« Au noble pays de Caux
Il y a quatre abbayes royaux,
Six prieurez couventaux
Et six barons de grand arroy,
Quatre comtes, trois ducs, un roy. »
~*~
A. M. PAUL LACROIX
Officier de la Légion d’Honneur,
Conservateur de la Bibliothèque de l’Arsenal.
____
Ce petit livre est avant tout et si essentiellement une oeuvre
d’érudition, que je ne pouvais le placer sous un plus légitime
patronage que le vôtre.
Cependant, ce n’est pas seulement au maître honoré, mais plus encore à
l’ami bienveillant, que j’offre ce modeste labeur historique, duquel il
concluera comme moi, je l’espère du moins,
qu’il y avait une fois des
rois d’Yvetot.
A. LABUTTE.
~*~
HISTOIRE
DU
ROYAUME ET DES ROIS D’YVETOT
____
PREMIÈRE PARTIE
__
LE ROYAUME
__
I
Le touriste que la vapeur emporte à travers les riches plaines du pays
de Caux, ne peut se défendre de sourire, en entendant annoncer la
station d’Yvetot.
Y
VETOT !... comment en effet, ne pas se rappeler alors,
qu’il était un
roi d’Yvetot, que par conséquent, la modeste ville que l’on aperçoit à
peine, cachée qu’elle est derrière un immense bouquet d’arbres
vigoureux, fut autrefois non seulement la capitale d’un royaume, mais
encore et pendant longtemps à elle seule le royaume presque tout entier
?
Pour le plus grand nombre, nous le savons, ce royaume lilliputien est
tout simplement légendaire, en d’autres termes, pour les profanes, il
n’a dans le passé d’autre base historique qu’une tradition douteuse
rajeunie par une des plus populaires chansons de Béranger.
Rien de plus vrai cependant.
Il y avait une fois, non pas
un, mais
des rois d’Yvetot. Seulement, si le nom du royaume est demeuré, qui
se souvient aujourd’hui du nom de ses anciens souverains !....
Hélas, à part quelques vieux familiers du passé, personne n’en a gardé
mémoire, personne, pas même les descendants de ceux qui furent leurs
sujets ! Et si par exception un seul de ces monarques débonnaires, le
dernier, est resté dans leur souvenir, si son nom vit toujours dans son
ancien royaume, ne serait-il point permis de croire que c’est grâce à
la précaution qu’il a prise de le faire inscrire sur le fronton d’une
église, et sur la façade d’une halle, deux édifices dus à sa royale
munificence.
Quoiqu’il en soit, et à l’encontre de quelques érudits qui s’acharnent
de temps à autre à rayer cet inoffensif petit royaume de la carte de
l’Europe du moyen-âge, nous tenterons d’établir qu’il y avait sa place
légitime, et qu’au moins pendant un certain nombre de siècles, ses
princes ont très-légitimement pris et reçu le titre de Roi.
II
Au dire de Robert Gaguin, général de l’ordre des Mathurins, qui
écrivait au XVe siècle, l’origine du royaume d’Yvetot serait presque
contemporaine de celle de la monarchie, puisqu’elle ne remonterait ni
plus ni moins qu’au roi Mérovingien Clotaire Ier , un des fils de
Clovis.
S’il fallait l’en croire, Gaulthier, seigneur d’Yvetot, ayant excité la
colère de ce prince,
passa dans les pays étrangers où il fit la guerre
aux ennemis de la religion catholique.
Après dix ans d’un exil
prudent, il revint en France par Rome, muni
d’une lettre du pape Agapet, dans laquelle ce souverain pontife le
recommandait à la clémence de Clotaire, dont Gaulthier pensait
d’ailleurs que la colère devait être calmée.
Arrivé à Soissons un vendredi-Saint, et ayant appris que le roi était à
l’église, il va l’y trouver, et se jetant à ses pieds, il le conjure de
lui rendre ses faveurs. Mais Clotaire,
prince farouche, tirant son
épée, la lui passe à travers le corps.
A la nouvelle de ce meurtre commis dans une église et un pareil jour,
le Pape indigné, menace le meurtrier des foudres spirituelles s’il ne
répare immédiatement sa faute.
Alors Clotaire,
justement intimidé, ne voyant rien de mieux à faire
pour réparer sa faute, érige la terre d’Yvetot en royaume, en faveur
des héritiers de la victime.
L’auteur ajoute qu’il a trouvé,
par une autorité constante et
indubitable, que cet événement extraordinaire s’est passé en l’an de
grâce 536, et sans indiquer qu’elle est cette autorité
constante et
indubitable, il se réjouit d’être le premier des historiens français
qui ait fait cette découverte.
Robert Gaguin, ainsi que la plupart des chroniqueurs
de Gestis
francorum, n’avait pas plus de méthode que de critique ; comme eux il
mêle une foule de fables à ses précieux récits, mais comme eux aussi,
il est de la meilleure foi du monde, et c’est là son excuse.
Au reste, après avoir été cru sur parole par Robert Cinnalès, évêque
d’Avranches, Baptiste Fulgose, du Haillan, Baronius, Sponde, Gabriel
Dumoulin, Chasaneus et Chopin, il a été réfuté par de très-bonnes
raisons dans une dissertation du
Journal des Savants, de l’année
1694, n° XI, et par de très-mauvaises émanées de l’abbé Verlot, qui
tout en falsifiant le texte qu’il réfute, n’hésite pas néanmoins à
traiter l’auteur de
faussaire ignorant.
Verlot, avec sa légèreté habituelle, s’inscrit d’abord contre la date
de 536, prétendant qu’à cette époque Clotaire ne régnait pas encore,
tandis que ce roi Mérowingien ayant succédé à Clovis en 511, et régné
cinquante ans, était par conséquent dans toute la plénitude de son
pouvoir royal en 536.
Il suppose ensuite que Gaguin fait partir Gaulthier d’Yvetot pour les
Croisades, ce qui lui permet de s’écrier ironiquement :
des Croisades
au VIe siècle ! tandis que le texte porte que Gaulthier quitta la
France pour combattre les ennemis de la religion catholique :
Derelicta francia in militiam in adversus religionis catholicæ
inimicos pergit : Or, comme au VIe siècle, les Ariens,
ennemis de la
religion catholique, étaient en armes et triomphants sur plusieurs
points de l’Europe, la version du vieil annaliste, prise dans son
intégrité, n’a toujours jusqu’ici rien d’invraisemblable, et n’autorise
point les aménités littéraires de l’écrivain superficiel dont on a dit,
avec raison,
qu’il considéra l’histoire comme une matière à roman
véridique.
Continuant avec le même sans-façon, il fait dire à Gaguin que
le fief
héréditaire de Gaulthier fut érigé en royaume. Mais Gaguin connaissant
le régime des fiefs infiniment mieux que Verlot, qui ne paraît pas y
avoir entendu beaucoup plus que le premier venu de nos publicistes
modernes, Gaguin savait à merveille que les fiefs qui étaient l’essence
même de la constitution féodale, ne pouvaient exister à une époque
antérieure de cinq siècles à la féodalité. Aussi ne rencontre-t-on pas
dans son récit un seul mot qui puisse excuser une plume qui se respecte
de lui imputer une telle énormité.
Toutefois, si les procédés de la critique de Verlot sont détestables,
sa conclusion porte juste, car bien évidemment l’érection de la terre
d’Yvetot en royaume ne remonte point aussi haut que le VIe siècle.
Il serait incroyable en effet que le plus ancien de nos historiens,
l’Hérodote français, Grégoire de Tours, qui écrivait sous le règne des
enfants de Clotaire Ier, n’eût point parlé du meurtre commis par ce
prince dans une église, un jour de vendredi-Saint, meurtre en
réparation duquel se serait passé un fait aussi singulier que celui de
l’établissement d’un royaume en plein Pays-de-Caux !
Il ne serait pas moins surprenant qu’Athanase, qui écrivait au IXe
siècle l’histoire très-détaillée du pape Agapet, lequel joue un rôle si
important dans le récit de Gaguin, n’ait pas dit un seul mot des faits
qui y sont rapportés. Puis comment admettre qu’Agapet, qui avait eu
tant de motifs de menacer des foudres de l’église ce Clotaire, assassin
des trois enfants de son frère Clodomir et de Chramme son propre fils,
et qui cependant avait paru ignorer ces crimes, se serait tout à coup
réveillé à propos du meurtre vulgaire de Gaulthier d’Yvetot ? D’un
autre côté, comment croire que le meurtrier ait été intimidé des
menaces du souverain-pontife au point de créer un royaume, si exigu
qu’il fût d’ailleurs, au profit des descendants de sa victime ? Que
pouvaient en effet redouter de l’excommunication les enfants de Clovis,
à une époque où leurs sujets n’avaient, comme eux, de chrétien que le
baptême ? Cela est si vrai, que l’église n’usa chez nous des armes
spirituelles que beaucoup plus tard. Et puis la terre d’Yvetot
était-elle bien dans les états de Clotaire ? sans doute, quoiqu’en ait
dit Verlot, la Neustrie était comprise dans le royaume de Soissons qui
lui fut attribué lors du partage de l’héritage de Clovis, mais le
Pays-de-Caux ayant été distrait de ce partage insensé, faisait partie
du royaume de Childebert, de sorte que la terre d’Yvetot se trouvant au
centre même de ce territoire, il aurait fallu de toute nécessité, pour
l’ériger en souveraineté indépendante, le concours de ce même
Childebert.
Il est remarquable au surplus, que cette terre ne se trouve mentionnée
nulle part avant la fin du XIe siècle, de sorte que tout se réunit pour
rejeter la version de Gaguin du véritable domaine de l’histoire.
C’est d’ailleurs à cette opinion que se rallient les savants modernes
qui ont fait des annales normandes l’objet spécial de leurs études. (1)
III
Yvetot est un nom composé de deux mots :
Yve ou
Yvo, nom propre
d’homme, fort usité dans les familles appartenant à la race des
conquérants germaniques, et
tot, nom essentiellement celtique, qui se
prenait dans le même sens que
maison, emplacement, habitation.
Comme nous venons de le dire, ce n’est qu’à partir seulement de la fin
du XIe siècle que la terre d’Yvetot figure dans la nomenclature des
fiefs normands.
Ainsi, en 1066, époque de la conquête d’Angleterre par Guillaume, les
annalistes mentionnent un sieur d’Yvetot du nom de Jean, comme faisant
partie des nombreux seigneurs normands qui se trouvèrent à la bataille
d’Hastings.
En 1147, Gaulthier d’Yvetot accompagne à la croisade Henri II, duc de
Normandie et roi d’Angleterre.
En 1152, ce même Gaulthier cède à l’abbaye de Saint-Wandrille les deux
tiers de la dîme de son église.
Selon Moréri, ce serait pour le récompenser du courage qu’il avait
montré dans la guerre-sainte, que Henri II, après l’avoir comblé de
faveurs, aurait affranchi son fief. Mais c’est là une hypothèse que
rien ne justifie et que tout dément, au contraire.
En 1206 en effet, sous le règne de Philippe-Auguste, après la réunion
de la Normandie à la France, on voit figurer le nom de
Robert
d’Yvetot parmi ceux des propriétaires de fiefs nobles et militaires
dans cette province, et à cette date son fief était si loin d’être
affranchi qu’il est porté sur les catalogues comme étant tenu de
fournir au roi la
troisième partie d’un homme d’armes, c’est-à-dire
de contribuer pour un tiers à son équipement :
Robertus de Yvetot
tertiam partem militis.
Ajoutons, afin de démontrer de plus en plus que la version de Moréri
n’a qu’une valeur historique égale à celle de Gaguin, 1°qu’en 1313 les
chroniques mentionnent un Jean d’Yvetot, comme descendant d’un des
trente-six nouveaux chevaliers que Philippe-Auguste avait créés en
Normandie, 2° que dans les archives de la cour des comptes de Paris,
sont conservés plusieurs états des différentes revues de la noblesse
normande passées par le connétable du Guesclin, sous le règne de
Charles V, entre les années 1360 et 1366, et qu’on y trouve le nom de
Périnet d’Yvetot, sans aucune attribution de qualité ou de titre
particulier (2).
Mais, ce qui est hors de question, c’est qu’entre les années 1372 et
1392, sans qu’il soit possible de préciser davantage, un arrêt de la
cour de l’Échiquier de Normandie, cité notamment par de La Roque dans
son traité de la noblesse, donne à Jean d’Yvetot IV la qualification de
roi (3).
Roi, Royaume, sont des noms bien gros, sans doute, appliqués le
premier à un simple
maistre d’hostel de Charles V (car telle était la
fonction de Jean IV) ; et le second à un si mince territoire que la
seigneurie d’Yvetot. Néanmoins ce sont les noms qui conviennent.
Ce qui caractérisait en effet sous le régime féodal, la plénitude de
suzeraineté, ce qui constituait ce qu’on appelle parfois un
franc-fief, faute d’une dénomination plus exacte, c’était d’être le
siége d’une juridiction avec droit de hauts-jours où les causes
prenaient fin, c’était pour le suzerain, en cas de minorité, de ne
point tomber en la garde noble du roi, de n’être tenu envers lui ni à
service militaire, ni à foi et hommage, ni à payer aucun impôt de
quelque nature que ce fût ; en un mot de ne relever que de
Dieu et de
son épée.
Or si tels ont été, comme nous pensons pouvoir l’établir, les
privilèges attribués à la terre d’Yvetot au plus tard en 1392,
pourquoi, à partir au moins de cette époque, les seigneurs de l’ancien
petit fief normand n’auraient-ils pas eu le droit de prendre une
qualification royale ? ils avaient dans leur petit domaine tous les
attributs du pouvoir suprême, ils en cherchèrent le titre le plus
élevé, ce qui fut certainement très-drôle, à cause de l’exiguité
de
leurs États, mais ce qui néanmoins fut très-logique.
Au reste, le royaume d’Yvetot n’était pas le seul de son genre au
moyen-âge, et en y regardant de près, de très près sans doute, on
pourrait en citer un certain nombre de la même dimension territoriale,
notamment en Flandres, dans le Hainaut et dans le Brabant.
Or, comme souverain de ces petites principautés, Jean IV, premier roi
d’Yvetot, n’a jamais eu besoin d’une charte qui l’autorisât à prendre
la qualification qui lui est donnée par l’arrêt de l’Échiquier de
Normandie, si à son fief étaient attachés, vers la fin du
XIVe siècle, tous les droits régaliens qui étaient propres à
une terre royale.
Toute la question de la légitimité du titre transmis par Jean IV à ses
successeurs est là et ne saurait être ailleurs. A l’époque à laquelle
nous venons de faire allusion, sa terre avait-elle tous les droits
régaliens (droits royaux), sans exception, et dont l’efficacité était
sous le régime féodal d’opérer le plein affranchissement du fief ? Si
oui, il était roi, pouvait en prendre le titre et le transmettre.
Voyons donc de quelle nature étaient les
franchises et privilèges de
la terre d’Yvetot, et s’ils constituaient bien la plénitude des droits
régaliens.
IV
1° Très-antérieurement à l’année 1392, les Espagnols, après avoir
débarqué leurs marchandises à Harfleur, les dirigeaient sur Yvetot où
les marchands de France venaient faire leurs échanges comme sur une
terre neutre, ce qui, selon la remarque de M. Emmanuel Gaillard,
mettait la douane dans la main du seigneur de ce fief, et constituait
un droit régalien de premier ordre (4).
2° Les seigneurs d’Yvetot qui s’intitulaient
par la grâce de Dieu,
plus de douze ans avant l’arrêt de l’Échiquier de 1392, possédaient au
XIIe siècle un droit de bac ou de péage sur la Seine, en vertu duquel
ils prélevaient une taxe sur tous les voyageurs se rendant de
Pont-au-Dumer (Pontaudemer) à Caudebec, droit que l’un d’eux,
Richard, fils de Gaulthier, céda à l’abbaye de Saint-Wandrille en 1203,
moyennant 10 livres, avec réserve du libre passage pour le cédant et
les siens sans payer.
Excepto passagio sibi et hominibus ipsius, de
libero feodo de Yvetot (5).
3° La terre d’Yvetot, à l’époque de l’arrêt, était exempte de toutes
tailles et de tous subsides envers le roi de France, c’est ce qui
résulte de l’information faite le 7 février 1575, par les commissaires
délégués pour la vérification des abus et malversations commis aux
finances du roi en Normandie.
4° Les seigneurs d’Yvetot prélevaient sur leurs sujets le droit de
quatrième, comme faisaient les fermiers royaux en Normandie, droit
qui dans tout fief non pleinement affranchi, appartenait au roi seul
(6).
5° Ils étaient en possession d’octroyer grâce aux criminels et de
battre monnaie (7).
6° Ils avaient, et ont gardé jusqu’en 1553 la plénitude du pouvoir
judiciaire, c'est-à-dire une juridiction de hauts-jours où les causes
prenaient fin (8).
7. Leurs enfants mineurs ne tombaient point en la
garde noble du roi
(9).
8. Enfin ils ne devaient au roi aucun hommage ni service militaire (10).
Tels étaient les privilèges et franchises d’Yvetot. Incontestablement
ce sont bien là tous les droits appelés régaliens, apanages exclusifs
d’un véritable Royaume, c’est-à-dire d’une terre souveraine (11).
V
Ainsi que nous l’avons vu dans l’acte de cession de Richard à l’abbaye
de Saint-Wandrille, le fief d’Yvetot encore très-exigu en 1203, était
cependant qualifié de
franc-fief. Libero feodo de Yvetot. C’est qu’en
effet les privilèges d’un fief n’étaient point une conséquence
nécessaire de son importance territoriale.
Cependant, celui d’Yvetot prit quelques années plus tard des
accroissements considérables par l’adjonction successive de trois
paroisses, Saint-Clair-sur-les-Monts, Sainte-Marie-des-Champs, et
Escalles-Alix. Mais il paraît douteux que ces nouveaux territoires
participèrent, en s’y adjoignant, au caractère du fief originaire,
c’est-à-dire à ses franchises (12).
Quoiqu’il en soit, tant qu’il était resté petit, dit Emmanuel Gaillard,
personne ne songea à lui donner son nom, mais quand il eut enfin pris
assez d’importance pour permettre à un de ses seigneurs, Jean IV, de
prélever sur ses sujets 400 livres de droits de coutume, et 60 livres
pour minages, faut-il donc tant s’étonner que jouissant d’ailleurs de
toutes les prérogatives royales, l’ami particulier de Charles V ait
pris le titre de roi et qu’un arrêt souverain le lui ait donné en 1392,
c’est-à-dire à l’apogée de sa puissance ?
Remarquons d’ailleurs que cette qualification n’a commencé à être
discutée par les historiens que très postérieurement au XIVe siècle, et
que le principal argument de ceux qui en contestent la régularité,
consiste principalement en ceci, que personne n’a vu, que personne ne
relate ou ne peut même indiquer, la date de la charte qu’ils supposent
avoir été indispensable pour la transformation en royaume d’un fief
relevant directement de la couronne de France. – Nous pensons qu’il n’a
jamais été octroyé de charte autorisant cette transformation, et nous
en avons donné les raisons. Mais quand ces raisons sembleraient aussi
faibles qu’elles nous paraissent décisives, l’argument que nous
relevons n’en serait pas moins de peu de valeur, car une pièce que
personne n’a vue jusqu’ici peut néanmoins parfaitement exister.
Qu’importe au reste, dans ce système, cette charte introuvable ! le
fait n’est-il pas là d’une évidence irrécusable ? nous entendons
l’arrêt de la cour de l’Échiquier, qui consacre judiciairement,
souverainement, le titre de Roi qu’on a donné ou que s’est donné Jean
IV. Nier l’effet par cette seule considération qu’on ne peut remonter à
sa cause, n’est-ce pas d’ailleurs un procédé tellement illogique, qu’il
serait puérile de s’y arrêter davantage ?
Dans tous les cas, l’arrêt de la haute cour de Normandie n’est pas la
seule autorité que l’on puisse invoquer en faveur de la royauté de Jean
IV et de ses successeurs. Citons en outre :
1.
Un estat ou rolle de payement des gages et entretenements des cents
gentilshommes du roy Charles VIII, dans lequel, à la date du 1er
janvier 1491, on voit figurer Jean Baucher 1er,
roi d’Yvetot,
lieutenant des cents gentilshommes de l’hôtel du roi. Puis plus loin,
toujours :
2.
A messire Jehan Baucher, chevalier, roi d’Yvetot, lieutenant, la
somme de 400 livres pour les gages et entretenements durant la dite
année 1491, qui est au feur de 36 livres 6 sols 8 deniers par mois.
3. Les comptes des dons faits par Charles VIII pendant l’année 1493,
comptes rendus par Jehan Lallemand, receveur général des finances en
Normandie, mentionnant encore Jehan Baucher, chevalier,
roi d’Yvetot.
4. Un titre provenant des archives de l’archevêché de Rouen, portant
que,
Jehan Baucher, chevalier, roi d’Yvetot, a présenté un prêtre
pour la cure et bénéfice d’Escalles-Alix.
5. Un rôle de 1525 pour la vicomté de Caudebec, dans lequel le titre de
Roi est attribué au seigneur d’Yvetot.
6. Enfin et pour abréger, des lettres patentes de François Ier, à la
date du 13 août 1543, lesquelles donnent le titre de
Reine à la dame
d’Yvetot.
Laissons donc Mornave appeler Yvetot le
faux royaume, et puisque les
rois de France l’ont reconnu pour
vrai, ne nous montrons pas plus
pointilleux qu’ils ne se sont montrés eux-mêmes envers Jean IV et ses
successeurs.
VI
Ce qui affirme d’ailleurs surabondamment la petite royauté yvetotaise,
ce sont les orages judiciaires, les procès sans fin dont elle a été
constamment assaillie par les officiers de la grande royauté française.
En effet, cette guerre sans paix ni trève, qui fit couler des flots
d’encre, commençant avec la modeste monarchie et finissant avec elle,
la met tellement en relief, que sa véritable physionomie historique,
éclairée par le jour le plus favorable, s’impose à l’examen sans
laisser la moindre place aux fantaisies de la légende.
Ainsi, à peine Jean IV lui-même était-il en possession du trône, que
Charles VI fut obligé de lui venir en aide, en faisant défense à ses
gens de justice de l’inquiéter dans la jouissance de ses droits royaux
(1401).
« En 1428, dit Jean Ruault,
Preuves du royaume d’Yvetot, les Anglais
étant encore en possession de la Normandie, Jean Holland ayant
contredit aux droits du roi d’Yvetot, il s’éleva un procès que trancha
le lieutenant du roi pour le pays de Caux. Après informations de la
cause, notamment après examen des pièces originales ou copies
authentiques qui furent produites par le dit roi d’Yvetot, il
s’ensuivit jugement contradictoire à l’avantage du dit seigneur roi
d’Yvetot, conformément à ses titres et possessions.
Plus tard, Louis XI, par lettres patentes de 1461, confirme
l’indépendance du roi d’Yvetot et tous ses privilèges, lui accordant
de jouir doresnavant de toutes et chacunes des franchises, libertés,
droitures, prérogatives et prééminences dont il apparaissait que les
précédents seigneurs d’Yvetot jouissaient au tems auparavant la
descente des Anglais à Touques.
Ce terrible démolisseur des grands fiefs, jugeait avec raison
d’ailleurs que les rois d’Yvetot étaient de trop petite taille pour lui
porter ombrage. Aussi ne sommes-nous point surpris que se trouvant un
jour sur le territoire du modeste royaume, il ait dit plaisamment aux
seigneurs qui l’accompagnaient :
Messieurs, il n’y a plus de roi en
France.
Cependant, ses officiers de finance en Normandie, croyant sans doute
lui faire la cour, sans tenir compte des précédents, tracassèrent de
nouveau le roi d’Yvetot par leurs réclamations fiscales. De là
remontrance de ce dernier au roi de France, plaintes, négociations,
enquête devant le bailli royal de Caudebec, informations dans
lesquelles sont entendus trente-sept témoins, enfin nouvelles lettres
patentes de Louis XI, du mois d’octobre 1464, portant : « qu’après
l’information faite sur les ordres du roi, des privilèges d’Yvetot,
cette terre a été vulgairement appelée royaume, qu’elle a été en tout
temps exempte de tous droits envers le roi de France, que les
seigneurs, princes d’Yvetot, ont justice haute, moyenne et basse, et
haut-jours où les matières prennent fin, sans ressortir ailleurs.
Qu’ils ont foires et marchés, qu’ils sont exempts de foi et hommage,
que leurs hommes et sujets sont aussi francs et exempts d’impositions,
quatrième, gabelle, sel, emprunts, tailles, fouages et autres
subventions quelconques mises et à mettre. »
Au mois de décembre 1548, à l’occasion des nouvelles prétentions du
bailli de Caux, François Ier maintient
les rois d’Yvetot
dans la possession de leurs droits et franchises.
Le 20 décembre 1553, Henri II ordonne que les seigneurs d’Yvetot,
continueront de jouir de tous leurs avantages,
sans en rien excepter,
si ce n’est la souveraineté du dernier ressort.
Le 4 mars 1557, il enjoint aux élus de Caudebec de ne point comprendre
les habitants d’Yvetot
dans l’imposition pour la subsistance de la
gendarmerie, déclarant qu’il les maintient dans leurs prérogatives.
En 1600, Henri IV déclare qu’il n’avait pas entendu comprendre Yvetot
dans la révocation des privilèges contenus dans l’édit de 1589.
En 1676, 12 décembre, arrêt du conseil, maintenant et gardant le sieur
Chauvigné dans la cure d’Yvetot comme ayant été nommé par le tuteur des
demoiselles mineures
princesses d’Yvetot, contre le sieur Voultier,
qui avait été nommé
par le roi à la même cure.
En juin 1687, arrêt du conseil, en faveur des demoiselles
princesses
d’Yvetot, mineures, représentées par le maréchal d’Humières, leur
tuteur.
A partir de cette époque jusque vers la fin du règne de Louis XV, la
question des privilèges de la terre d’Yvetot, laquelle cesse d’être un
véritable royaume depuis que ses princes ont été dépouillés de la
souveraineté du dernier ressort, donne lieu presque périodiquement à
une série interminable de procès, dont la longue nomenclature serait
fastidieuse. Dans tous ces procès, à une seule exception près, le
conseil d’état statue d’une manière favorable aux princes successeurs
de Jean IV.
Nous disons à une seule exception près, parce que, en effet, une seule
fois, le 30 août 1723, le conseil du roi méconnut les droits de ces
princes. C’était sous la dynastie d’Albon. Mais Camille II, qui régnait
alors, le fit annuler par un autre arrêt du 19 juin 1725, suivant la
teneur de ce dernier : «
S. M. faisant droit sur la requête présentée
par Camille d’Albon, prince d’Yvetot, a maintenu et gardé, maintient et
garde le dit prince et les habitants de la principauté d’Yvetot, dans
tous les privilèges et exemptions dont ils ont bien et duement joui
jusqu’à présent, et ordonne que les commis établis dans Yvetot par
l’arrêt de 1723, seront retirés, sauf au fermier à les établir hors de
la dite principauté. » (13).
Certes, en présence de ces perpétuels conflits, pendant cette guerre
judiciaire de plusieurs siècles, les droits de la terre d’Yvetot nous
semblent avoir été mis en une si complète évidence, que jusqu’à Henri
II où sa justice ne releva point de la justice de la couronne de
France, le titre de Roi ne peut être refusé à ses princes, sans manquer
à la vérité historique (14).
DEUXIÈME PARTIE
___
LES ROIS
___
I
Dans les pages qui précèdent, en traitant du royaume, nous avons été
tout naturellement conduits à parler, au moins épisodiquement, de
quelques-uns de ses rois.
Maintenant, c’est exclusivement à ceux-ci que nous allons consacrer la
seconde partie de notre modeste excursion à travers le passé.
Certes, nous aurions la meilleure volonté de faire une large part
historique à ces monarques oubliés, de raconter, même par le menu, tous
leurs faits et gestes, très-scrupuleusement et sans rien omettre.
Malheureusement ici le fonds est ingrat, car il nous faut bien
reconnaître que les rois d’Yvetot ont laissé très-peu de traces de leur
passage.
Pour ne rien dissimuler, il faut même convenir que si plusieurs
d’entr’eux n’avaient cumulé avec leur royauté, des fonctions
domestiques ou militaires à la cour des rois de France ; si presque
tous n’avaient soutenu des luttes judiciaires acharnées contre les
officiers de robe et de finances de ces souverains, nous serions fort
empêchés d’en dire quoique ce soit.
Mais grâce surtout à ces luttes de plusieurs siècles, nous pouvons au
moins les désigner par leur nom, les classer par dynasties, enfin les
faire défiler sous les yeux du lecteur à tour de rôle et sans nous
exposer à commettre de regrettables confusions.
II
Comme nous l’avons vu déjà, le premier seigneur d’Yvetot qui prit le
titre de roi, titre que lui reconnaît l’arrêt de la cour de
l’Échiquier, de l’année 1392, fut Jean IV.
Ce chiffre IV ainsi placé à la suite de son nom, ne prouve rien autre
chose, sinon qu’avant de ceindre la couronne royale, il était le
quatrième seigneur d’Yvetot appelé Jean.
Ami du roi de France, attaché à sa maison, peut-être est-ce à son
amitié qu’il dut de voir accorder à son fief les dernières immunités
qui lui valurent sa transformation en royaume. Nous avons eu en effet
occasion de le remarquer précédemment, les seigneurs d’Yvetot dont la
terre relevait directement du roi, étaient très-bien vus à la Cour, où
plusieurs avaient des emplois. Parvenus eux-mêmes à la royauté ils n’en
paraissent pas plus fiers pour cela et continuent, presque tous du
moins, à servir leur puissants protecteurs et frères, comme
chambellans, maîtres-d’hotel ou officiers dans leur garde particulière.
Tel fit Jean IV avant de monter sur le trône, tel fit-il après qu’il y
fut monté.
Martin Ier, son successeur, si on en juge par une médaille conservée
dans l’ancien chartrier d’Yvetot, ne négligeait pas la mise en scène.
Ainsi, cette médaille le représente assis sur un trône, sorte de siège
à quatre pieds sans dossier, la tête ceinte d’une couronne, mais sans
branches ni fleurons ; vêtu d’une cotte d’armes serrée à la ceinture,
les cheveux longs, façon mérovingienne, et donnant fraternellement
l’accolade à un de ses sujets du nom de Bobé.
Bobé était-il son intendant, son argentier, son ministre général,
avait-il quelque dignité à la cour, quelque office dans l’état ? C’est
ce qu’il nous a été impossible de découvrir.
Quoiqu’il en soit, c’était évidemment un personnage. Voici au surplus
ce qu’on lit autour de la médaille :
Maist, Yvetoti Bobé E. Se Set.
Eg., et sur le revers :
Sic nomen Domini benedictum, 1414.
Martin Ier battait monnaie. Seulement, s’il faut en croire la
tradition, c’était au moyen d’un morceau de cuir taillé portant pour
empreinte une tête de clou au milieu. Malheureusement, cette monnaie
fidéjussaire n’aurait eu cours que dans ses états, de sorte qu’ayant
fait des folies, il se trouva dans la nécessité de vendre son royaume.
Ce dernier fait est au moins certain, Martin Ier, second roi de la
première dynastie, vendit son royaume.
L’acquéreur fut Pierre de Vilaines, dit le Bègue, chambellan de Charles
VI, qui l’autorisa.
Pierre de Vilaines, sans cesser d’être chambellan du roi de France, fut
proclamé roi d’Yvetot en vertu de son contrat de vente, et prit le nom
de Pierre Ier.
Pierre Ier, dit le Bègue, ne fit que passer sur le trône, étant mort
bravement à la bataille d’Azincourt, quelques mois après son avénement.
Pierre II, son fils, lui succéda sans encombre, et mourut pendant
l’occupation anglaise, après avoir vu brûler sa capitale.
Quelque temps après, Guillaume Chenu, héritier collatéral de la maison
de Vilaines, monta sur le trône et fut proclamé sous le nom de
Guillaume Ier.
Il régna d’abord paisiblement, mais après la mort de Charles VII, les
gens du roi, c’était alors Louis XI, lui suscitèrent toutes ces
tracasseries judiciaires dont nous avons parlé, et qui aboutirent aux
lettres patentes de 1441.
Guillaume Ier, voyant son autorité affermie, et prenant en
considération les plaintes de ses sujets, qui manquaient absolument
d’eau potable, fit creuser un puits dans la cour de son château, puits
qui existe encore aujourd’hui et porte la dénomination historique de
Puits du Château (15).
Le percement de ce puits fut un des grands événements du règne de
Guillaume Ier. Aussi, pour en perpétuer le souvenir, fit-il frapper une
médaille représentant le bien-heureux puits, avec seau, corde,
manivelle, et portant au revers ces mots :
Haurite aquas. C. V. Gaudio de Puteo.
Guillaume Chenu laissa deux enfants, dont l’aîné, Jacques, lui succéda,
le second avait nom Perrot.
Tout ce que nous savons de Jacques Ier, c’est qu’il se maria et eut une
fille.
Que fit-il ensuite ? comme dirait le Ragois dans sa fameuse
Histoire
de France, en forme de questionnaire.
Ce qu’il fit, nous n’en savons rien. Répondons donc avec le même aplomb
que ce grand historien :
Il mourut.
III
Après Jacques Ier, vient Jean Baucher Ier.
Comment
messire Jehan Baucher, chevalier, conseiller et chambellan du
roy, n’étant point de la famille royale d’Yvetot, hérita-t-il du trône
de Jacques Ier.
Rien de plus simple. Jacques, n’ayant qu’une fille, la lui donna en
mariage en 1484, et passa presque aussitôt
de vie à décès. Alors le
beau-père mort, le gendre lui succéda, comme étant aux droits de sa
femme, à laquelle son sexe ne permettait pas de monter sur le trône. A
la vérité, transmettre des droits que l’on a pas, cela ne se conçoit
guères, mais enfin cette entorse à la loi salique ne souleva aucune
tempête, et Baucher fut proclamé roi d’Yvetot. – roi, entendez-vous, et
non point mari de la reine.
Quelques érudits affirment et nous n’apercevons aucune raison de les
contredire, que précédemment à son mariage avec
Madame princesse
royale d’Yvetot, le royaume lui avait été
engagé par le roi Jacques,
soit à titre viager, soit avec faculté de rachat. Mais ce qui n’est pas
douteux, c’est que dans le contrat réglant les conventions
matrimoniales des futurs époux, il avait été stipulé que dans le cas où
il ne survivrait aucun rejeton de l’alliance projetée, tous les droits
des héritiers collatéraux de la maison Chenu au trône, leur étaient
réservés (16).
Ainsi, Jacques Ier, mort, Baucher lui succède en 1485. Son avénement
est à ce point un fait accompli, que le 14 juillet de cette année, deux
tabellions de Rouen, J. Votier et J. Godefroy, lui donnent dans un acte
authentique la qualification de roi.
« Thomas de Congny, escuyer, seigneur de Lorray, est-il dit dans cet
acte, vend et transporte à messire Jehan Baucher, chevalier, roi
d’Yvetot, seigneur de la Forest, un fief de haubert, etc.
En qualité de roi d’Yvetot, Baucher Ier n’eut aucune guerre à soutenir
[page 70], et en cela tous les rois d’Yvetot se ressemblent. Mais,
comme lieutenant des cent gentilshommes du roi de France, il prit
noblement part à plusieurs engagements militaires, notamment en
Bretagne, à la bataille de Saint-André-du-Cormier, puis au siége de
Dinan.
C’est là ce qui explique comment dans le
Rolle de la Monstre et revue
faicte en cette place qui c’était rendue par composition, nous voyons
figurer,
30 hommes d’armes et 80 archés du nombre des 40 lances
fournies de l’ordonnance du roi notre Sire estant sous la charge et
conduicte de Messire Jéhan Baucher, chevalier, roy d’Yvetot. Sa
personne en ce comprise (17).
« A Dinan, dit d’Argentré, et parce que cette place estait fort
importante, fut laissé pour chef le sieur de Beaumont de Polignac, et
avec luy, le roi d’Yvetot. »
IV
Ce fut de Dinan, que Baucher Ier écrivit à la fille de Louis XI. Anne
de Beaujeu, alors régente de France, la curieuse lettre suivante :
« A MADAME,
Madame, j’envoye ce pourteur en court, devers le roy mon seigneur, et
vous prie vous remonstrer les afayres de mon royaume, auquel si vous ne
mettez la main, par ma foy ils sont bien au bas.
Madame, je vous avertis que si vous recommandez à Notre-Dame de
Haultefaye, en Agenès, que, au plaisir de Dieu et de Notre-Dame, vous
serez bientost grosse, car toutes les faimes qu’ils s’y recommandent ne
faulsant point, ainsi que l’on m’a dit.
Madame, je vous suplie m’avoir à vous pour recommandé comme loyal
serviteur.
Madame, je pris à Dieu et à Notre-Dame de Haultefaye que vous doint
très-bonne vie et longue.
Escript à Dinan le XVe jour de janvier 1490.
Votre très-humble et obéissant serviteur,
LE ROI D’YVETOT (18). »
Par suite de quelles circonstances les
afayres du royaume d’Yvetot
étaient-elles
bien au bas en 1490 ? probablement par suite des
entreprises de quelques seigneurs voisins qui avaient mis à
profit
l’absence du roi. Rien de plus vraisemblable en effet que la reine
auquel le prince avait confié la régence, pendant qu’il guerroyait en
Bretagne pour le compte de Charles VIII, se soit trouvée impuissante à
protéger ses états. Cependant s’il en fut ainsi et on n’en saurait
douter d’après la lettre que nous venons de reproduire, si la fille de
Jacques Ier faiblit dans son administration, ce ne fut certes pas faute
des recommandations de son royal époux. A peu près dans le temps qu’il
écrit de Dinan à la régente de France, il ne manque pas en effet
d’écrire à la régente d’Yvetot. Mais laissons ici la parole au
Nouvelliste de Rouen du 6 septembre 1859.
« Un rapport fait dans une des dernières séances du Conseil général,
mentionne sur les indications fournies par M. de Beaurepaire,
archiviste, d’intéressantes découvertes concernant notre histoire
locale. Des pièces curieuses avaient été exhumées, et on citait
particulièrement une lettre adressée par un roi d’Yvetot à sa femme, à
laquelle il avait laissé le soin d’administrer son domaine pendant un
voyage qu’il avait dû faire à Dinan (19).
Ce roi d’Yvetot avait nom Baucher.
Cette lettre, qui renferme à côté de recommandations importantes
concernant les affaires de l’état, les finances, etc. Certains détails
d’intimité bourgeoise très-originale, et ce roi d’Yvetot qui s’enquiert
avec autant de sollicitude du bonheur de ses sujets que de l’état de
santé de la reine, alors dans une situation intéressante, représente
assez le souverain débonnaire de la légende. »
V
Cependant le cas prévu par le contrat de mariage de ce prince, s’étant
réalisé, c’est-à-dire la reine sa femme étant morte sans laisser
d’enfants survivants de son union, la couronne d’Yvetot fit retour aux
Chenu de la branche collatérale en la personne de Perrot-Chenu, frère
de Jacques Ier.
Néanmoins Jean Baucher continua à porter, mais à titre purement
honoraire, la qualification de roi jusqu’à sa mort qui eut lieu en
1500. «
Au dit an, disent les chroniques de Monstrelet,
le jour S.
Anne, XXIJe jour de iuillet trépassa à Lyon le roi d’Yvetot, et fust
enterré à S. Croix, près S. Ien de Lyon. »
VI
Les découvertes de M. de Beaurepaire concernant Perrot-Chenu ou plus
exactement Pierre Ier ne sont pas moins intéressantes que celles qui
ont trait à Baucher Ier.
« Il s’agit, dit toujours le
Nouvelliste de Rouen, du contrat de
mariage du Dauphin d’Yvetot, passé devant Robert Ygou et Jacques Houel,
tabellions à Rouen, le 26 novembre 1498, entre Jehan Chenu, fils aîné
et présomptif héritier de noble et puissant seigneur Perrot-Chenu, roi
d’Yvetot, seigneur de Saint-Clair sur-les-Monts et autres lieux, et
Marion Courault, fille de noble homme Robert Courault et Isabeau sa
femme, seigneur de Saint-Aubin.
Voici les termes de la dotation constituée par les père et mère des
deux nobles conjoints :
Attendu, y est-il dit, qu’ils sont enfants de bas âge, pour
les aider à vivre, le dit sieur Chenu et ledit sieur Courault
consentent et promettent payer et faire délivrer pour chacun an à son
dit fils et à sa dite fille, la somme de 200 liv. tournois, et en outre
leur quérir leur bois, maison, feu lit et coucher leurs enfants et
serviteurs, ainsi qu’il leur appartiendra selon leur estat, et si a
promis et promet icelui Perrot-Chenu vestir et atrousteler Jean Chenu
et ladite Marion Courault, de robes, habillements, bagues et joyaux
d’or et d’argent. Et s’il était ainsi que ledit Chenu allase de vie à
trépas au devant dudit sieur Perrot son père, icelui Perrot consent et
accorde que ladite Marion Courault ait pour son douaire la somme de 200
liv. tournois.
L’alliance est double entre les deux familles. Ainsi par le même
contrat, la soeur du Dauphin d’Yvetot, demoiselle Peronne Chenu, fille
aînée du roi, épouse Jéhan Courrault, fils aîné, héritier présomptif de
Robert Courrault.
La jeune princesse apporte en dot, la terre et seigneurie
d’Escalles-Alix avec toutes ses appartenances et la somme de 4,000
escus d’or, qui est également constituée en dot à la Dauphine Marion
Courrault, avec le manoir et terres labourables de Marinasse
assis à
Quincampoix.
Le contrat porte cette clause que, dans le cas ou le jeune prince
d’Yvetot, parvenu à l’âge de quatorze ans, refuserait de ratifier ces
épousailles, le roy aurait à payer, 2,000 escus d’or à Mademoiselle
Marion pour le dédommagement et entretenement d’icelle. »
Afin de justifier que le titre de Dauphin qu’il donne au prince
héritier d’Yvetot, est d’une parfaite exactitude, l’auteur ajoute :
« Les rois de France avaient fort bien conféré aux souverains du pays
de Caux, le droit exclusif de porter les armes du Dauphiné, et on
raconte à ce sujet l’anecdote suivante qui trouve ici naturellement sa
place.
Le grand Dauphin de France, sous Louis XIV passait un jour sur le Pont
Neuf, et il y remarqua un carosse ainsi que le sien aux armes du
Dauphiné. Surpris, il s’arrête et envoye demander au comte d’Albon
(alors roi d’Yvetot), à qui appartenait la voiture, de quel droit, il
portait ses armes. Dites à Monseigneur, répondit le comte, que je ne
porte point ses armes, mais que c’est lui qui porte les miennes. »
VII
Le fiancé de Marion Courault parvenu à l’âge de quatorze ans,
ratifia
ses fiancailles et loin de passer de
vie à trépas avant le roy son
père, Perrot Ier, il lui survécut et lui succéda sous le nom de Jean V.
Avec lui finit la dynastie mâle des Chenu, car il ne laissa qu’une
fille.
A la rigueur, comme il était de principe
en Yvetot comme en France
que le sceptre ne tombait point en quenouille, Mademoiselle Isabeau,
ainsi se nommait la princesse royale, ne pouvait pas plus hériter du
trône quelle ne pouvait l’apporter en dot à son mari. Mais l’acroc que
son grand oncle Jacques Ier avait donné à la loi salique, en faisant
Jean Baucher son héritier, parce qu’il avait épousé sa fille, et cela
au mépris du droit de Perrot-Chenu son frère, était pour Isabeau un
trop encourageant exemple pour ne pas être imité. Aussi se hâta-t-elle
de choisir un époux à qui elle apporta la couronne paternelle qu’elle
ne pouvait placer sur sa propre tête. Cet époux fut Martin Dubellay,
ambassadeur de François Ier et gouverneur de Normandie.
VIII
A cette époque, comme on le voit, les alliances avec les princesses de
la maison royale d’Yvetot étaient déjà recherchées par de grands
personnages.
Dubellay devenu roi prit le nom de Martin II.
Sous son règne, les entreprises juridiques sur les droits de la
couronne d’Yvetot recommencèrent mieux que jamais.
Il y résista de toutes ses forces, mais avec moins de bonheur que ses
devanciers, quoiqu’il fit plus grande figure qu’eux à la Cour de France.
Le Parlement de Normandie voyait d’ailleurs depuis longtemps d’un oeil
jaloux, les rois d’Yvetot jouir du privilège du dernier ressort, et
après maintes tentatives vaines, pour les en dépouiller, il finit par
obtenir de Henri II en 1555, des lettres de Jussion qui leur enlevèrent
cette royale immunité.
De ce moment, Yvetot n’est plus un royaume, puisque sans le droit de
justice souveraine, il ne saurait y avoir de véritable royauté.
A la vérité, le successeur de Martin II, se trouvant au couronnement de
la reine Marie de Médicis, en vertu de sa charge à la Cour de Henri IV,
et celui-ci s’étant aperçu qu’aucune place ne lui avait été réservée,
dit bien en le présentant lui-même : « Je veux que l’on donne une place
honorable à mon petit roi d’Yvetot, selon la qualité et le rang qu’il
doit tenir. » Mais cette qualification de roi attribuée à Martin III,
n’était dans ce cas de la part du gai et spirituel monarque, qu’une
simple et courtoise plaisanterie. La royauté Yvetotaise était, en
effet, véritablement morte en 1555, le jour ou Henri II avait confirmé
l’arrêt par lequel le Parlement de Normandie s’était attribué le droit
de connaître en appel des sentences de sa justice.
Aussi depuis cette époque jusqu’en 1789, les seigneurs d’Yvetot
prennent simplement la qualité de
prince dans les actes publics ou
privés, encore bien que par habitude on continue à leur donner celle de
roi.
IX
La dynastie des Dubellay se maintînt à Yvetot jusque vers le milieu du
XVIIe siècle.
Un prince de cette famille Joachim Ier, qui protégeait efficacement
Maître François Rabelais, y recevait souvent la visite de ce penseur de
génie qui donna à la philosophie un si singulier accoutrement qu’on a
souvent peine à la reconnaître ainsi déguisée.
En 1660, par suite d’alliances, l’ancien royaume redevenu seigneurie,
passa dans la maison Crevant d’Albon.
En 1711, un d’Albon,
prince d’Yvetot, comme il s’intitule, revendique
avec opiniâtreté devant le Conseil du roi, les anciens privilèges de sa
seigneurie, prétendant que c’était à tort qu’elle avait été imposée à
l’impôt du
Dixième denier (20).
Mais depuis longtemps les
franchises de la terre d’Yvetot n’étaient
plus respectées, le sceptre de Jean IV avait été, à la fin, mis en
pièces par les gens de loi du roi de France et le prince perdit son
procès. Il fut jugé que :
le royaume de France servant de barrière à
la principauté d’Yvetot, celle-ci devait contribuer au prorata de ses
facultés pour la défense de la frontière, puisque les ennemis de la
couronne de France ne respecteraient pas ladite principauté d’Yvetot,
s’ils venaient à pénétrer dans le pays de Caux.
X
Le dernier prince d’Yvetot fut Camille III d’Albon. Il était né à Lyon
en 1753, et passa sa vie à voyager et à écrire. Ses productions
littéraires sont innombrables. Il entretenait des relations avec les
encyclopédistes et Voltaire lui écrivit plusieurs lettres.
Camille III dota sa principauté d’une église et d’une halle.
Sur le fronton de l’église, il fit graver :
Deo viventi Camillius III.
Et sur la façade principale de la halle :
Gentium comodo
Camillius III.
Ces deux inscriptions sont encore parfaitement lisibles.
Camille III d’Albon, mourut en 1789, c’est-à-dire dans l’année même où
disparurent les derniers privilèges de l’ancien royaume d’Yvetot. Mais
si la principauté n’existe plus, la famille du dernier prince n’est
point éteinte ; il a laissé au moins des héritiers de son nom qui
appartient de droit à ce petit groupe de noms historiques, patrimoine
d’honneur de la grande noblesse française.
NOTES :
(1) Au nombre de ceux-ci, nous citerons M. A. Canel. Seulement, en ne
se bornant pas à repousser la légende du général des Mathurins, et en
soutenant que même après 1392 Yvetot n’a jamais porté le titre de
royaume, il nous semble aller contre l’évidence des faits qu’il
constate lui-même, avec tant d’autorité.
(2) Les comptes de Jean Luissier font mention d’une somme de 30 fr.
payée à Périnet d’Yvetot pour
bons et agréables services. Il
s’agissait de services rendus à Charles V, qui paraissait aimer
beaucoup ce seigneur.
(3) Ce Jean IV, successeur de Périnet, fut comme lui et plus encore,
dans les bonnes grâces de Charles V.
Ainsi les comptes de Jean Luissier relèvent :
1° Pour une haquenée que le roy a acheptée et a donnée à Jehan
d’Yvetot son maistre d’hostel, qu’il a envoyé ès-parties d’Avignon, en
la compagnie du comte d’Estampes, VI-XX fr.
2° A messire Jehan d’Yvetot, chevalier maistre d’hostel, pour
une croix d’or que le roy a donnée à la chapelle d’Yvetot, et pour
autres choses, au profit dudit chevalier, 160 fr.
3° A messire Jehan d’Yvetot, chevalier maistre d’hostel du
roy, pour ses bons et agréables services, 160 fr., et pour deux
chandeliers qu’il a donnés à l’église collégiale faite et fondée à
Yvetot par ledit seigneur, en l’honneur de Saint-Jean-Baptiste, 40 fr.
4° Par mandement à Paris le 9 mars 1368, 200 fr.
5° Au roy, 12 fr. qu’il a donnés à messire Jehan d’Yvetot,
pour faire le service de son fils.
6° Au roy, 200 fr. qu’il a donnés à Jehan, sire d’Yvetot,
pour l’aider à payer une maison acheptée par lui à Paris, par mandement
du Ier mars 1371.
Toutes ces mentions étant antérieures à l’époque où, selon toute
évidence, Jehan IV fut qualifié de
roi d’Yvetot, il n’y a, par
conséquent, rien à conclure de ce que Jean Luissier ne lui donne jamais
d’autre titre que celui de
messire ou de
seigneur.
(4) Dom Duplessis. -
Enquête faite au XVe siècle.
(5) Dix livres étaient alors une somme importante, puisqu’elle
représentait la centième partie des 1,000 livres que valait un comté en
Angleterre.
(6) Ce point est établi par une foule d’arrêts et attesté par tous les
érudits qui ont traité la question du royaume d’Yvetot.
(7) Chopin.
De regalis juris, tom. Ier.
(8) Lettres patentes de Louis XI, de 1461 à 1464.
(9) Arrêts du Conseil d’État, 1676 et 1684.
(10) Lettres patentes de Louis XI. – Rôle de la vicomté de Caudebec,
1506.
(11) M. Canel prétend néanmoins que les franchises d’Yvetot n’étaient
nullement différentes de celles de plusieurs autres villes normandes,
ou de quelques villes normandes, car nous n’avons plus son texte sous
les yeux.
Il y a, ce semble, de la part de notre savant ami, parti pris de ne pas
reconnaître le royaume et les rois d’Yvetot, car il nous paraît
impossible de citer une seule ville normande qui ait jamais possédé
seulement la moitié des priviléges de la petite cité royale de Jean IV.
(12) « Autrefois, dit l’abbé Expilly au tome III, page 129 de son
précieux
Dictionnaire historique de la France et des Gaules, tous les
fiefs étaient appelés
francs-fiefs, à cause de la franchise et des
prérogatives qui y étaient attachés, et dont jouissaient ceux qui les
possédaient. »
S’il en était ainsi, ce que nous ne croyons pas, cette dénomination
était essentiellement vicieuse. Avant l’établissement du régime féodal,
toutes les terres étaient libres. Quand ce régime, dont l’origine
remonte aux coutumes germaniques, après s’être développé au sein de
l’anarchie sociale qui suivit l’invasion des barbares dans la
Gaule-Romaine, fut définitivement établi, c’est-à-dire au Xe siècle,
les territoires qui échappèrent pour un temps à son action coërcitive,
reçurent le nom d’
Aleux ou de
francs-Aleux, ce qui signifiait
terres libres. Mais la dénomination de
franc-fief ne fut établie
plus tard que pour désigner une terre d’abord soumise à la hiérarchie
féodale qui, par une circonstance ou par une autre, se trouvait
affranchie du service militaire. L’affranchissement était-il complet,
car très-exceptionnel, et qui est celui où se trouve le fief d’Yvetot
au XIVe siècle ; alors le fief par cela seul qu’il devenait
complètement libre ou
franc, perdait son caractère primitif, et son
détenteur prenait à sa guise le titre de prince ou de roi, sans que nul
puisse y trouver à redire, puisqu’il cessait de relever de qui que ce
soit.
Sans doute, il est incontestable, comme le remarque un très-judicieux
historien moderne, qu’il y eut toujours, dans la hiérarchie féodale,
une multitude d’exceptions et d’incohérences ; mais, encore une fois,
il est tout à fait contraire à l’essence même du principe de la
féodalité, qui n’était qu’une organisation hiérarchique des
territoires, qu’à l’origine tous les fiefs fussent
francs, et par
conséquent, il est peu probable qu’ils aient jamais été ainsi dénommés.
(13) Les titres de la requête en révision de l’arrêt du 30 août 1723
avaient été déposés par Camille II à l’intendance de la généralité de
Rouen, où il en fut dressé procès-verbal descriptif. La minute resta au
bureau de l’intendance, tandis qu’une grosse en fut adressée au bureau
du conseiller d’État, Gaumont alors intendant général des finances.
(14) En supposant qu’il y ait eu des francs-aleux nobles, toujours
est-il qu’on n’a jamais vu de justice allodiale, tandis qu’Yvetot a
possédé jusqu’en 1553 une justice de dernier ressort,
ce qui est un
des caractères principaux les plus significatifs du pouvoir souverain,
selon tous les anciens feudistes.
(15) Si le puits est resté, le château a disparu. Les vandales modernes
ne veulent rien laisser debout des choses du passé.
(16) Parmi ceux de nos confrères de l’Académie de Rouen qui ont bien
voulu apporter à cette partie de notre modeste étude historique, le
contingent de leurs recherches personnelles, nous sommes heureux de
payer ici un tribut particulier de gratitude à M. Frère, conservateur
de la magnifique bibliothèque de cette ville.
(17) Archives de l’ancienne Cour des Comptes de Paris.
(18) Nous empruntons cette précieuse lettre, ainsi qu’une grande partie
de ce qui concerne Jean Baucher, à une brochure publiée à Rouen en
1859, par M. Auguste Guilmeth.
(19) Nous venons de voir en quelles circonstances Baucher Ier avait
fait un
voyage à Dinan.
(20) Impôt pour la défense de la frontière, ce que nous appelons
aujourd’hui le
dixième de guerre.