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P. Labbé : La Bourguelée (1929)
LABBÉ, Paul (1855-1923) : La Bourguelée (1929).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (15.II.2006)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1506) de l'édition des Oeuvres choisies de Paul Labbé, poète et conteur normand (1855-1923) donnée à Paris par Lemerre en 1929.

La Bourguelée
par
Paul Labbé

~*~

QUAND la soupe fut mangée - cette bonne soupe épaisse et fumante où les poireaux s’allongent sur une purée de fèves - Romain Piot, deuxième charretier chez maître Lajoie, prit la « grêlotte », versa du cidre à la ronde et, tout à son idée, demanda :

- Si on faisait aux Rois une bourguelée ?

Cette idée le hantait depuis des semaines. On n’avait pas eu de feu de joie au Plessis depuis quinze ans et si d’aucuns regrettaient l’abandon de cette tradition, peu se souciaient de la faire revivre.

Romain, solide gaillard de vingt ans, voulait avant son départ au régiment remettre en honneur la bourguelée.

La proposition fut accueillie avec faveur. Les vieux s’intéressèrent à sa réussite, les jeunes gars de la ferme promirent leur concours, maître Lajoie lui-même s’engagea à fournir aux organisateurs trente bourrées d’épine. Il ajouta :

- Du courage, garçons. Faut faire de la belle ouvrage.

Tous y mirent de l’amour-propre et voulurent éclipser les communes voisines par le faste de leur fête. On dénombra les « feux » les plus récents. Frosville avait eu cinq cents fagots. On en mettrait six. Saint-Clair approchait de huit cents. On en trouverait neuf. Le Theil passait neuf cents. On irait à mille. Il fallait frapper un grand coup et remettre au premier plan Le Plessis figé dans sa torpeur.

Pour cela on convoqua le ban et l’arrière-ban des garçons du village, l’affaire devant être lestement menée. Ils s’improvisèrent frères quêteurs et sollicitèrent de maison en maison le don de fagots ou de bottes de paille. Tout leur était bon, gerbées de colza, fascines de bois mort, bottes d’herbes sèches, bourrées de joncs marins, fagots de broussailles. Ce fut une belle émulation et les gens du lieu répondirent généreusement à l’initiative des jeunes. Des charretées de menues branches, de ronces et de ramures se déversaient peu à peu dans le champ désigné pour la fête nocturne. Bientôt ce fut un énorme tas. Puis l’ordre vint et tout prit forme.

Le tas s’érigea en pyramide et enfin forma une meule monstrueuse au faîte de laquelle frissonnait un bouquet de sapin enrubanné.

Pendant huit jours la meule fauve découpa sur le ciel d’hiver sa lourde silhouette et défraya les conversations du soir. Songez donc, on dépassait douze cents bourrées et les villages voisins devaient baisser pavillon.

Romain se multipliait et donnait le coup de collier final. Deux personnes devaient être désignées pour allumer le bûcher et ce fut lui qu’après entente on chargea des invitations. Le choix se porta sur un des doyens du village, le père Châtel, et sur la plus jeune fille de maître Lajoie, la jolie Cécile.

L’aube ainsi voisinait avec le crépuscule et chacun souriait à cette vivante antithèse, qui réunissait dans un honneur commun deux générations séparées par un demi-siècle.

Le ménage Châtel habitait à deux portées de fusil du clocher une petite maison basse à volets verts, propre et gaie, comme on les compte au pays normand par douzaines. C’était un modèle d’affectueuse union et de bonté sereine. Pas un nuage n’avait troublé l’existence de ces deux êtres associés pour le travail et faits pour s’aimer. En ces petits coins de campagne où tout le monde se connaît et s’observe, où la médisance trouve toujours de complaisants échos, ils jouissaient de la plus respectueuse estime.

*
* *

Le dimanche des Rois, le père Châtel tira de l’armoire sa chemise bordée, exhuma un chapeau de cérémonie outrageusement démodé et revêtit son ample redingote. Il mettait quelque coquetterie à se pomponner pour conduire sa gentille commère. Les vieux ont de ces attentions qui sont un galant hommage.

Il alla prendre chez elle Cécile Lajoie pour l’accompagner à la messe et tous deux, suivant la coutume, assistèrent côte à côte à l’office. On dîna longuement, d’une heure à cinq. Le soir venu, toujours allègre et pimpant, Bernard Châtel, sa gracieuse cavalière au bras, se dirigea vers la bourguelée - tandis que la vieille Norine, en arrière avec les Lajoie, ne pouvait se défendre d’admirer la souple démarche de ce couple d’un jour. Positivement, le papa Châtel se trouvait rajeuni aux côtés de la jeune fille et ses soixante-quinze ans ne comptaient plus.

Tout en cheminant, on prêtait l’oreille.

Les camarades de Romain entouraient le bûcher depuis une heure et, bourrant de vieux pistolets jusqu’à la gueule, tiraient des feux de salve dont le crépitement se répercutait dans la nuit.

Des quatre coins du pays, pendant cette mitraillade, de petits groupes convergeaient vers le champ de fête et, quand le coup de neuf heures sonna au vieux clocher, il  y avait foule autour de la haute meule noire. Trois musiciens étaient là et des invitations se faisaient pour le premier quadrille.

L’arrivée de Bernard, haut sanglé dans sa redingote, fut saluée de longs vivats. Galamment attentionné pour sa jeune compagne, il se redressait comme un souple baliveau et avait fièvre prestance.

Romain leur fit signe d’approcher et, avec un semblant de cérémonial, leur présenta une torche flambante emmanchée d’une gaule de coudrier. Cécile la prit, d’un noble geste, et, l’approchant avec crânerie de la gerbée de colza du faîte, alluma l’incendie…

Une vive lueur jaillit, bientôt noyée dans une épaisse et âcre fumée. Puis, tandis que les coups de pistolet faisaient rage autour du bûcher, le feu gagna peu à peu le centre de la meule, embrasant l’horizon d’une rougeoyante clarté.

A ce moment, le vieux Bernard ouvrait le bal avec la petite « reine » et donnait le signal aux couples attardés dans la contemplation de la rutilante fournaise. L’entrain gagnait bientôt les plus récalcitrants et ce fut alors une ronde infernale se déroulant aux reflets du gigantesque brasier.

Avec de sourds grésillements suivis de crépitements sinistres, le feu flambait alors, très intense, rayant les ténèbres de traits d’or, éclairant le ciel d’une sanglante lueur, couvrant le champ d’une pluie d’étincelles.

Plus nourrie que jamais, la pétarade reprenait par intervalles, coupant les trilles du piston, arrêtant le bras du violoneux, faisant courir un frisson dans le dos des danseuses…

Les gars du Plessis n’avaient pas perdu leur temps et pouvaient être fiers de leur travail. La bourguelée des Rois laisserait dans les fastes de la région une trace lumineuse.

*
* *

Habitués à se coucher tôt, le père et la mère Châtel se retirèrent discrètement et, à petits pas menus, reprirent le chemin du logis. Ils avaient vaillamment payé de leur personne en cette rude journée et la fatigue se faisait, à la fin, un peu sentir. Si, avec un inlassable entrain, les jeunes continuaient de mener la danse, à minuit les Châtel avaient droit au repos.

Hors des sentiers battus, par les champs déserts, les vieux allaient bras dessus, bras dessous, s’aidant dans la nuit comme ils s’étaient aidés dans la vie.

De très loin, par le grand calme des soirs d’hiver, des murmures imprécis, des ritournelles expirantes - vagues échos du bal nocturne - leur venaient encore aux oreilles, évoquant d’ineffaçables souvenirs.

A cette minute même, une commune pensée les saisit, impérieuse et dominatrice. Dans l’affectueux élan de leurs coeurs simples et bons, ce fut le père Châtel qui prit le premier la parole :

- Te rappelles-tu, Norine, notre première rencontre ? C’était à la bourguelée de la Saint-Jean, à Crussoles. Les garçons du Mesnil avaient, comme ceux d’aujourd’hui, bien travaillé et la nuit était claire comme tes yeux de vingt ans… Car tu étais gentille à croquer, ma bonne Norine.

- Si je  me souviens, bel enjôleux ! fit la femme. Le père Cardon tapait du pied comme un sourd en brandissant son violon et il fallait de bonnes jambes pour le suivre.

- Satané Cardon, était-il comique ! interrompit Bernard en se remémorant les reparties du ménétrier.

- On se plut tout de suite, pas vrai, Bernard ? et pendant que nos « anciens » causaient du blé nouveau tu me fis faire un tour de danse.

- L’an d’après, on s’épousait, ajouta Châtel avec un sourire.

Ils s’attendrissaient à ces choses du passé, ralentissant intentionnellement le pas pour prolonger la vision du naissant amour.

Une brèche dans un talus embroussaillé d’ajoncs les mit sur le grand chemin et lentement, le long des haies en brindilles et des pommiers rabougris, ils reprirent la grisante causerie :

- Comme on s’aimait, mon pauvre Bernard, et comme on avait peu souci du lendemain ! N’ayant rien à cacher nous laissions la porte grande ouverte - et le bonheur entrait dans la maison… C’était le bon temps.

- C’est vrai. Depuis nous avons connu le deuil. Les parents sont morts à la file et chaque année il nous a fallu faire au cimetière une prière de plus…

Tout en devisant, non sans mélancolie, les Châtel s’engagèrent dans une ruelle de village, pavée de cailloux bruts, où soudain une flaque d’eau, large et boueuse, leur barra la route. Ils connaissaient l’endroit et virent l’eau briller à la lueur des étoiles.

D’un geste charmant, comme il l’avait fait tout à l’heure en ouvrant le bal avec la jolie Cécile, le père Bernard tendit  la main à sa vieille compagne et lui fit passer le gué sur les pierres branlantes sans mouiller le bout de ses souliers.

Les souvenirs revenaient, nombreux et pressants, avec de puérils détails qui leur apportaient des bouffées de jeunesse.

- Que le printemps fut beau, l’année du mariage des cousins Mauvielle ! Rappelle-toi, Bernard. Les pommiers semblaient des corbeilles de fleurs, les lins, hauts et drus, n’avaient pas un brin de « verse ». On mit à l’automne quelques écus de côté et ça ne nous empêcha pas d’acheter le petit clos de l’oncle Duchesne.

- Pauvre Duchesne ! soupira Bernard, c’était pas un méchant bougre, mais quand il se mettait à caresser la bouteille il aurait mangé la ferme et le bétail.

- Et la tante Rose ? reprit Norine. je vois encore aux fêtes carillonnées sa haute coiffe de dentelles piquée d’épingles d’or.

- Maintenant nous voilà seuls, ajouta Bernard gravement, en attendant qu’il plaise à Dieu de nous faire signe. Mais nous nous retrouverons là-bas, ma bonne femme, sous le grand if où notre place est marquée pour y dormir côte à côte…

Ils arrivaient à leur seuil.

- La mort ne doit pas séparer ceux qui s’aiment, dit Norine.  D’ici là fermons les yeux pour mieux songer au temps passé qui nous donna la joie et au présent qui nous garde le bonheur. La vie fait large part à ceux qui sentent à leurs côtés, aux plus mauvais jours, une tendresse profonde et consolatrice. Le ciel nous a gâtés, mon ami.

Elle regardait le père Bernard et un sourire d’indéfinissable reconnaissance éclairant son visage encore jeune mettait comme un reflet d’aurore sur la neige des cheveux blancs.

Le bonhomme, gentiment, - comme un amant, - s’approcha et, pendant que la lointaine bourguelée à son déclin dorait d’une dernière lueur le toit de leur maisonnette, les deux vieux affectueusement s’étreignirent dans un baiser mouillé de larmes en songeant - tant est brève la vie ! - que leur union, elle aussi, n’avait été qu’un feu de joie…

Mais il avait duré cinquante ans.



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