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Des prétendues origines scandinaves du patois normand (1867)
LE JOLIS, Auguste-François (1823-1904) : Des prétendues origines scandinaves du patois normand (1867).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (16.XII.2009)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
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Orthographe et graphie conservées
Texte établi sur l'exemplaire (Bm Lx : Norm 76) de la Médiathèque de la Revue de la Normandie, tome neuvième, année 1869

DES PRÉTENDUES ORIGINES SCANDINAVES
DU PATOIS NORMAND
par
M. Auguste Le Jolis

Mémoire lu à la Sorbonne, dans la séance publique du Comité impérial des Travaux historiques, tenue le 16 avril 1867, sous la présidence de M. le sénateur Amédée Thierry.

~*~

Je viens de lire, dans les Actes de l'Université suédoise de Lund (1), un examen critique, par M. le Dr Collin, des étymologies islandaises proposées dans le Dictionnaire du Patois normand de MM. du Méril (2) ; et cette lecture, en rappelant mon attention sur un sujet étudié autrefois, m'a engagé à écrire les lignes qui vont suivre.

Lors de la publication du Dictionnaire de MM. du Méril, en 1849, je fus surpris de voir, dans cet ouvrage, une aussi large part faite à l'influence de l'élément Scandinave sur le patois actuel de la Normandie. Je me disais que les compagnons de Rou n'étaient pas venus en masses bien considérables, qu'ils n'avaient pas amené leurs femmes — ces mères du langage, — et que, par suite, leur idiome n'avait pu se conserver pendant d'assez longues générations, pour qu'il en subsistât de nos jours des traces certaines, si ce n'est dans quelques noms d'hommes ou de lieu.

Familier dès mon enfance avec le patois de la Hague, — contrée qu'on a nommée « la Normandie Scandinave » par excellence, « le vrai sanctuaire du Scandinave, » « le véritable asile du pur normand, » « sa dernière retraite, son sanctuaire, » (3) — j'avais toujours cru retrouver dans ce patois l'empreinte fortement accusée de l'anglo-saxon plutôt que du nordique ; et, bien que je ne fusse pas alors en mesure de repousser, de science certaine, toutes les étymologies islandaises proposées par MM. du Méril, cependant un si grand nombre d'entre elles m'offraient un tel caractère d'invraisemblance, que les autres pouvaient à bon droit me paraître pour le moins suspectes. Comme exemples, je citerai seulement trois mots de ce dictionnaire, et je les choisis parmi ceux qui nous laissent voir comment, en fait d'étymologies, trop de science nous éloigne quelquefois de la vérité.

1° « CACHARD,s.m. (arr.de Cherbourg), Paresseux. Kaka signifie, en islandais, toucher du bout des doigts. » Dictionn., p. 55.

Pour nous, qui avons entendu maintes fois cette locution de notre pays, et qui savons que chasser se prononce en bas-normand cacher, nous savons également qu'un cheval cachard est un cheval qu'il faut cacherchasser à coups de fouet pour le faire avancer ; et, par analogie, un domestique cachard est un paresseux qu'il faut chasser à l'ouvrage. L'intervention de l'islandais Kaka était donc ici bien inutile ; elle ne me paraissait guère plus motivée pour expliquer le mot : « CAQUEUX, s. m. (arr. de Bayeux), mauvais couteau qui sert à ouvrir les huîtres ; Kaka signifie, en islandais, toucher sans précaution » (Dictionn., p. 58), — mot qui, pour moi, ne représente pas autre chose que le couteau à caquer, apporté sur le littoral de Bayeux par les pêcheurs de hareng.

2° « TEURQUETTE, s. f. Lien en paille ou en foin ; Dorca en vieux provençal, peut-être de l'islandais Dorga, saisir, entourer. » {Dictionn., p. 204.)

Le normand teurquer (qui figure quelques lignes plus haut dans le même dictionnaire) a certes mieux conservé que le français tordre la physionomie du latin torquere ; une teurque ou teurquette est une poignée de foin ou de paille teurquée, tordue pour servir de lien. Nos paysans, qui avaient sous la main leur verbe teurquer, n'avaient peut-être pas besoin, pour faire une teurquette, d'invoquer le secours de l'islandais Dorga.

3° « NARER, V. a. Attendre longtemps, comme un homme mort ; en islandais, Nar signifie cadavre. » (Dict., p. 168.)

Ici la comparaison, quoique un peu forcée, était assurément nécessaire pour justifier l'étymologie. J'avoue n'avoir jamais entendu ce mot narer ; mais je connais le verbe naser, que je soupçonne être la même chose, c'est-à-dire : attendre le nez en l'air, badauder, et qu'on pourrait, sans trop d'efforts, faire dériver du latin nasus, d'autant mieux qu'il a encore une autre acception, celle de fureter, mettre le nez où l'on n'a point affaire. — Quant à l'adjectif Naré du même dictionnaire, je ne puis y voir qu'une abréviation ou contraction d'un mot très usité chez nous, Knaré ou Renaré, c'est-à-dire : rusé comme un renard. Les profanes en philologie se contenteraient peut-être de cette explication trop simple ; mais, pour les érudits, la provenance est tout autre ; consultons le Dictionnaire: NARÉ, adj. (arr. de Vire), rusé ; probablement de l'islandais Hnar, hardi, intrépide : ce changement de signification a été naturellea ment amené par la différence des moeurs : la finesse est pour les paysans normands ce que le courage était pour les pirates Scandinaves. » (Dict., p. 161.)

C'est là, sans doute, ce qu'on appelle de la Philologie philosophique. N'ayant malheureusement pu m'élever à une aussi grande hauteur de vues, j'avais conservé, je le répète, des doutes sérieux sur la valeur des étymologies islandaises indiquées par MM. du Méril ; or, plus tard, j'ai retrouvé la majeure partie de ces étymologies reproduites, en compagnie de beaucoup d'autres, dans l'ouvrage ayant pour titre : Histoire et Glossaire du Normand, de l'Anglais et de la Langue française, par M. Le Héricher.

Pourquoi nos savants philologues ont-ils ainsi pris à tâche d'éplucher, dans les glossaires islandais, tout mot qui, de près ou de loin, leur offrait une analogie quelconque de forme avec un mot normand, — quelle que fût d'ailleurs sa signification, et souvent même en dépit de sa signification ? — Deux motifs, je le présume, ont pu les y engager : d'une part, le désir de constater dans notre patois le plus de traces possibles laissées par les conquérants Scandinaves ; d'autre part, cette opinion, longtemps accréditée, que l'Islande, grâce à sa position géographique, aurait conservé à peu près intacte l'ancienne langue des peuples du Nord. Or, ces motifs ne paraissent pas mieux fondés l'un que l'autre.

Et d'abord, la conquête de la Neustrie s'est-elle opérée dans des conditions telles, que la langue Scandinave pût s'établir et se répandre largement dans le nouveau duché de Normandie ? Evidemment non. Les envahisseurs étaient en petit nombre, tous n'étaient pas de race Scandinave, et beaucoup d'entre eux étaient des Anglo-Saxons à la suite du Conquérant. Avant de passer en Neustrie, Rou avait séjourné longtemps en Angleterre ; il parlait facilement la langue de ce dernier pays, et l'exclamation Bigod, proférée par lui dans une circonstance recueillie par l'histoire, est de l'anglo-saxon et non pas du nordique,
— quoi qu'en pense l'auteur de l'Histoire et glossaire du Normand (4). — Dans quel état Rou trouva-t-il la Neustrie ? Ravagée, inculte et dépeuplée, nous disent les chroniqueurs (5) ; aussi s'empressa-t-il d'y attirer de toutes parts des étrangers, en leur donnant toute sécurité pour s'y établir : c'étaient, il est présumable, des contrées limitrophes, des Bretons, des Français, des Picards, des Wallons ou Belges, et aussi des Anglo-Saxons venus de l'autre côté du Canal. L'élément Scandinave était donc en infime minorité dès l'origine. M. du Méril, qui admet l'influence exercée par la mère sur le langage des enfants, reconnaît que les épouses des Normands parlaient pour la plupart le Roman (DICT., Introd., p. XLIX); et M. Le Héricher, rappelant que les Normands, « très peu nombreux, n'avaient pas amené de femmes, » déclare « qu'il n'avait fallu que quelques générations pour que le Scandinave fût oublié. » (HIST. et GLOSS., t. I, p. 13 et 137.) — Après avoir constaté des faits aussi positifs, comment se fait-il que les mêmes auteurs se soient acharnés à la recherche de toutes les étymologies Scandinaves, possibles et impossibles ? De prime abord, ne devait-il pas paraître plus logique d'accorder la préférence à l'anglo-saxon, qui, à mon avis, a dû certes avoir une influence autrement décisive et continue que le nordique ? Remarquons, en effet, que non-seulement après la conquête un commerce et des rapports fréquents se suivirent entre la Normandie et l'Angleterre, mais que bien longtemps auparavant des colonies de race germanique, des Saxons, s'étaient à diverses reprises établis dans notre contrée , notamment dès le IIIe siècle, à Bayeux, le pays des Saxones bajocassini, l'Otlingua saxonica.

A ce propos, me sera-t-il permis, timidement et avec toute la réserve possible, de soulever un doute ? C'est cette même ville, Bayeux, que plus tard, sur la foi des chroniqueurs, on nous représente comme étant le dernier asile du langage Scandinave. Or, ne pourrait-il se faire que les chroniqueurs, à une époque où la philologie n'était pas encore inventée, eussent donné à du saxon le nom de Danesche parleure ou Daneiz, alors que d'autre part ils appelaient l'hébreu du grec ? Et cette méprise ne serait-elle pas admissible chez des écrivains du moyen-âge, lorsqu'on la voit reproduite dans nos glossaires normands actuels, où règne une si grande confusion entre les origines germaniques et les origines Scandinaves ?

Admettons néanmoins que ce fût le véritable danois qu'on parlait à Bayeux : « Ce parler danois, dit M. Le Héricher, était cette langue qu'on appelle aujourd'hui l'islandais, mais qui était au moyen-âge connue sous le nom de danois, doensk tunga, lingua danica » (1. c., T. 1, p. 135.) — C'est une assertion qui mérite examen, et me voici amené à parler de l'islandais ; pour ce faire , j'aurai recours au travail du savant suédois que j'ai cité en entrant en matière.

A l'époque de la venue de Rou et de ses compagnons, norwégiens ou danois, on ne parlait dans tout le Nord qu'une même langue, et c'est seulement à l'aide de cette langue que l'on pourrait établir avec certitude les origines Scandinaves du patois normand. Malheureusement cette langue est pour ainsi dire complètement perdue ; les seules traces qu'elle ait laissées sont fournies par les inscriptions d'un petit nombre de pierres runiques, dont la plupart même sont postérieures de plus d'un siècle à la conquête de la Normandie et à l'établissement du christianisme dans le Nord. On avait supposé que l'islandais, protégé par son isolement, eût dû échapper aux transformations subies par le nordique chez les autres peuples Scandinaves, qu'il avait conservé sa physionomie primitive, et que c'est la langue même que parlaient les conquérants de notre pays.

« De nouvelles recherches, écrit M. le Dr Collin, ont cependant modifié cette idée, et l'on est aujourd'hui obligé de reconnaître que l'ancienne langue du Nord n'existe plus... Les écrits islandais, il est vrai, nous ont remis le vocabulaire d'un idiome que, de nos jours, on se plaît à honorer du nom d'Old nordisk ; mais il faut avouer que l'idiome islandais est bien loin d'être identique avec la langue qui se parlait dans le Nord vers l'an 1000, et qu'il l'est encore moins avec celle qui y avait cours un siècle plus tôt. Avant d'être employé par écrit, cet idiome avait subi l'influence d'un commerce très vif avec les pays de l'Ouest, et celle de l'introduction du christianisme ; l'une et l'autre ont laissé des traces visibles. On trouve dans l'islandais un petit nombre de mots celtiques, et un beaucoup plus grand nombre de mots qui paraissent provenir de l'anglo-saxon. Il se peut donc, qu'en cherchant dans l'islandais l'étymologie d'un mot normand, on s'arrête sur un mot qui n'est pas islandais du tout. » Cette dernière phrase du savant suédois, certes compétent en pareille matière, doit mettre sur leurs gardes les futurs chercheurs d'étymologies Scandinaves ; du reste, la veine est probablement épuisée, car on a déjà signalé tout ce que les glossaires pouvaient contenir de mots exploitables au profit de la thèse des origines Scandinaves. Dans le Mémoire cité, le docteur Collin discute un certain nombre de ces mots islandais, et il démontre, ou bien qu'ils n'appartenaient pas à l'ancienne langue danoise, ou bien qu'ils n'ont jamais pu passer directement du nordique dans notre patois ; et sa conclusion est celle-ci : « Nous pensons avoir assez fait pour qu'on croie notre assertion, quand nous disons que le reste des étymologies islandaises de MM. du Méril ne sont pas plus sûres que celles que nous venons de signaler. Le peu de traces de la langue danoise qui peut-être se trouvent en Normandie, ce n'est pas le Dictionnaire du Patois normand de MM. du Méril qui les a ramassées. » — Sans aucun doute, le philologue suédois en dirait-il tout autant de nos autres glossaires ; et ce qu'il est permis de croire, c'est que, à part quelques noms de localités ou accidents de terrain, quelques noms d'hommes devenus noms de famille, il est resté dans notre pays bien peu de chose du langage des conquérants du Nord, et encore ce peu de chose est-il de nos jours à peu près méconnaissable.

J'ajouterai quelques remarques qui me sont suggérées par la manière dont les questions étymologiques sont généralement traitées dans nos glossaires normands. J'ai déjà signalé la confusion que l'on a faite entre les origines nordiques et les origines saxonnes ; on dira peut-être que cette confusion est excusable et en quelque sorte motivée, les dialectes germaniques et Scandinaves découlant d'une source teutonique commune. Cependant, quelles que soient leurs ressemblances originelles, ces deux familles de langues offrent en même temps des différences caractéristiques qui permettent de reconnaître la nationalité des mots appartenant à l'une ou à l'autre. Or, mon humble opinion est, qu'en fait d'étymologies, on ne doit se préoccuper que de la provenance directe, du passage immédiat d'un mot d'une langue dans une autre langue, sans remonter aux origines premières, au point de départ primitif des idiomes : ces hautes études de philologie comparée, ces considérations synthétiques me paraissant peu à leur place dans le modeste glossaire d'un patois. Par exemple, tel mot normand nous vient incontestablement du latin : cela doit nous suffire, à nous Normands ; et encore, dans certains cas, le latin est-il déjà trop éloigné, car, s'il a passé par le français avant d'arriver au normand, l'étymologie de nos glossaires doit s'arrêter au français. De même, s'il est suffisamment démontré qu'un mot de notre patois nous a été transmis directement par les Anglo-Saxons, abstenons-nous de le faire remonter au nordique, quand bien même l'anglo-saxon l'eût emprunté précédemment à ce dernier idiome ; car autrement ce serait faire l'histoire de l'anglo-saxon et non plus du normand. Ce qui nous importe réellement, c'est de constater de qui nous avons reçu le mot. Pour nous guider dans cette recherche, nous avons les règles grammaticales qui président au passage des mots d'une langue dans une autre langue, aux transformations ou altérations nécessaires que ces mots subissent pour se plier aux exigences de l'idiome qui les reçoit, et en particulier aux aptitudes idiosyncrasiques de chaque race pour l'articulation phonétique ; nous avons enfin comme critérium, les présomptions tirées des faits historiques. Je terminerai par un exemple emprunté à ce dernier ordre d'idées.

Tout près de Cherbourg existe le plus ancien des monuments chrétiens de notre pays, une antique église, un Kirk, qui a donné son nom au village de Querqueville. Un peu plus loin, dans le Cotentin, se trouve Carquebut, ou mieux Kirkeby comme on l'écrivait autrefois, et dont le nom est identique à celui de Kirkeby, village situé près de Copenhague. Les contrées Scandinaves nous offrent plusieurs Kyrkoby de même que l'Écosse a ses Kirktown, et l'Allemagne ses Kirchheim ; enfin Kyrkjà, en islandais, signifie église. Une telle concordance ne pouvait manquer de frapper nos philologues normands ; aussi, et sans la moindre hésitation, se sont-ils empressés d'attribuer au pur nordique le radical des querquecarquecrique, etc., que l'on remarque dans la composition de divers noms de localités normandes, et jusque dans le nom de Dunkerque (6). Cependant, avant de professer cette opinion magistrale, n'eût-il pas été prudent de se demander, tout d'abord, si c'est bien véritablement Rou qui a introduit le christianisme dans la Neusirie et y aurait par suite importé les Kirk de la Norwége ? Serait-ce à ces pirates Scandinaves, qu'on nous représente dévastant et brûlant tout ce qui se rencontrait sur la route, qu'il convient d'attribuer l'érection des nombreux Kirk de l'Écosse, de la Normandie et du nord de l'Allemagne ? L'histoire ne nous apprend-elle pas, tout au contraire, qu'à l'époque de l'invasion des Normands, le christianisme était inconnu dans le Nord, où il n'a pénétré qu'environ un siècle plus tard ? N'est-il pas évident, aux yeux du simple bon sens, que ce sont les prêtres catholiques qui, en évangélisant ces contrées et y bâtissant les premières églises, ont introduit un nom nouveau pour désigner une chose nouvelle ? Où donc avaient-ils eux-mêmes emprunté ce nom ? Un savant philologue, il est vrai, prétend que le mot Kirk nous vient en droite ligne du sanscrit Grha ; mais, sans remonter à une source aussi lointaine, ne pourrait-on s'en tenir plus simplement au grec χυριαη employé par les ecclésiastes du moyen-âge pour désigner le jour ou la maison du Seigneur (Domus dominica) ; et y aurait-il une trop grande témérité à croire que ce mot χυριαη, entré dans la langue liturgique, a revêtu la forme Kyrkia ou Kirk, pour se répandre chez les peuples germaniques et Scandinaves lors de leur initiation au christianisme ?

Urville-Hague, septembre 1866.

Note. — L'étymologie grecque du mot kirk ayant soulevé quelques objections, j'ai voulu m'assurer de la valeur de cette étymologie, et j'ai consulté à cet égard de savants philologues étrangers. Je crois utile de résumer ici en peu de mots les documents que j'ai obtenus particulièrement de M. le professeur Collin, de Helsingborg.

Et d'abord, il est impossible d'attribuer à ce mot une origine germanique ; ce n'est en effet qu'après l'introduction du christianisme qu'il commence à apparaître dans les dialectes teutoniques, et il n'y a jamais été employé que pour désigner exclusivement le temple chrétien. Chez les Scandinaves, les temples païens portaient le nom de Hof ; quant aux anciens Germains, Tacite nous apprend qu'ils n'avaient pas de temples, et il est peu probable que leur langue eût possédé un nom pour désigner une chose qui leur était inconnue. Le mot kirk ayant certainement une origine étrangère aux langues teutoniques, comment s'est-il introduit dans ces langues ?

M. Bopp l'a fait dériver du sanscrit grha ; de son côté, M. Graaf a mis en avant une autre racine sanscrite, kar. En se reportant aux règles qui président à la permutation des lettres, on reconnaît que ni l'une ni l'autre de ces racines sanscrites n'a pu donner naissance au mot kirk.

D'autre part, M. Grimm a regardé kirk comme étant dérivé du latin circus ; ceci est encore impossible. Il suffit d'ailleurs de remarquer que ce même mot circus (ou circulus) a produit normalement l'allemand zirkel, et par conséquent ne pouvait en même temps se transformer en kirk.

Reste donc le grec χυριαη, ou plutôt χυριαου (le premier mot signifiant le jour du Seigneur, le dimanche, tandis que le second désigne le temple ou la maison du Seigneur). Or, cette dernière étymologie, mise hors de doute par M. Hildebrand, et maintenant passée à l'état d'axiome chez tous les philologues allemands et Scandinaves, avait déjà cours en Allemagne au moyen-âge; et, dès le IXe siècle, le théologien Walafrid Strabo dit expressément que Kirk vient du grec. Un vocabulaire du XVe siècle, cité par M. Diefenbach, s'exprime ainsi : « Kirchia, grece, est domus dominica, a Kyrios grece, dominus latine, die Kirch, et sic illud vulgare Kirch a greco Kirchia habemus. »

Cela posé, il est facile de suivre le passage du grec Kyriakon par les formes successives KyrjakoKirjikaKirichaKirche en allemand moderne, Kyrkja en islandais, Kyrka en suédois, Kirke en danois, Kirk en écossais, Cyric en anglo-saxon, et enfin Church en anglais. Quant à cette dernière transformation du K germanique ou C anglo-saxon en ch anglais (tch), remarquons qu'elle s'est produite également chez nous ; car le Kirkvilla, qui est notre moderne Querqueville, se disait autrefois Tcher'ville, et encore aujourd'hui on peut l'entendre prononcer de cette manière par les vieux habitants de la Hague.

NOTES :
(1)Lunds Universitets Aars-skrift 1864Philosophi, Spraak-vetenskap och Historia, In-4°, Lund, i865.
(2)Dictionnaire du Patois normand, par MM. Edelestan et Alfred du Méril. In-8, Caen, 1849.
(3) Histoire et Glossaire du Normand, de l'Anglais et de la Langue française, par M. Ed. Le Héricher. 3 vol. in-8, Avranches, 1852.
(4) Le Héricher, 1. c., t. III, Origines Scandinaves p. 10.
(5) Cfr. Guillaume de Jumiéges et Dudon de Saint-Quentin.
(6) Du Méril, Dict., Introd., p. LV. — Le Héricher, Hist. et Gloss., T. III, Origines Scandinaves, p. 53.


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