UN NORMAND DE LA TERRE
[A Propos des « Clos de Jadis »]
Robert CAMPION
Par
Gaston Le RÉVÉREND
~*~
Ses confrères normands disaient, les uns souriants, les autres
regrettant : « Voici tantôt vingt-cinq ans qu'il n'a rien publié. Ses
Rimes paysannes, son
Jardin défleuri
sont introuvables. Comme tant
d'autres, il a fait mentir Féret : « Petite Jeanne, un jour, portera un
glorieux nom ». Et il n'aura pas tenu les promesses de sa jeunesse.
Ses Clos de jadis, qu'il annonce depuis tant d'années, quand
paraîtront-ils ? Paraîtront-ils ? En
a-t-il poussé l'écriture plus loin que les quelques chapitres publiés
naguère dans les
Marges ? S’ils sont écrits, aura-t-il le courage de
se chercher un éditeur ? Et Campion vivait sur sa légende,
qu'entretenaient de bons amis, et qu'il justifiait, lui-même, (grand
buveur, grand voyageur, joyeux compagnon, grand mélancolique à part
soi, et grand paresseux dans l'intimité). Pendant deux ans, on l'avait
cru mort, et il n'en manquait que la certitude pour que les bulletins
régionaux publiassent sa biographie, et brûlassent de l'encens à sa
Mémoire. On ne le rencontrait ni à son pied-à-terre parisien, ni aux
soirées de
la Pomme. Bien qu'il habitât, quand il était à Paris, à la
pointe ouest de l'île Saint-Louis, une chambre qui dormait sur le plus
beau paysage au monde, et que la maison du prince n'eût que des gens de
lettres pour locataires, il fréquentait d'autres milieux et ne
connaissait rien des cénacles. Pourtant, tout arrive. L'autre jour, je
l'ai retrouvé chez lui ; et il m’a montré son livre en épreuves. «
Enfin ai-je dit, ça y est. Grâces en soient rendues aux dieux, à
Fernand Fleuret, et aux Editions Montaigne. Un peu à vous aussi,
Campion, bien que vous n'y soyez que pour pas grand-chose ».
Croyant bien que ce livre ne paraîtrait jamais, certains s'étaient
pressés de le dire un chef-d’œuvre, au lu des quelques pages publiées.
A la vérité, ce n'est pas un chef-d'œuvre que
Les Clos de jadis. Qui
dit chef-d’œuvre, aujourd'hui dit fabrication habile, savoir-faire
parfait, réussite.
Les Clos de Jadis seraient tout, sauf cela. Ce ne
sont pas même une œuvre. Pas d'intrigue, pas de belles phrases ; pas de
chiqué, pas d'apprêt, pas de littérature. Ce n'est pas mieux qu'un
chef-d’œuvre, ce n'est pas mieux qu'une œuvre, non. C'est ce que c'est
: quelque chose qui est charmant, très frais, très agréable et très
sain.
Ce n'est pas du transposé, de l'arrangé, du demi-vrai : Campion est
bien trop paresseux pour jamais se donner la peine d'arranger la vie,
ni les choses. Parfois, c'est décousu, avec la saveur de notes prises
sur le vif, et point retouchées. Des phrases de dix mots, ou de trois.
Rien de dressé pour l'effet, tout livré au naturel, au naïf. C'en est
plat, par endroits, mais oui ! Mais pas une fausse note, pas une nuance
inexacte, pas un détail imprécis ou douteux, pas une bavure. Comme!
taches, il n'y a que des fautes d'orthographe et une mauvaise
ponctuation, par-ci par-là. Campion se croyant au grand siècle, a
dédaigné de corriger lui-même le typographe et d'aider le prote. En
quoi il a manqué gravement a la tradition de son pays : toujours la
maîtresse de maison déplie la nappe avec ses servantes et les aide à
mettre le couvert, à fleurir la table.
Peintures de mœurs normandes que ce livre, dit-on. Oui ! mais pas à la
façon de Flaubert, ni de Maupassant, ni de Mme Lucie-Delarue Mardrus.
Peinture des mœurs normandes, oui et d'un bout à l'autre, et il y a
même cinquante pages qui ne sont que cela, mais ce n'est pas
l’important : peintures de mœurs normandes, oui, mais surtout une belle
enfance paysanne dans un savoureux décor. En vérité, je ne sais pas
pourquoi j'ai pris tant de détours pour avouer que c'était tout
simplement un livre de poète, qu'il en avait toutes les qualités ;
qu'il était senti et point construit, et que son mérite là encore de
point tenter à paraître ce qu’il n’était pas, mais d’être avec
ingénuité, naturel et nu.
Prêtreville, pays de Campion, au sud de Lisieux, est à quatre lieues, à
vol d’oiseau, de Courtonne, mon pays, qui est à l’est. Lisieux n’est
pas le chemin pour aller de l’un à l’autre. On y va par la traverse,
chevauchant coteaux et vallées. Aujourd’hui un quart d’heure d’auto, en
ce temps-là, deux heures de carriole, à cause des montées. Le château
de Mailloc, aux Colbert est à mi-chemin de chez lui chez moi. C’est
dire si les gens, les choses et le paysage sont les mêmes. J’aurais pu,
vers mes douze ans, rencontrer les domestiques de Mme Neuville (la
grand’mère de Campion et l’héroïne de son récit), aux pèlerinages de
Fervacques, qui sont à la vénération de Saint-Just, si les chrétiens de
Courtonne n’eussent préféré, de toute mémoire d’homme porter leur
doléances à saint Sébastien de Préaux. Là, j'ai rencontré leurs
cousins, et c'est tout comme.
Campion recrée le paysage de son enfance. Le Clos des Neuville, le bien
et le voisinage, la maîtresse, les servantes et les domestiques (des
types de partout chez nous, cet Hélie, ce Harel, ce Duhamel, cette
Catherine), l'ordinaire des dimanches et celui du tous-les-jours, les
coutumes, les traditions, les foires, les dîners, les pèlerinages,
l'école, les jeux, l'église, la mort et les funérailles... Une
Normandie paysanne, herbagère, cossue, cœurue, toute en traditions et
en coutumes, montrée en beau à travers la buée du regret, d'une mémoire
jamais défaillante. Dix lieues carrées de sol (pas plus), avec ses
particularités de vie et de mœurs. Tel sol, tel ciel, tel climat, et
tel peuple donc ! Peuple sympathique, réaliste, généreux, et, à ses
heures, plein de sentiment.
Il se peut qu'un jour ou l'autre, de grincheux confrères découvrent que
Le Révérend a plagié Campion, ou que Campion à plagié Le Révérend.
Pensez donc ! J'ai l’intention de raconter quelque jour, mon enfance
villageoise. Et Campion, mon aîné de vingt ans, s'est permis de prendre
les devants, et de dire avant moi tout ce que je pensais dire. J'en
voulais déjà à Pergaud d'avoir écrit
la Guerre des Boutons. Il l'a
fait de telle façon qu'on eût cru qu’il était venu se documenter dans mon village et voir
comment les garnements de deux communes voisines et rivales se font la
guerre à l'école et se défient le long des chemins, au bord de l’eau ou
dans les bais. Campion a fait davantage. Il m’a volé mes propres
souvenirs. Pour un auteur ambitieux qu'elle
rancune. Il le fait avec tant d’innocence
que c'est moi maintenant qui, chaque fois que je parlerai paysannerie,
n'apporterai que du défraîchi. Tenez, il a raconté (je l'ai dit) les
pèlerinages de Fervacques, processions, bannières, campanelles et
charités, beuveries et retours scandaleux pour là, religion. Il y a
quatre ou cinq ans (les érudits chercheront la date exacte), j'ai fait,
en quinze lignes, allusion à mes pèlerinages à Préaux. Mes quinze
lignes sont dans le livre de Campion. Et le texte diffère à peine. A
peine ! Ah ! voilà, une question bien autrement importante, je vous
l'assure, que la querelle qui surgit naguère entre Charles-Théophile
Féret et Henri Pourrat, propos de je ne sais quelle histoire racontée à
vingt ans d'intervalle par l'un et par l'autre ! Des histoires, il y en
a tant quelle doivent se ressembler toutes, comme, de loin, un visage
en copie un autre. Notre enfance, elle, est unique. Mon enfance est à
moi, et à personne autre. Pourquoi nos yeux ont-ils été éblouis du même
soleil, pourquoi nos pas ont-ils vagabondé par des chemins pareils,
pourquoi nos sensibilités se sont-elles nourries aux mêmes sources,
Campion et moi ? Pourquoi les mêmes chansons dans notre souvenir, les
mêmes sentences dans notre mémoire ? Pourquoi sommes-nous jumeaux à ce
point ? Pourtant, je n'en veux pas à Campion s'il boit le premier au
verre qui nous est commun. Je sais la différence qui lui laisse son
bien, et me rend le mien. Campion est le petit-fils de Mme Neuville,
une riche herbagère de cette « vallée adorable dont la tête repose sur
les monts de l'Orne et dont les pieds se baignent au flot séquanique ».
Je suis, moi le petit-fils de Hélie, son domestique, d'un Hélie qui ne
possédait rien, et ne fut même pas assuré, comme l'autre, de pouvoir
prendre ses invalides au foyer de ses maîtres. Et cela — rien que cela
— nous sépare, et marque entre nous les distances. Nous pouvons nous
rencontrer dans la même cave, la sienne, la mienne, ou une cave amie,
nous assoir en face des mêmes futailles pleines sûr des escabeaux
pareils, au guichet du même tonneau : c'est lui qui tirera la pignoche,
qui me tendra mon eau-de-vie, en m'invitant à lui en donner mon
sentiment. Et je trouverai cela tout naturel. On a beau être des hommes
semblables par le cœur, par le savoir, par l’expérience, on ne guérit
point de son enfance. Le riche garde ses hardiesses et ses privautés,
le pauvre ses intimités, ses gaucheries. Et je ne crains rien de ce que
Campion ait traité le premier un sujet que je porte en moi.
J’ai d’autres raisons d’aimer Campion. Enfant, j’ai connu la Normandie
spirituelle à travers les Harel (Rose, la servante-poète de Lisieux,
Paul, l’aubergiste-poète d’Echauffour). Mes souvenirs les plus
lointains ne me rappellent que ces deux gloires-là. Plus tard, j’ai
connu la Normandie des Frémine, des Féret, des Le Vavasseur,
c'est-à-dire beaucoup de mots, de savoir, de convention, de
littérature. La vraie Normandie, c'est Campion qui me l'a dite. Quand
je veux, encore aujourd'hui, me rafraichir dans une eau qui soit du
pays, quand je veux respirer les odeurs sentimentales de mon enfance,
j'ouvre
les Rimes paysannes et
le Jardin défleuri. Je me récite ces
poèmes si simples, si courts, « si bien ça », si bien « doux airs de
chez nous ». Il n'y a que Francis Yard, en Normandie, Yard, le poète
sauvage du plateau de Caux, qui sache presque aussi bien m'émouvoir,
et, avec de simples chansons. C'est que lui aussi est de la terre, et
d'un cœur qui dédaigne de s'en ajouter.
Le mérite de Campion, et sa saveur, c'est de n'avoir écrit qu'à heures
dérobées, c'est de n'avoir pas pris l'habitude d'écrire, et de ne dire
que ce qui est et que ce qu'il sent. C'est d'écrire un français très
pur en ayant l'air (ce cultivé qui ne le montre pas), de ne pas savoir
écrire. Il n'a commis qu'une faute, un crime d'illusion dont le bon
sens est victime. Il a voulu que le dessinateur montrât, sur la
couverture du livre, la Mort fauchant nos épis normands. Non, la
Normandie ne se meurt pas ! C'est notre jeunesse qui est morte ; les
diligences qui ont disparus. Mais le chemin de fer et l'auto n'ont pas
tout emporté ; les dehors, les apparences, en disparaissant, n'ont pas
supprimé le fonds. Parce que vous avez laissé aller votre patrimoine, ô
« déraciné qui n'avez pas repris racine », ne croyez pas que la Terre
de votre enfance ait perdu toutes ses vertus. Les maîtres actuels du
Clos Neuville se plient, comme votre grand-mère, aux nécessités du sol
et des eaux, leurs préoccupations, leurs manières, et leurs comptes
sont toujours les mêmes. Il y avait des roses dans le jardin de Mme
Neuville. M. Herriot, en parcourant la Normandie, l'été dernier, en a
vu à toutes les portes et sur tous les murs. Et on joue encore aux
boules, et on va encore à la messe, et on boit encore au cul des
tonnes, en plus d'un village de chez nous.
Gaston LE RÉVÉREND.
(Les Nouvelles littéraires)