L’aspect d’un peuple libre est fait pour l’univers.
J. LA VALLÉE. Centenaire de la Liberté. Acte Ier.
C’est avec regret que
nous prévenons les acquéreurs de cet ouvrage qu’à
l’époque du n°. 34, département de l’Orne, nous serons obligés
d’augmenter chaque cahier de 10 sous. Ils coûteront alors 3 liv. au
lieu de 2 liv. 10 s., et 3 liv. 10 s. pour les départemens, franc de
port. Ce renchérissement est causé par la hausse énorme du papier,
oeuvres d’impression, etc. Ce léger sacrifice, de la part de nos
concitoyens, n’est que le dédommagement d’une partie de l’augmentation
que nous éprouvons depuis long-tems.
Nota. Le Citoyen Brion fils, éditeur et dessinateur de cet ouvrage,
vient de mettre au jour une gravure représentant l’assassinat de MICHEL
LEPELLETIER ; elle se vend chez lui et chez tous les marchands
d’Estampes. Prix 10 livres colorée, et 5 livres à la manière noire.
~ * ~
VOYAGE
DANS LES DÉPARTEMENS
DE LA FRANCE.
____
DÉPARTEMENT DU CALVADOS.
P
OLYCRATE, tyran de Samos, ennuyé de son immuable prospérité, et
voulant qu’une fois au moins dans sa vie la fortune lui fût contraire,
essaya de la contraindre à cesser d’être constante pour lui seul. Il
choisit donc le plus riche bijou qu’il possédât dans son trésor, et
courut le jetter au fond de la mer. La fortune, qui se moque de ceux
qui la cherchent, se moqua également de l’homme qui vouloit la bannir.
Le lendemain, on sert un poisson superbe sur la table de Polycrate, et
le bijou se retrouve dans le corps de l’animal (*).
Telle est l’image à peu près du département du Calvados : ainsi que
Polycrate, il jetta au fond de la mer le plus riche trésor que l’homme
puisse posséder, la liberté. Mais cette folie d’un moment fut bien vîte
réparée, et le génie de la France, qui ne veut pas que la liberté
périsse pour aucun de ses enfans, fit auprès de lui le rôle que la
fortune avoit fait auprès de Polycrate, et lui rendit cette liberté à
l’instant même où il devoit le moins s’y attendre.
En parcourant ce département où nous sommes entrés par Lisieux, nous
n’avons pas été surpris que ses richesses pussent tenter quelques
ambitieux ; mais nous avons reconnu cette vérité de tous les tems,
c’est que les ambitieux oublient toujours de calculer leurs projets sur
l’esprit ou le caractère des peuples qu’ils veulent séduire. Avec une
connoissance plus approfondie du génie des habitans du Calvados, ils
auroient vu qu’ils établissoient un colosse de grandeur sur le sable,
et que bientôt l’intérêt, tout puissant ici, renverseroit une idole qui
n’ajouteroit rien à l’émulation dont il y pénètre tous les coeurs.
L’homme de ces cantons a reçu de la nature une sagacité étonnante sur
tout ce qui lui est personnel : une aptitude extrême pour entreprendre
: une inépuisable fécondité de ressources dans l’imagination, pour
doubler, par l’industrie, les jouissances de la vie : un besoin
dévorant d’opulence, par le spectacle continuel de l’aisance de ses
semblables : une haine invétérée contre la paresse, ce vice que l’on
prend pour la volupté quand on prend la volupté pour une vertu, et, par
une conséquence bien juste, une avidité désordonnée pour le travail,
par l’appétit des plaisirs qu’il espère trouver dans les fruits qu’il
en retire : plaisirs ! dont cependant il jouit rarement, dans la
crainte de dépenser dans leur jouissance un temps qu’il croit mieux
employé à l’espérance d’en jouir.
D’après ce caractère, on sent en combien de petites ramifications
l’intérêt s’est subdivisé pour frapper ici le coeur de l’homme. La
fortune de son semblable n’excite point son envie, mais son envie se
porte à égaler la fortune de son semblable. Il ne sera point jaloux, de
l’invention d’un autre, mais il est jaloux d’inventer lui-même : il ne
sera point découragé des préférences que la nature accordera au sol de
son voisin, mais il encouragea l’art sur le sien pour faire rougir la
nature de l’avoir oublié : il ne connoîtra point l’injustice d’envahir
aux autres pour s’épargner le chagrin d’acquérir, mais il a la justice
exacte de ne rien abandonner pour économiser la possibilité d’avoir.
Enfin, naturellement généreux, il est capable de donner beaucoup, mais
de céder peu : parce que le don porte intérêt, et que la cession est un
fonds perdu. Telles sont les bases de cette finesse si long tems
reprochée aux ci-devant normands, et qu’en l’analysant bien on peut
trouver une vertu. Telle est l’origine de ce préjugé qui les taxoit
d’un goût dépravé pour les procès ; préjugé que nous n’avons fait que
vous indiquer dans le département de la Seine-Inférieure, et dont nous
vous avions réservé le développement quand nous nous trouverions, comme
aujourd’hui, au centre de cette nation qui long-tems porta le nom de
Neustrie, comprise maintenant dans les départemens de la
Seine-Inférieure et de l’Eure que nous avons déjà visités, dans celui
du Calvados où nous nous trouvons, et dans ceux de l’Orne et de la
Manche qui nous restent à parcourir.
Sur un peuple semblable, la crédulité a peu d’accès, parce que la
crédulité est, presque toujours, un délassement de l’oisiveté : sur un
peuple semblable, le fanatisme catholique a peu de prise, parce que les
promesses brillantes du fanatisme sont en contradiction avec son
activité mondaine. On ne peut donc l’émouvoir que par l’apperçu d’un
bien au-dessus de celui dont il jouit ; mais s’il n’y touche bientôt,
son ardeur est refroidie dans la minute, et tel qui l’a deçu ne doit
plus compter de le décevoir encore. Et peut-être seroit-il vrai de dire
que c’est cette ame intéressée que l’on suppose, souvent mal à-propos,
aux ci-devant normands, qui fut, dans ce moment-ci, le palladium de
leur liberté. Les promesses ne coûtent rien à l’ambition ;
mais que peut tenir celui qui a besoin de tout obtenir ?
Quelle que soit donc la manière dont l’histoire traitera l’erreur
passagère où le département du Calvados a pu donner à l’époque
actuelle, quel que soit l’esprit dont les écrivains seront animés en
traitant ce sujet : quant à nous, nous aurons rempli le devoir que
dicte la vérité, en mettant et sa faute, et la subite réparation de sa
faute même, je ne dis pas sur le caractère national, mais sur les
habitudes de ce peuple ; habitudes que par-tout on prend pour caractère
national qui dans le fonds n’est qu’un être de raison : car la race
humaine étant générale, il ne peut y avoir qu’un caractère d’espèce et
des habitudes de localité. Que la postérité ne s’y trompe donc pas :
qu’elle n’aille point chercher la révolte momentanée du Calvados, que
l’histoire à coup-sûr lui transmettra sous des nuances diverses ;
qu’elle n’aille point dis-je l’attribuer ni à la haine pour la liberté,
ni à une crédulité puérile en quelques hommes, ni à une inconstance qui
lui soit particulière, ni moins encore à un défaut de lumières ; mais
bien à un penchant toujours le même vers tout ce qui peut flatter son
intérêt ; penchant qui, tour à tour, l’entraîna dans les folies de ses
ducs particuliers, dans les projets ambitieux des Anglais, dans les
fallacieuses promesses des rois français, dans la cause des Guises,
dans celle d’Henri IV, dans la marotte de la fronde, dans le parti des
parlemens, ect ; penchant enfin qui l’a rendu à la liberté et à l’unité
de la république presqu’aussitôt qu’il eut failli. Que nos lecteurs
nous pardonnent cette courte digression. Notre plan n’est pas d’écrire
l’histoire du jour, mais plutôt de comparer les causes anciennes avec
les effets présens. Mais la postérité saura que nous avons écrit dans
les tems, et si elle ne nous demande pas compte des événemens, elle
aura vu par la lecture des volumes précédens de notre ouvrage, qu’elle
est en droit de nous demander compte des causes morales.
La province que l’on appelloit ci-devant Normandie, ne comprenoit pas
tout le pays que l’on appela jadis Neustrie ou Westrie. La Neustrie,
telle qu’elle étoit quand elle porta le titre de royaume, s’étendoit
depuis la Saône et la Meuse, jusqu’à la Loire et l’Océan. Depuis il y
eut une partie de pays que l’on nomma Neustrie-propre, que Charlemagne
resserra entre la Seine et la Loire jusqu’à leurs embouchures, à partir
depuis Paris et depuis Orléans. On la divisa encore en
Neustrie-inférieure et Neustrie-supérieure, et c’est principalement de
celle-ci que s’est formée la Normandie.
Cependant avant même que ce pays portât le nom de Neustrie, ou qu’il
fît partie du royaume de Neustrie, les peuples qui l’habitoient étoient
célèbres dans l’histoire, et les Romains les désignoient sous le nom de
ligne des onze cités. Ils soutinrent long-tems le choc de ces Romains
avant de perdre leur liberté, et ce ne fut qu’avec peine que Sabinus,
lieutenant de César, parvint à les soumettre le joug du capitole.
De ces onze peuples ou cités (1),
les Lexoviens sont ceux dont nous
voyons les descendans aujourd’hui dans le département du Calvados :
descendans toutefois dont le sang s’est mêlé avec ces Normands qui se
débordèrent au neuvième siècle sur la surface de l’Europe occidentale,
et qui semblèrent ne se fixer dans la Neustrie-supérieure que parce que
la terre leur manqua.
C’est à cette époque que l’on trouve Caen pour la première fois, sous
le nom de
Cathim ou
Catheim, mot moitié gaulois, moitié saxon, et
que les commentateurs expliquent par
séjour de guerre. Comme dans la
prononciation de Catheim l’h, étoit aspirée ; insensiblement on a
prononcé et écrit
Cahem, et de Cahem à la longue on a formé Caen dont
long-tems on fit deux syllabes, et que l’on prononce aujourd’hui comme
s’il y avoit
Can.
Les amateurs du merveilleux ont voulu une origine plus relevée à cette
ville, et lui ont donné, pour fondateur, Cadmus. Il seroit plaisant que
le fils du roi de Tyr et de Sydon fût venu, tout exprès, bâtir une
ville dans un pays où il n’y avoit point d’hommes encore, puisque ce
Cadmus cherchoit sa soeur Europe que Jupiter n’avoit enlevée que pour
être tête à tête avec elle. Les partisans du mensonge n’y regardent pas
de si près. D’autres ont voulu trouver l’étymologie de Caen dans ces
deux mots latins,
Caii domus, maison de Caïus, et en ont conclu que
ce devoit être primitivement une maison de Caïus-Julius César.
De toutes les sciences, la plus inutile est celle de ces recherches sur
l’origine des villes. Ne s’appuyant communément que sur des
conjectures, elle marche d’erreurs en erreurs. L’étymologiste amoureux
des fantômes que son imagination lui crée, se convainc, insensiblement,
de leur réalité. Il les écrit comme des vérités. Après lui cent
écrivains, ou dupes, ou paresseux, les répètent à l’envi : et vous êtes
tout étonné de trouver, en lisant ce qu’ils ont écrit sur ces noms et
ces fondations, qu’ils suivent en cela l’opinion du
savant un tel, ou
du
très-célèbre un tel. O frivoles dissipateurs du tems ! ce savant
que savoit-il ? Ce
très-célèbre qu’a-t-il fait ? Qu’est-il revenu à
l’humanité de l’emploi de leurs jours ? Ils les ont consumés à deviner
comment s’est formé le nom de tel ou tel endroit, et comment leur
flatterie pourra inventer que tel ou tel aïeul de conquérant
ou de roi a fondé telle ville. Eh, malheureux ! que ne cherchiez-vous
plutôt comment la vertu s’est exilée de la terre, comment le vice s’en
est rendu souverain ? Que m’importe le nom d’une ville, si les hommes
qui l’habitent sont méchans ? On vous dit savans, on vous dit célèbres
! Eh bien ! je dirai aussi qu’il sera savant, qu’il sera célèbre le
fou, ou l’imbécille qui cherchera paisiblement si les dents du tigre
qui dévore ses enfans, sont d’os ou d’ivoire. Quelle célébrité que
celle d’un homme dont la science fut d’être sans utilité à ses
semblables. Telle étoit cependant jadis la porte des grandeurs
littéraires. Les rois savoient bien de quels hommes ils meubleroient
les académies : voilà pourquoi ils les fondèrent. Un dictionnaire des
recherches sur des médailles, des commentaires sur des manuscrits
hébraïques etc., etc., tels étoient les fameux travaux qui valoient des
statues : et l’Emile valoit l’exil ! et vous chantiez, vous dansiez
alors, ô Français ! et vous vous disiez le premier peuple du monde !...
Sterne avoit bien raison de dire que vous ressembliez à la monnoie dont
l’empreinte s’efface par le frottement.
Caen est une des plus agréables villes de la république. Située au
confluent des deux rivières de l’Orne et de l’Odon, d’immenses et
superbes prairies l’enveloppent, et de loin elle semble une fleur que
la nature a jetée sur l’émail des gazons. Elle forme le fer à cheval,
et est entourée de quatre grands fauxbourgs décorés de maisons
magnifiques, appelés fauxbourgs Saint-Julien, Saint-Gilles, Vaucelles
et Bourg-l’abbé. Elle avoit une ceinture de murailles antiques,
flanquées de vingt-une tours rondes et quarrées dont on voit encore
plusieurs entières. Elles étoient garnies de plateformes propres à
établir du canon. Ces murs avoient cinquante pieds d’élévation, sur une
épaisseur de dix pieds. La rivière d’Odon et un bras de celle de l’Orne
ceignoient ces murs et en défendoient l’approche. Au nord de la ville
est ce château de Caen, espèce de bastille, que la liberté a,
jusqu’ici, indiscrétement respecté, et qu’il est de son intérêt de
renverser pour anéantir jusqu’au souvenir de la tyrannie des rois qui
l’élevèrent. Ce château qui, selon l’expression de Froissard, étoit si
durement grand et plantureux, fut bâti par Guillaume-le-Conquérant,
et achevé par Henri Ier., roi d’Angleterre, qui y ajouta une tour
élevée que l’on nomma donjon. Des murailles flanquées de tours
entourent ce donjon et reposent sur des fossés taillés dans le roc. On
y a joint depuis deux ouvrages, espèces de
bonnets de prêtres, qui
lui tiennent lieu de demi-lunes. Louis XII, et, après lui, François
premier firent réparer et agrandir ce château, ouvrage des Anglais. Là,
plus d’une fois, les victimes du pouvoir arbitraire gémirent de la
foiblesse que les hommes avoient eue de se donner des maîtres. Les rois
crurent éterniser les trônes en les appuyant sur les verroux des
cachots : ils étoient loin de prévoir, qu’à la longue, les larmes des
infortunés pourriroient ces infâmes pilotis de leur puissance.
Les rues de Caen sont bien percées, ses promenades délicieuses, ses
maisons d’une architecture élégante, ses places vastes et bien
décorées. L’égalité a renversé le colosse de bronze que l’adulation
avoit élevée à Louis XIV, et le nom de révolution, cette déité terrible
qu’enfante, dans la lenteur des siècles le contact de la raison et du
despotisme, a effacé le titre de
royale que portoit cette place
depuis cent sept ans. La philosophie, par un autre bienfait, a, de son
côté, ouvert les portes des abbayes de Saint-Etienne et de la Trinité,
les deux plus célèbres monumens de l’oiseuse volupté monachale que la
religieuse paresse possédât en France, et rendu à la société des êtres
jusqu’alors inutiles pour elle, et à l’état des richesses mortes pour
lui. Ces deux abbayes, la première d’hommes, la seconde de femmes, ne
possédoient que trois cents mille livres de revenu chacune, et toutes
deux étoient de l’ordre de Saint-Benoît. Celle de Saint-Etienne avoit
été fondée par Guillaume-le-Conquérant, et celle de la Trinité par
Mathilde, fille de Baudouin, comte de Flandres, son épouse.
Ce Guillaume-le-Conquérant fut un de ces monstres ambitieux que le ciel
jette quelquefois à travers les siècles pour apprendre aux humains quel
excès d’influence les vices d’un seul homme peuvent avoir sur les
nations. Et peut-être seroit-il permis de dire que les forfaits des
tyrans furent utiles à la liberté du monde : mais ce n’est qu’aux sages
à leur tenir compte de cet étrange bienfait. Ce Guillaume étoit bâtard.
Par une déraison bisarre, la décence corrompue de l’ancien régime avoit
adouci la crudité de ce nom par l’expression de fils naturel. Cette
bêtise d’égards pour la chasteté des oreilles de tant d’êtres gangrenés
étoit unique. Elle donnoit à l’enfant, que leur superbe dépravation
dévouoit au mépris, le titre le plus cher. Fils naturel est bien plus
sonore, ce me semble, pour un coeur sensible que fils légitime. Combien
de formules aussi ridicules, alors inventées par l’hypocrisie des moeurs
? Entre les lèvres du débauché et la bouche du masque de la vertu, il
falloit bien que le son des mots changeât.
Ce Guillaume étoit le fils de Robert Ier., duc de Normandie, et
d’Arlette fille d’un Pelletier de Falaise. L’amour, quelquefois assez
bon législateur, s’amusa souvent à décréter l’égalité. Guillaume, qui
se disposoit à violer, dans le cours de sa vie, toutes les loix, ne
crut pas devoir plus de respect à celle qui lui interdisoit l’héritage
de son père : et s’empara, par force et par chicane, du duché de
Normandie. A cette époque, la domination que les évêques de Rome
vouloient étendre sur les trônes, commençoit à poindre, et Guillaume,
trop adroit pour ne pas sentir combien l’assentiment d’un pape auroit
d’influence sur la pieuse ignorance des peuples de son tems, tourna
habilement au profit de son agrandissement la fureur que le prêtre du
Vatican avoit de s’agrandir lui-même. Le testament
d’Edouard-le-Confesseur, qui appelloit au trône d’Angleterre
Guillaume-le-Bâtard, est un de ces romans que les écrivains serviles
ont inventé pour éviter le ressentiment des rois toujours coalisés pour
étouffer la vérité. Le testament qui l’appeloit à la couronne anglaise,
n’étoit autre chose que ce
fidéi-commis de destruction, que les
grands scélérats se font adjuger dans le partage de vices et de vertus
que la nature fait entre les humains. Il voulut usurper l’Angleterre,
et, sur la conception d’un projet injuste, il appela la sanction du
sacerdoce, en offrant de rendre la Grande-Bretagne tributaire du
saint-siège. Alexandre II, pape alors, ne balança point, et trouva par
la grace divine que Guillaume avoit un droit incontestable au sceptre
anglais, du moment qu’il payoit pour que le pape le dît. Il lui fit
cadeau d’un étendard béni, et d’un cheveu de Saint-Pierre. Je ne sais
pas trop quelle allégorie cachoit ce cheveu de ce Saint Pierre qui
étoit chauve : car assurément il ne prétendoit pas lui faire entendre
que les projets d’un conquérant ne tiennent qu’à un cheveu. Le malin
pape vouloit bien plutôt signifier, par là, que l’on mène les hommes
avec un cheveu quand on est parvenu à flatter leurs passions. Mais le
présent d’Alexandre II, le plus cher à Guillaume-le-Bâtard, fut une
bulle d’excommunication contre quiconque trouveroit mauvais qu’il
voulût envahir l’Angleterre. Ainsi, à cette époque, pour aller en
paradis, il fallut croire que le vol, le brigandage et le meurtre
étoient légitimes. Guillaume partit avec cent mille hommes presque tous
Normands, Manceaux et Bretons, sur une flotte de neuf cents voiles, et
débarqua sur les côtes de Sussex. A peine son armée fut-elle débarquée,
que cet homme singulier et d’une audacieuse extravagance fit incendier
ses vaisseaux ; fermant ainsi à ses soldats tout espoir de retour, et
ne leur montrant de salut que dans la victoire. Ils l’obtinrent : et la
fameuse bataille d’Hastings, (2) où Harald, reconnu roi en Angleterre,
fut vaincu et tué, lui donna la couronne.
A cette époque on pourroit croire qu’il cesse d’appartenir à l’histoire
du département que nous sommes venus visiter : mais cette observation
ne seroit pas tout-à-fait juste, car il conserva le duché de Normandie
: et cette longue possession des rois Anglais d’un territoire aussi
considérable en France, fut la source de tant de guerres pour qu’on la
perde de vue. Le brigandage avoit uni cette partie de la France entre
les mains de cette dynastie d’hommes : car Guillaume-le-Conquérant
descendoit de ce Rollon premier, duc de Normandie qui, par la terreur,
avoit arraché cette souveraineté au foible et imbécille
Charles-le-Chauve. Un crime atroce l’en fit sortir, et l’infâme
Jean-sans-Terre, l’un des descendans de Guillaume, ayant fait crever
les yeux au malheureux Artus son neveu, se vit décheoir de sa
souveraineté par l’échiquier ou parlement de Normandie : parlement
qui plaida alors la cause du peuple contre un roi, mais la plaida
indignement, puisqu’il ne le dégagea du joug d’un tyran que pour le
remettre sous celui d’un autre. C’étoit Philippe-Auguste,
roi des
Français. Ce fut en 1202 que ce fameux arrêt fut rendu.
Encore un mot sur ce Guillaume-le-Conquérant. Il est rare que, dans cet
ouvrage, nous n’ayons justifié notre haine contre les tyrans que nous
citons, et qu’avant nous l’histoire a toujours eu la foiblesse
d’indiquer sans les juger. Sait-on ce qu’il en coûta à l’humanité pour
l’ambition d’un homme ? Le massacre de soixante-sept mille Anglais à la
bataille d’Hastings, et de six mille Normands du côté de Guillaume. Il
est un dilême incontestable : si cent bons rois, avec toute leur
puissance, ne peuvent pas créer un seul homme, et qu’un seul mauvais
dans un caprice puisse en faire périr cent mille, il est clair que,
dans la crainte d’en rencontrer un semblable, il en faut pas même
s’exposer à en avoir cent bons.
L’ambition de Guillaume coûta, dans un seul jour, la vie à soixante et
treize mille hommes. Une fade plaisanterie de son rival, le roi des
Français qui s’intituloit son
seigneur, fit incendier et ravager
soixante ou quatre-vingt lieues de pays. Guillaume, dans sa vieillesse,
devenu extrêmement gras et pesant, repassa la mer, et vint en Normandie
essayer, par l’exercice et la diette, de se débarrasser de son
embonpoint. Philippe premier demanda à ses courtisans quand Guillaume
releveroit de couche, par allusion à son épaisseur. Cette bêtise alluma
la haine de l’empâté conquérant, et, pour se venger des mauvais
calambourgs d’un imbécille, il désola le Vexin et brûla la ville de
Mantes. Voilà les rois.
Caen, sous l’ancien régime, passoit pour une ville délicieuse ; et
pourquoi ? c’est qu’elle avoit tous les travers de Paris : c’est que
les façades des hôtels étoient surchargées de marbres noirs qui
annonçoient au peuple que c’étoit là que demeuroit le
comte un tel,
le
marquis un tel, et que, par conséquent, il devoit un profond
respect à la cage auguste qui renfermoit souvent le léopard dont la
langue sanguinaire dévoroit, dans un souper, le produit du travail de
vingt pères de famille sans leur en payer le salaire : c’est que les
femmes, dites alors
de qualité, y joignoient toute l’insolence des
femmes de leur espèce à toute la lubricité des courtisannes du premier
rang ; c’est que la finance y tenoit l’intermédiaire entre la
haute
noblesse et la
bourgeoisie, et que méprisé de celle-là et méprisant
celle-ci, elle cherchoit à les éclipser toutes deux en semant autour
d’elle l’or que lui valoit les misères publiques ; c’est que la
bourgeoisie bien basse, bien rampante, bien servile, encensoit à genoux
les vices des
grands et des riches parvenus, leur masquoit, sous
l’ombre du dévouement, l’usure dont insensiblement elle minoit leur
fortune, et les écrasoit à son tour avec orgueil lorsque la rapacité,
la chicane, un procureur fripon, et des juges achetés, la mettoient en
possession de la fortune de ceux qui, la veille, la voyoient prosternée
à leurs pieds.
Voilà donc pourquoi cette ville passoit pour être charmante ? Dans cet
éloge on ne pensoit guère à vous ; Peuple ! et je vous en félicite. On
se seroit bien gardé de dire que cette ville étoit délicieuse, parce
que l’ouvrier alloit, au péril de sa vie, exhumer des carrières dont
elle est entourée, la plus belle pierre de l’Europe par sa blancheur et
la finesse de son grain ; parce que le pêcheur alloit braver les
tempêtes de l’océan pour doubler, par le tribut des mers, la nourriture
de ses semblables ; parce que le jardinier y faisoit naître les
meilleurs légumes de la France, etc. Là, comme ailleurs, ou jouissoit,
sans vous nommer, du bienfait de vos travaux, et vos vertus étoient
comptées comme un vice de votre état ; mais Caen étoit une ville
enchanteresse, parce que le sage n’auroit pu y vivre sans rougir : et
telle étoit l’auguste opinion que l’on avoit de son excellente
dépravation, qu’elle étoit devenue la garnison de prédilection accordée
aux régimens qui, dans ces jours de calamité morale, avoient mérité,
par l’arrogance de leurs chefs, le luxe de leurs officiers et
l’indiscipline du soldat, les regards protecteurs du sultan, de ses
maîtresses et de ses visirs.
Caen avoit deux fois dans l’année de ces espèces de marchés que l’on
appelloit foires. L’ancien régime avoit la bénignité de permettre au
commerçant de vendre sa marchandise sans l’accabler de droits onéreux ;
mais ce n’étoit qu’une ruse dont il se dédommageoit par la dépense
qu’occasionnoit le transport des denrées, et le déplacement des
marchands, qui, sans s’en apercevoir,
rétribuoient en consommation ce
qu’ils croyoient bénéficier en franchises.
Là se voyoit aussi un de ces grands magasins de préjugés, peu, mais
toujours trop communs en Europe, que l’on nommoit universités, où la
jurisprudence apprenoit l’art d’éluder et de tordre les loix ; la
philosophie, le talent de dénaturer toutes les opinions reçues ; la
théologie, le moyen de déshonorer l’être suprême ; et la médecine, la
méthode de tuer sans mériter l’échafaud. A l’exception de la nature, de
l’équité, de la raison et de l’humanité, on y donnoit connoissance de
tout aux jeunes gens. L’université de Caen eut ses jours de mode, comme
nous avons vu celle de Gothingue avoir son époque de faveur. Il y a peu
d’années qu’il étoit du bon ton pour
un grand seigneur de dire :
mes
enfans sont à l’université de Gothingue. Ils trouvoient une sorte de
gloire à les faire élever hors de France, tant fut grand dans tous les
siècles le mépris des nobles pour leur patrie !
La foule de jeunes gens que cette université attira pendant long-tems à
Caen, y fit former une de ces écoles d’équitation, que l’on appella, je
ne sais pourquoi, académie ; car il y a certainement loin du lieu où
Platon présidoit, à celui où un palfrenier enseigne (3). Mais la
dépravation des mots est communément la fille de la dépravation des
moeurs ; et nous avons vu l’opéra, ce temple où les sujets de la volupté
adorent et fixent, sans rougir, Vénus
Anadioméne, porter avec
insolence le nom du portique où les sages de l’antique Grèce
instruisoient l’homme à la vertu. Le célèbre la Guérinière honora cette
académie. Mais afin que les hommes qui commencent insensiblement à
oublier les ridicules de l’ancien régime, et que leur enfans qui ne les
auront pas connus ne s’y trompent pas, il est bon qu’ils sachent que
ces académies n’étoient point instituées pour former des cavaliers à la
défense de l’état. Les portes en étoient fermées aux pauvres qui
composent seuls les armées. Le fils
d’un duc eût été indigné que des
cuisses roturières eussent pressé les flancs du coursier qu’il devoit
honorer de son poids. C’étoit purement une instruction de luxe, où les
merveilleux à parchemins venoient apprendre l’art de faire une
courbette avec grace devant
les femmes de qualité qui devoient un
jour les admettre à la portière de leurs carrosses. Il falloit être
gentilhomme pour tenir ces sortes d’académies : et la raison en étoit
simple. Il étoit possible qu’une étrivière ou qu’une cravache
mal-adroite caressât les reins ou les épaules de monsieur l’écolier
titré ; il falloit bien qu’une main
noble fit excuser cette gaucherie
de l’écuyer.
Non loin de l’académie des chevaux, se voyoit aussi à Caen l’académie
des savans. Là où le ridicule de l’esprit est commun, les esprits
ridicules doivent se réunir ; et peut-être peu de cantons en France ont
poussé plus loin cette fureur du bel esprit, que certaines petites
villes de la ci-devant
basse Normandie, dont on a fait long-tems
justice sur les théâtres, sans parvenir à l’extirper : et Caen n’étoit
pas exempt de cette folie. Les gens de
distinction, (et cette
épithète pouvoit s’entendre à merveille des gens qui cherchoient à se
distinguer par leurs ridicules), auroient cru déroger, s’ils eussent
assemblé les mots comme le vulgaire. Il falloit des titres de noblesse
au langage d’un
noble : et souvent ces messieurs eussent été aussi
embarrassés de prouver les racines de leurs phrases que celles de leur
arbre généalogique. Cette faim du bel esprit devenoit quelquefois une
faim canine pour certaines gens : et cette faim forma les académies. On
fut bien aise de pouvoir dire : je vous ordonne de croire que j’ai plus
d’esprit que les autres. Je regarde maintenant, disoit l’abbé Segui,
dans son discours de réception à l’académie française, je regarde,
maintenant que je suis parmi vous, tous les beaux esprits de la terre
qui ne sont pas académiciens, comme des atômes ; et, plus heureux que
l’illustre abbé Cotin, l’honneur de siéger dans ce portique attirera à
mes sermons la foule des auditeurs. Les académiciens de tous les pays
étoient bien loin de la sagesse de ce philosophe qu’un de ses amis
félicitoit sur sa grande réputation de savant. « Hélas ! répondoit-il,
je ne suis connu que dans l’une des quatre parties du monde, que dans
un royaume de cette partie, que dans une ville de ce royaume, que dans
un cercle de cette ville, et encore j’entends dire tous les jours que
l’amitié est aveugle ». Ce sage avoit raison. A le bien prendre, voilà
à-peu-près à quoi aboutissent toutes les réputations.
Caen a quelquefois éprouvé les malheurs de la guerre. Cet Édouard III,
d’Angleterre, si connu par son despotisme militaire, par le siège de
Calais, et par les extraordinaires louanges que l’adulation a
prodiguées à son fils
le prince Noir, qui ne paroissoit bon, aux yeux
des hommes de son tems, que parce que tous les princes étoient méchans,
Édouard, en 1346, s’en rendit maître. Philippe VI en avoit confié la
garde à Raoul,
comte d’Eu,
connétable de France, et à Jean de
Melun,
comte de Tancarville. A l’approche d’Édouard, les habitans de
Caen sortirent de leurs murailles pour lui livrer bataille. Peu de
journées dans l’histoire sont marquées par plus de trahisons. Au
premier choc les habitans ployèrent et se soumirent à Édouard. Il entra
sans résistance comme sans défiance dans la ville. Les deux généraux
français se rendirent à un nommé Thomas de Hollande. Ce Thomas, malgré
la parole qu’il leur avoit donnée de ne pas les livrer au vainqueur,
les vendit au
monarque anglais vingt mille
nobles. De leur côté,
les habitans, manquant à la parole qu’ils avoient donnée à Édouard,
assaillirent les Anglais à coups de pierre, de dessus les toits de
leurs maisons. L’Anglais, furieux, voulut livrer la ville aux flammes.
Un traître fameux, Geoffroi d’Harcour, intercéda pour elle. Édouard
jura, à sa considération, de l’épargner, et dans le même moment donna
ordre de la livrer au pillage. Il dura trois jours, et les exemples
sont rares que le soldat ait jamais commis plus d’horreurs que pendant
ces trois jours. Il semble que tous ces gens-là s’étoient donné le mot
pour renchérir l’un sur l’autre de perfidie.
Cent quatre ans après, elle essuya un nouveau siège ; mais du moins la
guerre s’y fit avec plus de loyauté. Le
fameux comte de Dunois vint
l’attaquer en 1450, et y trouva un rival digne de lui, le
duc
Sommerset, qui s’y étoit renfermé avec quatre mille hommes. Il y fit
long-tems une généreuse résistance, et ce ne fut qu’à l’instant où la
ville alloit être prise d’assaut, qu’il se décida à capituler. Il
sortit avec les honneurs de la guerre.
Par-tout les hommes ont incrusté ce mot honneur sur leurs actions, et
souvent il ne fut que l’indication de leurs foiblesses. Le
cardinal
Richelieu attachoit de l’honneur à despotiser un roi despote, ce Louis
XIII qui despotisoit la France pour plaire à un ministre qu’il
haïssoit. Il attachoit aussi de l’honneur à passer pour écrivain
élégant, en plusieurs langues, et cet honneur étoit pointilleux sur la
critique. La vue de l’université de Caen nous a rappelé une anecdote à
ce sujet, qui prouve les puériles vengeances que l’amour-propre irrité
du cardinal tiroit quelquefois de ceux qui ne l’encensoient pas. Le
Bourbon, dont nous allons parler, avoit été professeur de langue
grecque à l’université de Caen, avant de passer, en cette qualité, à la
chaire dite
royale de Paris. Richelieu avoit fait placer dans une
galerie du palais Cardinal, un portrait de Blaise
de Montluc, maréchal
de France. Il écrivit au-dessous :
Multa fecit, plura scripsit, vir
tamen magnus fuit ; et crut avoir enfanté un chef-d’oeuvre d’éloquence.
Après avoir savouré les louanges de vingt courtisans qui n’entendoient
ni le latin ni le français, il voulut avoir l’assentiment de Bourbon,
et jouir auprès de lui de l’incognito. Il le fit appeller et lui montra
l’inscription. Voilà bien, dit Bourbon, du latin de bréviaire, il n’y
manque qu’un
alleluya, pour en faire une excellente antienne à la fin
du
magnificat. Il a raison, dit le cardinal, il s’y connoît, c’est un
prêtre qui l’a faite. Il convenoit qu’il avoit raison ; mais le
roi
faisoit une pension à Bourbon, et cette année-là, elle ne fut pas
payée. C’est bien là une vengeance
de grand seigneur.
Bayeux et Lisieux sont après Caen les deux villes les plus
considérables de ce département. Elles sont assez mal bâties, comme
toutes les villes antiques. Les églises de la première, la cathédrale,
entr’autres, méritent l’attention du voyageur : c’est un des beaux
édifices gothiques que possède la France. Son portail est magnifique,
et les trois clochers qui le surmontent, sont d’une élévation et d’une
hardiesse admirables. Aujourd’hui, plus que jamais, on s’apperçoit
combien de puérilités ont occupé les hommes qui se disoient autrefois
savans. Une chasuble d’un certain Rigobert, saint, à ce qu’on a répété
depuis le premier hypocrite qui l’a dit, renfermée dans un petit coffre
d’ivoire, a fait écrire plus de volumes que les sages n’en ont écrit
sur le moyen de rendre les hommes meilleurs. Tandis que les prêtres
occupoient les ignorans avec la chasuble, les savans occupoient les
oisifs avec le coffre d’ivoire. D’où vient le coffre ? comment la
chasuble est-elle dedans ? pourquoi lit-on sur une plaque d’argent
autour de sa serrure cette inscription en langue Arabe ?
quelque
honneur que nous rendions à Dieu, nous ne pouvons l’honorer autant
qu’il mérite, mais nous l’honorons par son saint nom. Voilà les
importantes questions dont s’occupoient les philosophes quand la
chasuble de St. Rigobert leur crioit : au lieu de vous amuser à deviner
des puérilités, voyez ces hommes crédules qui viennent se prosterner
devant moi et demander des miracles à la misérable matière que j’ai
couverte quand elle étoit animée. Vous cherchez d’où peut venir un
coffre, quand l’esprit des hommes végète dans le sépulcre obscur des
superstitions ! Ah, laissez là cette folie ! Soyez utiles d’abord, et
s’il vous reste du tems, quand vous aurez éclairé vos semblables,
livrez-vous à des bagatelles, puisqu’il en faut aux sciences pour la
réputation des savans. La chasuble de St. Rigobert en savoit plus
qu’eux. Elle étoit éloquente, puisqu’elle tomboit en poussière : mais
les ignorans étoient aveugles, et les savans étoient sourds. Enfin le
père Tournemine termina cette grande discussion. Il devina que Charles
Martel, après sa victoire sur les Sarrasins, avoit eu ce coffre
d’ivoire dans sa part du butin ; que Charles-le-Chauve depuis en avoit
fait présent à sa femme Ermantrude, qui s’en étoit servie pour
renfermer les reliques de St. Rigobert, par reconnoissance de ce qu’il
avoit guéri le
roi son mari. Le roman n’auroit pas eu de mérite, si
quelques têtes à couronne n’y avoient figuré. Il s’agissoit d’un saint,
et c’est un jésuite qui décidoit : il falloit bien qu’il se trouvât
quelque diadème mêlé dans l’aventure.
Lisieux n’est pas plus riche en monumens que Bayeux, si l’on en excepte
la maison qu’habitoit l’évêque. Partout les hommes de cette robe
étoient bien logés. Les jardins de cette maison sur-tout sont superbes.
Ornés de bosquets, de statues, de cascades, ils réunissent à tous les
charmes de la volupté, ceux, plus aimables encore pour l’homme dont
l’ame aime à s’aggrandir, ceux, dis-je, d’une vue superbe, dont
l’étendue embrasse plus de dix lieues à la ronde. Ces deux villes
tiennent un foible rang dans l’histoire, mais leurs prêtres, comme
ailleurs, y tenoient une grande place dans le chapitre des ridicules.
Rien n’étoit plus bisarre que la cavalcade annuelle des chanoines de
Lisieux. La veille de la fête de St. Ursin, messieurs les chanoines
créoient
deux comtes parmi eux : sans tirer à conséquence, car ils ne
l’étoient que pour quarante-huit heures. Au reste il n’y avoit point
trop de mal à cette espèce d’annoblissement passager. Comme il
s’agissoit d’une folie et d’un brigandage, il étoit assez
décent que
la roture ne s’en mêlât pas. Les deux élus montoient à
cheval en soutane en surplis, et je crois même en bonnet quarré. Pour
donner une tournure de galanterie à ce costume peu équestre, ces
messieurs se bardoient de guirlandes de fleurs, et tenant des bouquets
à la main, précédés de deux bâtonniers, de quelques chapelains et de
vingt-cinq estaffiers, la cuirasse au dos, le heaume en tête, la
hallebarde sur l’épaule, et suivis des officiers de la haute justice de
l’évêque-comte de Lisieux, en robe de palais, également chevauchés sur
des haridelles de louage, ils marchoient processionnellement jusqu’aux
quatre portes de la ville, dont-ils se faisoient remettre les clefs, et
où les deux comtes à aumusse mettoient en sentinelle les goujats armés,
qui leur servoient de licteurs. Jusques-là vous ne voyez dans cette
cérémonie qu’une mascarade ridicule : mais ignorez-vous que les prêtres
n’ont jamais rien fait sans que leur intérêt n’y jouât un rôle ? Ils
s’emparoient des portes de la ville, parce que ce jour de St. Ursin
étoit un jour de foire à Lisieux, et qu’ils s’arrogeoient le droit de
prélever à leur gré un impôt sur l’entrée des marchandises qui devoit
être franche. La meilleure plaisanterie de cette mascarade étoit de
traîner après soi la justice pour être témoin du triomphe de
l’injustice. Il est vrai que l’outrage portoit à faux, car jadis il
étoit rare que la justice se trouvât où l’on rencontroit les officiers
de la justice. Pour adoucir cette malice qu’ils faisoient aux
marchands, ils avoient eu le soin de répandre que St. Ursin avoit tué
un dragon fameux qui, tous les ans, dévoroit quelques douzaines de
marchands qui venoient à la foire, et que si par hasard ils ne
percevoient pas cet impôt, pour dire des messes à St. Ursin, il se
pourroit que le dragon ressuscitât. On les croyoit ; que n’a-t-on pas
cru ! Ils prenoient ; que n’ont-ils pas pris !
Lisieux et Bayeux figurent dans le catalogue des conciles, mais ces
conciles sont de la petite espèce. Des conciles sans papes et sans
cardinaux ! On devine assez que le St. Esprit ne se sera pas donné la
peine d’y venir. Aussi ces prétendus conciles ne sont-ils en effet que
de méchantes petites assemblées de curés de campagne. On fait par-tout
l’honneur à Henri Ier, roi d’Angleterre, de prétendre qu’il a assisté à
un de ces conciles de Lisieux ; mais la présence d’un roi ne prouve pas
qu’il s’y soit traité quelque chose d’utile.
Il est assez plaisant que Lisieux, ville
d’une province célèbre en
hommes de génie, ait été stérile en gens de lettres. On n’en trouve
qu’un qui lui appartienne, Pierre Vatier, conseiller de Gaston,
duc
d’Orléans, et médecin : encore fût-ce un esprit de travers. Il quitta
l’art de guérir les hommes pour célébrer ceux qui les assassinent. Les
bibliomanes lui doivent la traduction de la vie de Timur, et de
l’histoire des Califes mahométans. L’humanité se seroit bien passée de
ce travail.
C’est par de semblables ouvrages qu’à la longue on accoutuma les
esclaves des cours à concentrer toutes leurs adorations sur un seul
homme, et à répandre le pérsiflage et le mépris sur la classe utile de
la société. N’avons-nous pas vu à la honte, non-seulement du respect
humain, mais encore de l’esprit et du bon goût, le non de la ville de
Falaise devenir le signal des insipides colibets d’un troupeau
d’oisifs, parce que le nom agreste de Blaise ne sonnoit pas à leur
oreille incivique, comme celui de duc ou de comte, et le ridicule
s’attache à ce nom ? Si l’on n’eût pas proclamé les faits et gestes des
conquérans, si des écrivains ne les eussent pas offerts comme des dieux
dont on devoit chérir jusqu’à la foudre dont ils vous écrasoient, si
les livres, les chaires et les spectacles n’eussent pas regorgé de leur
éloge, eût-il existé des hommes qui eussent présumé se faire un mérite
en immolant par le sarcasme, aux pieds des tyrans, l’homme modeste et
vertueux, qui, dans le fond des campagnes, mettoit sa gloire à en vivre
ignoré ? Ce n’est pas à l’imbécille automate, qui se délasse de sa
nullité par un chapelet de mauvaises pointes contre l’homme honoré par
sa simplicité qu’il faut en vouloir : c’est aux hommes d’esprit vif,
mais de coeur corrompu, qu’il faut s’en prendre. A la faveur du talent,
ils ont sanctionné l’adulation. Les cours n’étoient qu’une cage où des
perroquets répétoient ce que l’écrivain confioit lâchement au papier ;
ces
jaquau balbutioient quelques phrases de Fléchier, de Racine, du
passage du Rhin, du poëme de Fontenoi. Savoient-ils un mot du
Contrat social ? Le crime fut donc dans les auteurs, et non dans
leurs échos.
Cette ville de Falaise, que nos merveilleux persifloient, est pourtant
une de celles dont l’industrie rapportoit le plus à l’état, proportion
gardée avec sa capacité. La foire de Guibray, l’un de ses faux-bourgs,
rivalisoit avec celles de Beaucaire, de Bordeaux, de Francfort, de
Leipsick, etc. Ce département et ses voisins, possesseurs des plus
beaux chevaux de la république, attiroient par ce commerce seul tous
les Européens à certaine époque de l’année dans les murs de Falaise :
et l’or immense qu’ils y portoient refluoit dans tous les canaux de la
prospérité publique.
Cet animal superbe dont l’orgueil semble ne se soumettre à l’homme que
pour accroître la fierté des humains, a reçu dans ces climats la force
des mains de la nature, et l’élégance des formes des soins de
l’éducation. La graisse et la vastitude des prairies invitent sa
jeunesse au développement heureux de ses robustes facultés ; et
l’attention caressante et cupide du maître fait circuler la grace et la
santé dans ses membres agiles. C’est d’ici que dans sa servitude si
fatale à l’humanité, il appelle la guerre, il présage la victoire, et
semble dire à l’homme : pour te punir de m’avoir dompté, je te ferai
verser du sang. Hélas ! les vices des mortels sont écrits sur cette
race d’animaux. La beauté est destinée pour le crime, et la laideur
pour l’utilité.
Pourquoi ne peut-on pas entendre le cheval pesant dont les vertèbres
traînent lentement le soc qui tranche les sillons ? Que de choses
n’auroît-il pas à dire à l’escadron fougueux que la trompette guide aux
hasards ? Quelles réflexions il doit faire à l’aspect de ces coursiers
qui font voler, sur la terre, les calamités assises dans le char des
rois et des courtisannes ? Hommes ! tremblez, c’est à votre honte que
les dieux ont condamné les animaux au silence. Ils ont voulu connoître
la mesure de votre perversité. C’est le même animal qui traîne la
charrue de Triptolême qui vous nourrit, et le char de Tullie dont les
roues écrasent le crâne de son père expirant.
Malheureux mortel ! peut-être le sentiment de ton esclavage te fit-il
naître l’idée de soumettre le cheval à ton joug. S’il est ainsi, tu
t’abusas. On peut échapper à la poursuite des tyrans ; mais
échappe-t-on à leur souvenir ? qu’importe que la vélocité du Barbe ou
de l’Arabe vous dérobe à leur glaive capricieux ? Qu’importe même
souvent que le tems ait déroulé les années entre leur ressentiment et
votre existence ? Leur rage dans des moments plus active que l’éclair,
dans d’autres chemine comme la tortue. Comme le cerf imprudent vous
vous réjouissez, parce que les vents n’apportent plus à votre oreille
les cris sanguinaires de la meute. Endormez-vous ! la haine d’un roi
viendra jusqu’à vous avec la lenteur de l’ay. Elle arrive, et vous
touche. C’est la mort.
Le malheureux
Fargues fit l’épreuve de cette vérité. Il vivoit caché
dans les bosquets enchanteurs que le souffle des printemps a semés dans
les champs fortunés du Calvados. Il s’étoit fait un nom dans les
troubles de la fronde. Cette révolution imberbe, que l’on pourroit
appeler le foetus de la liberté, s’étoit épuisée faute de fibres.
C’étoit une lampe qui s’étoit éteinte, parce que la philosophie dormoit
à côté d’elle. Mais ce mouvement populaire, enfant débile que les
caresses des intriguans avoient énervé et précipité dans la tombe,
avoit du moins appris à l’homme que l’on peut lutter contre les
despotes. Fargues l’avoit senti, l’avoit osé ; mais l’Hercule Plébéien
ne fut alors modelé qu’en argille ; il s’écroula, et la honteuse
amnistie, cette perfide ressource des rois quand ils tremblent que les
supplices ne réveillent le peuple, épancha son opaque vernis sur le
tableau des actions commises. Fargues fuyant alors et la faveur du
peuple, et l’hypocrisie des cours, se retira sous le toit de ses pères
: et là, le calme bienfaiteur que porte avec elle l’estime de quelques
gens de bien appaisa, par degrés, l’orage que le besoin de
l’indépendance avoit amoncelé dans son coeur.
Plus de dix ans après,
le comte de Guiche,
le marquis du Lude,
Varde et Lauzun s’égarent à la chasse. La nuit les surprend. Ils errent
long-tems sans rencontrer d’asyle. Enfin une lumière lointaine frappe
leurs regards. Ils y courent. Ils entrent : c’est de Fargues qui les
reçoit. Hélas ! la France avoit un roi, et la plus sainte des vertus va
conduire un malheureux à l’échafaud.
Rétrogrades le sentier des heures, siècle qui te dis le roi des siècles
! parce que la bassesse superbe adopta le nom d’un roi. Siècle de Louis
XIV ! rétrogrades et rougis. C’est de ton héros que je parle. Les
quatre courtisans reviennent à la cour. Leur bouche est pleine des
louanges de Fargues. Qui le croiroit ! Dieudonné s’écrie, comment ce
coupable est dans le royaume et si près de moi ! si près ! soixante
lieues ! comme la haine des rois efface les distances ! Mais
l’amnistie……. Comment la violer ! comment Dieudonné ? et la France ne
fourmilloit-elle pas alors de magistrats pervers vendus à vos caprices,
avides d’or et d’opprobre ? montrez-leur l’innocent, ils l’égorgeront
sans détourner la tête. L’inquiétude est-elle faite pour un roi quand
il s’agit d’un crime ? ne vous fatiguez pas à le commander, ils le
devineront.
Lamoignon, le premier président du parlement de Paris, fut chargé de
rechercher toute la vie de Fargues. Etoit-il difficile de trouver un
combat dans la vie d’un homme qui avoit guerroyé sous les drapeaux d’un
parti ? On le trouva. Il passa pour un meurtre. Le procureur-général
eut ordre de poursuivre. Il en eut l’ordre, et il obéit ! Fargues fut
arrêté, condamné et décapité, malgré l’amnistie que ses défenseurs
invoquèrent en vain. Ses biens furent confisqués. A qui les donna-t-on
? à Lamoignon. Siècle de Louis XIV ! voilà ton idole ! fuis maintenant
dans les abîmes du passé. Tu es jugé.
Falaise est agréablement bâti sur une colline dont la forme figure
assez bien la carêne d’un vaisseau retourné. Ses rues sont bien
percées, ses bâtimens agréables ; on y voit encore un vieux château
commencé par les ducs de Normandie, habité, plus d’une fois, par les
rois anglais, et terminé par le fameux Talbot. Ce fut la dernière place
que les Anglais possédèrent en France, et celle qui coûta le plus à
Charles VII pour la réduire.
En général, l’industrie est immense dans ce département ; on y
rencontre des manufactures de tout genre, de toiles, de serges, de
dentelles, de coutellerie, de bonneterie, de ratines façon de Hollande,
de draps fins, de velours de coton, de bas, de gands, de toiles
peintes, de futaines, de coutils, de basins, de chapellerie, de
papéterie, de taillanderie, etc. D’un autre côté, le sol y répond par
son étonnante fertilité au génie de ses habitans. Les pâturages de
Pont-l’Evêque, d’Orbec, de Blangy, les grains et les fruits de Bayeux
et de Lisieux, les forges de Balleroi, la pêche de Honfleur versent
toutes les espèces d’abondance dans l’intérieur de cette partie de la
république. Mais par cela même que sa richesse est extrême, ses chemins
sont détestables, et il est presque impossible qu’il en soit autrement.
La rareté de la pierre empêche de les paver, et la bonté de la terre
contribue à les rendre plus mauvais. L’immensité des bestiaux achève de
les détériorer. L’habitude que les boeufs ont de mettre toujours le
pied, à la même place que ceux qui les précèdent, coupe tous les
chemins d’espèces de monticules parallèles et transversales dont les
vallons sont autant de bourbiers indesséchables que les chevaux, et
moins encore les voitures ne peuvent franchir sans danger.
Plusieurs hommes célèbres ont illustré cette terre. Marot, Malherbe,
ces favoris des Muses ; Mezeray, Segrais, Sarazin, Varignon, Huet,
Madame Dacier et tant d’autres ont répandu le lustre de leurs talens
sur ces heureuses contrées. Tu y naquis aussi, rare modèle de
l’adulative complaisance,
abbé de Boisrobert ! dont les écrits sont
moins fades encore que ton lâche asservissement aux caprices de
Richelieu ; toi qui te rendis immortel en persécutant Corneille, comme
Thertile se rendit fameux en fuyant à côté d’Achille.
Mais félicite-toi, Calvados ! tu possédas ce qu’on chercheroit
vainement ailleurs : un prêtre homme de bien, un évêque sans fanatisme.
Soyez béni, Jean Hennuyer, vous futes prêtre et un homme libre peut
vous louer.
O jours affreux de la Saint-Barthelemi ! est-il vrai que vous trouvates
un pontife dont les cheveux se dressèrent d’horreur à votre aspect ?
Quels hommes ont donc été les prêtres de tout tems ? L’esprit humain
croit à toutes les abominations de ces jours de sang : il se rencontre
un prêtre qui les déteste, et l’esprit humain doute que cela puisse
être. Ils font pâlir encore la postérité, et l’on s’étonne qu’ils aient
fait pâlir un prêtre. Qu’étoient-ce donc que les prêtres ?
Oui, l’on s’étonne de trouver de l’humanité dans un prêtre, et
peut-être étoit-il impossible que cela fût autrement ; pourquoi ? Une
ligne sur la vocation de cette classe d’hommes fera la réponse. Les
préventions, les préjugés, les prédilections des familles faisoient les
prêtres. Un cadet, communément le rebut des pères ambitieux et des
aînés intéressés, étoit destiné à l’église. Son coeur s’endurcissoit
par les mortifications qu’il éprouvoit dans son enfance. Privé des
caresses de la nature, de la confiance fraternelle, de l’estime
domestique, il s’accoutumoit à l’isolement ; Son ame se desséchoit,
parce qu’aucune jouissance ne l’humectoit ; il s’habituoit à ne songer
qu’à lui, parce qu’il étoit oublié de tous, et il arrivoit au sacerdoce
avec un coeur racorni. Un enfant annonçoit il de la lâcheté ? son
intelligence étoit-elle bornée ? avoit-il du penchant à la crédulité ?
on en faisoit un prêtre. L’homme borné, le crédule, le lâche ont tous
le coeur dur ; le lâche, parce que tout l’effraie ; le crédule, parce
que tout l’allarme ; le borné, parce que tout l’étonne. Une famille de
campagne avoit-elle la folie de primer sur les paysans qui
l’entouroient, elle réservoit son enfant chéri à la prêtrise. Dès
l’enfance, il n’entendoit bourdonner à ses oreilles que ces mots :
notre abbé, mon fils l’abbé, monsieur l’abbé ; l’imbécille orgueil de
ses parens pénétroit par tous ses pores, et il arrivoit au sacerdoce
avec l’opinion que tout le monde étoit au-dessous de lui. Qui ne voit
point d’égaux sur la terre, n’a point de foi aux malheurs de ses
semblables ; et qui ne croit point à l’infortune, ne peut avoir un coeur
sensible. Or, je le demande, si ce n’est pas là la fidelle esquisse de
la vocation de tous les prêtres ? et s’il n’est pas naturel de
s’étonner lorsque dans mille ans on en rencontre un humain et généreux.
Mais si l’on à droit d’être surpris quand on rencontre un pontife
philosophe, de quel effroi n’est-on pas saisi quand on surprend l’excès
de la barbarie dans le coeur de la beauté ? Il étoit réservé au Calvados
d’offrir au monde deux phénomènes si rares, un prêtre bon par
excellence, une femme profondément scélérate. Charlotte Corday naquit à
Saint-Saturnin.
Je vois la postérité incertaine laisser flotter son opinion sur cette
femme un moment célèbre, moins encore par le crime que par le
sang-froid du crime. Les écrivains du tems lui seront également
suspects. Mais enfin que nos descendans se demandent, s’il peut exister
une hypothèse où le crime cesse d’être crime. La négative est sûre, et
dès-lors leur opinion sur Charlotte Corday est fixée. Il parut dans la
révolution un homme extraordinaire. Etoit-il philosophe ? des millions
de voix s’éleveront contre cette question. Mais la philosophie
cependant n’est-elle pas aussi de vivre toujours en avant de l’époque
où l’on vit ? Cet homme fut toujours dix ans, cent ans, peut-être,
au-delà du jour où il respiroit. Comment ceux qui n’avoient que le
courage de voir que ce qui se passoit autour d’eux, ou que la lâcheté
de voir ce qui s’étoit passé derrière eux, pouvoient-ils penser comme
cet homme ? Il voyoit ce qu’ils ne voyoient pas, il éprouvoit ce qu’ils
n’éprouvoient pas : il étoit l’homme du siècle à venir et tout le reste
étoient des hommes du siècle actuel. Il tenoit les deux bouts de la
chaîne de la révolution. Pour que cette chaîne fût éternelle, il
sentoit qu’il falloit la forger ; et s’il en faisoit rougir les
premiers anneaux, personne, après lui, n’osoit y toucher, dans la
crainte de se brûler. Marat, disoient beaucoup de gens est un homme de
sang ; mais beaucoup de gens n’ont que la sensibilité de la minute, et
Marat avoit la sensibilité de l’avenir. En est-il beaucoup de ces
hommes qui sanguinoient ainsi Marat, dont le coeur se soit jamais refusé
aux douceurs de la vengeance, dont le bras ne se soit plongé avec une
joie barbare dans le sang de son ennemi, dont l’ame n’eût consommé avec
allégresse le supplice de mille, de cent mille hommes, pour faire
triompher son parti, son opinion, sa fureur ? Eh bien ! Marat a vu les
deux tiers de la France peut-être, et le reste de l’Europe, sans doute,
le maudire sur parole : a-t-il jamais conjuré la perte d’un seul de ses
ennemis ? Les hommes cruels sont cruels à leur avantage, et jamais au
bénéfice des autres. Il est une vérité que, peut-être, d’autres ont
sentie, mais que personne n’a développée, c’est que les aristocrates
avoient besoin d’un homme qu’ils pussent charger de grands crimes, pour
avoir un prétexte à devenir de grands criminels ; c’est que les
patriotes avoient besoin d’un homme à qui l’on pût supposer de grandes
erreurs, pour empêcher le patriotisme d’en commettre. Cet homme fut
Marat. La France lui devra une grande obligation, c’est de lui avoir
tenu lieu d’expérience.
Une journée terrible arriva. Ce fut le 2 septembre. Je ne la décrirai
pas. Donnons aux siècles futurs l’exemple du silence. Mais, dans le
vrai, qu’est-ce que ce fût que le 2 septembre ? La première exhalaison
putride du cadavre de six mille siècles d’esclavage qui gissoit sur la
terre. La convention nationale, cette assemblée que l’on peut dire la
première du peuple souverain, fut la chaux que l’on versa sur ce
cadavre infect. La dissolution n’en fut consommée que le 31 mai (**) :
et il n’en resta plus dans la république que quelques mouches enfantées
par ses molécules pestiférées. Il leur falloit une pâture : Marat leur
en servit. Le 2 septembre ne fut pas un jour ordinaire. Il eut plus de
vingt-quatre heures : et, peut-être, la minute de l’assassinat de
Marat, fut-elle la dernière minute du 2 septembre.
Quoi qu’il en soit, Cassius se troubla, plus d’une fois, après avoir
frappé César. Charlotte Corday fut impassible après avoir frappé Marat.
Ce n’étoit point le fanatisme de la liberté. Il connoît la douceur des
larmes quand il est satisfait. C’étoit le fanatisme religieux, dont le
front est de marbre quand il est assouvi, elle marcha au crime la
sérénité dans l’oeil, elle marcha à la mort la paix sur les joues.
Depuis Caïn, c’est le premier meurtrier qui ait eu la chasteté de
l’assassinat. Elle fut l’admiration des ames foibles, l’étonnement des
ames fortes, et la mesure de la puissance de la volonté.
O tems ! sois béni ! ton infatigable fouet chassoit, devant toi, les
âges de la superstition. Jamais jour n’eût mieux servi ses mensonges.
Corday montoit à l’échafaud, le soleil s’étoit retranché sous le voile
épais des orages. Un vaste rideau, parsemé d’éclairs, déchiré par la
foudre, mettoit, entre le ciel et la criminelle, l’appareil du courroux
des élémens. La nature s’étoit cachée derrière les épaisses vertèbres
des ouragans. Elle ne voulut voir ni le calme formidable de la Corday,
ni l’audace dénaturée du bourreau qui souffleta sa tête ensanglantée.
Elle mourut. Le bourreau fut puni. L’orage passa : le ciel devint
serein.
NOTES :
(*) Pareille aventure est arrivée à Dupleix, l’un de ces hommes cités
comme un de ces exemples rares parmi les favoris de la fortune, et qui
cependant est presque mort à l’hôpital. Dupleix fut un de ces petits
tyrans qu’une compagnie de marchands, appellée compagnie des Indes,
avoit l’orgueil d’envoyer en Asie rivaliser avec les Nababs et même
avec le mogol, et pour opprimer, sous ses ordres à tant par mois, et
les Français et le Indiens. Enfin telle étoit
la sagesse, telle étoit
la raison des préjugés du siècle, que, tandis que tous les hommes, en
France comme en Europe, étoient prosternés au pieds des rois, nul ne
s’étonnoit que le premier commis d’une société de marchands fût roi,
sinon de titre, mais au moins de fait : que ce roi de comptoir fût
prosterné aux pieds de ses maîtres les marchands, qui se prosternoient
eux-mêmes devant le premier
comte ou
marquis qui leur faisoit
l’honneur de les faire attendre dans son antichambre, et que le
royal
commis exigeât que tous les souverains de l’Inde se prosternassent
devant lui. Ainsi, par une dégradation d’orgueil assez plaisante, que
le souvenir des ridicules de l’ancien régime offre comme possible à ma
réflexion, il n’eût pas été étonnant, par exemple, qu’un
duc et pair
n’eût pas daigné admettre à sa table les directeurs de la compagnie des
Indes, les directeurs de la compagnie des Indes, leur premier commis
roi à la leur, et le premier commis le grand mogol à la sienne. Pour
revenir à la fortune de Dupleix, ce gouverneur de Pondichery, dînant un
jour dans la rade de Madras, à bord du vaisseau de la compagnie des
Indes
Lecontent, laissa tomber par mégarde dans la mer un superbe
diamant de dix mille pagodes, qu’il portoit au doigt ; il dit en
plaisantant, aux officiers qui l’entouroient : voilà la première fois
que j’ai à me plaindre de la fortune, et n’y pensa plus. Quelques jours
après on servit chez lui un poisson magnifique : le diamant se trouva
arrêté entre les ouies. L’orgueil est le compagnon ordinaire de la
grande prospérité : celui de la femme Dupleix, créole de naissance,
étoit de la plus étonnante ineptie. Cette gouvernante de Pondichery,
couverte de tous les rubis de l’Orient, le jour qu’Averowdikan fit son
entrée dans cette ville, demandoit, avec tout le sang-froid de la
bêtise, si la
reine de France avoit de plus beaux diamans qu’elle ?
Elle fit un voyage à Paris, et s’imagina sans doute que l’arrivée de
madame Dupleix devoit faire une grande sensation en Europe. Elle
logea dans la rue des Capucines. Le hazard fit que le soir même de son
arrivée, une dame du voisinage (je crois madame Dubois de la Motte)
donnoit une fête chez elle, où un feu d’artifice et quelques fusées
furent tirés. Madame Dupleix eut la bonhommie de se mettre en tête que
c’étoit une fête occasionnée par l’allégresse publique sur le bonheur
que Paris avoit de la posséder dans ses murs. Elle envoya un de ses
gens dire à cette dame qu’elle lui tenoit compte de son attention, mais
qu’elle fit cesser l’artifice qui l’empêchoit de dormir. Personne de la
société de cette dame ne savoit qu’il existât une dame Dupleix. On rit
beaucoup du message, et, sans respect pour la gouvernante, l’artifice
continua.
(**) Insurrection du 31 mai et 2 juin 1793, l’an second de la
république une et indivisible.
(1) Lorsque Sabinus, lieutenant de César, soumit le pays long-tems
appelé Neustrie propre, ensuite Normandie, et maintenant divisé en cinq
départemens, dix peuples l’habitoient : les Ambilaxiens, les
Abrincatuens, les Unelliens, les Sessuens, les Aulerciens, les
Éboravices, les Caletes, les Lexoviens, les Bidocasses et les
Bellocasses. Ces peuples, avec ceux des îles voisines, formoient ce que
sous les Romains on appelloit la ligue des onze cités.
(2) Sur le champ de bataille même d’Hastings, Guillaume-le-Conquérant
bâti une abbaye qu’il dédia à Saint-Martin. Il lui donna le privilège
de servir d’asyle et de franchise à quelque scélérat que ce pût être.
C’étoit un besoin de reconnoissance : la force des armes lui procuroit
un trône en Angleterre.
(3) Platon fut le chef de la première académie : elle porte le nom
d’ancienne. Arsésilas fonda la seconde, et Carneades la troisième.
Ciceron donna à sa maison de Pouzoles le nom d’académie, il bâtit des
portiques et y planta des jardins à l’imitation de l’académie
d’Athênes. Il étoit défendu, sous peine d’expulsion, de rire à
l’académie d’Athênes. Les académies de Paris se sont bien gardées, sous
l’ancien régime, d’une semblable défense. Elles n’auroient eu personne
à leurs séances.
(4) Le père Tournemine, l’antagoniste du père le Tellier, et le plus
orgueilleux des jésuites. Ce littérateur se plaignoit qu’on le
confondît avec les religieux. Montesquieu se vengea de quelques-uns de
ses sarcasmes, en demandant : qu’est-ce que c’est que le père
Tournemine ? je ne le connois pas. Ce mot pensa le faire mourir de
chagrin. Le père Bassier le persifla dans ce dystique :
Quàm benè de facie versâ tibi nomen
amicis
Tàm cito qui faciem vertis, amicc, tuis.
Ordre que l’on suit dans les Voyages des 85 Départemens de la France.
1.
Paris.
2. Seine et Oise.
3.
Oise.
4. Seine inférieure
5. Somme.
6.
Pas-de-Calais.
7.
Nord.
8.
Aisne.
9. Ardennes.
10.
Meuse.
11. Mozelle.
12. Meurthe.
13. Vosges.
14. Bas-Rhin.
15. Haut-Rhin.
16.
Haute-Saône.
17.
Doubs.
18. Jura.
19.
Mont-Blanc.
20.
Ain.
21. Saône et
Loire.
22. Côte-d’Or.
23.
Haute-Marne.
24.
Marne.
25.
Aube.
26.
Yonne.
27. Seine et
Marne.
28. Loiret.
29. Loir et Cher.
30. Eure et Loir.
|
31. Eure.
32. Calvados.
33. Manche.
34. Orne.
35. Sarthe.
36. Mayenne.
37. Ille et Vilaine.
38. Côtes du Nord.
39. Finistère.
40. Morbihan.
41. Loire inférieure.
42. Maine et Loire.
43. Vendée.
44. Deux-Sèvres.
45. Vienne.
46. Indre et Loire.
47. Indre
48. Cher.
49. Nièvre.
50. Allier.
51. Rhône et Loire.
52. Puy-de-Dôme.
53. Cantal.
54. Corrèze.
55. Creuse.
56. Haute-Vienne.
57. Charente.
58. Charente inférieure.
59. Gironde.
60. Dordogne.
|
61. Lot et Garonne.
62. Lot.
63. Aveiron.
64. Gers.
65. Landes.
66. Basses-Pyrénées.
67. Hautes-Pyrénées.
68. Haute-Garonne.
69. Arriège.
70. Pyrénées orientales.
71. Aude.
72.
Tarn.
73.
Hérault.
74. Gard.
75.
Lozère.
76.
Haute-Loire.
77. Ardèche.
78. Isère.
79.
Drôme.
80.
Hautes-Alpes.
81.
Basses-Alpes.
82.
Bouches-du-Rhône.
83.
Var.
84.
Alpes-Maritimes.
85.
Corse.
|