruit pour la cause ; le verdict des jurés ajoûté à
tant d'autres, prononcés dans le même sens ; le nombre, j'ose dire
immense, de personnes qui ont pris intérêt à cette cause ; la sympathie
que la jeunesse, surtout la jeunesse éclairée et studieuse, a montrée
pour l'écrivain, ami du progrès et de la liberté ; tout cela prouve
qu'il y a de la sève au sein des masses, et qu'on doit avoir bonne
espérance pour l'avenir. Nos adversaires voyant le calme avec lequel on
souffre toutes leurs fredaines, ont cru que le patriotisme était mort ;
c'est une erreur ! il n'est qu'endormi pour un temps, il se réveillera.
Espérance et courage !