LE
HAVRE
L'EMBOUCHURE d'un
grand fleuve, Le Havre, avec ses mille navires, ses richesses des deux
mondes
éparses sur ses quais ; Le Havre, qu'une exception aux lois
immuables qui
régissent l'Océan a fait le rendez-vous de toutes les
nations, le port envié de
tous les autres ports ; Le Havre, est une ville d'hier aux portes de
laquelle
l'industrie vient s'asseoir, afin qu'on ne puisse désormais
assigner une limite
à sa prospérité et lui appliquer cette
désolante prophétie : Nec
plus ultra ! - Rien au-delà !
Longtemps,
à la place de l'opulente cité, on ne vit sur la crique
que de chétifs
bâtiments, fréquentés par les marins, une taverne
et une chapelle. A l'entour,
Louis XII commença quelques établissements ;
François Ier en fit une ville : à
sa voix , des marais de Notre-Dame de Grâce
s'élança la ville royale,
Franciscopolis, le rendez-vous et le lieu de construction des flottes
qu'improvisait la volonté du monarque. C'était une belle
chose que cette ville,
dont le gazon tapissait à peine les retranchements de terre,
avec sa population
jeune et ardente grandissant chaque jour à l'ombre protectrice
de la Tour de
François Ier , et dans son port tout neuf des armements tels,
que jamais le
royaume n'en avait connu de semblables, s'apprêtant à
aller foudroyer les
Anglais ; et sur le rivage, applaudissant à toute cette vie,
à toute cette
grandeur naissante, le Père
des lettres et sa cour chevaleresque.
L'arbre
qui jette de profondes racines en terre, et dont la tête se perd
dans les nues,
a dû longtemps braver les vents et les orages. Le Havre aussi fut
éprouvé : la mâle
marée
le submergea, les maladies le
dépeuplèrent, et puis les guerres
vinrent, les guerres de religion ! A la guerre, aux maladies, aux
tempêtes
furieuses, Le Havre résista, et sortit roi de l'Océan de
ces rudes traverses.
En 1562,
un coup de main le livra aux huguenots, tandis que le duc d'Aumale
assiégeait
Fécamp, dont il se rendit maître. Déplorable
conquête, qui commença par la
démolition des églises et la profanation des choses
saintes, qui finit par une
grande honte, l'appel de l'étranger sur le sol de France, et,
pour prix de ce
secours odieux, la remise entre des mains ennemies du Havre
lui-même, cette
clef du royaume.
Le 4
octobre 1562, les soldats d'Élisabeth débarquèrent
au Havre : dès le lendemain
ils en chassaient les protestants, et déclaraient qu'ils
allaient de la ville
normande faire un nouveau Calais. Un an s'écoula avant que
l'armée royale put
parvenir jusqu'à eux, à travers les populations
insurgées pour punir leur
orgueil. Enfin, la paix se fit, et le roi de France vint
assiéger Le Havre. Les
partis s'étaient réunis : le prince de Condé
marchait à côté de Montmorency
dans l'armée catholique. Tous voulaient purger leur pays des
Anglais. Il fallut
des troupes immenses et dévouées, il fallut la peste dans
la ville, il fallut
trois mille Anglais morts sur sept mille, pour que le débris de
garnison qui
restait consentît à se rendre. La France
célébra comme un triomphe public la
prise du Havre ; Élisabeth éleva un monument à ses
défenseurs.
Hâtons-nous de passer sur la lugubre histoire de ces
années de sang, sur
la persécution des religionnaires, sur le contre-coup de la
Saint-Barthélemy :
tristes souvenirs qui ne peuvent apprendre qu'à maudire !
La France
était alors un pauvre et malheureux pays. Les guerres de
religion ne cessèrent
que pour se transformer dans les ligues : du fanatisme pur tomber dans
le
fanatisme compliqué de toutes les basses et mauvaises passions,
c'était plus
encore : aussi on s'en lassa, et la paix vint de dégoût;
mais auparavant il se
livra des combats furieux, et encore les armes ne suffirent-elles pas :
ce fut
au poids de l'or que Villars rendit Le Havre à Henri IV, et
Crillon le château
de Tancarville (1594). Heureux l'historien que cette période
désastreuse de
notre histoire se close par ces belles paroles du bon Henri aux
députés du
Havre : « J'ai ouï parler
que vous me prépariez des
fêtes : employez à aider
ceux qui ont souffert de la guerre cet argent que vous destinez
à de vaines
pompes; ils y trouveront leur compte, et moi aussi. »
De Henri
IV à Colbert, un demi-siècle s'écoula, pendant
lequel la véritable histoire de
la ville s'arrête, car sa vie, c'est le commerce ; et Richelieu,
que Louis XIII
avait fait gouverneur ou plutôt roi du Havre, n'y vit qu'un
repaire de lion où
cacher ses trésors et sa tête, si les mauvais jours
venaient : Mazarin n'y vit
qu'une prison où garder sûrement les princes rebelles de
la Fronde.
Mais
Colbert paraît. Le conseil de commerce, l'école de marine
sont créés, et cette
place devient si importante, qu'il est nécessaire d'en faire le
chef-lieu d'un
nouveau gouvernement militaire indépendant. Le Havre avait
atteint une
prospérité que jamais il n'eût pu prévoir;
et qu'on juge si le génie de Colbert
en avait solidement établi les bases : ni les fautes, ni les
malheurs de la
vieillesse de Louis XIV, ni la révocation de l'édit de
Nantes, ni le
bombardement entrepris par les Anglais (1694), ni la disette de trois
ans, qui
commença en 1693, ni l'interruption du commerce dans toutes les
mers, ni
l'inondation de 1705, rien ne put tarir les sources de la fortune du
Havre !
Il ne fut
pas même abattu par les déplorables conséquences du
système de Law , par la
perte des Indes Orientales, des possessions françaises en
Afrique, dit Canada,
et cet empire de quinze cents lieues au-delà des mers, conquis
en un jour par
l'Angleterre. En vain l'ennemi enlevait les rares navires marchands que
Le
Havre hasardait sur les mers, en vain le canon écrasait ses
maisons : il se
raidit contre tant de maux, et la guerre était à peine
terminée, qu'il songeait
à donner à son industrie et à son activité
un essor tout nouveau.
Dès 1779,
ses bâtiments remplissaient le bassin et l'avant-port et les
négociants étaient
obligés d'affréter jusque dans les ports de Hollande. A
ce point de prospérité,
il fallait d'autres agrandissements à la première ville
commerciale de France.
Des projets avaient déjà reçu l'approbation du
malheureux Louis XVI, le
fondateur de Cherbourg, lorsque la guerre de l'indépendance
américaine, que le
Havre seconda de tous ses efforts, vint ajourner leur exécution
: ces projets
furent repris en 1788 ; mais la révolution vint avec ses guerres
de géants, ses
orages sanglants et sublimes.
Il ne se
releva qu'après la paix d'Amiens, lorsque le premier consul vint
visiter ce
port de Paris, dont il disait : « Paris, Rouen et le Havre
ne font qu'une
même ville ; la Seine en est la grande rue. »
La
ville
se livrait à
l'enivrement général qu'inspirait cette halte entre les
guerres européennes de
la liberté, et ces autres guerres européennes de
l'empire, qui, après tant de
gloire, devaient aboutir à la double invasion... Le Havre,
pendant cette
période de conquêtes et de calamités, fut digne de
la France et digne de son
propre passé. Les Anglais, une quatrième fois, se
présentèrent devant ses
batteries, une quatrième fois ils furent honteusement
repoussés : la ville
supporta même avec résignation ce régime du blocus
continental et des lois de
colère qui frappait de paralysie le commerce français,
mais qui tuait
l'Angleterre.
La
patience à la fin se lassa, et quand la restauration ouvrit au
commerce la
route du monde, quand la paix eut fait tomber la barrière qui
séparait les deus
hémisphères, Le Havre se précipita dans ces voies
nouvelles de liberté et de
fortune avec une ardeur qu'il serait difficile de peindre. Ce
n'était là ni le
fanatisme politique, ni la magie des souvenirs, ni les haines avides de
vengeance, qui accueillaient à deux bras la monarchie nouvelle :
au
restaurateur de la paix, à l'auteur de la charte, au fondateur
de la liberté
constitutionnelle s'adressaient ces hommages empressés, ces
serments de dévouement.
On le vit
bien lorsque le pacte fut violé, la liberté privée
de son palladium. Je m'en
souviens. A peine le canon des trois jours s'était fait
entendre, et la
jeunesse du Havre était debout, le fusil au bras, marchant sur
paris pour
secourir ou venger ses frères. La rapide victoire du peuple
avait marché plus
vite que ces courageux volontaires : tout était fini lorsqu'ils
arrivèrent ;
mais il restait des craintes à calmer, des dangers à
prévenir, des vengeances à
empêcher. Partout et toujours on les vit au-devant de tous les
obstacles, et
Paris salua la veste bleue, le petit chapeau de matelot de ces nouveaux
fédérés, comme autrefois l'armée du Nord
avait applaudi aux premiers et braves
volontaires du Havre.
Aujourd'hui la tempête s'est éloignée,
l'horizon est calme et pur : la
ville de François Ier s'est de nouveau remise à la mer ;
des Cordillières aux
glaces de la Néva, ses paquebots ont frayé un chemin
rapide comme la pensée ;
de la falaise au Danube, bientôt des routes de fer traceront au
commerce une
voie impatiemment attendue. Le Havre est déjà une des
premières villes
commerçantes de France : quelques années encore, et ce
sera l'entrepôt des
nations.
ÉGLISE
DE NOTRE - DAME,
Rue de Paris
Le plus bel édifice
que
possède le Havre est, sans
contredit, l'église de Notre-Dame. Elevée sur les ruines
de la chapelle de
Grâce, antérieure à la fondation de la ville, elle
fut bâtie dans la seconde
moitié du XVIe siècle.
Le portail
principal de l'église
est le chef-d'œuvre de
la renaissance dans nos contrées. Il se compose de deux
rangées de colonnes. La
première est d'ordre ionique avec des chapiteaux ornés de
guirlandes, mais le
fût, emmailloté à diverses reprises par de larges
anneaux, est lourd et pesant,
malgré les cannelures de sa surface. Le second rang est
formé de colonnes
corinthiennes cannelées, pleines de grâce et
d'élégance, surmontées d'une
archivolte, où l'on voit les roses, les feuilles d'acanthe et
les bouquets
briller comme des étoiles sous un beau ciel. Les ornements de
l'architecture
ont été prodigués à ce portail : ici sont
des anges qui sonnent de la
trompette, là des génies enveloppés de draperies
et de feuillages; partout
enfin des moulures, des rinceaux, des frètes, des tryglyphes,
des guirlandes et
des festons.
Après le
grand portail, ce que l'on doit signaler à l'attention des
curieux c'est le
portail nord de la même église : c'est un pignon dont la
base est soutenue par
des arcades écrasées de fort mauvais goût mais
dont le couronnement rappelle
toutes les bonnes traditions du moyen âge ; c'est une rosace dont
les feuilles
forment une roue soutenue par des anges, et le haut du triangle est un
bas-relief représentant le Père Éternel
appuyé sur des chérubins. La balustrade
qui fait saillie au-dessus des cintres figure les premiers mots de
l'Ave Maria,
écrits en caractères gothiques avec des lettres de
pierre ; c'est la dernière
ligne empruntée à ces livres d'heures que l'imprimerie a
fait disparaître, mais
qu'elle n'a pas fait oublier. Cet Ave Maria nous a rappelé bien
des fois cette
hymne de pierre, ce Salve Regina que nous avions lu autour de la jolie
église
de Caudebec.
L'église
de Notre-Dame est entourée dans son entier par une balustrade en
pierre qui
présente des roses encadrées et des dessins
contournés, autres réminiscences de
l'architecture mauresque.
Les
gargouilles ont conservé leur destination primitive. Toutefois
le monstre de
St-Romain a modifié ses formes ; il s'est transformé en
salamandre, emblème qui
se répète sur presque tous les monuments primitifs du
Havre dont il ne faut
oublier que François Ier fut le fondateur.
L'intérieur de l'église est
moins riche d'architecture
que l'extérieur.
TOUR
DE FRANÇOIS Ier.
Située
à
l'entrée du port, sentinelle
séculaire pour signaler la
première vue du navire
qui point à l'horizon, couronnée de drapeaux de
diverses
couleurs, lettres
pittoresques d'un savant alphabet dont elle forme la langue
mystérieuse au
moyen de laquelle elle s'entretient avec les navires qui demandent un
abri dans
le port; crevassée par les assauts que lui livre l'Océan,
depuis qu'elle lève
sa large tête au-dessus de ses flots, portant aussi les marques
de cicatrices
plus glorieuses, la tour de François Ier, les pieds
profondément enfoncés dans
la mer, toute empreinte de cette inimitable couleur des siècles
semble comme le
bouclier de la ville qu'elle a vue naître ou grandir. Bâtie
par le fondateur du
Havre, dont la statue équestre surmontait autrefois une de ses
portes, elle en
a religieusement gardé le nom; muet témoin des
événements qui composent
l'histoire de la cité qu'elle défend , elle est la
vieille page écrite avec de
la pierre, immuable quand tout change autour d'elle ; seul monument qui
rappelle
avec force le souvenir de ses premiers jours, à cette ville
renouvelée, à cette
ville moderne, entraînée tout entière par ce
présent rapide qui absorbe toute
l'activité de sa pensée !
« Pénétrez
dans ses vastes
flancs, sous cette voûte annulaire qui
en soutient la plate-forme, et vous ne serez plus étonné
de la solidité de
l'édifice, lorsque vous aurez vu l'épaisseur de ses
murailles. Rarement le doux éclat
du jour vient dessiner
les contours de cette colonne sur laquelle s'appuient d'humides
arceaux, et si
quelquefois un rayon du soleil s'y égare, c'est pour rendre plus
sensible la
nuit éternelle qui a fixé là son empire.
Citadelle
isolée d'abord au sein des eaux, cette tour eut son commandant
spécial, sa
garnison et son artillerie; mais conquise un beau matin par un seul
homme,
soldat intrépide qui s'y enferma et y , soutint cependant un
siège de quelques
heures contre douze cents fantassins armés de pied en cap, elle
rentra
modestement dans le système des fortifications de la place,
auxquelles, bon gré
malgré, elle fut accolée. L'arbitraire s'en servit
ensuite pour plonger dans
ses caveaux infects les victimes qu'il entassait pêle-mêle
aux temps de la
Fronde et de la Ligue. Les gémissements de la douleur ne
retentissent plus dans
ses solitudes que le bruit de l'Océan a seul le droit de
troubler
aujourd'hui. »
Du sommet
de cette tour le point de vue est admirable ; c'est le centre d'un des
plus
beaux panoramas du monde. A l'est, le regard plonge sur la Seine, qui
rubanne
entre les collines d'Honfleur et d'Orcher; du midi au couchant, les
côtes du
Calvados; au nord-ouest, le prolongement de ces mêmes côtes
qui forme une ligne
bleue à l'extrémité de laquelle se termine la
presqu'île du Cotentin; en face
du spectateur les deux rades du Havre, étoilées de
navires aux blanches voiles ;
au nord la Manche, dont l'azur reflète le promontoire de la
Hève, ses deux
phares et sa crête verdoyante, puis les coteaux d'Ingouville et
de Graville sur
lesquels s'échelonnent de gracieux pavillons, des terrasses
fleuries, des
bouquets d'arbres, et au bout de cette ligne montueuse le clocher de
l'ancienne
abbaye, assis sur les ruines d'un temple romain.
Baissez
les yeux et regardez à vos pieds : c'est l'avant-port, ce grand
chemin de
l'univers maritime, cette voie étroite, sillonnée par
tant de navires au moment
de la pleine mer; suivez ses contours sinueux, et votre vue va
s'égarer sur une
forêt de mâts, de tubes fumans, sur tout ce qui fait enfin
la splendeur de la
Marseille du Nord.
SALLE
DE SPECTACLE,
Place Louis
XVI.
En
1817, le duc
d'Angoulême posa la pierre d'honneur de cette Salle,
achevée en 1823. La façade
principale se compose au rez-de-chaussée de cinq portiques
cintrés entre des
colonnes noyées à moitié; au premier étage
de cinq croisées également voûtées
entre d'autres colonnes à demi-épaisseur; là
dessus est élevé un attique à
lucarnes carrées, et le tout est surmonté de la haute
croupe d'un toit pointu.
Si
l'aspect extérieur de l'édifice est disgracieux, si la
disposition des loges
dans leur rapport avec la scène est en désaccord avec les
lois de l'optique,
enfin si la coupe de cette Salle n'est pas heureuse, on ne peut
s'empêcher de
trouver du mérite aux détails d'exécution et aux
décorations intérieures qui
sont de bon goût, et font honneur au talent des artistes qui en
ont accepté la
responsabilité.
Au point
de vue du grand foyer de ce théâtre, le spectateur
embrasse d'un coup-d'oeil le
vaste et magnifique bassin du Commerce, le triple rang de navires qui
en garnit
les côtés, les beaux édifices qui en bordent les
quais, la tête du bassin de la
Barre, la porte Royale; sur le dernier plan les côtes
boisées de Graville, et
dans un lointain brumeux les falaises d'Orcher. C'est à cette
vue inspiratrice
et ravissante que nous devons ces beaux vers de M. Casimir Delavigne,
notre
compatriote :
L'armateur
satisfait, pour prix de ses
largesses,
Peut du sein
des plaisirs calculer ses
richesses,
Et dans ces
lacs profonds, creusés
pour son comptoir,
Voit d'un gain
assuré se balancer
l'espoir.
Tourne-t-il
ses regards vers la
scène mobile,
Une
forêt qui fuit lui
découvre une ville;
C'est
là que Cicéri, dont
les heureux pinceaux
Font
frémir le feuillage et couler
les ruisseaux,
A suspendu
pour vous les tentes de
l'Aulide,
Vous
égare avec lui dans les
jardins d'Armide,
Vous offre
tour à tour le Caire et
ses bazars,
La prison de
Warvick, le palais des
Césars,
Le temple de
Vesta, le bosquet de Joconde,
Et vous donne
en peinture un
abrégé du monde.
BASSIN DU ROI.
Les
véritables
monuments publics, les seuls ouvrages d'art remarquables dont le Havre
puisse
s'enorgueillir et qu'il soit fier de montrer à ses amis et
à ses ennemis, sont
ceux qui se rattachent â son port : ses jetées de granit,
ses écluses, ses
retenues, ses quais, ses bassins, enfin ces œuvres puissamment
défensives et
conservatrices qui ont mis la science la plus profonde de
l'ingénieur aux
prises avec la mer envahissante et destructive. Dans cette lutte
admirable, la
victoire est restée à la science, et, le port du Havre
est le trophée de cette
conquête faite par la main de l'homme sur l'Océan immense.
La date
de la prise de possession du territoire du Havre est aussi connue
qu'elle est
récente : 1526 ! Un siècle après, on entourait de
murailles une des criques les
plus profondes qui sillonnaient cette grève, baignée
encore des eaux de la mer
dans les syzigies, et l'on créait ainsi le premier bassin qu'ait
eu le port du
Havre. Colbert le ferma en 1169 par des portes d'èbe et de flot
qui, pour
laisser passage aux bâtiments de l'état, s'ouvraient
à chaque marée avec pompe
et solennité au son de la trompette et au bruit des fanfares.
Exclusivement
réservé à la marine de l'état, le bassin du
roi avait à son extrémité
septentrionale des calles et des chantiers ; son enceinte était
close et
renfermait tous les établissements nécessaires pour la
construction et
l'armement des navires.
Mais la
marine du commerce étant devenue maîtresse presque absolue
du port et de ses
dépendances dans ces dernières années, le bassin
du roi a été ouvert à ses
navires. Il a été creusé de deux mètres;
ses murailles ont été reconstruites,
ses quais élargis. Communiquant au nord avec le bassin du
Commerce, au sud avec
l'Avant-Port, on l'a mis en état de recevoir des bâtiments
d'un grand tirant
d'eau, en abaissant le radier de l'écluse Notre-Dame et en
élargissant la
porte. Livré entièrement au commerce le 1eraoût
1838, on y introduisit tous les
bateaux à vapeur qui font la navigation avec l'étranger.
Il en peut contenir
neuf, dont six à quai. C'est là que les personnes qui
visitent notre port
peuvent se faire une idée de la supériorité qu'il
s'est acquise dans la
construction des steamers, supériorité incontestable et
incontestée. Les points
de comparaison ne manquent pas, car l'occupation du bassin du Roi par
les
paquebots français n'est pas exclusive. Les steamers de toutes
les nations y
sont admis, et la marine à vapeur anglaise y est continuellement
représentée.
BASSIN
DU COMMERCE
Le Bassin du
Commerce, creusé dans
les anciens fossés du
Havre, s'étend aux deux extrémités orientale et
occidentale de la ville ; sa
longueur est de 560 mètres, sa largeur de 100 mètres, sa
superficie est clone
de 56,000 mètres. Commencé en 1786, il ne fut
livré à la navigation qu'en
décembre 1820. Ce bassin , qui peut contenir deux cents navires
, communique
avec le bassin du Roi par une écluse sur laquelle est
établi un pont à bascule;
avec le bassin de la Barre par une autre écluse sur laquelle est
aussi un pont
à bascule. Ce bassin prit à son origine le nom de bassin
d'Ingouville ; en
1817, il le quitta pour s'appeler bassin du Commerce, par
reconnaissance pour
la coopération financière du Commerce du Havre, qui
contribua aux frais de son
achèvement. Le quai d'Orléans qui en longe la partie
septentrionale est orné de
beaux édifices publics et terminé par la porte Royale;
à l'extrémité sud-est
s'élèvent l'entrepôt réel, et la manufacture
de tabacs, vaste édifice construit
sous la régence pour un hôtel des monnaies. Un haut
appareil établi en tête du
bassin est connu sous le nom de machine à mâter ou
mâture; ce nom indique
suffisamment son emploi. C'est dans ce bassin que s'opèrent
habituellement le
chauffage et le doublage des navires.
BASSIN
DE LA BARRE
L’étendue
de ce bassin,
formé des fossés de la citadelle,
est plus considérable que celle du bassin du Commerce, puisque
sa superficie
est de 59,540 mètres. Commencé en 1787, son
achèvement ne date que du 25 août
1820. Il s'ouvre au moyen de l'écluse d'Angoulême
(autrefois écluse Joséphine)
dans le bassin du Commerce. A l'est, une seconde écluse,
terminée depuis deux
ans, avec pont à bascule, le met en rapport avec le nouveau
bassin Vauban, qui
s'étend bien au-delà des fortifications; à
l'ouest, il communique avec
l'Avant-Port au moyen d'une troisième écluse près
de laquelle est établi un
pont tournant. Deux cents navires peuvent mouiller dans les eaux de ce
bassin.
En 1808, l'empereur Napoléon eut l'idée de faire
construire au havre des
vaisseaux de quatre-vingts canons ; un décret prescrivit
l'élargissement à
cinquante pieds de l'écluse de l'avant-port, la construction de
trois cales et
de deux souilles. Mais sur les représentations de
l'ingénieur du port, il ne
fut donné aucune suite à ces projets, dont
l'exécution n'eût pas atteint le but
que l'empereur s'était proposé.
Les
parapets de l'écluse de
l'Avant-Port portent ces
inscriptions en caractères de bronze : d'un côté
FORFAIT MINISTRE
DE LA MARINE.
de l'autre :
AN IX. BONAPARTE
PREMIER
CONSUL.
A la restauration, cette
seconde
légende disparut; on ne
laissa subsister que le millésime républicain :
après la révolution de 1830,
l'inscription fut rétablie en son entier. On ne saurait
s'élever assez contre
ce vandalisme courtisanesque qui ne respecte pas même le bronze
des monuments
publics. En 1800, Fulton, dans ce même bassin de la Barre, fit
l'essai d'un
bateau de son invention, le Nautilus,
qui, totalement ou partiellement
immergé,
manœuvrait et gouvernait avec facilité. Neuf ans après
cette expérience, on y
essaya, par ordre de l'empereur, un petit navire qui portait ce
même nom de Nautilus ;
il
était monté de neuf hommes
d'équipage dont les fonctions devaient
être d'aller en rade pendant la nuit attacher des chemises
soufrées à la poupe
des vaisseaux anglais. Ces tentatives souvent
répétées n'eurent aucun succès.
SAINTE - ADRESSE
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La mer monte, le flot qui
accourt de
l'Océan se brise
furieux, après avoir doublé le cap de la Hève,
contre une masse de sable et de
galet qui tout à l'heure disparaîtra sous l'immense nappe
d'eau toute festonnée
d'écume blanche. Ce sable encaissé, contenu, prisonnier
dans une digue de
cailloux et de rochers, c'est le banc de l'Eclat, tant de fois fatal
aux
navires qui fréquentent le port du Havre, et c'est là
qu'était jadis
Ste-Adresse ! C'est là que s'élevait un joli village,
aux frais ombrages, aux
verdoyantes prairies qui descendaient en pentes harmonieuses sur les
flancs
légèrement inclinés du promontoire, qu'on avait
appelé d'abord le Chef-de-Caux.
Mais chaque jour, l'Océan faisait un pas sur le rivage, chaque
jour un fragment
du rocher tombait dans la mer, chaque jour un coin de la prairie
était mordu,
déchiqueté , emport par la vague , dont les
appétits de lionne , toujours
inassouvis , déchiraient , dévoraient incessamment la
falaise, le sol, les
prairies, les maisons, les arbres , et, au bout de quelques
siècles, le
village, l'église, le cimetière, les jardins, les
moissons, le promontoire qui
les portait avaient disparu sous les perpétuels envahissements
de la mer.
Il n'en
reste plus aujourd'hui que ce banc de sable où mille vaisseaux
se sont brisés,
et que dans les terribles coups de vent qui règnent parfois sur
cette côte, les
pilotes du Havre ne parviennent pas toujours à faire
éviter aux navires qu'ils
dirigent.
Le
nouveau village de Ste-Adresse est assis au milieu d'une vallée
pittoresque,
dans une gorge admirablement accidentée par une
végétation luxuriante. Les
sources qui alimentent les fontaines du Havre descendent de la double
colline
aux flancs de laquelle ce riant village appuie ses délicieuses
maisons de
campagne, ses fermes abondantes et ses pâturages aromatiques. Au
bas du vallon
est le célèbre cabaret de Ste-Adresse, non moins
fréquenté dans les jours de
Fête que les Tivoli
d'Ingouville, et qui, indépendamment
des faveurs
populaires, a l'avantage de recevoir assez souvent dans la semaine, aux
tables
dressées sur sa terrasse du bord de la mer, les promeneurs
aristocratiques.
C'est
pour jouir sans distraction du spectacle imposant de la rade que M.
Alphonse
Karr a fait choix dans ces parages du joli pavillon qu'il habite
à l'entrée de
ce village.
Un jour,
il y eut grand tumulte et grande affluence de gens allant et venant sur
le
sommet du Chef-de Caux. Ce jour-là, tous les jolis jardins
de Ste-Adresse furent impitoyablement
dépouillés de leurs
éclatantes parures ; un élégant pavillon de
feuillage fut construit, sur le
promontoire. C'est de là que François Ier voulait
assister au départ de sa
flotte. Or, quand le berceau de feuillage fut achevé, quand on
l'eut
convenablement orné de guirlandes, de drapeaux et
d'emblèmes, quand il fut
digne en un mot de la présence du souverain, celui-ci se mit en
marche avec
toute sa cour. Après avoir gravi la montagne sur une douce
haquenée, François
Ier prit possession de son trône tout parfumé de
chèvrefeuilles, de lys et de
roses. Il y était vraiment fort à son aise, et quoiqu'il
fît une intolérable
chaleur, car on était au 14 juillet 1545, le roi, parfaitement
garanti de
l'invasion du soleil, sous son toit de feuillage, jouissait des
caresses de la
brise qui allait enfler les voiles des vaisseaux qu'il destinait
à une descente
en Angleterre. Tout à coup plusieurs navires anglais
débouchèrent sur la rade,
et, se doutant qu'il y avait là quelque bon coup à faire,
les bien avisés y
tournèrent leurs canons et prirent pour point de mire le
pavillon royal, si
bien que le roi François Ier n'eut que le temps de s'aller
cacher dans sa jolie
ville du Havre. Le populaire qui l'avait suivi sur le plateau du
Chef-de-Caux,
en redescendit à la hâte sur les talons de la cour ; ce
fut un sauve qui peut
général !
Ste-Adresse conserve encore un reste du manoir de
Vitanval
qui abrita
Charles IX et sa cour quand il plut à la reine Médicis de
rendre son royal fils
témoin de la reprise du Havre sur les Anglais.
LES PHARES,
La Hève.
Le
commerce
d'Harfleur avait élevé eu 1364 sur le grouing de Caux une
tour portant fanal,
lorsque la situation de cette ville, alors baignée par les eaux
de la mer, y
attirait particulièrement le commerce espagnol. C'est sur
l'emplacement de
cette tour, appelée la tour des Castillans, que les phares ont
été construits.
Ce sont deux tours quadrangulaires, éloignées l'une de
l'autre de soixante-deux
mètres et dans une telle position relativement à la mer
que leurs feux ne
puissent jamais être vus l'un par l'autre et confondus avec les
feux uniques
allumés sur d'autres points. Cinq mètres de fondation
lient fortement chacun de
ces édifices au sol de la montagne, au-dessus de laquelle ils
s'élèvent, à la
hauteur de vingtneuf mètres, ce qui leur en donne cent
vingt-neuf au-dessus du
niveau de la mer.
Un escalier
de cent deux marches conduit le voyageur essoufflé à la
plate-forme de ces
tours, d'où l'oeil plonge à près de vingt lieues
en mer. On embrasse alors dans
toute son étendue le golfe que forme à l'ouest la pointe
de Barfleur, et quand
le temps est parfaitement clair, on peut suivre à cet horizon
lointain tous les
contours de la côte méridionale, jusqu'à la hauteur
de Grâce, qui abrite
Honfleur sous son pieux calvaire. En face, trois rivières
viennent apporter à
l'Océan le tribut de leurs eaux la Touque, qui donne son nom
à une petite ville
de Basse-Normandie ; la Dive, qui vit partir au XIe siècle la
flotte de
Guillaume-le-Bâtard, quand il alla conquérir l'Angleterre,
et enfin l'Orne qui
arrose les prairies de Caen et sur lequel s'étend
déjà la fumée des bateaux à
vapeur. C'est au sud de l'embouchure de l'Orne que commerce la
chaîne des
rochers du Calvados, et sur le dernier plan de cet immense tableau
s'élève la
pointe grisâtre du cap de la Hogue, qui a donné son nom
à une des néfastes
journées de notre histoire, à cette journée
terrible de 1692 où fut décidée
l'éternelle exclusion des Stuarts du trône d'Angleterre,
et où périt toute la
marine française, moins Tourville pourtant, ce qui avait bien sa
valeur et
consolait louis XIV.
Au nord,
le cap d'Antifer borne la vue à une distance de neuf lieues;
à l'ouest, l'Océan
et l'horizon se confondent et marient leur double azur, sur lequel on
voit
glisser de temps en temps la silhouette de quelque navire. La nuit, le
phare de
l'Ailly et celui de Barfleur, correspondant avec les feux de la
Hève, jettent
sur cette mer leurs clartés bienfaisantes, triple boussole
à laquelle se
confient les bâtiments qui viennent du large; mais hélas !
dans un nombre
d'années qui peut être aisément
déterminé, les phares du Havre, ces modernes
rivaux des phares de Messine et d'Alexandrie, seront devenus la proie
de
l'infatigable ennemi qui sape incessamment la falaise; à moins
que le génie de
l'homme ne parvienne à détourner, par une combinaison
gigantesque et hardie, la
formidable puissance qui menace aujourd'hui le cap de la Hève
d'une entière
destruction.
ABBAYE
DE GRAVILLE
Rien n'est plus charmant que
l'effet de
cette église,
admirablement jetée au penchant d'un coteau boisé,
élevant dans les airs son toit
anguleux assis sur des modillons représentant des têtes
d'animaux, qui,
aujourd'hui, semblent en quelques endroits regarder curieusement les
visiteurs,
à travers les touffes d'arbrisseaux et les tapisseries de lierre
et de giroflée
sauvage que le temps suspendit magnifiquement aux murailles de
l'édifice. Cette
église, qui a la forme de la croix latine, est surmontée
d'un beau clocher
carré dont le toit conique va cacher sa croix dans les grands
arbres de la
montagne.
Quelques
singularités se font encore remarquer dans plusieurs parties de
cet édifice ;
entr'autres, le pignon d'un bâtiment qui parait être une
chapelle de l'église,
saillante en dehors, dont la construction est en petites pierres
carrées, et
qui porte sur le cordon horizontal, au-dessus du toit, des figures
sculptées
sur chaque pierre, dont l'incohérence a fait supposer qu'elles
étaient des
débris empruntés â d'autres monuments. Sur les
unes, ce sont des dessins
réticulaires et des noeuds ; sur les autres des béliers,
des sagittaires et
autres signes du Zodiaque. On distingue aussi les arceaux vastes et
curieux qui
soutiennent les voûtes des immenses salles sur lesquelles
l'ancien prieuré est
bâti; on y reconnaît l'art du XIe siècle. N'oublions
pas de citer comme l'une
des plus intéressantes curiosités de Graville, la croix
placée dans le
cimetière; cette croix, admirablement travaillée, est du
style romain, et
c'est peu qu'on la retrouve sur l'album de tous les paysagistes, elle a
joui
dans ces derniers temps d'une gloire plus universelle, car nous croyons
savoir
de science certaine qu'elle a servi de modèle aux habiles
peintres de l'Opéra ,
qui l'ont jetée d'une façon si poétique et si
pittoresque dans le décor du
troisième acte de Robert-le-Diable.
HONFLEUR
Le plaisir
de voyager sur mer,
l'espoir
de jouir de mille
Points de vue délicieux, dans une traversée de
trente-cinq minutes, sur un
steamer élégant et commode expliquent l'empressement des
étrangers à visiter
Honfleur.
« C'est
une pauvre ville de pêcheurs,
écrivait Evelyn en 1664. »
Aujourd'hui la pauvre ville, riche de quatre millions que l'Etat lui a
donnés,
se fait de belles jetées, des bassins; elle se donne tant
qu'elle peut des airs
de Havre.
Honfleur
montre avec orgueil quelques
restes de vieilles
murailles, jadis patriotiquement défendues contre les Anglais et
deux ou trois
belles pages dans l'histoire de Normandie.
Commandé au temps de la Ligue par
le capitaine de Goyon,
il éprouva toutes les rigueurs d'un siége, essuya 2700
coups de canon et vit
s'écrouler ses remparts qui ne furent plus relevés.
Cette
ville, dont l'aspect intérieur est triste, est bâtie au
pied de plusieurs
coteaux qui l'entourent à l'ouest et au Sud; on y compte le
Mont-Joli, la côte
Vassal et la côte de Grâce. C'est du sommet de ce dernier
coteau que le point
de vue est ravissant ! A gauche, on a la mer et la rade du Havre , la
ville et
les coteaux d'Ingouville ; en face, la Seine, Harfleur, Honfleur;
à droite,
Orcher, la pointe sauvage de la Roque, et, dans un immense lointain,
Quillebeuf et Tancarville. La côte de Grâce est
couronnée par une chapelle aux
murailles et aux voûtes de laquelle sont suspendus les nombreux ex-voto que
déposent, an retour de leurs périlleux voyages, les
marins très-dévots à
Notre-Dame, qu'ils implorent comme une généreuse
protectrice.
Honfleur
fut la patrie de Pinot Paulmier, le premier Français qui, en
1503, doubla le
Cap de Bonne-Espérance ; du contre-amiral Hamelin et du
contre-amiral Motard.
Les exploits de ces braves marins sont consignés dans nos
annales. Motard
commandait en 1805 la frégate la Séduisante, qui soutint
cinq combats dans
l'Océan indien, sur lequel il navigua pendant quatre ans, en
parcourant un
espace de trente-deux mille lieues.
ETRETAT
Parmi
les
lieux célèbres
que l'on visite dans l'ancienne
Normandie, il n'en est point qui puisse le disputer à Etretat.
Quels que soient
ses goûts et ses inclinations, quel que soit l'attrait de son
génie, le voyageur
y trouve des objets dignes de son attention et des sujets
d'étude aussi variés
qu'abondants.
Observateur,
il se complaît
à ces tableaux de mœurs qui
peuvent emprunter d'une plume élégante un charme
inexprimable.
Naturaliste,
il pourra étudier
à la fois les phénomènes
de la terre et des mers.
Botaniste,
quelle
immense collection de plantes aquatiques ne lui sera-t-elle pas
offerte ? que de
conquêtes à faire parmi les herbes si pressées de
nos vallées littorales et de
nos falaises côtières ! et quel vaste domaine que cette
foule de végétaux que
la mer ou les vents nous amènent.
Géologue,
il dira de combien de révolutions cette terre a
été le théâtre; il comptera,
s'il le peut, les innombrables alluvions qui ont formé les lits
de sable,
d'argile et de silex qui composent aujourd'hui le sol d'Etretat ; il
dira par
quelles étonnantes catastrophes la rivière qui coulait
jadis à pleins bords
dans ce vallon fertile s'y trouve aujourd'hui si profondément
ensevelie. La
coupe de nos majestueuses falaises, de nos belles aiguilles, de nos
grandes
arches, lui fournira d'utiles observations et de savantes recherches.
Du plateau des Chambres aux
Demoiselles,
le point de vue
est magnifique.
C'est
là qu'il faut voir
l'Océan, quand on veut le
regarder avec les yeux d'un artiste ou d'un poète. A vos pieds
est le rivage où
la mer se brise sur de sombres rochers et fait résonner les
galets comme un
bruit de chaînes ; la rade, sillonnée en tous sens par des
barques légères pleines
de joyeux marins : les uns reviennent au port après une
pêche longue et
périlleuse; ils portent sur la proue le grand poisson
destiné pour le festin du
soir; d'autres les regardent d'un oeil jaloux, et, le coeur palpitant
d'espérance et de crainte, ils jettent au sein des eaux de
larges filets que le
liège retient à la surface, ou bien ils disposent sur les
rochers des lignes
chargées d'hameçons. Le Perrey, avec ses cabestants, ses
caloges, ses
bateaux-maisons, ses barques couvertes de chaume où le
pêcheur retire ses
agrès et ses câbles, et dont l'aspect forme le quai le
plus bizarre que l'on
puisse imaginer; le village où les demeures pauvres sont
pressées contre les
demeures pauvres comme des cellules d'abeilles; cette église
sévère et isolée,
où viennent prier chaque dimanche nos quinze cents
pêcheurs ; ce Petit-Val, si
triste, si austère, qui ajoute, par sa sauvagerie, aux
idées mélancoliques qui
naissent à Fréfossé.
TANCARVILLE
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Le
château de
Tancarville, est à deux lieues de Lillebonne, sur la rive droite
de la Seine ;
on l'aperçoit de la cime de la Pierre-Gante, assis sur la
falaise triangulaire
qui, de l'autre côté de la gorge de Tancarville, regarde
la roche du Géant.
D'un coup-d'oeil, le Voyageur embrasse l'enceinte féodale qui
couronne la
frange du triangle granitique. D'abord se présente la tour de
l'Aigle,
véritable aire d'oiseau de proie, circulaire à l'est, se
terminant vers le
nord en saillie angulaire, comme la tour du donjon du
Château-Gaillard : là
étaient autrefois déposées les archives de la
forteresse, là dorment encore
deux coulevrines , souvenir vivant d'une grandeur déchue. En
remontant, c'est
le couronnement des tours du Portail et la tour du Lion qui s'offrent
an
regard. Le premier étage des tours du portail renfermait les
prisons du
château, lugubres et ténébreux cachots où la
main de plus d'un infortuné a
tracé sur la pierre des emblêmes de douleur et
peut-être d'amour. La tour du
Lion, que la terreur populaire a baptisée du nom de tour du
Diable, et dans le cachot
de laquelle le malin esprit avait jadis établi sa retraite,
avait cent soixante
pieds de circonférence et se liait par une courtine, aujourd'hui
détruite, à ce
majestueux groupe de ruines qui, s'élançant de l'angle
sud-ouest du château,
domine l'antique manoir de la maison de Tancarville. Exhaussée,
presque
reconstruite au xve siècle, la tour Coquesart, ou la
Grosse-Tour, ainsi que la
désignent les titres contemporains, subsista dans sa gloire et
sa force
jusqu'au milieu du siècle dernier : alors l'éboulement
d'une portion de la
voûte en chassa la famille à laquelle elle servait de
retraite. Bientôt la main
de la démolition s'attacha au gigantesque édifice, le
temps s'abattit avec
l'homme sur ce noble monument des vieux jours, et la ruine
commença. Pourtant,
après un siècle d'abandon , c'est encore un imposant
spectacle que « ce large
massif de noyers qui lui sert comme de soubassement ; cette haute
muraille avec
sa couronne dentelée de mâchicoulis et sa chevelure de
ronces ; ce manteau de
lierre jeté sur le flanc de la tour; ces fenêtres sans
vitraux, mais garnies
encore de leurs meneaux en croix ; ces tourelles
déchirées en deux et montrant
à nu les spirales de leurs escaliers ; la lumière, enfin
,
qui dore toute cette
masse et qui se brise dans ses anfractuosités : tout cela
réuni forme un
tableau vraiment ravissant, et dont l'oeil ne saurait se séparer
qu'avec
peine. »
A ce
vénérable
manoir que de noms glorieux sont restés attachés ! Les
Tancarville, les Melun,
les Harcourt, les Dimois-Longueville, les Montmorency se sont transmis
tour à
tour ce glorieux héritage de la conquête normande.
HARFLEUR
Harfleur,
à deux lieues à
l'est du Havre,
est un petit port de mer qui a
ses traditions et ses souvenirs historiques. Cette ville compte
de
belles pages
dans les annales de la Normandie; c'est tout ce qui lui reste de sa
splendeur
passée.
Cependant,
n'oublions pas
l'église, ce monument par
lequel nous aurions dû commencer, cette ébauche d'un
élégant et vaste édifice
qui n'a jamais été fini, et dont Anglais et
Français peuvent également
revendiquer l'honneur. Les chapelles du nord en sont les parties les
plus
anciennes et les plus belles ; mais celles du sud, construites en 1806,
sont
l'oeuvre la plus monstrueuse du maçon le plus maladroit. De
hardis pendentifs,
des niches richement sculptées, des rosaces
légères, qui semblent planer sous
les voûtes, consoleraient un peu de cette pitoyable mutilation,
si le travail
délicat du ciseau n'avait pas été dans
l'église d'Harfleur, comme dans tant
d'autres, voilé par le pinceau d'un badigeonneur aussi barbare
que l'architecte
: mon Dieu ! mon Dieu ! pardonnez-leur !
Des trois
nefs existantes, celle de St-Martin devait être la principale et
avoir un mètre
au moins d'élévation de plus, si l'on en juge par
l'immense ogive qui naît en
harpe au-dessus du petit portail composite de la façade.
Le
chef-d'oeuvre de l'édifice est le portail latéral du nord
: contemporain de la
haute pyramide et comme pour opposer l'élégance à
la grandeur, ce portail
magnifique nous offre un spécimen précieux de
l'architecture de cette époque où
le sculpteur fervent passait sa vie à cacher pour le philosophe
chrétien de
radieuses vérités sous le masque voilé des
symboles. A voir les fleurs et les
fruits que sa main attachait par des tiges si déliées au
pourtour des ogives,
on se surprend à douter si le burin les a découvertes
dans la pierre ou si,
plutôt, le souffle de la foi n'a pas, à la prière
de l'artiste, pétrifié des
fruits et des fleurs véritables. Des saints nombreux veillaient
sous cette
tente de feuillages et de dentelles : la canaille sanglante de 93 les a
mutilés, et, utiles même après leur mort, leurs
têtes ont peut-être sauvé
d'autres têtes.
LILLEBONE
LILLEBONNE
était dans le moyen âge une place dont les fortifications
sont signalées par
les anciens écrivains comme étant du premier ordre : la
vieille architecture de
son château en prouve et l'ancienneté et l'importance.
Cette place a fait
partie du domaine des ducs de Normandie et fut pour eux un objet
d'affection;
ils y donnèrent des fêtes chevaleresques, des tournois :
c'était le rendez-vous
de tout ce que la Normandie comptait alors d'illustrations
guerrières.
Guillaume-le-Bâtard y tint souvent sa cour. Des mains ducales il
passa dans la
famille d'Harcourt, puis dans la maison de Lorraine, et ce fut une dame
de
Beuvron qui, en 1701, poursuivait le décret ou expropriation des
princes de
Lorraine, car, à cette époque, l'orgueil des hauts barons
s'humiliait devant la
justice du roi.
Ecoutons M. Charles Nodier :
« Lillebonne offre à la fois un des
aspects les plus
pittoresques de la Normandie, si riche en aspects
délicieux, et un des tableaux les plus
intéressants de la
topographie historique. Tous les souvenirs des temps reculés et
des temps
intermédiaires planent sur ces paysages enchanteurs : ceux de la Gaule, avec ses druides; de Rome, avec ses
colonnes et ses monuments ; des Danois, avec leurs entreprises et leurs
conquêtes; des paladins, avec leurs fêtes et leurs
tournois. Cet horizon
éloigné a peut-être été blanchi par
les voiles victorieuses de Guillaume; ces
créneaux ont protégé le conseil des guerriers
réunis pour la gloire de la
patrie, et les délibérations pacifiques des guerriers
assemblés pour la défense
de la foi. Si ces murailles de deux mille ans , qu'on reconnaît
à l'isolement
de leurs pans, à la distribution régulière de
leurs assises de briques , à la
solidité inaltérable de leur ciment, venaient à se
rappeler tout à coup les
bruits qui les ont frappées , on entendrait encore dans leurs
échos le cri du
gladiateur mourant, ou les rugissements du bestiaire; et, non loin de
là , ces
bâtiments chargés de siècles, dont les lierres
vigoureux embrassent et
consolident les ruines , retentiraient du hennissement des palefrois,
du nom
chevaleresque des Aimery de Chastellerault, des Rieux, des Rochefort,
des sires
de parcourt et de Tancarville. »