I
L
y eut jadis une savante Fée qui voulut résister à l’amour ; mais ce
petit Dieu étoit encore plus savant qu’elle : il la rendit sensible,
sans même employer tout son pouvoir. Un beau Chevalier arriva dans la
cour de la Fée en cherchant des aventures : il étoit aimable, fils de
roi, & fameux par mille belles actions. Sa valeur étoit connue
de la Fée ; la renommée en avoit porté le bruit jusques dans ce Royaume.
La personne de ce jeune prince répondoit si bien à sa haute réputation,
que la Fée, touchée de tant de charmes, reçut en peu de temps les voeux
que le beau Chevalier lui offrit. La Fée étoit belle ; il en étoit
véritablement amoureux : elle l’épousa et le rendit, par son hymen, le
plus riche et le plus puissant Roi de l’univers. Ils furent long temps
heureux après s’être unis pour toujours.
La Fée vieillit, et le Roi son époux, quoiqu’il eût vieilli comme elle,
cessa de l’aimer dès qu’elle ne fut plus belle. Il s’attacha à de
jeunes beautés de sa Cour ; la Fée en sentit une jalousie qui devint
funeste à plusieurs de ses rivales.
Elle n’avoit eu qu’une fille de son mariage avec le beau Chevalier,
c’étoit l’objet de toute sa tendresse, et elle étoit digne de
l’attachement qu’elle avoit pour elle.
Les Fées ses parentes l’avoient douées à sa naissance de l’esprit le
plus charmant, de la beauté la plus aimable, de graces encore plus
touchantes que la beauté : elle dansoit au-dessus de tout ce qu’on a
jamais vu, et sa voix enlevoit tous les coeurs.
Sa taille étoit parfaitement belle, sans être des plus grandes ; son
air étoit noble, ses cheveux du plus beau noir du monde, sa bouche
petite et gracieuse, ses dents d’une blancheur surprenante ; ses beaux
yeux étoient noirs, vifs et touchans ; et jamais des regards si perçans
et si tendres, n’ont fait naître tant d’amour dans les coeurs.
La Fée l’avoit nommée J
EUNE et B
ELLE : elle ne lui avoit point encore
fait de dons ; elle avoit suspendu cette faveur, pour juger mieux dans
la suite par quelle espèce de bonheur elle pourroit assurer celui d’une
fille qui lui étoit si chère.
Les infidélités du Roi affligeoient sans cesse la Fée ; le malheur de
n’être plus aimée lui fit imaginer que le plus doux des biens étoit
d’être toujours aimable. Ce fut, après mille réflexions, la félicité
dont elle doua Jeune et Belle : elle avoit alors seize ans ; la Fée
employa toute sa science pour la faire demeurer toujours telle qu’elle
étoit alors.
Que pouvoit-elle donner de plus précieux à Jeune et Belle, que le
bonheur de ne jamais cesser d’être semblable à elle-même.
La Fée perdit le Roi son époux ; et quoiqu’il fût des long-temps
infidèle, sa mort lui fit sentir une si véritable douleur, qu’elle
résolut d’abandonner son Empire et de se retirer dans un château
qu’elle avoit fait bâtir en un pays très-désert ; il étoit entouré
d’une forêt si vaste, que la Fée seule en pouvoit démêler les chemins.
Cette résolution affligea Jeune et Belle, elle ne vouloit point quitter
la Fée, mais elle lui ordonna absolument de demeurer, et avant que de
se retirer dans son désert, rappellant, dans le plus beau Palais du
monde, les plaisirs et les jeux, qu’elle en avoit depuis long-temps
exilés, elle en composa la Cour de Jeune et Belle, qui, dans cette
agréable compagnie, se consola quelque temps après de l’absence de la
Fée. Tous les Princes et les Rois qui se croyoient dignes de plaire (et
l’on se flattoit beaucoup moins alors qu’en ce temps ici) vinrent en
foule à la Cour de Jeune et Belle, essayer, par leurs soins et par leur
amour, de rendre sensible une si aimable Princesse.
Jamais rien n’a égalé la magnificence et les agrémens du Palais de
Jeune et Belle : tous les jours y étoient marqués par des fêtes
nouvelles ; tout le monde y étoit heureux, excepté ses amans, qui
l’adoroient sans espérance : aucun n’étoit regardé favorablement ; mais
ils la voyoient sans cesse, et ses regards les plus indifférens étoient
dignes de les arrêter pour toujours.
Un jour Jeune et Belle, satisfaite de sa félicité et de la douceur de
son règne, se promenoit dans un bois charmant, suivie seulement de
quelques-unes de ses Nymphes, pour mieux goûter le plaisir de la
solitude. Une douce rêverie l’entretenoit ; que pouvoit-elle penser qui
ne lui fût agréable ? Elle sortit du bois insensiblement, et tourna ses
pas vers une prairie délicieuse, émaillée de mille fleurs.
Ses beaux yeux étoient occupés par cent objets différens et agréables,
quand elle apperçut un troupeau qui paissoit dans la prairie, au bord
d’un petit ruisseau, qui, roulant sur des cailloux, formoit par ses
eaux, un doux murmure : il étoit ombragé d’une touffe d’arbres ; un
jeune Berger, couché sur l’herbe, dormoit tranquillement au bord d’un
ruisseau ; sa houlette étoit appuyée contre un arbre, et un joli chien,
qui paroissoit plutôt favori de son maître que gardien du troupeau,
étoit couché près du Berger.
Jeune et Belle s’approcha du ruisseau, et jetta ses regards sur le
Berger. Quelle vue ! L’amour lui-même dormant entre les bras de Psyché,
ne brilloit pas de plus de charmes.
La jeune Fée s’arrêta, et ne put se défendre de quelques mouvemens
d’admiration, qui furent bientôt suivis de sentimens plus tendres. Le
beau Berger paroissoit avoir dix-huit ans ; il étoit d’une taille
avantageuse ; ses cheveux bruns naturellement frisés par grosses
boucles, accompagnoient parfaitement le plus aimable visage du monde.
Ses yeux que le sommeil tenoit alors fermés, cachoient à la Fée de
nouveaux feux, dont l’amour vouloit se servir encore pour redoubler sa
tendresse pour le Berger.
Jeune et Belle sentit une émotion inconnue à son coeur ; et il ne lui
fut plus possible de s’éloigner de ce lieu.
Les Fées ont les mêmes privilèges que les Déesses : elles aiment un
Berger quand il est aimable, comme s’il étoit le plus grand Roi de
l’univers, car tout est au-dessous d’elles.
Jeune et Belle trouva trop de plaisir dans ses sentimens pour chercher
à les combattre : elle aima tendrement et ne songea plus dès ce moment
qu’au bonheur d’être aimée : elle n’osa réveiller le beau Berger, de
peur de lui laisser remarquer son trouble ; et se faisant un plaisir de
lui découvrir son amour d’une manière galante et agréable, elle se
rendit invisible pour jouir de l’étonnement qu’elle lui alloit causer.
Aussi-tôt une musique charmante se fit entendre ; quelle symphonie !
elle alloit au coeur. Ces sons gracieux réveillèrent A
LIDOR ; c’étoit le
nom du beau Berger ! il crut quelques momens que c’étoit un songe
agréable ; mais quelle fut sa surprise, quand, en se levant de dessus
le gazon où il étoit couché, il se trouva vêtu d’un habit galant et
magnifique ; il étoit jaune, gris-de-lin et argent : sa panetière étoit
toute brodée de chiffres de Jeune et Belle, et attachée avec une
écharpe de fleurs ; sa houlette étoit d’un travail merveilleux, ornée
de pierres précieuses de différentes couleurs, qui formoient des
devises galantes, son chapeau étoit de jonquilles et de hyacinthes
bleues, entrelassées avec beaucoup d’art.
Content et surpris de sa nouvelle parure, il se mira dans le ruisseau
prochain ; et Jeune et Belle craignit, cent fois pour lui dans ce
moment la destinée du beau Narcisse.
La surprise d’Alidor augmenta encore en voyant ses moutons chargés
d’une soie plus blanche que la neige, au lieu de leur toison ordinaire,
et couverts de mille noeuds de rubans de différentes couleurs.
Sa brebis la plus chérie étoit aussi plus parée que les autres : elle
vint à lui en bondissant sur l’herbe, paroissant fière de son
ajustement.
Le joli chien du Berger avoit un collier d’or, où de petites émeraudes
enchassées, formoient ces quatre vers :
Lorsque l’on veut brûler d’une ardeur immortelle,
Qu’un tendre coeur est alarmé !
Etre charmant suffit pour être aimé ;
Mais pour le rendre heureux, il faut être fidèle.
Le beau Berger jugea par ces vers que c’étoit à l’Amour qu’il devoit
son agréable aventure. Le soleil étoit couché alors : Alidor, occupé
d’une aimable rêverie, reprit le chemin de sa cabane ; il n’y remarqua
nul changement au-dehors ; mais à peine y fut-il entré, qu’une odeur
délicieuse lui annonça quelque chose de nouveau. Il trouva sa petite
cabane tapissée d’un tissu de jasmin et de fleur d’orange : les rideaux
de son lit étoient de la même espèce, relevés par des guirlandes
d’oeillets et de roses ; une fraîcheur agréable entretenoit ces fleurs
dans toute leur beauté.
Le parquet étoit de porcelaine, sur lequel on voyoit représentées
toutes les histoires des Déesses qui avoient aimé des Bergers : Alidor
le remarqua, il avoit beaucoup d’esprit, les Bergers de cette contrée
n’étoient pas des Bergers ordinaires.
Quelques-uns d’entreux descendoient ou de Rois ou de grands Princes ;
et Alidor tiroit son origine d’un Souverain qui avoit long-temps régné
sur ces peuples avant qu’ils fussent sous la domination des Fées.
Jusques alors le beau Berger avoit été insensible : mais il commença de
sentir, sans avoir encore d’objet déterminé, que son jeune coeur brûloit
de se rendre : il mouroit d’impatience de connoître la Déesse ou la Fée
qui lui donnoit des marques de tendresse si galantes et si gracieuses.
Alidor se promenoit avec une douce inquiétude, qu’il n’avoit jamais
sentie : la nuit vint, il parut une agréable illumination, qui fit un
nouveau jour dans la cabane. La rêverie d’Alidor fut interrompue par un
repas délicat et magnifique, qui fut servi devant lui. Quoi, dit le
Berger en souriant, toujours de nouveaux plaisirs, et personne pour les
partager avec moi ! Son joli chien voulut l’agacer, mais Alidor étoit
trop occupé pour répondre à ses caresses. Le Berger se mit à table : un
petit Amour lui présenta à boire dans une coupe faite d’un seul diamant
; il soupa assez bien pour le héros d’une aventure. Il voulut faire des
questions au petit Amour ; mais au lieu de lui répondre, cet enfant
tiroit des flèches ; & dès qu’elles atteignoient le Berger,
elles se changeoient en eau, d’une odeur merveilleuse. Alidor comprit
bien par ce badinage que le petit Amour n’avoit pas ordre de lui
expliquer ce mystère. La table disparut dès qu’Alidor cessa de manger,
et le petit Amour s’envola.
Une symphonie charmante se fit entendre : elle faisoit naître mille
tendres sentimens dans le coeur du beau Berger ; son impatience
d’apprendre à qui il devoit tant de plaisirs, redoubloit sans cesse, et
ce fut avec beaucoup de joie qu’il entendit chanter ces paroles :
Sous quelle forme, Amour, lanceras-tu tes traits,
A ce jeune Berger que j’aime ?
Satisfait de mon coeur, de ma tendresse extrême
Le sera-t-il aussi de mes foibles attraits ?
Il ne sauroit douter de mon ardeur sincère :
Mais ce n’est pas assez pour plaire.
Puissant Amour, prends soin d’augmenter ma beauté,
Je n’en prendrai que trop de ma fidélité.
Paroissez donc, objet charmant, s’écria le Berger ; achevez, par votre
présence, de combler ma félité : je vous crois trop aimable pour
pouvoir jamais cesser d’être fidèle à vos charmes.
On ne répondit rien à ses paroles : la symphonie finit peu après ; et
un profond silence régna alors dans la cabane & invita le
Berger aux douceurs du sommeil. Il se jetta sur son lit, &
s’endormit avec quelque peine, agité par son impatience & par
son naissant amour.
Le chant des oiseaux le réveilla au point du jour ; il sortit de sa
cabane, & conduisit son joli troupeau dans le même lieu où le
jour précédent avoit commencé sa bonne fortune. A peine s’étoit-il
assis au bord du ruisseau, qu’un pavillon d’étoffe fort brillant,
couleur de feu, vert & or, se trouva attaché aux branches des
arbres pour garantir Alidor de l’ardeur du soleil. De jeunes Bergers
& de belles Bergeres des environs arriverent en ce lieu ; ils
cherchoient Alidor ; son pavillon, son troupeau & sa parure les
jetterent dans un grand étonnement.
Ils s’avancerent en diligence & lui demanderent, avec beaucoup
d’empressement, la cause de tant de merveilles : Alidor sourit de leur
surprise & leur apprit tout ce qui lui étoit arrivé. Plus d’un
berger en sentit de la jalousie, & plus d’une Bergere en rougit
de dépit. Il y en avoit peu dans cette contrée qui n’eussent formé des
desseins sur le coeur du beau berger ; & une Déesse ou une Fée
leur paroissoit une trop dangereuse rivale.
Jeune et Belle, qui ne perdoit guere son Berger de vue, souffrit
impatiemment la conversation des Bergeres : il y en avoit de charmantes
parmi elles ; & une Bergere fort aimable, peut être une rivale
redoutable à une Déesse même.
L’indifférence qu’Alidor marqua pour elles rassura la jeune Fée, les
Bergers quitterent Alidor avec peine, & conduisirent leur
troupeau plus avant dans la prairie.
Peu de momens après, qu’il n’y eut plus qu’une troupe de Bergers avec
Alidor, un festin délicieux parut servi sur une table de marbre blanc,
des liéges de verdure s’éleverent autour, & alidor fit part de
ce repas aux Bergers de ses amis qui l’étoient venu joindre. En
s’asseyant à table, ils se trouverent tous vêtus d’habits galans, mais
moins magnifiques que celui d’Alidor, qui parut alors tout brillant de
pierreries.
Une musique champêtre, mais gracieuse, fit retenir les échos d’alentour
; & l’on entendit chanter ces paroles :
Admirez d’Alidor le suprême bonheur :
C’est par lui que l’amour m’a fait sentir ses armes :
Bergers, qui connaissez ses charmes
Respectez le choix de mon coeur.
L’étonnement des Bergers redoubloit à tous momens. Une troupe de jeunes
Bergeres arriverent au bord du ruisseau ; le bruit de la symphonie les
attiroit bien moins en ce lieu que le desir de voir Alidor ; on
commença sous les arbres un petit bal champêtre & très-agréable.
La jeune Fée, qui étoit invisible, mais toujors présente, prit en un
moment, avec six de ses nymphes, les plus jolis habits de Bergers qu’on
eût jamais vus : elles n’étoient parées que de guirlandes de fleurs ;
leurs houlettes en étoient ornées, & Jeune & Belle,
coëffée simplement avec des jonquilles, qui faisoient un effet charmant
dans les beaux cheveux noirs, parut la plus merveilleuse personne du
monde.
L’arrivée de ces belles Bergeres surprit toute l’assemblée ; toutes les
beautés de ce lieu en sentirent du dépit ; il n’y eut pas un Berger qui
ne cherchât avec empressemens à leur faire les honneurs de la fête.
Jeune & Belle, inconnue parmi eux pour une Fée, n’en reçut pas
moins d’honneurs & ne s’attira pas moins de voeux. C’est la
beauté qui fait recevoir les hommages les plus sinceres : Jeune
& Belle fut flattée des effets de la sienne, où sa dignité
n’avoit point de part.
Pour Alidor, dès qu’elle parut dans l’assemblée, oubliant que l’amour
qu’une Déesse ou une Fée avoit pour lui l’obligeoit à quelque attention
pour ne lui pas déplaire, il vola près de Jeune & Belle,
& s’en étant approché de la meilleure grace du monde : Venez,
Belle Bergere, lui dit-il, venez prendre une place plus digne de vous :
Une si merveilleuse personne est trop au-dessus de toutes les autres
beautés pour demeurer confondue parmi elles. Il lui présenta la main ;
et Jeune et Belle, charmée des sentimens que sa vue commençoit
d’inspirer à son Berger, se laissa conduire : Alidor la mena sous ce
pavillon brillant, qui s’étoit trouvé le matin attaché aux arbres dès
qu’il étoit arrivé dans ce lieu. Une troupe de jeunes Bergers apporta,
par les ordres d’Alidor des faisseaux de fleurs et de verdure, et en
élevèrent un espèce de petit trône, où Jeune et Belle se plaça. Le beau
Berger se mit à ses pieds ; ses Nymphes s’assirent auprès d’elle, et le
reste de l’assemblée forma un grand cercle, où chacun se rangea suivant
son inclination.
Ce lieu, orné de tant de beautés, faisoit le plus agréable spectacle du
monde ; le bruit de l’eau se mêloit à la symphonie, et il sembloit que
tous les oiseaux des environs se fussent assemblés dans ce lieu, pour
prendre part à la fête. Un nombre infini de Bergers se détachoient par
troupes pour venir faire leur cour à Jeune et Belle. Un d’entr’eux,
nommé Iphis, s’approchant de la jeune Fée : Quelque belle que soit la
place que vous a fait prendre Alidor, dit-il à Jeune et Belle, elle est
peut-être très-dangereuse à occuper. Je le crois, lui dit la Fée avec
un sourire capable d’enlever tous les coeurs, les Bergeres de ce hameau
auront sans doute quelque peine à me pardonner la préférence qu’Alidor
semble m’avoir donnée sur tant de beautés qui la méritoient mieux que
moi. Non, lui dit Iphis, nos Bergères se rendront plus de justice ;
mais une Déesse aime Alidor. Iphis conta alors à Jeune et Belle toute
l’aventure du beau Berger. Quand il eut achevé son récit, la jeune Fée
se tournant vers Alidor, d’un air gracieux ; je ne veux point, lui
dit-elle, d’une aussi redoutable ennemie que la Déesse dont vous êtes
aimé : apparamment elle ne m’avoit pas destiné la place que j’occupe,
mais je la lui rendrai : elle se leva en achevant ses paroles.
Demeurez, lui dit Alidor, en la regardant tendrement et en l’arrêtant ;
demeurez, belle Bergère : il n’est point de Déesse dont je ne sacrifie
la tendresse au plaisir de vous adorer ; et celle dont vous a parlé
Iphis n’est pas fort savante, du moins en amour, puisqu’elle a permis
que je vous aie vue. Jeune et Belle ne put répondre à Alidor : on la
vint prendre dans ce moment pour danser ; et jamais on ne s’en est
acquitté avec plus de graces. Elle prit le beau Berger, qui se surpassa
lui-même. Jamais les plus magnifiques festins de la Cour de Jeune et
Belle ne lui avoient fait tant de plaisir que cette assemblée
champêtre. L’amour embellit tous les lieux où l’on peut voir ce que
l’on aime.
Alidor sentoit augmenter à tous momens son amour, et faisoit mille
sermens de sacrifier toutes les Déesses et toutes les Fées de l’univers
au tendre amour que lui inspiroit sa Bergère. Jeune et Belle étoit
charmée des sentimens du beau Berger ; mais elle voulut éprouver
quelques momens sa tendresse. Iphis étoit aimable : et si Alidor n’eût
pas été présent, on l’auroit sans doute admiré. La jeune Fée lui parla
deux ou trois fois d’un air assez gracieux, et dansa plusieurs fois
avec lui.
Alidor en sentit une jalousie aussi vive que son amour : Jeune et Belle
le remarqua, et s’en croyant plus sûre du coeur de son Berger, elle
cessa de lui faire de la peine : elle ne parla plus à Iphis le reste de
la journée, et Alidor eut ses regards les plus favorables. Hé, quels
regards ! Ils portoient l’amour dans les coeurs les plus insensibles.
Le jour finit ; cette belle troupe se sépara à regret : mille soupirs
suivirent Jeune et Belle : elle défendit à tous les Bergers de
l’accompagner ; mais elle promit en peu de mots à Alidor que le
lendemain il la reverroit dans la prairie. Elle quitta ensuite la belle
troupe, et ses Nymphes la suivirent. Les Bergers les laissèrent partir
: ils espéroient qu’en les suivant d’un peu loin, ils pourroient
apprendre, sans être apperçus, quel étoit le hameau de ces divines
personnes : mais dès que Jeune et Belle eut gagné un petit bois qui la
dérobait aux yeux des Bergers, elle disparut avec ses Nymphes : elles
s’amusèrent quelque temps à regarder les Bergers chercher inutilement
la route qu’elles avoient prises. Jeune et Belle remarqua avec plaisir
qu’Alidor paroissoit un des plus empressés. Iphis se désespéroit
d’avoir tardé un peu trop à les suivre ; et beaucoup d’autres Bergers,
dont les nymphes avoient fait la conquête, passèrent une partie de la
nuit à les chercher dans le bois aux environs.
Quelques Auteurs ont assuré que les Nymphes, autorisées par l’exemple
de la jeune Fée, trouvèrent quelques-uns de ces Bergers plus aimables
que tous les Rois qu’elles avoient vus jusques alors.
Jeune et Belle retourna dans son Palais : et bien qu’une Fée toujours
occupée de mille soins différens, pût s’absenter sans conséquence, elle
trouva tous ses amans bien inquiets de ne l’avoir point vue de toute la
journée ; mais pas un n’osa lui en faire des reproches : il falloit
être amant soumis et respectueux près Jeune et Belle, ou recevoir
d’elle un ordre de se retirer de sa Cour. Ils n’osoient même lui parler
de leur tendresse : ce n’étoit que par leurs soins, leur respect et
leur constance, qu’ils espéroient enfin de la toucher.
Jeune et Belle parut peu occupée de tout ce qui se présentera à ses
yeux : elle soupa peu : elle rêva souvent, et les Princes ses
amans, attentifs à toutes ses actions, crurent l’avoir entendue
soupirer plusieurs fois. Elle congédia toute sa Cour de fort bonne
heure, et se retira dans son appartement.
Quand on doit revoir ce qu’on aime, tout ce qui se présente en
attendant ce moment agréable, paroit bien froid &
bien ennuyeux.
La jeune Fée, avec les Nymphes qui l’avoient suivie tout le jour,
cachées dans un nuage, furent en un instant à la cabane du beau Berger.
Il y étoit retourné fort triste de n’avoir pu trouver le chemin
qu’avoit pris sa divine Bergère. Tout étoit aussi charmant dans sa
cabane que quand il l’avoit quittée ; mais en rêvant, ayant baissé les
yeux sur le parquet de sa petite chambre, il s’apperçut qu’il étoit
changé, au lieu des histoires des Déesses qui avoient eu de l’amour
pour des Bergers, il vit en la place les exemples terribles des amans
infortunés qui ne s’étoient pas rendus dignes de la tendresse de ces
divinités.
Vous avez raison, s’écria le beau Berger, en regardant ces petites
peintures ; vous avez raison, Déesse : je mérite votre courroux, mais
pourquoi avez-vous permis qu’une Bergère trop aimable vint s’offrir à
mes regards ? Hé ! quelle divinité peut défendre un coeur contre ses
charmes ?
Jeune et Belle étoit déjà dans la cabane, quand Alidor prononça ces
paroles : elle en sentit toute la douceur, et sa tendresse en redoubla
encore.
Il parut, comme le jour précédent, un repas magnifique ; mais Alidor
n’en fit pas un si bon usage que la veille : il étoit amoureux,
& même un peu jaloux ; car il se souvenoit toujours que sa
Bergère avoit parlé avec quelque attention à Iphis.
Cependant la promesse qu’elle lui avoit faite qu’il la reverroit le
lendemain dans la plaine, adoucissoit un peu ses chagrins.
Le petit amour le servir pendant le repas ; mais Alidor, occupé de sa
nouvelle inquiétude, ne lui dit pas un seul mot. La table disparut ;
& le jeune enfant, s’approchant d’Alidor, lui présenta deux
boëtes de portraits magnifiques, puis il s’envola.
Le beau Berger ouvrit avec précipitation une des boëtes : elle
renfermoit le portrait d’une jeune personne d’une beauté si parfaite,
que l’imagination peut à peine la représenter : au-dessous de ce
merveilleux portrait, ces paroles étoient écrites en lettres d’or :
Ton bonheur est attaché à ta tendresse.
Il faut avoir vu ma bergère, dit Alidor, en regardant ce beau portrait,
pour n’être pas enchanté d’une si charmante personne : il referma la
boëte, & la mit négligemment sur une table.
Il ouvrit l’autre boëte, que le petit Amour lui avoit donnée ; mais
quel fut son étonnement, quand il y vit le portrait de sa Bergère,
brillant de tous ces charmes qui avoient fait une si vive impression
sur son coeur !
Elle étoit peinte telle qu’il l’avoit vue cette même journée, coëffée
avec des fleurs ; et le peu que l’on voyoit de son habit paroissoit
celui d’une Bergère. Le beau Berger étoit si transporté de son amour,
qu’il fut long-temps sans s’appercevoir que ces paroles étoient écrites
au-dessous du portrait :
Oublie ses appas, ou ton amour te sera funeste.
Hé ! sans ma Bergère, s’écria Alidor, est-il quelque félicité ? Ce
transport charma Jeune et Belle. Le beau portrait que méprisoit Alidor
n’étoit qu’un portrait d’imagination : la jeune Fée avoit voulu voir si
son Berger la préféreroit à une si belle personne, qui lui paroissoit
une Déesse ou une Fée. Satisfaite de l’amour d’Alidor, elle retourna à
son Palais, après avoir assemblé ses Nymphes par un signal, dont elles
étoient convenues.
C’étoit de faire briller en l’air quelques éclairs ; et c’est de là que
sont venus ceux qui ne sont point suivis du tonnerre.
Les Nymphes revinrent : elles avoient voulu voir aussi ce que faisoient
leurs amans ; quelques unes furent assez contentes ; elles les
trouvèrent occupés d’elles, et en parlant avec empressement. Mais
d’autres furent moins satisfaites des effets de leurs beautés : elles
trouvèrent leurs Bergers profondément endormis. On paroît quelquefois
fort amoureux dans la journée, et on ne l’est pas assez pour veiller la
nuit. La jeune Fée se coucha en arrivant à son Palais, charmée de
l’amour de son Berger ; elle n’étoit agitée que de la douce impatience
de le revoir.
Pour Alidor, il dormit peu ; et sans s’inquiéter des menaces qu’on lui
avoit fait lire au-dessous des deux petits portraits, il ne songea qu’à
retourner dans la prairie ; il espéroit d’y voir sa Bergère dans la
journée ; il ne croyoit pas pouvoir y arriver trop tôt.
Il conduisit son aimable troupeau au lieu fortuné où il avoit vu Jeune
et Belle : son joli chien eut soin de le garder : le beau Berger ne
pouvoit songer qu’à sa Bergère.
Jeune et Belle fut occupée malgré elle cette journée à recevoir des
Ambassadeurs de plusieurs Rois des contrées voisines ; jamais audience
ne furent si courtes ; cependant, une partie du jour se passa à ces
ennuyeuses cérémonies. La Jeune Fée souffroit autant que son Berger, à
qui une vie impatience faisoit sentir mille tourmens.
Le soleil étoit couché ; Alidor crut enfin ne point voir ce jour-là sa
divine Bergère ; quelle douleur pour lui !
Il se plaignit, il soupira mille fois, il fit ces vers sur son absence,
et avec le fer de sa houlette, il les grava sur un jeune ormeau.
*Vous, dont Vénus ne peut regarder sans envie
La brillante beauté par les graces suivie :
O vous, pour qui l’amour prodigua tant d’attraits,
Que ce Dieu qui vous fit si charmante et si belle,
Est plus sûr de blesser par vous que par ses traits !
Bergère, que pour moi votre absence est cruelle !
Destiné loin de vous à passer tout un jour,
A ma tristesse au moins je veux être fidèle ;
Elle a rapport à mon amour.
Il achevoit de graver ces vers, quand Jeune et Belle parut de loin dans
la plaine avec ses Nymphes, toujours vêtus en Bergères. Alidor les
reconnut d’une distance très-éloignée ; il courut, il vola vers Jeune
et Belle, qui le reçut avec un sourire charmant, digne de faire la
félicité des Dieux mêmes.
Il lui parla de son amour avec une ardeur capable de persuader un coeur
moins touché que celui de la jeune Fée : elle voulut voir ce qu’il
avoit gravé sur l’arbre, et elle fut charmée de l’esprit et de la
tendresse de son Berger. Il lui conta tout ce qui lui étoit arrivé le
soir précédent, et lui offrit mille fois de la suivre au bout du monde
pour fuir l’amour qu’une Déesse ou une Fée avoit malheureusement pris
pour lui. J’y perdrois trop si vous fuyiez cette Fée, reprit
gracieusement Jeune et Belle : il n’est plus temps de vous cacher mes
sentimens, puisque je suis contente des vôtres. C’est moi, c’est moi
qui vous ai donné des marques d’une tendresse qui fera à jamais, si
vous m’êtes fidèle, votre bonheur et le mien.
Le beau Berger, transporté d’amour et de joie, se jetta à ses pieds ;
son silence en fit plus entendre à la jeune Fée que n’auroient fait les
discours les mieux suivis Jeune et Belle le fit lever, et il se trouva
vêtu d’un habit superbe, puis la Fée, touchant la terre avec sa
houlette, il parut un char magnifique, tiré par douze chevaux blancs,
d’une beauté surprenante ; ils étoient attelés quatre de front. Jeune
et Belle monta dans le char ; elle fit asseoir le beau Berger auprès
d’elle : les Nymphes y trouvèrent aussi leurs places ; et dès qu’elles
y furent, les beaux chevaux, qui n’avoient pas besoin de conducteur
pour suivre les intentions de Jeune et Belle, les menèrent, avec
beaucoup de diligence, dans un château qu’aimoit la jeune Fée. Elle
l’avoit embelli de tout ce que son art lui fournissoit de merveilleux ;
il s’appelloit le château des fleurs ; c’étoit le plus aimable lieu du
monde.
La jeune Fée et son heureux amant arrivèrent avec les Nymphes dans une
grande cour, dont les murs n’étoient que de pallissades très-épaisses
de jasmins et de citronniers ; elles n’étoient qu’à hauteur d’appui :
on voyoit au-dessous couler une belle rivière qui entouroit cette cour
: par-delà, un petit bois charmant ; et de l’autre côté, des prairies à
perte de vue, où cette même rivière faisoit mille et mille tours, comme
si elle avoit eu regret de quitter une si belle demeure.
Le château étoit plus admirable par son architecture que par sa
grandeur ; il y- avoit douze appartemens, qui avoient chacun leur
beauté différente ; ils étoient très-vastes ; mais ce n’étoit pas assez
pour loger Jeune et Belle et toute sa Cour, qui étoit la plus nombreuse
et la plus magnifique de l’univers.
La jeune Fée ne se retiroit dans ce château que pour être dans une
espèce de solitude : elle n’y étoit d’ordinaire suivie que de celles de
ses Nymphes qu’elle aimoit le plus, et des officiers de sa maison.
Jeune et Belle conduisit son Berger dans l’appartement des myrthes ;
tous les meubles y étoient composés de myrthes toujours fleuris,
entrelassés avec un art qui faisoit paroître le pouvoir et le bon goût
de la jeune Fée, jusques dans les choses les plus simples. Tous les
appartemens de ce château étoient ainsi meublés, seulement de fleurs ;
on y respiroit toujours un air doux et pur.
Jeune et Belle, par sa puissance, en avoit banni pour jamais les
rigueurs de l’hyver : et si elle permettoit quelquefois aux ardeurs de
l’été de se faire sentir dans un lieu si agréable, c’étoit pour jouir
avec plus de plaisir de la beauté des bains qui y étoient délicieux.
Cet appartement étoit de porphire blanc et bleu, d’un travail
merveilleux ; les cuves faites de diverses formes singulières et
agréables : celle où Jeune et Belle se baignoit étoit faite d’une seule
topase, élevée sur une estrade de porcelaine ; quatre colonnes
d’amatistes, d’une beauté porfaite, soutenoient un dais d’une étoffe
magnifique, jaune et argent, en broderies de perles. Alidor, occupé du
bonheur de voir la charmante Fée, et de la voir sensible pour lui, ne
remarqua presque pas toutes ces merveilles.
Une conversation aimable et tendre enchanta long-temps ces amans
fortunés dans l’appartement des myrthes : un soupé magnifique fut servi
dans le sallon des jonquilles ; une fête galante le suivit ; les
Nymphes y représentèrent en musique les amours de Diane et d’Andimien.
Jeune et Belle oublia de retourner à son Palais, et passa le reste de
la nuit dans l’appartement des narcisses.
Alidor, transporté d’amour, fut long-temps sans pouvoir goûter les
douceurs du sommeil dans l’appartement des myrthes, où les Nymphes
l’avoient conduit après la fête.
Jeune et Belle, qui ne vouloit point se servir de son pouvoir pour
calmer un trouble agréable, ne s’endormit aussi qu’au point du jour.
Alidor, impatient de revoir la charmante Fée, attendit quelque temps ce
bienheureux moment dans le sallon des jonquilles : il n’avoit rien
négligé, dans sa parure, de tout ce qui peut ajouter des graces aux
beautés naturelles. Jeune et Belle parut mille fois plus charmante que
Vénus : elle passa une partie de la journée avec Alidor et les Nymphes
dans le jardin du château, dont les beautés étoient au-dessus de la
description la plus merveilleuse.
Il y eut une petite fête champêtre et agréable dans un bois délicieux,
où Alidor, pendant quelques momens favorables, eut le doux plaisir de
parler de son ardent amour à Jeune et belle.
Elle voulut ce soir même retourner à son Palais ; elle promit à Alidor
de revenir le lendemain. Jamais absence de quelques heures n’a été
célébrée par tant de regrets. Le beau Berger souhaitoit passionnément
de suivre la jeune Fée ; mais elle lui ordonna de demeurer dans le
château des Fleurs : elle vouloit cacher sa tendresse aux yeux de toute
sa Cour. Nul n’entroit dans ce château sans son ordre ; et elle ne
craignoit point que les Nymphes découvrissent son secret. Ceux d’une
Fée sont toujours en sureté ; on ne les divulgue jamais. La punition
suivroit de trop près la faute.
Jeune et Belle demanda à Alidor son joli chien, qui l’avoit toujours
suivi, pour l’emmener avec elle. Tout ce qui plaît à ce qu’on aime nous
est cher.
Après le départ de la jeune Fée, le Berger, pour entretenir son
inquiétude, bien plus que pour la dissiper, s’enfonça dans le bois pour
rêver à son adorable Fée.
Dans un petit pré, émaillé de fleurs & arrosé d’une agréable
fontaine, qui se trouvoit vers le milieu du bois, il apperçut son
troupeau bondissant sur l’herbe : il étoit gardé par six jeunes
esclaves de bonne mine, vêtues d’habits or et bleu, avec des colliers
et des chaînes d’or ; sa brebis la plus chérie reconnut son maître
& vint à lui. Alidor la caressa, et fut vivement touché des
soins de Jeune et Belle pour tout ce qui avoit rapport à lui.
Les jeunes esclaves firent voir à Alidor leur cabane : elle étoit assez
près de là, au bout d’une belle allée fort couverte. Cette petit
demeure étoit bâtie de bois de cédre : les chiffres de Jeune et Belle,
et ceux d’Alidor, mêlés ensemble, y paroissoient par-tout formés avec
des bois précieux. Cette inscription étoit sur la porte, écrite en
lettres d’or sur une grande turquoise.
Dans ces beaux lieux, que l’on voye à jamais
Le troupeau du Berger dont mon ame est charmée ;
De ce Berger je suis aimée ;
Le sort des Dieux a moins d’attraits
Le beau Berger retourna au château des Fleurs, charmé des bontés de la
jeune Fée : il ne voulut aucune fête ce soir là. Quand on est absent de
ce que l’on aime, peut-on desirer des plaisirs ?
Jeune et Belle revint le lendemain, comme elle l’avoit promis à son
heureux Amant. Que de joie de se revoir ! Tout le pouvoir de la jeune
Fée ne lui avoit jamais fait sentir une si douce félicité.
Elle passoit presque tous les jours au château des Fleurs, et ne se
montroit plus que rarement à la Cour. En vain les Princes ses amans en
sentoient une douleur mortelle ; tout étoit sacrifié à l’heureux Alidor.
Mais un bonheur si doux peut-il durer long-temps sans trouble. Une
autre Fée que Jeune et Belle avoit vu le beau Berger ; elle sentit
aussi son coeur touché de ses charmes.
Un soir que Jeune et Belle étoit allée donner à sa Cour quelques heures
de sa présence, Alidor, occupé de son amour, rêvoit profondément dans
le sallon des Jonquilles, quand il entendit un peu de bruit à une des
fenêtres ; et regardant de ce côté-là, il apperçut une lueur
fort-brillante ; et un moment après, il vit sur une table, auprès de
laquelle il étoit assis, une petite personne, haute d’une
coudée, fort vieille, avec des cheveux plus blancs que la neige, un
collet monté et un vertugadin à l’antiquité.
Je suis la Fée Mordicande, dit-elle au beau Berger ; et je viens
t’annoncer un bonheur bien plus grand que celui d’être aimé de Jeune et
Belle. Quelle pourroit être ce bonheur, lui dit Alidor, avec un air
dédaigneux ? Les Dieux n’en ont point de plus parfait pour eux-mêmes !
C’est celui de me plaire, répartit fièrement la vieille Fée : je
t’aime, et mon pouvoir est fort au-dessus de celui de Jeune et Belle,
et presqu’égal à celui des Dieux. Quitte pour moi cette jeune Fée ; je
te vengerai de tes ennemis et de tous ceux à qui tu voudras nuire.
Tes faveurs me sont inutiles, reprit le beau Berger, en souriant : je
n’ai point d’ennemis ; je ne veux nuire à personne ; je suis trop
satisfait de ma destinée ; et si la charmante Fée, que j’adore, n’étoit
qu’une Bergère, j’aurois été aussi heureux auprès d’elle dans une
cabane, que je le suis dans le plus beau palais de l’univers.
Après ces mots la mauvaise Fée se fit tout d’un coup aussi grande et
aussi grosse qu’elle avoit d’abord paru petite, et disparut en faisant
un bruit épouventable.
Le lendemain, Jeune et Belle revint au château des Fleurs : Alidor lui
conta son aventure : ils connoissoient l’un et l’autre la Fée
Mordicande ; elle étoit fort vieille, avoit toujours été laide et
très-sensible à l’amour.
Jeune et Belle et son heureux Amant firent mille plaisanteries de sa
passion, et ne s’inquiétèrent pas un moment des effets de sa vengeance.
Peut-on être Amant fortuné et songer aux malheurs de l’avenir ?
Huit jours après, Jeune et Belle et le beau Berger, étant entrés dans
un bateau tout doré pour se promener sur cette belle rivière, qui
faisoit le tour du château des Fleurs, ils furent suivis de toute leur
petite Cour dans les plus jolis bateaux du monde. Celui où étoit Jeune
et Belle étoit couvert d’un dais d’une étoffe légère, bleue et argent :
les rameurs étoient vêtus de même. D’autres petits bateaux, remplis de
Musiciens excellens, accompagnoient ces Amans heureux, et formoient une
symphonie agréable. Alidor, plus amoureux que jamais, ne regardoit que
Jeune et Belle, dont la beauté paroissoit ce jour-là plus charmante
qu’on ne la peut représenter.
Ils continuoient leur promenade, quand ils virent douze Syrènes sortir
de l’eau ; un moment après douze Tritons parurent et se rangèrent, avec
les Syrènes, autour du petit bateau de Jeune et Belle. Les Tritons
firent des symphonies extraordinaires avec leurs cornets, et les
Syrènes chantèrent des airs gracieux, qui amusèrent quelque temps la
jeune Fée et le beau Berger. Jeune et Belle, qui étoit accoutumée aux
merveilles, crut que c’étoit un divertissement qui lui avoit été
préparé par ceux qui étoient chargés de contribuer à ses plaisirs en
inventant des fêtes nouvelles : mais tout d’un coup ces perfides
Tritons et les Syrènes, ayant posé leurs mains sur le bateau de la
jeune Fée, le coulèrent à fond.
Le seul péril que craignit Alidor fut celui que couroit la jeune Fée :
il voulut nager vers elle ; mais les Tritons l’emportèrent malgré lui ;
et Jeune et Belle, enlevée en même-remps par les Syrènes, fut remise
dans son palais.
Une Fée n’ayant pas de pouvoir sur une autre, la jalouse Mordicande
borna sa vengeance à faire sentir à Jeune et Belle ce que l’absence a
de plus cruel et de plus douloureux. Cependant, Alidor fut conduit par
les Tritons dans un château terrible, gardé par des dragons ailés.
C’étoit là que Mordicande avoit résolu de se faire aimer du beau Berger
ou de se venger de ses mépris. On mit Alidor dans une chambre fort
obscure. Mordicande, toute brillante des plus belles pierreries du
monde, vint le trouver et lui voulut parler de sa tendresse. Le Berger
désespéré d’être séparé de Jeune et Belle, traita la mauvaise Fée avec
tous les mépris qu’elle méritoit.
Quelle rage pour Mordicande ! Mais son amour étoit encore trop violent
pour vouloir perdre celui qui l’avoit fait naître. Elle se résolut,
après plusieurs jours qu’Alidor fut retenu dans une affreuse prison, de
vaincre ce fidèle Berger par de nouveaux artifices. Elle le transporta
tout d’un coup dans un palais magnifique : il fut servi avec une pompe
qui ne cédoit en rien à celle qu’il avoit vue dans le château des
Fleurs. On tâchoit de dissiper sa douleur par mille fêtes agréables ;
et les plus belles Nymphes de l’univers, qui formoient sa Cour,
sembloient briguer entr’elles l’honneur de lui plaire. On en parloit
plus à Alidor de l’amour de la mauvaise Fée : mais le fidèle Berger
languissoit au milieu des plaisirs, et n’étoit pas moins désespéré de
l’absence de Jeune et Belle parmi les fêtes les plus galantes, qu’il
l’avoit été dans l’horreur de sa cruelle prison.
Cependant Mordicande espéroit que l’absence de Jeune et Belle, les
plaisir continuels dont on tâchoit d’amuser Alidor, et la vue de tant
de charmantes personnes, porteroit enfin le coeur du Berger à devenir
infidèle : et elle ne faisoit paroître tant de belles Nymphes à ses
yeux, que pour prendre elle-même la figure de celle dont il paroîtroit
le plus touché.
Elle étoit déguisée parmi ses Nymphes ; quelquefois elle paroissoit la
plus charmante brune du monde ; et quelquefois la plus belle blonde de
l’univers.
L’amour, qui peut tout sur les coeurs, avoit suspendu sa cruauté
naturelle ; mais le désespoir de ne pouvoir ébranler la fidélité
d’Alidor, ralluma si bien sa fureur qu’elle résolut de faire périr ce
charmant Berger et de le rendre la victime de l’amour constant qu’il
conservoit pour Jeune et Belle.
Un jour qu’elle l’observoit, sans être vue, dans une belle galerie,
dont les fenêtres donnoient sur la mer, Alidor, appuyé sur une
balustrade, rêva long-temps sans prononcer une seule parole : mais
enfin, soupirant douloureusement, il fit des plaintes si tendres et si
touchantes, et qui marquoient si vivement la passion qu’il sentoit pour
la jeune Fée, que Mordicande, transportée de rage, se laissa voir à
Alidor sous sa figure naturelle ; et après l’avoir accablé de
reproches, le fit remener dans la prison, et lui annonça que dans trois
jours il seroit sacrifié à sa haine, et que les plus cruels supplices
vengeroient son amour méprisé.
Alidor ne regretta point la perte de sa vie ; elle lui étoit
insupportable, éloigné de Jeune et Belle ; et satisfait de n’avoir rien
à craindre pour elle de la colère de Mordicande, parce que le pouvoir
de la jeune Fée étoit égal au sien, attendit constamment la mort qui
venoit de lui être annoncée.
Cependant Jeune et Belle, aussi fidelle que son Berger, gémissoit de
douleur de sa perte. Les Syrennes qui l’avoient remise dans son palais,
avoient disparu dans le moment même, et la jeune Fée ne douta pas que
ce ne fût la cruelle Mordicande qui lui enlevoit Alidor. L’excès de sa
douleur apprit en même-temps à toute sa Cour, et sa tendresse pour le
beau Berger, et la perte qu’elle en avoit faite.
Que de Rois furent jaloux des malheurs mêmes où la mauvaise Fée
précipitoit Alidor ! Quelle rage pour ces Princes amoureux d’apprendre
qu’ils avoient un rival aimé, et de voir Jeune et Belle ne s’occuper
plus qu’à répandre des larmes pour ce mortel fortuné ! Cependant, la
perte d’Alidor réveilla leurs espérance. Ils savoient enfin
que Jeune et Belle savoit aussi bien aimer qu’elle savoit plaire : ils
redoublèrent leurs soins et leurs empressemens : chacun d’eux, flattoit
la douce espérance de remplir un jour la place de cet amant heureux :
mais Jeune et Belle, toujours également affligée de l’absence d’Alidor,
et fatiguée de l’amour de ses rivaux, abandonna sa Cour et se retira au
château des Fleurs.
La vue de ces lieux charmans, où tout rappelloit dans son coeur le
souvenir du beau Berger, augmentoit encore sa langueur et sa tendresse.
Un jour qu’elle se promenoit dans ses beaux Jardins : Hélas, dit-elle,
en regardant les divers ornemens dont ils étoient embellis,
vous faisiez autrefois mes plaisirs ! mais je suis trop occupée de ma
douleur pour penser encore à vous donner des beautés nouvelles.
Comme elle achevoit ces paroles, elle entendit un zéphir agréable, qui,
agitant les fleurs de ce beau parterre, les arrangea en un instant de
diverses manieres. D’abord elles représentèrent les chiffres de Jeune
et Belle, puis d’autres chiffres qu’elle ne connoissoit pas ; un moment
après elles formèrent distinctement des lettres ; et Jeune et Belle,
surprise de cette nouveauté, lut ces vers écrits d’une façon si
singulière :
Pour embellir ces lieux, ordonnez à zéphire,
Les fleurs naissent quand il soupire ;
Pour Flore, chaque jour il prodigue ses soins.
Plus glorieux cent fois d’être sous votre empire,
Pour vous, quand vous voudrez, il n’en fera pas moins.
Jeune et Belle, lisoit ces vers, quand elle vit paroître en l’air, ce
Dieu qui venoit de lui déclarer son amour. Il étoit dans un petit char
de roses, attelé de cent serains blancs, attachés dix à dix avec des
dons de perles. Le char s’approcha de la terre, et Zéphir descendit
près de la jeune Fée. Il lui parla avec toute la grace d’un Dieu fort
aimable et fort galant : mais la jeune fée, sans être flattée d’une
conquête si brillante, lui répondit en amante fidelle. Zéphir ne
s’étonna point des rigueurs de Jeune et Belle ; il se flatta de
l’attendrir par ses soins ; il lui fit assiduement sa cour, et n’oublia
rien pour lui plaire.
Il ne manquoit plus rien à la gloire d’Alidor ; il avoit un Dieu pour
rival, et il étoit préféré par Jeune et belle.
Cependant cet heureux mortel étoit prêt à périr par la fureux de
Mordicande. Il y avoit près d’un an que la jeune Fée et le beau Berger
étoient séparés, quand Zéphir, qui n’espéroit plus pouvoir vaincre la
constance de Jeune et Belle, et touché des larmes qu’il lui voyoit
répandre sans cesse pour la perte d’Alidor, un jour qu’il la trouva
encore plus triste qu’à l’ordinaire : puisqu’il ne m’est plus permis,
lui dit-il, charmante Fée, de me flatter du bonheur de vous plaire, je
veux du moins contribuer à votre félicité. Que faut-il faire,
continua-t-il, pour vous rendre heureuse ? Il faut, pour mon bonheur,
lui répondit Jeune et Belle, avec un regard charmant, qui pensa
réveiller tout l’amour de Zéphir ; il faut me rendre Alidor. Je ne puis
rien contre le pouvoir d’une autre Fée : mais vous, Zéphir, vous êtes
un Dieu, et vous pourriez tout contre cette cruelle rivale. Je vais
tâcher, lui répartit Zéphir, à vaincre assez bien les tendres sentimens
que vous m’avez inspirés, pour vous pouvoir rendre enfin un
service agréable. Après ces mots, il s’envola, et laissa Jeune et Belle
flattée d’une douce espérance.
Zéphir ne la trompa point : il n’aimoit pas long-temps, sans être
assuré de plaire ; et la jeune Fée lui avoit paru trop constante pour
pouvoir espérer de lui faire oublier Alidor.
Zéphir vola vers l’horrible prison, où ce beau Berger n’attendoit plus
que la perte de sa vie. Un vent impétueux, formé par six Aquilons, qui
avoient accompagné Zéphir, ouvrit tout d’un-coup les portes de la
prison ; et le beau Berger, enfermé dans un nuage fort brillant, fut
conduit au château des Fleurs. Zéphyr, après avoir vu Alidor, s’étonna
moins de la fidélité de Jeune et Belle ; il ne voulut point se montrer
au beau Berger qu’il ne l’eût rendu à la charmante Fée.
Qui pourroit exprimer la joie parfaite qu’Alidor et Jeune et Belle
sentirent à se revoir ? Qu’ils se retrouvèrent aimables, et qu’ils
s’aimèrent tendrement ! Que de graces furent rendues par ces Amans
heureux au Dieu qui venoit d’assurer leur félicité. Il les quitta peu
après pour retourner auprès de Flore.
Jeune et Belle voulut que toute sa Cour prît part à son bonheur : on le
célébra par mille jeux dans toute l’étendue de son Empire, malgré la
douleur des Princes ses Amans, qui furent spectateurs du triomphe du
beau Berger.
Cependant, pour n’avoir plus rien à craindre de la colère de Mordicande
contre Alidor, Jeune et Belle lui apprit l’art de Féerie, et lui fit
présent du don de jeunesse. Après avoir assuré un bien si doux à son
heureux Amant, songeant au soin de sa gloire, elle lui donna le château
des Fleurs, et le fit reconnoître Souverain de ce beau pays, où ses
ayeux avoient autrefois régné. Alidor fut le plus grand Roi de
l’univers, dans les mêmes lieux où il avoit été le plus charmant Berger
du monde ; il combla de biens tous ceux qui avoient été de ses amis, et
conservant à jamais tous ses charmes comme Jeune et Belle ; on assure
qu’ils s’aimèrent toujours, parce qu’il furent toujours aimables, et
que l’hymen ne se mêla point de finir une passion qui faisoit la
félicité de leur vie.
FIN.