M. A. JOLY
L'histoire, aujourd'hui, se préoccupe beaucoup de la situation des
humbles et des petits dans le passé. Je voudrais ici, en feuilletant
seulement les
Fabliaux, chercher quelle idée ils nous donnent de la
condition de la dernière classe de la société, au moyen âge, des
Vilains, de leur situation sociale, de l'opinion qu'on avait d'eux, des
sentiments qu'on leur prêtait.
M. J. -V. Leclerc a jadis esquissé cette histoire. Je voudrais ici la
reprendre et la compléter sur certains points.
Le mot de vilain, dans la langue du moyen âge, a deux sens : un sens
social et un sens moral. Il désigne une condition et un certain état de
l'âme, un certain état ou plutôt une certaine absence de civilisation.
Le vilain, si l'on prend le mot dans son sens propre, dérivé de
villa, l'homme de la ferme, est, à certains égards, synonyme de notre
paysan ; mais un paysan sans aucun droit, sans aucune garantie, sans
aucune sécurité. Il indique d'une façon plus générale tout ce qui n'est
pas classé dans la société du moyen âge, ce qui n'est ni noble, ni
clerc, ni bourgeois ; le rebut de toutes les classes, le
souffre-douleur universel, le chien du tourne-broche.
Le mot de vilain a aussi un sens moral. Comme dans son sens propre il
veut dire celui qui est au plus bas de l'échelle sociale, ici il
désigne celui qui est au plus bas de l'échelle morale, un homme de cœur
misérable. Il indique toutes les bassesses, tous les sentiments les
plus méprisables, tout ce qu'il y a de grossier et de sordide et
d'immonde moralement ; le nom de vilain est le dernier terme du mépris.
Vilain est le contraire de gentillesse ou noblesse ou chevalerie. Le
vilain est aux antipodes du chevalier.
Chevalerie est synonyme de toutes les distinctions, de toutes les
délicatesses, de tous les héroïsmes, de toutes les grandeurs morales
dont est capable la société des temps. Elle est le dévouement, le
sacrifice, le sacrifice des intérêts et de la vie même, la protection
des faibles, l'amour des belles choses, de toutes les élégances, du
beau sous toutes ses formes, de la distinction exquise des sentiments
aussi bien que des manières, le culte de l'idéal, la bonté, la loyauté,
la courtoisie, la générosité. La vilenie est l'ignorance, le contraire
et la négation de tout ce qui fait la chevalerie. Le vilain est un
homme de basse extraction, de dehors déplaisants, de sentiments
méprisables (1).
Au physique, le vilain est peint des plus tristes couleurs. Si l'on en
croit les ménestrels, le vilain est laid, le vilain est sale ; même,
quand il est riche, le trouvère l'appelle naturellement « le vilain
puant, le vilain pullent, le vilain punais. » Le prévôt de la ville dit
de Constant Duhamel, un très-riche vilain : « il est plus âpre qu'une
ronce. » Il est « gros et malôtru. » Il n'est souvent « ni rasé, ni
tondu, mais il est sale et mal lavé. » Le Forestier, dans le même
fabliau, parlant à sa personne, lui dit : « tu ressembles plus à un
loup qu'à toute autre bête, de bras, de jambes et de tête. » Il n'est
pas beaucoup, en effet, au-dessus de l'animal.
Il est souverainement grossier. L'élégance dans les habitudes, dans les
vêtements, dans la parole, est le propre du chevalier, une de ses
qualités essentielles, presqu'une de ses vertus, selon l'ordre de
chevalerie. Il ne saurait la reconnaître au vilain, ce serait avouer
l'égalité avec lui.
Le vilain a les instincts ignobles. Il a les goûts les plus bas. Il
salit tout ce qu'il touche.
Un fabliau,
Des Chevaliers, des Clercs et des Vilains, nous montre
les impressions différentes des diverses classes de la société en face
de la belle nature. Le poète nous conduit dans un ravissant paysage, un
beau lieu tout verdissant, tout couvert de frais ombrages, tout émaillé
de fleurs, un de ces endroits où l'on voudrait vivre, où tous les âges
successivement auraient placé le rêve de la vie heureuse.
Deux chevaliers y arrivent, gens positifs, à qui leur existence impose
tous les besoins de la forte vie. « Qu'il ferait beau, s'écrient-ils,
avoir ici chère délicate et vin choisi »
Deux clercs y viennent à leur tour. Ils trouvent que ce serait un cadre
merveilleux pour un roman d'amour.
Deux vilains, après les autres, s'arrêtent au même endroit ; au lieu
d'admirer le lieu, ils le salissent (2).
Le vilain se plaît dans l'ordure. Voyez, en effet, ce qui est arrivé à
un ânier de Montpellier. Il venait tous les jours, avec son âne,
enlever les fumiers et les boues de la ville, et ne sortait guère de
certain quartier. Un jour, pourtant, il se trompe de chemin et s'engage
dans une rue où l'on vendait des parfums. A peine y est-il entré qu'il
se sent pris d'un mal étrange, il a peine à se tenir debout, il se sent
tout étourdi. Enfin, il n'y peut plus tenir et tombe évanoui. On
s'empresse autour de lui. On essaie de le faire revenir, mais en vain.
Aucun des remèdes connus ne peut y réussir, lorsque passe, par hasard,
quelqu'un qui l'a vu souvent à sa fonction ordinaire. Il écarte les
gens qui sont là, disant : Je sais ce qu'il lui faut, et il s'en va
prendre un peu de son cher fumier et le lui met sous le nez. L'effet
est instantané, l'homme tout à coup se sent regaillardi. « Lorsque, dit
le vieux trouvère, il sentit du fumier la flaireur, et perdit l'odeur
des herbes parfumées, il ouvre les yeux, il se dresse sur ses pieds, et
il déclare qu'il est tout guéri. » Les parfums délicats l'avaient rendu
malade, l'ordure l'a rendu à lui-même. Et l'histoire était si populaire
et si connue, qu'on y faisait des allusions. L'auteur du
Sort des
Dames, une œuvre galante du temps, parlant de l'haleine de sa mie, dit
qu'il en sort une odeur de baume ; quand le vilain la sent, il se pâme.
Le vilain est immonde en ses gaîtés. Voyez-le tel que nous le présente
le fabliau de la
Crotte, le soir, se reposant du labeur du jour,
assis au coin de son maigre foyer, face à face avec sa vilaine, aussi
misérable et repoussante que lui, faisant avec elle assaut de grossiers
propos. Quand le vilain veut faire une niche à sa femme, le français,
celui même de l'école orduriste en honneur aujourd'hui, oserait
difficilement dire ce qu'il peut trouver sur lui pour lui donner à
goûter et à deviner.
Il est aussi peu délicat au moral qu'au physique. N'essayez pas de lui
rendre service, vous ne recueilleriez que la plus noire ingratitude.
C'est la théorie d'un fabuliste du temps. Nous lisons dans un des
Ysopets :
Du vilain ai-je bien oy dire
Qui mieux lui fait le trouve pire (3).
C'est ce que démontrent aussi les fabliaux, un entre autres qui porte,
comme le précédent, le titre du
Vilain ânier, ou de
Merlin, ou
Merlin Merlot.
Le conte débute par une moralité qui contient d'assez jolis détails. «
Bien s'élève, dit l'auteur, qui s'humilie. Nous ne savons pas assez
nous humilier et nous en sommes toujours punis. Dieu qui peut tout et
devant qui toute chose s'incline, Dieu a voulu vaincre seulement par
humilité, et cependant il avait bien le pouvoir et la force s'il
l'avait voulu, de couvrir de honte ceux qui le firent mourir en croix.
Nous ne profitons guère de son exemple. Nous sommes pleins de
prétention et d'orgueil, nous croyons dans notre vanité valoir mieux
que ne fit Roland. Tant que Dieu, en sa bonté nous comble de richesse
et de santé, il ne nous souvient de le servir. Quand pauvreté ou mal
nous vient, nous sommes doux, simples, pitoyables (pleins de pitié),
tout comme le loup qui est tombé dans le piège et qui s'y voit détenu.
Alors il est si atteint et si pris de se voir ainsi prisonnier, qu'un
lièvre lui arracherait les yeux sans qu'il pensât à se venger. Et quand
Fortune le délivre et qu'il se voit au bois en liberté, il fait tous
les maux possibles et ne craint plus rien jusqu'à ce qu'il retombe dans
le piège. Ainsi faisons-nous. » Ainsi a fait le héros du conte dans
lequel on rencontre, par moments, quelque chose de la grâce de La
Fontaine.
« Jadis étaient deux paysans qui vivaient de vendre du bois. Ils
avaient de bien pauvres profits. Mais Dieu qui donne la pâture aux
pauvres gens les soutenait de peu de bien comme il convenait à telles
gens. A celui qui pauvre est de toutes choses, bien est grand le petit
bien. Ils prenaient en gré le petit bien, ne sachant rien des grands
biens. Chacun avait un âne et un bois qui ne leur était pas interdit.
Tous les jours ils chargeaient leurs ânes, et leur charge était telle
que les âniers n'en avaient qu'un sisain denier. Chacun d'eux avait
maisonnette et femme, et l'un d'eux avait et fils et fille, si bien
qu'il lui fallait plus qu'à celui qui n'avait d'enfants. Celui-là en
gagnait plus volontiers et épargnait de tout son pouvoir pour nourrir
ses deux enfants. Car chacun chérit les siens pour peu qu'il soit de
bonne nature ; et Dieu hait qui la méconnaît. »
Un jour cependant le temps est trop rude. Celui qui a le plus besoin
est le plus faible. Il ne peut ramasser sa charge ordinaire et il
querelle son sort en des termes où l'on croit entendre le gémissement
de toute une race et qui rappellent tout à fait les plaintes du
Bûcheron dans La Fontaine.
« Il dit, en se désespérant : hélas! que pourrai-je devenir, moi qui
jamais n'ai pu arriver à avoir un seul jour de paix ? Et je ne crois
pas que jamais je puisse avoir repos ni aise. Aussi, démandé-je qu'il
plaise à Dieu que ma fin et ma mort soient près, pourvu qu'auparavant
je me puisse confesser. Vilain égaré, vilain malheureux, vilain qui es
et qui n'es pas ; en vérité je ne vis pas. Je languis en cette vie, une
vie qui ne plaît à personne. Dure est l'heure où naît le vilain. Quand
le vilain naît, avec lui naît la souffrance, qui le mène à confusion.
Je suis venu à confusion comme vilain vieux et désolé, plein de
souffrance et plein d'ennui. Il me faut jeûner aujourd'hui, et toute ma
maison avec moi, dont je me désespère plus que de moi-même. Mes
enfants, ma femme et ma bête, savent bien quand il est fête ou quand je
ne puis gagner, car ce jour là ils n'ont à manger… ils attendent tous
après mon gain. Et mes enfants me tendent les mains pleurant et mourant
de faim. Et je n'ai ni pâte, ni pain, si bien que de pitié le cœur me
fend. Et leur mère vient, d'autre part, qui m'assaille et m'injurie
comme femme qui toujours regarde de travers. Et moi, malheureux abattu,
je suis comme un coq battu de la pluie, la tête basse, comme affollé,
ou comme un chien battu. Aussi, je demande à Dieu la mort, car cette
souffrance me déchire. »
Pendant qu'il se désole, il entend une voix. C'est Merlin qui lui
déclare que, pris de pitié, il le fera riche à jamais, à condition
qu'il consentira à servir de cœur Jésus-Christ et son pauvre peuple, et
qu'il fera bon usage de cette fortune inattendue. L'ânier ravi promet
que s'il avait grands biens, il n'oublierait jamais Dieu ni les
pauvres. Du bien qui lui serait confié, il leur ferait part ; il leur
ferait tous les biens qu'il pourrait.
Merlin accepte l'engagement, lui dit comment il trouvera chez lui un
trésor, lui demande seulement en échange de venir dans un an, à la même
place, lui dire ce qu'il aura fait de sa fortune.
Le vilain promet tout ce qu'on veut. Il est plein de reconnaissance
pour Mgr Merlin. Il rentre bien vite chez lui, conte à sa femme ce qui
lui est arrivé et déterre le trésor. Adroitement et pour ne pas livrer
son secret aux gens, il n'arrive que peu à peu à montrer son opulence,
mais enfin il s'y étale carrément. Il achète maisons et terres, et lui
qui, la veille, n'avait ni parents ni amis, se trouve tout à coup et
aimé et apparenté.
Cependant, l'année s'écoule et il retourne au bois. Il a un vœu nouveau
à formuler ; la fortune est une belle chose, mais il voudrait bien y
joindre les honneurs. Il demande à être prévôt de sa ville. Et, comme
dans cette année il a eu le temps de se familiariser avec sa fortune et
d'oublier son ancien état, il en prend déjà plus à l'aise avec son
protecteur. Il ne l'appelle plus monseigneur, mais seulement sire
Merlin. Merlin ne regarde pas à la nuance et lui accorde ce qu'il
désire.
L'année suivante, nouvelle visite au bois, en grand appareil et grande
fête, avec un noble cortège. Il voudrait bien voir sa fille mariée et
bien mariée au fils du prévôt d'Aquilée, et son fils évêque. Et il
demande cela à Merlin en homme qui se sent et qui sait ce qu'il vaut.
Il parle haut, il dit à Merlin de venir lui parler et il ne l'appelle
plus ni monseigneur ni sire, mais Merlin tout court.
Une année s'écoule encore. Il ne s'est guère souvenu de ses promesses.
Cette fortune qu'il devait partager avec ses frères en. J.-C., il l'a
gardée pour lui tout seul et il en a fait un assez mauvais usage. Il
est devenu orgueilleux, insolent, dur aux petites gens, aux misérables,
oubliant tout à fait qu'il l'a été lui-même.
L'heure est arrivée de sa visite annuelle à Merlin. Mais pourquoi cette
fois la ferait-il ? A quoi bon se déranger ? Il n'a plus de souhaits à
former. Il confesse à sa femme qu'il n'y va pas volontiers, car il n'a
plus rien à faire de lui. Sa femme cependant est d'avis qu'il y aille
une fois encore, mais la dernière, pour signifier à Merlin son congé et
lui dire carrément : « Sire, je n'ai nul besoin de vous, je m'en puis
bien passer. Il m'ennuie de tant venir ici. » Et après cela vous vous
en irez, car vous n'avez peur ni de lui ni de personne.
Le malheureux trouve le conseil excellent. Il s'en va au bois paré de
sa plus belle robe, et à peine arrivé au bois il se met à crier : «
Merlot (remarquez ce qu'est devenu le monseigneur Merlin d’autrefois),
Merlot, où es-tu ? Il y a longtemps que je t'attends. Viens et je te
dirai ce que je pense et m'en irai... Je suis venu prendre congé de toi
et je te veux faire bien entendre que je ne puis supporter la peine de
tant aller et de tant venir. Cela m'ennuie fort et je n'ai pas besoin
de requérir ni de prier autrui. Je ne te demande plus rien. Je m'en
vais et à Dieu te recommande. »
Cette fois la mesure est pleine, la patience échappe à Merlin. L'ingrat
paie chèrement ses fautes. Il perd sa fille et son fils et il retombe
dans sa première misère. « Il revint à son ancien labeur, qui bien
l'attrista et le désola. Il travaillait des mains sans le cœur ; le
cœur pensait à sa perte. Ainsi il souffrait des deux côtés à la fois. »
Et bientôt il meurt et de misère et de chagrin.
Vilain ânier, vilain ânin, lui avait dit Merlin, orphelin de toutes
grâces, vilain tu es et vilain tu seras.
L'auteur, en effet, est convaincu que le vilain ne peut sortir de sa vilenie, de sa crasse originelle. « Il était,
dit-il, vilain de nature et vilain renforcé par éducation, et à cause
de cela le serf s'acquittait de ce qu'il y avait de fange en son cœur.
Il n'en pouvait tirer autre chose. Il fallait qu'il suivît son penchant
de nature, et nul n'ôte ni ne retire de son sac que ce qui s'y trouve.
S'il y a du bien, du bien il peut y prendre. Autre chose il n'y
prendra. »
On accuse encore le vilain de manquer à sa parole. Dans le fabliau du
Vilain Liétart, Brun l'ours raconte comment il a été victime de sa
confiance dans la loyauté d'un vilain. « Je pris sa foi (sa promesse),
ajoute-t-il, je ne fus pas sage. Car c'est assurément le pire gage qui
soit dans la maison d'un vilain. S'il est en mauvais pas et en procès,
il lui semble qu'il est sauvé dès qu'on veut bien le croire sur sa foi.
Le vilain a sa promesse en grand dédain. Nul homme de bon sens ne doit
s'y fier. » Et le thème est si cher au poëte qu'il brode là-dessus une
trentaine de vers.
Le vilain est sot, il n'adresse à Dieu que des prières qui tournent
contre lui (
Du vilain qui demandait un meilleur cheval). Il ne sait
pas profiter de la fortune qui vient à lui. C'est lui qui est toujours
le héros de ce conte des
Souhaits que le moyen âge s'est plu à broder
de tant de manières. Si on lui donne trois souhaits à faire, quelles
que soient les variantes qu'y apportent les auteurs, on est sûr qu'il
n'en fera que de ridicules, et qu'il n'en tirera nul avantage (V. les
Souhaits Saint Martin, la
Fable de Marie de France, etc., où la
femme souhaite que son mari ait, au lieu de nez, un bec de bécasse pour
aller chercher la moelle dans un os de brebis, etc.).
Le vilain est berné par sa femme. Il la surprend en flagrant délit, et
c'est lui qui demande pardon.
Il est crédule jusqu'à la stupidité. Quand il a vu son déshonneur de
ses propres yeux, il se laisse volontiers persuader par sa femme que
ses yeux le trompent.
Pour le convaincre à cet égard, il suffit des plus étranges
raisonnements. On lui fait voir son image dans une cuve pleine d'eau,
et on lui prouve ainsi que ses yeux peuvent voir ce qui n'est pas. Le
vilain se déclare tout de suite convaincu. « Or, je m'en repens dit-il,
chacun doit mieux croire et savoir ce que sa femme dit pour vrai que ce
que voient ses mauvais yeux. »
Du reste, il ne demande qu'à être convaincu. Il fait bon marché de son
déshonneur, et se hâte de pardonner à sa femme coupable quand elle le
menace de se retirer avec son bien dans un couvent.
Cependant le vilain est défiant de sa nature, il a toujours peur qu'on
ne le trompe ou qu'on se moque de lui. Nous le voyons déjà (des
XXIII
Manières de Vilain) comme aujourd'hui encore en certaines provinces,
quand il travaille à son champ et qu'un homme d'une autre classe lui
demande son chemin, répondre d'un air à la fois niais et futé : « Ah !
vous le savez mieux que moi. »
En même temps il est gouailleur. Le même fabliau nous le montre, les
fêtes et dimanches, assis devant sa porte, et se moquant de ceux qui
passent, même de son seigneur.
Il est égoïste. Il demande à Dieu de l'aider et de le bien conseiller,
lui, sa femme et ses enfants, et nul autre ( V. les
Fables de Marie de
France).
Le mépris des ménestrels pour les vilains va parfois jusqu'à la plus
insigne dureté et revêt l'expression la plus âpre. On est tristement
surpris de voir les poètes, sortis eux-mêmes du peuple pour la plupart,
et souvent aussi misérables que lui, se faire les interprètes de
sentiments qu'on s'attendrait à ne trouver que dans les hautes classes.
Voyez, par exemple, la façon dont Rutebeuf parle des vilains.
Peut-être, après tout, y a-t-il là seulement l'expression de quelque
rancune de poète, ayant en vain promené ses chansons par les bourgs,
les malédictions d'un Homère de bas-étage mal écouté et surtout mal
payé par son rustique auditoire.
Le plus curieux, c'est que c'est au nom de la charité qu'il lance ses
anathèmes. « La gent charitable a grand'part au paradis l'espéritable.
Mais ceux qui n'ont en eux ni charité, ni sens, ni bien, ni vérité,
ceux-là ont manqué ce bonheur (4) ; et je ne crois pas que nul en
jouisse s'il n'a en lui la pitié humaine. Je dis cela pour la race des
vilains, qui jamais n'aimèrent clerc ni prêtre. Je ne crois pas que
Dieu leur prête en Paradis lieu ni place. Jamais à Jésus-Christ ne
plaise que vilain n'ait hesbergerie avec le fils de sainte Marie, car
il n'y a à cela ni raison ni droiture, nous le trouvons en l'Écriture.
Ils ne peuvent avoir paradis ni pour deniers ni pour autre avoir, et
ils ont manqué l'enfer. Ils ont perdu cette prison par leur faute. »
Il en donne une raison grossière, dont ne pouvait s'aviser qu'un poète
de ce temps. A la suite de l'aventure, les démons tiennent chapitre et
« s'accordent à dire que jamais nul n'apportera d'âme sortie du corps
d'un vilain, car il est impossible qu'elle ne sente mauvais. Ils
s'accordèrent à cela jadis que vilain sans aucun doute, ne peut entrer
ni en enfer ni en paradis. » Rutebeuf ne sait indiquer où l'on pourrait
mettre l'âme du vilain, puisqu'elle se voit refuser l'entrée de ces
deux royaumes. Enfin, il se décide : « or, qu'elle aille chanter avec
les grenouilles ; c'est le mieux qu'il y voit. Ou qu'elle s'en aille
tout droit, pour alléger sa pénitence, en la terre du père d'Audigier.
C'est la terre de Cocuce. »
Il faut ajouter que Rutebeuf lui-même, en un autre passage, s'est donné
la réplique, il a écrit, dans le
Dit d'Aristote : « Quand nature a
mis en l'homme bon sens, sagesse, valeur et courtoisie, il est quitte
de vilenie. L'homme est ce qu'il refait. Tel homme se fait son lignage,
tel autre démolit le sien pièce à pièce. Je ne pourrais croire que
celui-là ne soit vrai gentilhomme qui fuit fausseté et trahison, qui
sait leur échapper en tout temps et qui aime l'honneur ; ou je ne sais
pas qui pourrait à autre titre réclamer le nom de gentilhomme ou de
vilain.
« Aime, dit-il au roi, je te le demande en don, aime l'honnête homme ;
car c'est la somme de tout bien.
D'ailleurs les malédictions de Rutebeuf semblent toutes bénignes si
l'on compare son œuvre à un fabliau d'un auteur inconnu qui a pour
titre des
Vilains.
Ici l'expression est absolument féroce : « Plût à Dieu, le roi
puissant, que je fusse roi des vilains. Je ferais faire plus de mille
lacets pour les prendre par le cou. A mauvais port ils seraient arrivés
! Il n'y aurait désormais vilain si hardi qu'il osât dire un seul mot,
pas même pour demander du pain ou pour dire sa patenôtre. Ils auraient
en moi rude seigneur. »
Mais ce n'est encore là qu'une explosion passagère. Une autre pièce du
même temps, également anonyme,
Le Despit au Vilain (l'Outrage au
Vilain), nous montre un auteur se complaisant dans les mêmes
sentiments, s'y arrêtant, s'y acharnant, en remplissant toute une pièce
de cinquante-huit vers. On y sent la même âpreté de haine, mais plus
tenace et d'une intensité plus continue, et avec des éclats sauvages.
Le morceau mérite d'être cité tout entier. Il est intéressant pour
l'histoire morale du temps. « Seigneur, dit l'auteur, dites-moi, s'il
vous plaît, par quelle raison et à quel titre vilain mange chair de
bœuf, ni bon morceau. Or, écoutez, je vous dirai et d'un mot je ne
mentirai. Il n'y a jamais eu personne qui décidât cela que jamais
vilain mangeât de l'oie. Cela n'a été ni dit ni décrété et cependant
ils en ont assez mangé. Mais il en pèse à Dieu. Dieu en souffre et moi
aussi. Car ils sont trop misérables ces vilains qui mangent des oies
grasses, à la barbe des clercs ! Devraient-ils manger poissons?
Ils devraient manger chardons et ronces, épines et paille, et du foin
le dimanche, et des cosses de pois en la semaine ; veiller toujours et
toujours avoir peine. Voilà comment devraient vivre les vilains. »
Et cependant ils sont chaque jour pleins et ivres des meilleurs vins,
des mieux parés. Les grandes dépenses que font les vilains seront
chèrement payées ; car c'est là ce qui détruit et ruine le monde. C'est
par eux que tout le bonheur en est gâté. De vilain vient tout malheur.
Devraient-ils manger viande ? Ils devraient, parmi les landes, paître
l'herbe avec les bœufs cornus, aller tout nus à quatre pieds. Le vilain
ne saurait être oiseux. Il gagne un pain, il en dépense deux. Ni le
pain ni le vin ne manqueraient s'il n'y avait trop de bœufs et de
vilains. Il y a trop de vilains et trop de bœufs. Ils mangent tant
qu'ils ont tous grandi outre mesure. Ni bœuf ni vilain n'est jamais
rassasié. C'est celui qui a fait les loups qui a fait les vilains.
Quand il voit venir son seigneur, il ne peut ouvrir les yeux. Tout lui
déplaît, tout l'ennuie. Le vilain maudit le beau temps, le vilain
maudit la pluie ; le vilain hait Dieu, quand celui-ci ne fait pas tout
ce qu'il commande et souhaite. Dieu hait les vilains, Dieu hait les
vilaines. C'est pour cela qu'il a fait passer toutes les peines par
leurs mains. Les vilains valent les ânes ; les vilaines vilenesses
valent les ânesses. Le vilain devrait demeurer dans les bois ou être
enfermé dans des barrières comme le bétail. Le vilain est fou, et sot
et sale. Quand tout l'avoir et tout l'or de ce monde seraient siens, le
vilain encore ne serait que vilain. »
On frémit en voyant cette intensité de mépris et cette rage véritable,
cette haine épouvantable qui, exprimée avec cette crudité de termes et
cette cynique franchise, fait comprendre les révoltes violentes et les
sauvages représailles des Jacques et des Pastoureaux.
Qui a pu pousser cet effroyable cri de haine ? Est-ce quelque seigneur
de village jaloux de ses privilèges et mécontent de ce que le paysan «
ne voit pas assez son seigneur venir ? » Il y a dans le ton de la pièce
quelque chose du ton des émigrés de comédie.
Nous voyons, du reste, dans
Renard contrefait, 1343, la fable du
chêne et du roseau, amenée par une aventure de ce genre et les
gentilshommes ainsi intraitables sur les honneurs qui leur sont dûs.
Renard rencontre un vieux paysan qui s'en va au hasard. Il est chassé
par son seigneur parce qu'il ne voulait pas lui obéir, et que, quand il
passait devant lui ou les siens, il oubliait de s'incliner. Et voilà ta
faute, dit Renard. Mieux eût valu le trahir. Il t'eût peut-être
pardonné.
Est-ce quelque pauvre chevalier dont les ancêtres se sont ruinés, ou
qui est revenu misérable de la croisade et qui voit avec colère grandir
à ses côtés d'anciens serfs plus riches que lui?
Est-ce quelque moine furieux de voir, comme à Vezelay, un instant,
quelque commune triomphante s'élever auprès de son couvent et ses serfs
lui échapper ?
Est-ce, comme nous le disions tout à l'heure à propos de Rutebeuf,
quelque ménestrel qui a sollicité en vain la générosité des vilains ?
Ceux-ci donnaient à regret de leur épargne lentement amassée à ces
vagabonds affamés. Il y a une fable de Marie de France,
Le grillon et
la fourmi, toute semblable à
La cigale et la fourmi de La Fontaine,
qui nous montre les deux classes en présence. Le grillon chante tout
l'été pour le plaisir des autres, et quand l'hiver il vient implorer
les dons de la fourmi ; celle-ci lui répond : pourquoi te donnerais-je
quand tu ne m'es bon à rien ?
Est-ce, comme semble l'indiquer cette plainte contre les vilains qui
font la moue aux clercs, quelque clerc devenu jongleur et qui trouve
que les vilains ne lui rendent pas assez d'honneur ?
Associe-t-il ses rancunes à celles d'autres classes pour tirer à la
fois de ses vers satisfaction et profit ?
Nous voyons, en effet, par certaines œuvres du temps, en particulier
Le dit des XXIII Manières de Vilains, que ces poètes se font
volontiers les instruments des rancunes de certaines classes. « A tous
ceux qui détestent clergie, dit l'auteur, que la male honte soit
forgée.
Pour que les clercs me soutiennent et me fêtent et me
retiennent, pour cela je hais tous les vilains qui haïssent clercs et
chapelains. » Ainsi, il y a une spéculation dans ses colères et dans
ses violences. Il espère qu'elles lui seront payées. Nous voyons là, en
même temps, la preuve qu'il y a une sourde haine et une hostilité
particulières entre les clercs et les vilains. A quelque classe
qu'appartienne le poëte, que ce soit un ménestrel affamé, un noble ou
un prêtre de village, il semble y avoir là surtout un sentiment de
jalousie contre le vilain qui s'élève. On ne lui pardonne pas sa
prospérité. On lui en veut de ce qu'il sort peu à peu de la misère et
du servage.
On voit, en effet, par ces fabliaux mêmes que le vilain déjà
s'enrichissait. Il n'était pas en cela toujours à l'abri de tout
reproche. Le paysan, à peine échappé de l'esclavage et toujours menacé,
s'enrichit à tout prix. Il avait alors des défauts qu'il n'a pas encore
tout à fait perdus aujourd'hui. Il est trop intéressé. Cette terre qui
lui coûte tant de peine, il y tient trop. Il a l'œil trop ouvert sur
son intérêt. Il connaît trop bien son droit, et a trop le respect de sa
propriété et pas assez de celle du voisin. Nous voyons dans un de nos
fabliaux un pauvre diable qui n'a « qu'une demi-charruée » empiétant
volontiers de quatre ou cinq sillons sur la terre du voisin. Un autre
prend trop à la lettre les sermons de son curé. Celui-ci lui a dit :
Donnez à Dieu et à son Église ; il vous le rendra au double. Il donne
sa vache Blérain à son curé, avec la pensée d'en être récompensé. Et
pour aider à l'accomplissement de la parole divine, il a lié Blérain
par les cornes à Brunain, la vache du prêtre. Et Blérain qui aime et
regrette son étable, à force de tirer de ce côté, y amène la vache du
curé.
Mais il s'enrichit surtout par le travail et l'économie (5). C'est déjà
cette race du paysan de France qui refait sans cesse son épargne et la
France avec elle. Nous voyons par ces fabliaux mêmes que déjà la
situation matérielle du paysan n'était pas mauvaise. Il est de ces
vilains qui sont fort à l'aise. La femme du
Pêcheur de Pont-sur-Seine
avoue que son mari la nourrit bien et l'habille bien. Thibout, le
métayer des moines, qui garde leurs blés, « a de deniers un plein pot
et d'autres richesses en abondance. » Le vilain Mire « a pain et vin et
viande, et tout ce dont il a besoin. Il a de l'or, de l'argent et du
blé en abondance, et des habits, etc. » Ils ont toutes sortes de biens,
des terres, des prés, des bestiaux, des bêtes de somme, une basse-cour
bien garnie. Le vilain Liétart dit : « J'étais en dix ans arrivé de si
grand néant à ce point, que j'avais bien de deniers environ cent livres
et plus, sans compter le surplus, terres et vignes, bœufs et vaches,
froment, vin, lard et fromage. »
Il en est de même dans le
Roman de Renart. La description de leurs
fermes y est tout à fait appétissante. Voyez, en particulier, celle de
Constant Desnoes (6) avec sa riche basse-cour et son verger, où se
passe l'aventure de Chanteclair et de Renart.
La femme de Constant ne s'effraie pas pour les amendes qu'on impose à
son mari : « Je les ai toutes prêtes, dit-elle. Je les paierai. Vous
auriez tort de vous en inquiéter plus que d'un œuf de caille. Nous
avons plus de deniers que de paille ; ne vous inquiétez ni ne vous
affligez ; mais allons gaiement dîner. »
Mais nous voyons comme il peut être molesté. Le curé prétend qu'il a
épousé sa commère et lui fait payer sept livres.
Le prévôt assure qu'il a volé du blé à son seigneur et le met aux ceps,
il paie vingt livres pour se racheter d'un crime qu'il n'a pas commis.
Le forestier prétend qu'il a volé de nuit trois chênes et un hêtre, il
emmène ses bœufs et exige cent sous.
Le vilain se rebiffe cependant. Constant dit au forestier : si j'étais
aussi bien armé comme vous êtes, vous me le paieriez cher ; ou si
j'avais ma houe, je vous frapperais sur le cou.
Ce qui indique l'aisance de la classe, leurs femmes leur apportent des
dots. Plusieurs d'entre eux sont assez riches pour vouloir, en se
mariant, s'élever au-dessus de leur condition et épouser, souvent à
leur grand dommage, des filles de chevaliers (7).
Le moyen âge a pour eux un nom spécial. L'auteur des
XXIII manières de
Vilains, les appelle vilains entés (ou vilains greffés), comme on
greffe, dit-il, une poire de Saint sur un poirier sauvage.
Ce n'est pas seulement pour lui-même que le vilain a de l'ambition, il
en a aussi pour ses enfants. On a bien souvent, de notre temps, parlé
de ce paysan ou de cette paysanne qui se saigne aux quatre membres pour
faire de son fils un Monsieur. C'était hier encore le sujet d'un drame
qui a fait un certain bruit et qui avait pour titre ces deux simples
mots, qui dans certaines bouches deviennent si sonores :
Mon fils.
Les uns croient reconnaître en cela un magnifique dévouement de la part
de l'homme qui, comprenant toutes les beautés et toutes les grandeurs
de l'intelligence veut, au prix des plus héroïques sacrifices, assurer
aux siens ce bienfait de l'éducation intellectuelle qui lui a manqué,
et, en faisant une complète abnégation de lui-même, faire monter son
enfant dans la sphère supérieure où il n'a pu pénétrer. Ils voient là
une des formes les plus hautes et les plus méritantes de la tendresse
et de l'abnégation paternelle ou maternelle. Les autres n'y veulent
reconnaître qu'une prétention malheureuse dont le père est la première
victime, ne rencontrant souvent que l'ingratitude et le dédain de ce
fils pour lequel il a tout oublié. Et cependant ce fils, indigne de
tous les sacrifices qu'on a faits pour lui, gaspille son temps, se
livre à de grossiers plaisirs et va grossir l'immense armée des
déclassés. Quoi qu'il en soit, la pensée n'est pas nouvelle, et, en
lisant les lignes suivantes d'un poëte, on pourrait se demander si
elles ont été écrites au XIX° siècle ou au XIIIe. C'est bien au XIIIe
qu'elles appartiennent. Elles ont été écrites par le vieux Rutebeuf,
essayant de rappeler au calme et au travail les écoliers de
l'Université.
« Le fils d'un pauvre paysan, écrit-il dans
Le dit de l'Université de
Paris, viendra à Paris pour apprendre. Tout ce que son père pourra
prendre sur un arpent ou deux de terre, il le donnera tout à son fils
pour conquérir prix et honneur, et lui-même en demeure dans la misère.
Et quand le fils est venu à Paris pour faire ce à quoi il est tenu et
pour mener honnête vie ; il convertit en armes le gain du soc et du
labourage. Il s'en va par les rues regardant s'il pourra voir les
belles paresseuses et coquettes (la belle musarde). Cependant l'argent
s'en va, les vêtements s'usent et bientôt tout est à recommencer… Au
lieu de haires, ils revêtent le haubert ; ils boivent jusqu'à en perdre
la tête. Puis ils vont se battre à trois ou quatre cents écoliers et
font fermer l'Université. N'est-ce pas un trop grand malheur ? Et
cependant pour qui aurait envie de bien faire, il n'est si bonne vie
que celle d'un honnête écolier… Leur vie est aussi méritante que celle
d'aucuns religieux. Pourquoi cependant quitte-t-on son pays et va-t-on
en terre étrangère, et puis devient-on comme un fou de naissance quand
on devrait y apprendre la sagesse ? Ainsi l'écolier perd son avoir et
son temps et fait honte à ses amis. Mais il ne savait ce que vaut
l'honneur. »
Nous avons vu en tout cela le vilain fort maltraité. Cependant, de
temps en temps, il trouve des défenseurs.
Quelques poëtes prennent en pitié cette pauvre âme repoussée de toutes
parts, ce pauvre diable malpropre, ignorant, méprisé de tous.
Voici, par exemple, un vilain qui ne possède qu'un champ d'une
demi-charruée. Son intelligence est à la hauteur de sa fortune. Avec la
meilleure volonté du monde, il n'a jamais pu apprendre son
pater. A
force de s’appliquer, et grâce aux soins de sa femme, il est parvenu,
pour tout savoir, à réciter le tiers ou la moitié de l'
Ave Maria.
Quand il meurt, cependant, en faveur de sa bonne volonté, et du soin
qu'il avait de saluer les images de la Vierge, des anges viennent
disputer son âme aux démons. Ceux-ci s'étonnent. « Que pourront,
disent-ils, en penser, tant de chevaliers, de dames, de clercs et de
prêtres qui vont en enfer en grande foule, si ce vilain qui pue les
tourbes, qui ne sut jamais ni bu ni ba, s'en va là haut en Paradis ? »
Mais les anges insistent, disant que Dieu ne s'arrête pas à de telles
distinctions. « Le pauvre laïque ne doit pas être repoussé s'il ne sait
syllaber. S'il pense bien, et s'il tend au bien, de quelque façon
qu'il parle, Dieu l'entend. Il y a des clercs et il y a des prêtres
qui, tous les jours, chantent les psaumes et lisent, dont le cœur est
livré aux folles voluptés. Sachez que Dieu ne les entend pas et
s'inquiète peu de ce qu'ils disent. Mais Dieu entend bien la simple
femme ou le simple homme qui soulève aux cieux tout son cœur et dit :
Merci, beau seigneur Dieu. Cette oraison est assez belle. Qui n'en sait
plus, ne demande davantage. Brève oraison transperce le ciel. Tel a
vécu aux champs, labouré ou hersé, qui souvent prie Dieu de meilleur
cœur qu'un moine qui chante en chœur. »
Ce n'est pas un ménestrel errant, c'est un moine bénédictin, le pieux
rimeur Gautier de Coinsy, le prieur de Vie-sur-Aisnes, qui prend ainsi
le parti du pauvre paysan contre les moines. Que l'histoire lui sache
gré de sa charité et de son esprit libéral.
Nous avons dit comment le terme de vilain était devenu, au moral, la
plus outrageante des épithètes. Un poëte proteste (
Fabliau des
Chevaliers, des Clercs et des Vilains). Après avoir raconté une
histoire où le vilain a un triste rôle, « Cependant, ajoute-t-il, quoi
que je dise ou non, nul n'est vilain s'il ne l'est de cœur. Le vrai
vilain est celui qui fait vilenie, quand même il serait de la plus
haute lignée (8). »
Un autre, dans l'
Enseignement à prudhomme, dit presque dans les mêmes
termes : « Nul, pour peu qu'il fasse le bien, n'est vilain ; mais est
tout plein de vilenie l'homme de haut parage qui mène laide vie. Et il
ajoute dans un vers de forme originale et saisissante : « Nul n'est
vilain s'il ne vilaine (9). »
La même pensée se retrouve dans le
Roman de la Rose.
Cela devient un véritable lieu commun. Dans un poème du XIVe siècle,
Renart contrefait, Renart dit, rappelant les deux sens du mot : « Il
est appelé à plein vilain, non qu'il soit plein de vilenie ni de mal ;
mais son nom de vilain vient de ville. Nul n'est vilain, à dire la
vérité, s'il n'est faux en fait et en dit. »
Un poème du même siècle,
Baudouin de Sebourc, écrit au lendemain de
la bataille de Mons-en-Puelle, dans une époque éminemment bourgeoise,
fort peu éprise de noblesse, et même lui faisant la guerre, ira plus
loin ; il déclarera qu'il n'y a pas de noblesse et pas de vilenie. «
Tous, dit-il, nous venons d'Ève. Notre père fut Adam. Il n'est point de
gentilhomme, et nul homme n'est vilain. »
Et ce ne sont pas là des traits lancés au hasard, des boutades en
passant. Ce sont des idées familières au XIIIe siècle. Un poète en a
fait l'objet de toute une pièce, le dit de Gentillesse (ou de
Noblesse), où il donne à cette pensée tout un long développement.
Il ne faut pas s'y tromper du reste. Cette idée, le moyen âge l'adopte,
mais il n'en est pas le créateur. Il n'est ici que l'écho d'un poète
ancien. La pièce en question n'est guère qu'une traduction de Juvénal,
comme les sait faire le moyen âge.
Le XIIIe siècle a beaucoup lu Juvénal, et il le traduit beaucoup. Il
est surtout deux satires du poète latin auxquelles le moyen âge revient
souvent, la
Satire sur la Noblesse et la
Satire sur les Femmes.
Boileau ne se doutait guère, quand il essayait de les faire passer en
français, que sa tentative fût aussi peu nouvelle, et qu'elle eût été
devancée par ces trouvères qu'il dédaignait si profondément.
Nous voyons là, en passant, une des traces de l'influence exercée à
cette date par les écrivains anciens. C'est dans un écrivain latin que
le moyen âge trouve tout faits les arguments pour battre en brèche les
idées sur lesquelles repose la féodalité, et, entre autres, l'idée de
naissance et de transmission héréditaire du pouvoir.
Le dit de Gentillesse marque de la façon la plus expresse que la
noblesse n'est pas un don de naissance, qu'elle est tout entière dans
la qualité du cœur de l'homme. Je veux citer tout le passage en lui
gardant même sa prolixité, ses répétitions, ses insistances.
« Honneur, dit le poète avec transport, est belle chose au monde. Mais
il n'est pas toujours bien entendu. L'œuvre n'est pas toujours toute
pure, pour laquelle on voit maint homme honoré. »
Peu importe au poëte si des gens prennent mal ce qu'il va dire. « Si un
mauvais me blâme du bien que je dis, les bons me louent d'un tel blâme
; et si j'ai l'éloge des bonnes gens, le blâme des mauvais m'est
honorable. On ne saurait être loué des bons et des mauvais à la fois.
Mais c'est pour les bons que sont faits mes contes. Je les adresse aux
chevaliers et aux prudhommes (gens de bien), sur lesquels nous avons
raison de compter, car nous vivons par leurs belles actions ; ce sont
eux qui soutiennent le poids de ce qu'il y a d'honneur au monde. »
« L'homme noble de naissance (gentilhomme) doit songer à garder sa
noblesse, s'il ne veut forligner (descendre, démériter de sa race).
« Celui qui est gentilhomme de père et de mère, à celui-là toute
vilenie est amère. Celui qui est gentil de naissance, celui-là doit
veiller à tous ses actes et ne faire œuvres que celles qui conviennent
à gentilhomme puisqu'il en porte le nom. S'il ne fait ce que son nom
demande, il en est d'autant plus déshonoré.
« Plus l'homme est haut et puissant, plus ses œuvres sont connues,
qu'elles soient mauvaises ou bonnes (10). Car, par le renom même de sa
hauteur, plus de personnes le savent. Ainsi sa noblesse même lui est
une occasion de blâme quand il ne se conduit selon ses lois. Car le
blâme en court plus loin.
« De tant comme l'homme a été plus haut, plus grand et plus vaillant,
plus plein de biens et d'honneur, plus plein et plus muni de tous
biens, plus l'homme est abaissé et attaqué par le monde, quand il est
couard et failli, et qu'il acquiert le renom d'homme inférieur. Car la
vaillance de l'honnête homme est à l'héritier un vrai miroir (11) pour
lui enseigner à valoir (12). S'il ne revient à la nature de son père
pour aucun mérite qui se montre en lui, et pour lequel on le puisse
comparer à son père, il est mal paré de noblesse… Mais, au contraire,
ses hontes lui en doubleront, car il emprunte à double intérêt. »
« Il vaut donc mieux, à en dire la vérité, être sorti d'un petit lieu
si l'on est preux et de bonne vie, que sorti de bon lieu et être
mauvais. Et tenez bien pour assuré qu'il n'y a profit en la noblesse,
si avec ce titre on ne vaut quelque chose. Car noblesse va périssant en
gentilhomme qui travaille à maintenir œuvre vilaine. C'est pourquoi
vilain est, je n'en doute mie, l'homme qui fait la vilenie. Quand son
cœur s'y abandonne, fut-il roi ou duc ou châtelain, plus il est haut
plus il est vilain.
« Quiconque est noble de cœur, c'est une bonne noblesse, quand il
serait fils du plus vilain homme qui soit en l'empire de Rome. Ne l'en
méprisons pas pour cela. Car il est de tout droit gentilhomme. Un
vilain de cœur noble mérite mieux ce titre qu'un gentilhomme de cœur
vilain. Et mieux vaut que l'on rabaisse ainsi le gentilhomme qui
devient vilain que le vilain qui par une belle action arrive à la
noblesse. Car d'un vilain il fait un gentilhomme. Mais celui qui d'un
gentilhomme fait un vilain, celui-là se dépouille lui-même. Il est
vilain de cœur ; car nul n'est appelé vilain à bon titre, s'il ne l'est
de cœur et nul ne doit être dit gentilhomme si de cœur il ne travaille
noblement. »
Le poème se termine par un morceau d'un accent tout personnel :
« A toi, homme de haut rang, qui ne justifies pas ta noblesse, et qui
par là m'as mis en colère, je dirai sans nul égard : « gentilhomme qui
m'appelles vilain, puisqu'on ne te voit renommé en nul bien, ni en
action ni en parole, celui qui t'appelle franc, celui-là a menti.
Quoique tu aies été couvé en haut nid, si tu es dénué de tout mérite,
crois-tu dans ces conditions là être gentilhomme ? Encore que tes
ancêtres l'aient été, je ne dis pas pour cela que tu le soies. Et
cependant tu le crois, mais il n'y a pas grand raison à le croire. Tu
fais outrage et grosse erreur, et travailles bien peu à ton avantage,
quand tu me reproches ce qui fait ta honte ; car la honte en est toute
tienne ; quand tu te regardes comme gentilhomme et n'es ni gentil ni
preux. C'est plus ton dommage que ton profit, si tu es fils d'un
gentilhomme et mérites qu'on t'appelle vilain de cœur. »
D'ailleurs le vilain au besoin sait se défendre lui-même. Voici comment
un conteur anonyme raconte l'histoire d'un
Vilain qui gagna paradis
par plaid. C'est en même temps une piquante réplique à la condamnation
que nous avons vue prononcée par Rutebeuf.
« Nous trouvons dans un écrit une merveilleuse aventure qui jadis
advint à un vilain. Il mourut par un vendredi matin. » Mais cette
pauvre âme a si peu de valeur que nul ne s'inquiète de la recueillir. «
Ni ange ni diable n'y vint à l'heure qu'il mourut. Quand elle lui
partit du corps, elle ne trouva qui lui demandât rien, ni qui lui
commandât nulle chose. Sachez qu'elle fut bien heureuse. » Cependant
elle finit par s'inquiéter quelque peu de son abandon et ne sait trop
où aller.
« L'âme qui fut toute peureuse regarde à droite vers le ciel et voit
l'archange saint Michel qui porte une âme en grand triomphe. Elle se
dirige de ce côté. Elle suivit tarit l'ange, ce m'est avis, qu'elle
entra en paradis. Saint Pierre qui garde l'entrée avait ouvert la
porte, et il vit l'âme qui était seule. Il lui demanda qui la
conduisait. Ici on ne reçoit personne, s'il n'y est admis par jugement.
Par dessus tout, par saint Guilain, nous n'avons cure de vilain ; car
vilain n'a rien à faire ici. — Plus vilain que vous n'y peut être, a
dit l'âme, beau sire Pierre. Toujours vous fûtes plus dur que pierre. Dieu était fou, par
sainte Patenostre, quand il fit de vous son apôtre. Car il en aura peu
d'honneur. Quand on trahit Notre Seigneur, vous le reniâtes trois fois.
Bien petite fut votre foi. Si vous êtes de sa compagnie, le paradis ne
vous convient guère... Vous ne méritez pas d'en avoir les clefs. »
A ce coup droit, saint Pierre se trouble et s'en va chercher du
renfort. Il rencontre saint Thomas et lui conte son aventure. Saint
Thomas se flatte d'être plus heureux et de faire quitter la place à cet
intrus. Mais il n'est pas moins rudement reçu. Le vilain lui demande
s'il n'est pas cet apôtre qui refusa de croire à la présence de Dieu,
s'il ne mettait le doigt dans ses plaies. Saint Thomas baisse la tête
et va chercher de l'aide. Il rencontre saint Paul et lui dit sa
mésaventure. Saint Paul va au devant du vilain, et, l'apostrophant
vivement : Vide le paradis, lui dit-il, vilain faux, nuisible vilain.
Mais le vilain n'est pas plus embarrassé cette fois ; il reproche à
saint Paul ses premières erreurs, et lui dit : « Ah 1 quel saint et
quel devin ! Croyez-vous que je ne vous connaisse pas ? » Saint Paul en
est tout décontenancé ; il s'en va bien vite retrouver les deux autres
saints et leur avoue que, pour sa part, il renonce à défendre contre le
vilain l'entrée du paradis, et tous trois fort en peine s'en vont
trouver Dieu lui-même et lui racontent leur embarras. Jésus-Christ est
intéressé par la nouveauté du fait; il déclare qu'il ira parler à cette
âme.
Il lui demande comment il a pu entrer ainsi en paradis sans congé. « Tu
as malmené, lui dit-il, et outragé mes apôtres. Crois-tu bien demeurer
ici ? »
Le vilain, que rien n'intimide, n'est pas embarrassé de répondre : «
Seigneur, dit-il, j'ai aussi bien qu'eux le droit d'y rester, si j'ai
bon jugement. Car jamais je ne vous ai renié, jamais je ne refusai de
croire en vous. Jamais nul homme ne fut tué par moi. Ils ont fait tout
cela jadis, et cependant ils sont aujourd'hui en paradis. Tant que je
vécus dans le bas monde, je menai une vie honnête et pure. Je donnai
aux pauvres de mon pain, je les hébergeai soir et matin, j'en chauffai
maint à mon feu. Je les gardai quand ils furent morts et les portai à
sainte Église. Je ne les laissai manquer ni de linge, ni de vêtements.
Je ne sais si je fis bien. Je me confessai exactement et reçus
dignement votre corps. Quand on meurt ainsi, on nous assure que Dieu
nous pardonne nos péchés. Vous savez si j'ai dit vrai. Je suis entré
ici sans contradiction. Quand j'y suis, pourquoi m'en irais-je? Je
refuserais de croire à votre parole. Car vous avez accordé sans
conteste que celui qui est entré ici n'en doit pas sortir. Vous ne
mentirez pas pour moi. »
Dieu est touché de l'éloquence ingénue de cet autre paysan du Danube,
et l'homme gagne son procès. Il y a là une réplique heureuse à la
boutade de Rutebœuf et une revendication piquante et hardie des droits
des pauvres gens dans ce monde et dans l'autre, et une revanche des
dédains que leur témoignait la société officielle ; peut-être aussi, si
l'on allait au fond de l'histoire, déjà certains doutes de l'esprit
laïque sur la façon dont se communique la grâce divine, et sur l'équité
de ses choix.
Et ce n'est pas seulement le ciel que gagne le vilain, mais parfois une
bonne place en ce monde. On a remarqué depuis longtemps que le
Médecin
malgré lui, de Molière, était d'antique origine et qu'il pouvait
montrer des parchemins. Il a un ancêtre au XIIIe siècle. Il s'appelait
alors le
vilain Mire ou le
vilain devenu médecin. L'histoire est
même fort jolie. Il y a là, comme dans Molière, une femme qui, battue
par son mari, veut lui faire faire à son tour connaissance avec le
bâton. Ici c'est la très-honnête et très-belle fille d'un pauvre
chevalier que son père, conseillé par la misère, la mauvaise
conseillère, a mariée à un vilain. Elle voit venir les envoyés du roi
dont la fille est abandonnée par les médecins ordinaires et qui
cherchent partout un médecin qui veuille tenter la cure. La femme leur
assure qu'ils trouveront dans le champ voisin l'homme extraordinaire
qu'ils demandent de tous les côtés, mais qu'il ne consentira à avouer
sa science et à les suivre que s'il est vigoureusement battu. Le vilain
à force d'esprit se tire de la situation difficile où l'a mis la
vengeance de sa femme et fait une grande fortune.
Nous voyons aussi, par certains fabliaux, que le vilain n'est pas
toujours cet être grossier que nous avons vu dans d'autres, justifiant
le mépris par sa brutalité et sa rusticité. Dans les relations
journalières de la vie conjugale, où nous l'avons vu parfois si brutal,
il est, si l'on en croit d'autres récits, susceptible de douceur,
d'attentions délicates, qui ne dépareraient pas un ménage de
gentilhomme. Ainsi, dans le conte de
Rénart, de Brun l'Ours et du
vilain Liétart, nous voyons Liétart plein d'égards pour sa femme,
ayant pour elle les formules les plus caressantes, ne voulant prendre
aucun parti sans la consulter. S'il lui arrive une aubaine tout à fait
inattendue, « il est, nous dit le conteur, joyeux et tout réjoui. Il
appelle, seule, sans compagnie, sa femme qu'il a très-chère et lui a
dit : Ma douce amie
qui après Dieu me fais vivre, etc. » « Il n'a pas
l'idée de prendre autre conseil, il lui a dit : Belle compagne, belle
sœur, vous avez bonne grâce de Dieu, puisque vous savez tout. Je
suivrai votre avis. »
Le fabliau ne se contente pas de nous montrer le vilain échappant à
l'oppression. Mais parfois on l'y voit se vengeant de ses oppresseurs,
s'en vengeant avec férocité, avec une férocité telle que la longue
oppression même qu'il a subie ne peut excuser ces abominables
représailles.
Tel nous le retrouvons dans une des plus étranges compositions que nous
ait laissées le moyen âge, dans un poëme de la plus bizarre inspiration
et qu'on pourrait appeler
La revanche du Vilain. En ce temps où le
vilain est taillable et corvéable à merci, en plein XIIIe siècle (c'est
la date assignée par l'
Histoire littéraire de France), c'est la
féodalité en la personne d'un de ses représentants les plus élevés qui
a le vilain rôle. Le prince est le souffre-douleur, le martyr ; c'est
lui qui reçoit toutes les injures, tous les outrages, qui est berné,
conspué, battu même, outragé dans sa dignité, dans son honneur, dans sa
personne et dans celle de sa femme. Il est d'une crédulité
encourageante, il tombe dans tous les panneaux, il va au devant de tous
les pièges.
Le héros de l'histoire, triste histoire, mais toujours victorieux,
payé, récompensé, honoré, est un vilain de la dernière classe,
misérable, mourant de faim, ignorant, qui, au XIIIe siècle, ne sait
même ce que c'est qu'un crucifix et plaint de tout son cœur le pauvre
homme ainsi suspendu ; presque idiot, « Trubert le fou ». Toubert le
sot (13), c'est lui qui a raison du prince, qui le bafoue en toute
rencontre, qui lui inflige tous les outrages, qui le foule aux pieds,
qui s'acharne à lui avec une persistance, une rage incroyable. On a
presque autant de peine à comprendre cette complète défaite du grand
seigneur par le vilain misérable que cet insatiable acharnement, cette
soif de mal faire. Le poème est du reste demeuré inachevé, comme si le
poëte lui même s'était lassé de son invention,
lassatus sed non
satiatus, lassé et non rassasié dans ses rancunes.
L'histoire de Trubert ne saurait se raconter en détail. Il y a là des
choses que le moyen âge seul pouvait imaginer et dire. La duchesse se
livre à lui pour satisfaire un caprice, pour obtenir de lui une chèvre
peinte dont elle s'est follement engouée ; le duc, pour paiement du
même animal, se prête à une fantaisie ridicule du vilain qui en profite
pour le blesser grièvement et le forcer à garder longuement le lit.
Pour achever son humiliation, la duchesse se méprenant à un mot de son
mari, s'épouvante, et lui confesse tout au long son déshonneur.
Il prend la duchesse par surprise, et chaque fois le duc est averti par
sa femme même de son malheur.
Le duc jure de se venger et de pendre le coupable ; mais, celui-ci,
chez qui la pratique et le succès du mal semblent avoir éveillé
l'intelligence, change de costume et commet de nouveaux méfaits.
Il arrive à la cour, déguisé en charpentier ; le bon duc n'a garde de
le reconnaître. Il se prête à merveille à tout ce qu'il désire. L'autre
promet monts et merveilles, une maison comme on n'en a point fait. Il
est bien traité, bien accueilli, bien vêtu, bien nourri, logé dans la
plus belle chambre et dans le plus beau lit où il ne peut dormir, le
trouvant trop moelleux.
Le lendemain, le duc le mène à la forêt en grand appareil pour chercher
les plus beaux arbres. Le duc et le faux charpentier se trouvent seuls
un instant. Ils voient un arbre magnifique. Le faux charpentier prie le
duc de l'aider à le mesurer ; et, pendant qu'il tient l'arbre embrassé,
il l'y attache avec les rênes de son cheval et lui annonce qu'il va le
battre. Il le laisse, en effet, à demi mort, après lui avoir dit qui il
est et tout le mal qu'il lui a fait ; et c'est, lui dit-il, pour le
vêtement et le surtout que vous m'avez fait donner hier. Car Trubert
rend toujours le mal pour le bien. Et il s’enfuit, emmenant avec son
cheval celui du prince. Il les vend tous deux en route à un marchand,
avec la pensée que celui-ci le paiera cher. En effet, il est rencontré
et battu par les gens du duc, et les convainc à grand peine de son
innocence.
Mais Trubert n'est pas encore satisfait. Le duc a fait appeler les plus
habiles médecins du pays, qui n'ont pu lui apporter de soulagement.
Trubert, à l'aide de je ne sais quelle drogue, se teint les mains et le
visage, se déguise en médecin et se présente sous les fenêtres du
palais, annonçant qu'il possède un « oignement » souverain. On
l'introduit auprès du pauvre prince ; il lui explique à merveille et
pour cause, de quoi il souffre et en quelle partie de son corps, et
promet de le guérir en sept jours. Il demande seulement qu'on le laisse
seul avec son malade, et que personne ne vienne, quelque bruit que l'on
puisse entendre.
Il se fait apporter un van, y fait entrer le duc tout nu, les bras
passés dans les oreilles du van, et quand il lui est ainsi livré, il le
frotte sur tout le corps de son oignement, qui n'est qu'une abominable
ordure, et le roue de coups, assurant que c'est pour mieux faire entrer
l'oignement, et l'auteur qui semble y prendre plaisir les compte
soigneusement.
Puis, pour compléter sa satisfaction. Trubert a soin de dire au duc qui
il est et de lui rappeler tous les torts qu'il lui a faits, et
s'éloigne après l'avoir enfermé à clé. La duchesse et les chevaliers du
duc lui disent que son malade lui a donné bien de la peine et
l'accablent de remercîments. Lui s'enfuit bien vite. Quand on songe à
le poursuivre, un autre embarras survient au pauvre duc. Un prince
voisin le vient défier et s'établir à quatre lieues de son château.
Toute la Bourgogne est sur pied pour repousser l'envahisseur. Trubert
se met aussi en campagne ; il revêt impudemment la belle robe qu'on lui
a donnée au château, monte sur le noble palefroi que lui a fait offrir
la duchesse et se dirige vers le château du duc. Le narrateur s'étonne
de son effronterie. Il nous dit qu'il semble qu'il n'a nul soin de la
vie quand il se met dans de telles conditions en pareille aventure. Il
sera pendu et traîné sur la claie,
s'il ne sait plus de mal que
personne.
Mais Trubert n'a garde de se laisser prendre. Il n'a revêtu ces habits
que pour causer la ruine d'un autre et infliger au malheureux duc
Garnier une nouvelle et terrible douleur. En route, il rencontre, dans
le plus simple appareil, le neveu du duc qui revient d'un tournoi où il
a été vaincu ; il a dû laisser, pour sa rançon, tout ce qu'il
possédait. Trubert feint d'avoir pitié de son état, et pour qu'il
puisse paraître décemment à la cour, il offre au pauvre chevalier qui
se confond en remerciements, son cheval et son vêtement. Mais à peine
le neveu du duc est-il entré au château, que la duchesse qui, d'une
fenêtre a cru reconnaître Trubert, donne ordre à son sénéchal de saisir
le misérable, et, sans l'entendre, de lui faire expier tous ses crimes.
Le sénéchal y court avec quatre sergents. En vain le malheureux veut-il
leur dire qui il est. Il est roué de coups, et en hâte pendu haut et
court par le sénéchal qui s'empresse à venger son maître.
Cependant le duc a convoqué tous ses vassaux ; il s'est, à grand peine,
fait porter à son conseil, et là, il demande qui consentira à relever
le défi de roi ennemi. Tous gardent le silence. Trubert qui s'est
glissé parmi la foule, se présente hardiment. Il se donne pour un
aventurier brabançon. Il sera le champion du duc. Le sénéchal engage
celui-ci à accepter. Il trouve que Trubert est un homme de grande
valeur. « Moult a les poings gros et carrés. Si vous m'en croyez, vous
l'adouberez. » On l'habille magnifiquement, le duc l'arme lui-même. Il
lui promet sa fille en mariage avec la moitié de son duché. La jeune
princesse lui chausse un éperon, l'embrasse et lui dit : que de mon
amour il vous souvienne, et lui donne sa guimpe pour enseigne. La
duchesse l'embrasse aussi et lui donne un merveilleux anneau d'or.
Trubert monte sur son cheval de guerre. Mais comme il ne s'est jamais
vu à pareille fête, à peine est-il en selle, que le cheval qui sent les
éperons s'emporte ; le casque de Trubert, mal attaché, tourne sur ses
épaules et l'aveugle (14). Trubert qui ne voit plus rien est emporté
comme un ouragan. La sentinelle du parti ennemi qui le voit venir
s'enfuit épouvantée, criant que c'est le diable en personne qui vient
les combattre ; chacun s'écarte sur son passage, il traverse l'armée
tout entière, jusqu'à ce que le cheval sans direction aille se jeter en
un buisson. Trubert est précipité à terre, son casque se détache et
lui-même il se retrouve à terre sans nul mal. « Jamais il n'eut telle
joie en son vivant. Il fut tout heureux quand il se vit à pied ; il
avait cru ne pouvoir jamais descendre. »
Un écuyer que le prince avait envoyé à sa suite pour savoir ce qu'il
arriverait de lui, l'a vu partir de ce galop furieux et entrer en
l'armée ennemie, et la sentinelle s'enfuir. Il est revenu tout
enthousiasmé raconter ses prouesses. Trubert lui-même, qui n'a eu
d'autres blessures que celles des ronces qui font égratigné, est revenu
triomphant. Tout le monde l'admire et le félicite à l'envi ; le duc qui
se déclare sauvé par lui, lui renouvelle l'offre de sa fille. Mais
Trubert tient, et pour cause, à aller chercher d'abord l'autorisation
de son père, et refusant l'escorte magnifique qu'on lui offre, il
s'éloigne en hâte.
Mais en tout ceci Trubert ne se contente pas de faire le mal à son
seigneur. Il tient à le lui apprendre bien vite, à lui faire savoir que
c'est lui qui l'a fait. Ainsi cette fois, à peine est-il à cinq lieues
du château, qu'il rencontre un sergent qui avait été attaché au neveu
du duc si indignement mis à mort. Trubert se nomme à lui, et charge le
pauvre homme, qui n'y entend autrement malice, de raconter au duc tout
ce qu'il a fait. Quand il a rempli naïvement son message, le duc se
pâme de douleur, et, à peine remis, jure qu'il n'aura ni paix ni trêve
jusqu'à ce qu'il ait eu raison de son persécuteur.
Il est inutile de suivre jusqu'au bout le conteur, qui, dans la
dernière partie de son récit demeuré inachevé, use largement de
l'obscénité et va même jusqu'au sacrilège. Nous en avons assez vu pour
pouvoir apprécier l'étrange conception de cette pièce si curieuse pour
le temps et l'esprit qui l'a inspirée.
Deux tendances surtout y dominent. On voit que l'auteur se plaît à
humilier, à rabaisser, à ridiculiser, à couvrir de boue ce pouvoir
féodal qui dans la réalité est si fort et pèse si lourdement sur les
épaules de tous. Il semble qu'il y ait là, pour le plus grand bonheur
des vilains, un rêve de vengeance satisfaite, la misère longtemps
opprimée qui se venge, et qui à son tour opprime sans raison comme sans
mesure. En effet le héros a cet autre caractère étrange qu'il n'a aucun
motif de rancune. Il semble que le trouvère ait voulu par avance en
faire une sorte de Méphistophélès, un être qui fait le mal pour le mal,
avec bonheur, avec recherche et raffinement. Notez en effet que nul de
ces méfaits de Trubert n'a de raison ni d'excuse. Il n'a point d'injure
à venger.
Tout au contraire, le prince est plein de bonté et d'humanité, il est
l'homme le plus débonnaire du monde. Il pousse même parfois l'ingénuité
aussi loin que les princes de nos opérettes contemporaines. Il est
plein d'égards et de courtoisie pour la prétendue sœur de son
persécuteur. Il a toute raison de dire de celui-ci : « Il a le diable
au corps. Je ne lui ai fait aucun mal et il me fait du pis qu'il peut. »
Et l'auteur semble tout à fait admirer ce personnage si tristement
conçu : « Ah Dieu, s'écrie-t-il à un endroit, quel homme et qu'il sait
de tromperies ! » et dans un autre endroit : Il est perdu « s'il
ne
sait plus de mal que nul au monde. »
Ce n'est pas du reste la seule fois que l'imagination des Trouvères se
soit complu à rêver cette revanche des petits contre les forts, à
montrer les grands du monde vilipendés, bafoués à plaisir, outragés
dans ce qu'ils ont de plus cher par de plus faibles qu'eux, et surtout
par ces sortes de bohèmes mis au ban de la société. Dans cet étonnant
poëme de Renard, cette grande épopée railleuse qui a eu un si éclatant
succès au moyen âge, on voit Renard ce rusé, ce roué, cet Ulysse, ce
Méphistophélès, ce Panurge du moyen âge, après avoir joué les tours les
plus indignes à tous les animaux et aux plus puissants et aux plus
redoutés d'entre eux, à Brun l'ours, à Tibert le chat, au loup
Ysengrin, son compère, et à la louve dame Hersent, sa commère, oser
s'en prendre au roi lui-même, à Dant Noble le puissant. Et cependant
Dant Noble s'est montré pour lui tout à fait débonnaire; il a un faible
pour lui, il est toujours prêt à le défendre contre ses ennemis, à
adoucir dans la pratique les sentences qu'il est obligé de rendre. Ce
qui n'empêche pas Renard de lui faire les plus sensibles outrages.
Quand Noble, cédant à l'animosité générale contre cet ennemi public,
cet effronté pillard qui a blessé tout le monde, est venu suivi de tous
les animaux, ses vassaux, mettre le siège devant le repaire du bandit,
une nuit que tous les assiégeants lassés de la longueur du siège sont
profondément endormis, Renard sort sans bruit de son repaire et lie
chacun des assiégeants par le pied ou par la queue à l'arbre sous
lequel il est couché. Le roi lui-même est ainsi attaché. Renard fait
pis encore (15). Il surprend la reine, dame Fière, endormie, et
l'outrage ; et comme Noble, brusquement éveillé par le cri qu'elle
pousse, veut s'élancer à son secours, peu s'en faut, dit le texte, que
sa queue ne soit rompue de l'effort. Il l'a étendue d'un grand
demi-pied. Ce n'est pas tout encore. Malgré ses justes ressentiments
personnels, sur les supplications de dame Ermeline, Noble a pardonné
encore une fois. Il a remis Renard en liberté, l'engageant à s'amender,
jurant que, s'il y a récidive, il sera pendu sans miséricorde. Mais,
tout à coup, on a découvert un nouveau méfait de l'incorrigible drôle
qui se sauve en hâte et grimpe sur un chêne. On vient l'y assiéger. Il
tenait une roche en son poing. Il en frappe le roi lui-même auprès de
l'oreille. « Pour cent marcs d'or, le roi ne saurait s'empêcher de
tomber à terre. »
L'invention parait si amusante au moyen âge, qu'il se la fait répéter à
plusieurs reprises. Dans une autre branche,
La bataille de Renard et
d'Ysengrin, on voit le lion se complaire à redire lui-même, avec un
long détail, toutes les insultes dont il a été l'objet. « Il n'y eut
baron qui ne fût lié à un arbre. Il lia jusqu'à moi-même, puis s'en
alla vers la reine qu'il vit reposer étendue sur le dos. Il fut tout
près de me faire honte. A son cri, je me levai. Je tirai si fort que je
fus blessé... J'eus presque rompue la queue qui était fortement
étendue... Je commandai d'abattre le chêne... Il s'approcha un peu de
terre ; il tenait en sa main un grand bâton. Il m'en donna un tel coup
auprès de l'oreille, que j'en eus la tête toute vermeille. J'eus beau
faire et me bien tenir, il me fallut tomber à terre. »
Il est évident que le populaire prenait grand plaisir à voir ses
maîtres traités, à tous égards, comme de simples mortels, et subissant
les mêmes mésaventures.
On voit combien de renseignements piquants, dans ces histoires plus ou
moins invraisemblables, les fabliaux nous présentent sur la condition
morale des vilains au XIIIe siècle.
Nous les y avons vu méprisés, insultés, foulés aux pieds. Nous avons vu
en même temps quelles sourdes rages ils couvaient en leur cœur. Nous y
avons pu entrevoir aussi des perspectives plus riantes et, dans les
misères du présent, se préparer les compensations de l'avenir.
NOTES :
(1) En tout ordre d'idées, le mot de vilain indique infériorité. Marie
de France semble lui donner ce sens dans l'ordre intellectuel. Au début
de ses fables, elle dit qu'elle va entreprendre la traduction d'Ésope,
« pour obéir à la requête d'un qui est fleur de chevalerie ; puisque
tel homme l'en a requise elle ne peut s'y refuser. » Or ke m'en teigne pur
vileine / Mult deis fere pur sa preière. Ici
vileine veut dire insuffisante, incapable.
(2) Ce qui est assez curieux, c'est de voir, au XVIIe siècle, Regnard,
dans un sonnet, terminer de la même façon une pièce qui a commencé en
idylle.
(3) La pensée s'est conservée dans le dicton populaire : « Faites du
bien à un vilain, il dira qu'on lui nuit. »
(4) Cela fait songer à un passage de Bossuet. V. Bossuet, Orais. fun
du prince de Condé : a Loin de nous les héros sans humanité, etc. »
(5) Par un sentiment analogue à celui que nous avons mentionné plus
haut, on lui reproche cette économie et cette ardeur au travail. Un
prêtre de La Croix-en-Brie, auteur du fabliau du
Renard, de l'Ours et
du Vilain Liétart, se moque du vilain qui trouve qu'il est arrivé trop
tard à sa besogne. « Mais repos, ni aise, ni tranquillité ne plaît ni
ne convient au vilain. Il n'a désir de rester en son lit dès qu'il voit
apparaître le jour. Le vilain ne peut avoir nulle aise, mais il veut
aller faire son ouvrage » Sans doute le curé trouve qu'il ne célèbre
pas assez les fêtes. — Le paysan de La Fontaine se plaint aussi qu'il y
en a trop.
(6) Du reste, cette aisance de Constant Desnoes est devenue proverbiale
au moyen âge. L'auteur du
Vilain Liétiart, parle d'un autre vilain qui
avait beaucoup d'avoir qui était « tenanz esparnable, et riche plus que
Constanz Desnoes. » Il a huit boeufs à sa charrue, etc.
(7) V.
Le Vilain Mire de Bérengier, etc.
(8) V.
Hist. litt., t. XXIII, p. 203 : Quoique je die ne quoi non /
Nus n'est vilains, se de cuer non / Vilains est qui fet vilenie, / Ja
tant n'est de haute linguie.
(9) V.
Hist. litt., t. XXIII, p. 212 : Nus qui bien face n'est
vilains ; / Mes de vilanie est toz plains / Hauz homs qui laide vie
maine. / Nus n'est vilaine, s’il ne vilaine.
(10) Omne animi vitium tanto conspectius in se / Crimen habet, quanto
major qui peccat habetur.
(1l) Incipit ipsorum contra te stare parentum / Nobilitas claramque
facem praeferre pudendis.
(12) Cela rappelle aussi le discours de Géronte à Dorante dans le
Menteur.
(13) V. le Roman de
Trubert, par Douin de Lavesne, nouveau recueil,
par Méon, 1823, t. I, p. 192, et
Hist. litt., t. XIX, p. 734-747, et
t. XXIII, p. 114. L'auteur ne semble pas avec tout cela favorable aux
vilains. Il écrit, vers 510: « Moi-même je témoigne et dis : Celui qui
fait du bien au vilain celui-là se perd : Qui à vilain fit bien, si se
pert.
(14) « On lui avait fermé son casque qui a tourné. Par derrière en sont
les œillets. Il semble qu'il ait les yeux par derrière. » Du reste ce
n'est pas là, comme on pourrait le croire, une folle invention du
poète, mais le souvenir d'un fait historique, et cela pourrait
peut-être nous donner la date du poème. Guillaume de Nangis raconte, à
propos de Guy de Montfort, à la bataille de Tagliacozzo, un fait
analogue : Ileucques il avint une mervilieux aventure, que ces hyaumes
li tourna ce devant derrière, si que à peine l'alaine ne li faloit, ne
ne veoit goute ; mais il feroit à destre et à senestre, ne savoit ou,
comme hors du sens. Quant Erars de Valeri le vit en tel point et en si
grant péril si ot pitié de son travail et s'aprocho de li et le prit
aux mains par le hyaume si que il i retourna ariére à son droit. Et
quant Guys senti qu'il fu pris par le hyaume, si haussa s'espée que il
cuide estre près de ses anciens et feri Erar un trop merveilleux coup,
et eust tantost recouvré l'autre se il ne l'eust recongneu à la
vois. (Cité par Jubinal. Rutebeuf.)
(15) Comment Renard conchia Brun li Ours du Miel.
Roman de Renard, t.
II, p. 72.