LANGLOIS,
Eustache-Hyacinthe (1777-1837) : La
Feste aux Normands.- Rouen : Chez Nicetas Periaux, 1833.- 14 p.
-[2] f. de pl. ; 21 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (29.I.2016) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm 1502). La Feste aux Normands par E.-H. LANGLOIS, DU PONT-DE-L’ARCHE ~ * ~
Par une nuit froide et brumeuse d’octobre, an de la nativité de Christ 1071, les pêcheurs de la Seine s’ébahissaient de voir, plus tard que de coutume, les fenêtres de la maîtresse tour du château ducal de la cité de Rouen, dont la rivière baignait le pied des murs, encore resplendissantes d’une vive lumière. Dans la chambre d’honneur de ce môle colossal, une lampe de fer doré, suspendue à la clef de voûte, et descendant à huit pieds de terre, illuminait de ses douze becs les murs circulaires, revêtus de nattes de paille, sur lesquelles brochaient de nombreux bouquets de fleurs nouvellement cueillies ; leur faible et doux parfum d’automne se mêlait à la fraîche odeur de l’épaisse jonchée de fougère et de fins glaïeuls, qui couvrait le plancher. Assise près d’une table chargée de quelques corbeilles remplies de pelottes de laine de couleurs variées, une noble Dame, jeune et belle encore, aux formes un peu nourries, comme celles que devait peindre un jour maître Pierre-Paul Rubens, son compatriote, et dont les traits étaient empreints de douceur et de majesté, brodait, aidée de cinq jolies damoiselles, de longues bandes de toile de lin ; leurs doigts délicats y traçaient quelques figures nouvelles, à la disposition desquelles présidait un abbé bénédictin. Le regard en l’air, une main sur le front, le religieux semblait consulter ses souvenirs, puis rompait le silence, ne parlant qu’à demi-voix, comme s’il eût craint de troubler le repos de quelqu’un. Un homme robuste et replet, d’un peu plus de quarante ans, sommeillait en effet, sur un banc à dossier garni de coussins de cuir doré, devant l’immense cheminée où brûlaient, en pétillant, d’énormes tronçons de chêne et de pommier ; à ses pieds, quatre grands et beaux lévriers, blancs comme neige, s’alongeaient nonchalamment, étendus devant l’âtre lumineux. Ces élégantes et nobles créatures se ressemblaient tellement, qu’on ne les distinguait qu’à leurs noms : Vaillant, Cacquerai, Brossard et Bongars, gravés sur leurs larges colliers d’argent (1). Leur maître, enveloppé d’une ample robe doublée de précieuses fourrures, la tête inclinée sur son athlétique poitrine, faisait, par momens, retentir la voûte sonore de ronflemens vigoureux, qui tenaient quelque peu des rugissemens du lion. Au milieu de cette scène paisible, on n’entendait encore que le craquement du feu, le murmure de la Seine, la voix lointaine du passager du bac, chantant : Diex aïe li dus Willaume
Guerroyant li Englez. Le cri distancé des sentinelles, et les chuchottemens du moine. - « M’est avis, auguste Dame, et le dis sans vantise, que vous eussiez pu m’effigier aussi dans quelque petit coin des broderies de votre sérénité ; car le roi mon seigneur se plaît lui-même à se recorder certain cas où moi, pauvret, figurai cependant noblement devers lui. Ce fut quand, à Saint-Valery, je lui présentai, de la part de messire Gerbert, le bon abbé de Fontenelle, avec cent marcs d’argent pour leur entretien, douze beaux gars cauchois, armés de blancs hauberts, de chausses de mailles et du casque à nazal, montés sur autant de bons chevaux de bataille (2). Damp abbé les livrait, corps et ame, ces pauvres jeunes fils, pour combattre cet outre-cuidé rejeton de Godwin. Tous devaient y périr, oui, tous, dans ce grand jour où notre mère sainte Église fêtait le martyre du pape monsieur saint Calixte….. Hélas ! il engraisse de sa chair la plaine d’Hastings, mon gentil escadron, qui pourtant était si bel à voir ! » Une grosse larme s’échappa des yeux du moine, qui la laissa, par mégarde, tomber sur la main potelée de la dame attendrie. - « Par saint Pierre-de-Gand, que ne parliez-vous plus tôt, bon Ingulphe ? Il ne m’en eût coûté, pour vos chers cavaliers et pour vous, qu’un peu de laine de plus ; mais à présent…. » En ce moment, le dormeur, s’éveillant en sursaut, se dressa brusquement de six pieds de hauteur : - « Comment, Maud (Mathilde) ! encore à l’ouvrage ? et toujours occupée de cet énorme rouleau de toile qui vous suit sans cesse de la tour blanche de Londres à notre château de Rouen, et de ce noble séjour à l’autre (3) ! Il doit pourtant se faire bien tard ! - Voire, mon royal Baron, la deuxième ronde de nuit est passée ; puis, Elfgiwe a quatre fois retourné le sablier depuis que vous sommeillez ? Il vous est bien plus que temps de prendre le vin du coucher. - Eh ! comment, vous encore ici, maître secrétaire ! Que pouvez-vous donc si longuement conter à la reine ? - Vos prouesses, Sire, vos prouesses au pérennel renom, reproduites par ces habiles et royales mains. - Je ne m’y connais guère, dit Guillaume, en bâillant longuement ; mais il me paraît en effet difficile de mieux faire, et, sur mon ame, le travail de ma mie est plaisant et gentil. - Plaisant et gentil ! s’écria le moine avec une respectueuse chaleur ; dites miraculeux, noble Roi, c’est le mot. Monsieur saint Luc lui-même, qui peignit au vif le pourtraict de Notre-Dame et celui de l’enfançon Jésus, sur les murs de la sainte maison de Nazareth, n’eût pu mieux faire. C’est miraculeux, je le répète. - Eh bien ! miraculeux, soit. Mais, dites-moi donc un peu ce que chantent ces lettres que brode maintenant la reine. - Ces lettres chantent, Sire : « Hîc Harold rex interfectus est, et fugâ verterunt Angli. » - Parlez normand, je vous prie, damp abbé de Croyland ; ce latin ne me paraît pas clair ; du moins je n’en puis comprendre qu’un certain nom, qui ne me sourit guère. - Il vous plaît de gaber votre humble secrétaire, mon doux et souverain Seigneur ; car votre sérénité devine, sans doute, au seul vu de l’image, que ce latin signifie : « Ici le roi Harold est tué, et les Anglais sont mis en fuite. » - Le roi Harold ! le roi Harold ! murmura brusquement l’irascible bâtard, en fronçant le sourcil, le roi si l’on veut ; mais, après tout, qu’importe ?.... – Si donc, Mathilde, continua-t-il en se radoucissant, vous touchez à la fin de votre emprise ; mais, par l’ame de nos quatre fils, ce sera une chronique entière, ce travail, et la plus curieuse relique de notre temps ! Allons, couchez-vous, mie. Bonne nuit, Dieu vous gard, et vous donne, ainsi qu’à moi, long et glorieux règne. - Ainsi soit-il, mon Seigneur, fit Mathilde en se signant. - Oui, nous l’aurons, Dame, ou du moins je l’espère ; nous l’aurons en dépit de ces pourceaux de saxons, qui vont encore insinuant tout bas que mes droits au trône de mon cousin Edward ont un arrière-goût de mal-engeing (4). - Les truands, ils mentent par la gorge ; et je défie le grand diable lui-même !.... » En ce moment, une épouvantable secousse ébranla la tour jusque dans ses fondemens. Aux sifflemens aigus d’un vent impétueux se mêlèrent, en dehors, d’affreux éclats de rire qui n’avaient rien d’humain ; et des voix, qui ne ressemblaient point aux voix de ce monde, se firent entendre sur la rivière, qui se révoltait contre son cours, en mugissant dans son lit. Les quatre lévriers, le nez en l’air, hurlaient à l’unisson ; les guettes cornaient l’alarme du haut des donjons ; les femmes se collaient contre Ingulphe, qui, pâle et tremblant, les couvrait de signes de croix ; et le Conquérant, tant soit peu décontenancé lui-même, s’écriait, en se signant aussi : « Splendeur de Dieu (Splendor Dex) ! est-ce le félon Harold et ses occis d’Hastings qui passent la Manche à leur tour, pour me juguler dans ma cité ducale ? » Laissons le vaillant bâtard, sa noble épouse, les damoiselles et le bon abbé de Croyland reprendre leurs sens et se coucher en paix, et passons à l’histoire d’un autre fils de saint Benoît, laquelle va nous déduire par le menu d’où provenait cette effroyable panique. En ce temps-là, Guillaume, fils de Richard II, duc de Normandie, d’abord religieux de Fécamp, gouvernait, en qualité d’abbé, le célèbre monastère de Saint-Ouen de Rouen ; son équité le faisait révérer de tous ses moines, quoique sa piété sévère en fît tout bas murmurer quelques-uns, dont le cœur n’était point entièrement purgé des faiblesses de la chair. Tel était le bon Théophilus, cénobite dans la vigueur de l’âge, coloré comme une pomme, charpenté comme le preux Roland, et qui, de même que ce célèbre paladin, s’était laissé prendre aux gluaux d’une autre Angélique ; les choses en étaient même venues à ne pouvoir aller plus avant, entre le moine et sa mie, bien que le culte de ce pécheur, pour la Vierge mère, excitât constamment dans son ame des transports qui tenaient de la plus tendre idolâtrie. Le noble abbé Guillaume, qui devait, l’année suivante, mourir dans ce lointain pèlerinage, errait alors dans les rochers de la Palestine, visitant cette terre arrosée du précieux sang du Christ. Les officiers, auxquels il avait confié la garde de son troupeau, étaient infirmes et vieux, et Théophilus, assez expert en renardie, en pouvait d’autant mieux tromper leur défiance. Jamais, d’ailleurs, homme n’escalada plus lestement un mur, et pourtant, le plus haut baron de Normandie ou d’Angleterre eût envié, pour la défense de son châtel, l’enceinte crénelée où trois cents moines noirs, réunis en l’honneur de saint Ouen, vivaient à cette époque, buvant l’hémine de saint Benoît, et plus ou moins contens de porter le froc. L’ami Théophilus s’esquivait donc souvent, à la sourdine, dans l’ombre de la nuit, et ne rentrait jamais au moustier sans y apporter une conscience chargée d’un amusant mais gros péché de plus. Il est bon de se ressouvenir que les démons avaient autrefois un grand nombre de temples et d’autels dans cette bonne ville de Rouen, si chrétienne de nos jours. Nos premiers pontifes, notamment saint Romain, eurent une peine infinie à faire déguerpir ces maudits des lieux qui leur étaient consacrés. Le vainqueur de la gargouille, auquel ils avaient fait mille niches fort profanes, n’ingénia rien de mieux, pour les vexer à son tour, ce qui n’eût pas fait rire les antiquaires de nos jours, que de raser leurs temples et briser leurs statues ; mais, quoique privés d’asile, ces diables entêtés et chicaneurs se plaisaient tellement dans notre bon pays de sapience, qu’ils s’obstinèrent à n’en pas sortir, quoique réduits à vivre en plein bivouac, et à n’oser rôder que la nuit. C’était dans le cours de leurs rondes ténébreuses, qu’ils voyaient souvent maître Théophilus sortir furtivement d’une poterne du rempart, dont il abreuvait le gardien, et s’élancer dans une légère nacelle, pour gagner, sur l’autre rive, le petit hameau d’Emendreville, aujourd’hui notre vaste et populeux faubourg de Saint-Sever. Là respirait la Lise du moine, femme jeune et frisque, gentille de corps, tendre de cœur, et fort brave créature, à la fragilité près. Le mari de la dame, gros marin, à la voix d’ours, à l’haleine vineuse, à la face basanée, aux mains goudronnées et calleuses, plus sensible au souffle d’un bon vent qu’aux soupirs d’un tendron, tenait souvent la mer, par suite des rapports continuels établis, depuis la triomphante année 1066, entre la cité de Londres et la capitale du vieux Rollon. D’après ce qui précède, on devine que, pendant les absences du bonhomme, tout chez lui se passait le mieux du monde, ce qui, dit-on, se renouvelle, en pareil cas, quelquefois encore. Le démon Rothomago, auquel Rouen doit incontestablement son nom latin, et que le célèbre M. Berbiguier, de la Terre-Neuve-du-Thym, fait figurer dans sa très raisonnable et très véridique Histoire des Farfadets, devisait souvent, avec ses noirs compagnons, du commerce illicite du moine. Ce n’était pas qu’il y trouvât à redire ; bien au contraire ; mais, ce qui chiffonnait l’esprit de ce diable, le plus impie, le plus scélérat de tous, c’est que Théophilus, comme nous l’avons déjà fait entendre, partagé entre sa syrène et la reine du ciel, ne pouvait faire un pas, même en allant pécher, sans réciter les heures canoniales de Notre-Dame. Rothomago résolut donc, avec ses acolytes, de mettre fin aux oremus du pieux et galant tondu. Or, une belle nuit, que dis-je ? non belle, mais bien humide et noire, ce dernier revenait de courtoiser sa dame, lorsque les diables aux aguets, suscitant une horrible bourasque, firent, comme il récitait les Matines, chavirer sa barque, en poussant les clameurs enragées qui, comme on l’a vu dans le début de cette authentique légende, firent tressaillir, dans son château-fort, jusqu’à Guillaume-le-Conquérant lui-même. Le misérable Théophilus, accablé du poids de ses iniquités, empêtré dans ses longs draps noirs, et, de plus, fort maladroit nageur, coula comme une pierre au fond de la rivière, en grenouillant lamentablement l’invitatoire Ave Maria. Son corps y resta noyé ; mais son ame, plus subtile que l’air, ne tarda pas à reparaître à la surface de l’onde. « Ah ! ah ! lui dit, en ricanant effroyablement, Rothomago, vous voilà donc, vilaine ou plutôt vilain ! Vous êtes de bonne prise, j’espère, ainsi empoigné. » L’affreux démon, dont les griffes acérées brochaient comme des aiguilles et brûlaient comme des fers rouges, en transperçait, dans ses mouvemens convulsifs de scélératesse et de joie, la pauvre ame, qui, se voyant damnée, se faisait toute petite et tremblait aussi fort qu’une ame peut le faire. Rassurez-vous cependant, auditeurs débonnaires, qui larmoyez en oyant ce récit véridique ; rira bien qui rira le dernier. Voilà qu’en effet une figure, rayonnante d’un éclat céleste, apparaît sur les eaux ; c’est la Vierge elle-même, élancée du sein du paradis, au secours de son coupable mais zélé serviteur. Sa longue chevelure noire se perd, en gros bouillons, dans les plis de sa chlamyde ; une couronne d’or ceint son front radieux ; quant à sa face, est-il plume mortelle qui puisse en décrire la grâce et la majesté divines ! « Arrêtez, satellites de l’enfer, cria-t-elle d’une voix impérieuse ; cette ame ne vous appartient pas ; rendez-la moi sur l’heure. - Triples feux des volcans ! elle est bien à nous, répondit le diable avec humeur, et faisant effrontément une hideuse grimace qui laissa voir une mâchoire que le plus monstrueux requin eût redoutée ; nous avons agi de bonne guerre, ce damné de moine étant sorti de ce monde en péché mortel, ce que vous savez aussi bien que moi. - Ce que je sais ne te regarde pas, hydre impur, dit majestueusement Marie ; tu n’as tué Théophilus que pour prévenir sa repentance. D’ailleurs, il est mort en invoquant mon nom (5), et si tu pousses l’insolence jusqu’à discuter plus long-temps avec moi, j’en vais appeler à la décision de mon divin fils. » A cette menace, un brûlant éclair sillonna le ciel, en parcourant le cercle de l’horizon : - « Flammes et malédiction ! hurla Rothomago, je vois d’ici ma cause perdue. Tenez, reprenez l’ame chétive de ce malotru de moine ; si c’était celle d’un pape, je n’en ferais peut-être pas si bon marché. Après tout, ajouta l’esprit infernal, en se rengorgeant imprudemment, de celles-là même nous en avons déjà happé quelques-unes, qui se dépitent et se querellent à gogo au fond de notre geôle. - Disparaissez de devant moi, maudits ! s’écria la Vierge indignée, et traçant en l’air, de l’index et du medius, l’emblème de la rédemption. » A ce signe redouté, figuré par une telle main, les démons, cornes abaissées, se précipitent, la tête la première, dans les gouffres de la Seine, choisissant ainsi le chemin le plus frais pour repairer dans leur région brûlante. Puis, à la voix de Marie, les eaux refluant vers chaque rive, s’élevèrent en forme de collines, et laissèrent voir à sec le fond inconnu du fleuve. La vierge y descendit, réintégra l’ame dans la possession du cadavre, saisit par le bras cet homme doublement ressuscité (6), le ramena sur la terre ferme, et l’interrogea dans ces mots : « Eh bien, fornicateur, que penses-tu de cette leçon ? - Ma très chère et très aimée douce Dame, s’écria Théophilus, prosterné devant son adorable libératrice, et baisant ardemment ses pieds divins, que vous rendrai-je pour vos ineffables bontés, moi, vil pécheur, arraché par vous de la gueule du lion, et sauvé des tortures inouïes de l’enfer ? - Ma récompense est dans tes mains, dit Marie : or, je te requiers de deux choses : la première, de ne plus succomber à de criminelles tentations ; la seconde, de faire annuellement célébrer la fête de ma conception, le sixième jour des ides de décembre. Maintenant vas en paix, et que mon fils te bénisse.(7) » A ces mots, elle disparut comme un éclair. Le moine prit le chemin de son abbaye, se tâtant à chaque pas, pour s’assurer s’il vivait encore, et bien résolu de ne jamais regarder femme en face, eût-elle passé ses soixante ans. Il endossa la haire, proclama le miracle, et mit tant de chaleur à remplir le vœu de sa charitable et puissante protectrice, que, dès l’année suivante, 1072, Jehan de Bayeux, archevêque de Rouen, faisait, pour la première fois, célébrer dans notre province, par ordre du Conquérant de retour à Londres, la Conception de Notre-Dame. C’est de là que cette solennité prit le nom de Feste aux Normands ; car elle ne fut établie en Angleterre même qu’en 1109, sous Henry Ier, par Anselme, archevêque de Cantorbéry. En France, l’église de Lyon suivit cet exemple en 1145, celle de Paris en 1284, et tout le reste du royaume seulement vers le règne de Charles VI. Nous avons choisi, parmi les diverses légendes miraculeuses, relatives à l’origine de la fête de la Conception, et telles qu’on en peut lire dans la Légende dorée, celle à laquelle se rattachaient deux verrières historiées du quinzième siècle, qui se voyaient dans l’ancienne église paroissiale de Saint-Jean de Rouen, aujourd’hui démolie, et dont nous publions enfin les dessins inédits. On ne sait que trop combien notre ville a souffert de pertes irréparables, en fait de vitraux peints ; ceux dont il s’agit ici furent probablement enlevés en Angleterre aux époques de ces désastreuses spoliations, et c’est au respectable M. Jacques Ribard, dont la mémoire sera toujours chère aux amis des arts, que je dois depuis long-temps la communication des croquis au moyen desquels j’en fixe le souvenir. Il est difficile de songer à ces peintures, à la légende qu’elles représentent, sans se rappeler notre célèbre Puy de l’Immaculée Conception de Notre-Dame, qui, pendant plusieurs siècles, mit annuellement les muses normandes à contribution de chants royaux, rondeaux, ballades et autres pièces, tant françaises que latines, toutes en l’honneur de la sainte Vierge (8). L’abbé Sonnes, page 313 de son Apologie des anecdotes ecclésiastiques, jésuitiques, du diocèse de Rouen, donne la description des vitraux que nous publions, et rapporte la légende du personnage ressuscité par la Vierge, auquel il assigne, dans la hiérarchie de l’église, une condition différente de celle que nous lui avons donnée (9). NOTES : (1) Une vieille tradition, dont je ne prétends nullement garantir l’authenticité, rapporte que les noms de ces chiens favoris furent imposés, par leur célèbre maître, à quatre officiers de sa cour, ou, selon d’autres, à quatre fils naturels issus de son corps, desquels seraient descendues, sous les mêmes dénominations, les principales familles normandes de gentilshommes-verriers. J’ai connu plusieurs membres, fort honorables, de ces diverses familles, dont aucune n’est éteinte ; les uns n’étaient nullement disposés à rejeter cette tradition, dont les autres avaient, au moins, le bon esprit de ne pas se formaliser. (2) Duodecim juvenes electos equites et armatos, cum centum marcis pro suis sumptibus, in suam expeditionem offerebam. (INGULPHUS,Hist. abbat. Croyl.) (3) Il est plus que probable que le couronnement du roi Guillaume, et les événemens qui le précédèrent, depuis la bataille d’Hastings, faisaient suite à ceux que nous voyons représentés sur ce qui nous reste de la tapisserie de la reine Mathilde, autrement dite la toilette du duc Guillaume. Sa longueur n’est aujourd’hui que de deux cent douze pieds, sur une hauteur de dix-huit pouces. Ce barbare mais précieux monument des arts du onzième siècle, conservé à Bayeux, se trouvait mentionné ainsi qu’il suit, dans un inventaire des ornemens de la Cathédrale de cette ville, dressé en 1476 : « Ytem, une tente très-longue et étroite de telle (de toile), à broderie de ymages et escripteaulx, faisans representation de la conquest d’Angleterre, laquelle est tendue environ la nief de l’Église, le jour et par les octaves des reliques. » Lorsqu’après la rupture de la paix d’Amiens Napoléon combinait ses projets de descente en Angleterre, il se fit apporter cette tenture, qui resta quelque temps exposée au Louvre, avant son renvoi à Bayeux. Une comète paraissait précisément alors, et le grand capitaine observait avec une vive anxiété, dit-on, celle qui se voit représentée dans les broderies de Mathilde. Ce mouvement superstitieux est-il plus croyable que tous ceux qu’on attribue, à plaisir peut-être, à cet homme extraordinaire ? (4) Mal-engeing, de malum ingenium, tromperie, déception, fourberie. (5) Ut quid animam famuli nostri ita injustè affligitis ? Qui illi (demones) : nos cam debemus habere et meritò quum in nostris operibus capta est. Quibus Mater Jesu : Si illius debet esse cujus opera faciebat, ergo nostra debet esse, quum Matutinas nostras dùm vos cam premistis decantabat. (LEGENDA AUREA, de Concept. B. Mariæ Virg., 1512.) (6) Hominem ab utroque funere resuscitatum. (LEGEND. AUR., loc. cit.) (7) Charissima mea Domina et Virgo speciosa, Christi gratissima, quid tibi retribuam pro tantis beneficiis quod mihi feristi ? Liberasti me de ore leonis, et de tormentis inferni gravissimis animam meam. Qui Mater Jesu ait : Precor te ne de cetero in adulterii peccatum cadas ; ne fiat tibi novissimus error pejor priore. Precor te iterùm ut de cetero festum Conceptionis mee devotè celebres, annuatim, vj (sic) Idus decembris, et ubique celebrandum predices. (LEGEND. AUR., loc. cit.) (8) Ce fut au commencement du règne de Charles VIII, en 1486, que Pierre Daré, lieutenant-général au bailliage de Rouen, proposa le premier d’instituer des prix pour ceux qui réussiraient le mieux à chanter la conception immaculée de la sainte Vierge. Les principales poésies qui se composaient sur ce pieux sujet, s’appelaient Palinods, d’un mot grec qui veut dire chant redoublé. Le même nom se donnait au lieu où se lisaient publiquement, chaque année, les pièces présentées par les concurrens. Cette cérémonie avait lieu dans le couvent des Carmes, et ne cessa qu’à la révolution. Cette institution portait alors le titre d’Académie de l’immaculée Conception de la Sainte Vierge ; ses principaux dignitaires étaient désignés, le premier d’entre eux par la qualité de prince, et les autres par celles d’académiciens-juges. On comptait fréquemment dans leurs rangs des personnages revêtus des plus hautes dignités ecclésiastiques, civiles et militaires. On trouve parmi les lauréats de la dernière moitié du siècle passé, les noms de madame Du Bocage, de Cideville, ami et correspondant de Voltaire, de M. D’Ornay, le vénérable doyen de notre Académie royale des Sciences, également ami du philosophe Ferney, et aujourd’hui dans sa cent cinquième année, enfin celui de Malfilâtre, digne d’un meilleur sort, et dont Gilbert, non moins malheureux que lui, disait : La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré. (9) Je ne me rappelle pas avoir trouvé le nom de ce nouveau Lazare ailleurs que dans une espèce de chant royal, inséré, sous le titre d’Oroison plaisant à Saincte Marie, dans un manuscrit liturgique à l’usage de Rouen, orné de peintures, et datant du quinzième siècle, que je possède. Voici le couplet où se trouve cette mention : Tu es celle qui deslia Le liain de qui nous lia Le vieil serpent d’iniquité ; T’umilité (*) bas le ploya Le malostru qui t’espia, L’orgueilleux plein d’iniquité. Jadis par toi fut visité Théophilus et aquité Maulgré celui qui l’envya. Nonques ne fut suppedité, Ne gréué par aduersité Qui toi seruir s’estudia. (*)T’humilité pour ton humilité : Il existait alors une foule de locutions semblables, telles que m’ame, t’ame, s’ame, pour mon ame, ton ame, son ame, etc. |