LABBÉ,
Paul
(1855-1923) : L’Incendie
du Père Verdier
(1929).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (16.II.2006) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm 1506) de l'édition des Oeuvres choisies de Paul Labbé, poète et conteur normand (1855-1923) donnée à Paris par Lemerre en 1929. L’Incendie du Père Verdier par
Paul Labbé
~*~ EN un coin perdu, tout au fond du village, la chaumière aux volets verts apparaît devant une double rangée d’ormes noueux et de poiriers séculaires. C’est là que, pendant une quarantaine d’années, sans incidents autres que d’âpres querelles d’intérêt, vécut le ménage Verdier, entouré de l’estime générale. Et rien ne semblait mieux fait pour la dernière idylle, que ce cadre verdoyant où le toit moussu, brodé de lichens et fleuri d’iris, jetait sa note souriante. Mais le père et la mère Verdier ne devaient pas jouer Philémon et Baucis. Aux alentours de la soixantaine, le père Verdier, dont l’avarice s’exaspérait avec les années, réfléchit que sa compagne, ruinée de fatigue et criblée de douleurs, n’était plus bonne à rien et gagnait à peine sa dépense. Un matin de mai, dans la douceur grisante du renouveau, il s’en ouvrit à un voisin avec une sérénité confiante. - La bourgeoise commence à traîner la patte. Une bonne femme, c’est comme un bon ch’vas. Eh ben, voyez-vous, maît’ Victor, j’seus mal att’lé. Et le lendemain, sans autre procédure, il mit sa femme à la porte… La vieille n’alla pas loin. Elle traversa simplement le chemin et se réfugia dans une masure délabrée qui appartenait à son gendre. Si bien que, du seuil de son nouveau logis, elle pouvait voir, le dimanche, le père Verdier se faire la barbe. La rupture toutefois fut complète. La bonne femme, lasse des récriminations journalières, ne s’affligea point de ce coup d’état marital. Aussi bien elle s’apercevait, après tantôt un demi-siècle de vie commune, qu’une véritable incompatibilité d’humeur avait toujours existé dans la maison et n’était pas fâchée de reconquérir un peu d’indépendance. Elle avait quelque bien et pouvait vivre tranquille. Elle se tranquillisa. Terrée devant l’âtre l’hiver, elle se rattrapait en été et passait des jours entiers, tapie dans l’herbe ou assise sur un tronc d’arbre, à regarder passer les nuages blancs dans l’azur du ciel. A quoi songeait-elle ? Au temps des colifichets ? Au bonheur passé ? Pas le moins du monde. Elle songeait que Tranquille Pépin fauchait son blé, que Zéphir Picot rentrait sa luzerne, que Désiré Hareng - cruelle énigme ! - n’avait pas depuis un mois changé ses boeufs d’herbage… *
* * De l’autre côté du chemin Cyrille Verdier, en ménage de garçon, ordonnait son existence à sa guise. Jamais l’idée ne lui serait venue de regarder à travers la haie ce qui se passait chez la bonne femme. - A s’arrange comme a veut, s’pas ? Ça suffit. Et ces deux êtres dont l’existence s’était écoulée côte à côte, qui vivaient porte à porte, devenaient totalement étrangers, à force d’indifférence. La maison débarrassée de l’hôte encombrant et coûteux qui obsédait sa vue, - cela s’était fait, en somme, le plus tranquillement et le plus gentiment du monde, - aucune haine, aucune inimitié n’était restée au coeur du papa Verdier que rien ne gênait plus dans sa passion d’économie toujours plus rapace. Et une satisfaction manifeste éclairait sa vieille face parcheminée en voyant s’arrondir un peu chaque jour le magot caché sous un pavé de la chambre. Au début de la séparation, les soins de la cuisine ne laissèrent pas de lui créer quelques difficultés, mais, afin de simplifier les choses, il avait imaginé une combinaison des plus ingénieuses. Au petit bourg voisin à l’auberge du Cheval Blanc, on pouvait pour ses trente sous déjeuner de façon princière. Il s’y attablait tous les deux jours, l’appétit aiguisé comme à vingt ans, et là, tapant le miroton, ravageant les tripes, fonçant sur le fromage, faisait provision jusqu’au surlendemain de nourriture et de force. Les jours creux, une collation le matin, avec une assiettée de soupe le soir, trompaient la faim et permettaient d’attendre. Ah ! la délicate compote au cidre et la bonne soupe à la citrouille qui faisaient le fond de ces repas plutôt sommaires ! Verdier avait beau maintenir l’invariabilité du menu, doubler la soupe ou tripler la compote, il y trouvait toujours la même saveur. Et l’approvisionnement était si commode ! Les poires mûres tombaient dans sa blouse, le cidre brun coulait en mince filet du pressoir. Pour le reste, il plantait un sillon de potirons, et vivait à même toute l’année. Cette méthode rigoureuse, combinée avec les repas alternés de l’auberge, contribuait, on le devine, à augmenter la petite fortune qui dormait dans la mystérieuse cachette. Et quand Verdier voyait le tas d’écus monter et, soulevant le pavé de la chambre, risquer de trahir le secret du maître, il s’informait près des notaires, s’arrêtait aux affiches, surveillait l’adjudication annoncée. S’il jugeait l’occasion bonne, il achetait quelque coin de terre. - N’me causez point d’vos placements sus l’gouvernement. Tout ça c’est des assignats. N’y a que la terre qui n’trompe point. C’était l’homme heureux dans sa chaumière, ignorant de la politique, dépourvu d’ambition, se tenant volontairement en dehors des agitations stériles et vaines de la vie. Et comme une secrète affinité unit les êtres et les choses, il semblait que la pauvre maison, dans le décor des poiriers fleuris, reflétât un peu de la quiétude de son hôte. Celui-ci, à la nuit tombante, mangeait tout doucement l’assiette de soupe traditionnelle, puis après avoir constaté que le pavé était toujours à sa place, se glissait sous sa couverture. Sitôt couché il soufflait la chandelle, mais en ayant soin de laisser le volet entr’ouvert. Il fallait alors que la nuit fût bien noire pour qu’une lueur au moins ne dessinât pas l’encadrement de la fenêtre. - Vous comprenez, disait Verdier, de d’dans mon lit j’vois la « clairté », même quand y a pas de lune. Par les nuits étoilées, une douce lumière bleue, se tamisant aux carreaux, accusait vaguement le contour des objets en s’arrêtant complaisamment aux moulures de l’armoire de mariage - mais quand le croissant d’argent coupait un pan du ciel, c’était un éblouissement dans la chambre. Ah ! ah ! remarquait Cyrille Verdier, entre deux sommes, la lune a les cornes en l’air, mais a donne une sacrée « clairté » tout de même. Et, content, le bonnet de coton tiré jusqu’aux oreilles, il s’imaginait en se rendormant que l’astre s’arrondissait et devenait un énorme écu de cent livres. *
* * Un soir d’août, lourd d’orage, Zéphir Picot, qui revenait d’une « assemblée », aperçut dans le village du père Verdier une sorte de fumée rougeâtre à travers un bouquet d’arbres. Au premier moment, il crut rêver et se demanda si la fumée en question n’était pas celle des petits verres si libéralement offerts et dévotement vidés une heure auparavant sous la tente pavoisée de la fête. Mais, par extraordinaire, Zéphir Picot n’avait pas, ce jour-là, son « compte » habituel et gardait une lucidité relative. Puis l’incendie se précisait d’une minute à l’autre. Des étincelles partaient maintenant du nuage empourpré et tombaient au loin en poussière noire. L’odeur caractéristique du chaume brûlé se répandait dans la plaine. Le fermier quitta la route, prit un sentier à travers champs et se trouva bientôt en face du bâtiment en flammes. C’était une grange de Cyrille Verdier qui brûlait dans une cour voisine de la sienne. Allumé on ne sait comment, le feu, après avoir couvé sous la paille, léchait le larmier et commençait à jaillir à travers le toit avec un crépitement sinistre. Des fissures s’ouvraient. Le brasier devenait plus ardent et projetait sur l’horizon une lueur d’aurore boréale. Mais à minuit, tout dort à la campagne, et l’incendie n’avait comme témoin que ce grand diable de Zéphir Picot, conscient de son impuissance devant cette dévastation et tout abasourdi par ce sauvage spectacle. Après un instant de réflexion, il jugea inutile de déranger les pompiers mais crut bon de prévenir le propriétaire. Verdier, au surplus, habitait à trois minutes de là et le raccourci lui était familier. Il sauta la haie, enjamba un échalier et se trouva dans la cour du bonhomme. Le premier coup frappé à la porte de la maison demeura sans réponse. Le second réveilla Verdier en sursaut et lui fit dresser l’oreille. On appelait du dehors. - Êtes-vous là, maître Cyrille ? - Qui qu’y a ? - Y a que vot’ bâtiment brûle. - Qué bâtiment, bon sang ? fit le vieux, qui crut sentir le roussi. - La grange du Clos aux cailles… Verdier ouvrit les yeux tout grands et regarda vers la fenêtre où ne paraissait aucune lueur, le bâtiment en feu se trouvant en arrière de la maison - du côté dont les volets restaient hermétiquement fermés toute l’année. Ne voyant rien, ne reconnaissant pas la voix, pris de soudaine méfiance, il répondit, toujours de son lit, en haussant la voix : - Mais je n’vois point d’clairté… Et il songea : Ce bougre-là m’ferait cor ben courir pour happer m’z’écus pendant que j’irais voir c’qui se passe. Je n’vas point bouger. Picot s’impatientait à la porte. - Allons, maître Cyrille, l’vez-vons. J’vous dis que l’feu est à vot’ grange. - Je n’vois point d’clairté, je n’me lève point. - Mais insistait Picot, si y vient un coup de vent l’feu va gagner l’étable. - F… -mé la paix avec ton coup d’vent et t’n’incendie. Je n’sors point d’chez mé, t’entends ? Et pendant qu’à cent pas de là son bâtiment - non assuré - flambait dans la nuit noire, le père Verdier se rendormit du sommeil du juste. |