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R. Le Roux : Deux ans au Tonkin (1931)
LE ROUX, René : Deux ans au Tonkin .- Lisieux : Imprimerie Emile Morière, [1931].- 61 p.-1 f. de pl. ; 21 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (05.VI.2009)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Orthographe et graphie conservées
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : R-139 br).
 
DEUX ANS
au Tonkin
par
René Le Roux

~*~

René Le Roux

PRÉFACE

J’étais, il y a quelques jours, chez un ami, avec lequel, l’objet principal de ma visite étant réglé, je causais un peu à bâtons rompus, lorsque j’avisai sur son bureau, derrière l’imposant volume Michelet qu’il lisait à mon arrivée, un modeste cahier d’écolier, dont la couverture portait en belles lettres moulées ce simple titre : « DEUX ANS AU TONKIN ».

Mon ami, sentant que mon attention se détournait de notre entretien, suivit la direction de mon regard ; sa figure expressive s’éclaira d’un sourire un peu malicieux et, prenant en main le cahier : « Je vois, me dit-il, que vous voilà tout prêt à vous envoler sur les ailes de la chimère, non seulement vers cette magnifique Exposition, dont nous vantions tout-à-l’heure les beautés, mais encore vers ces fabuleux pays d’Extrême-Orient eux-mêmes, dont vous avez gardé la nostalgie et dont vous m’avez entretenu si souvent. Et bien, voulez-vous que, sans vous nommer l’auteur de ce manuscrit, je vous en lise quelques pages, je ne serais d’ailleurs pas fâché d’avoir votre avis à ce sujet ». Et sans attendre un acquiescement certain, il commença.

A l’appel des mots évocateurs, tant de fois entendus, tant de fois prononcés, mon esprit, ramené aux belles années d’autrefois, revoyait la foule des « NHA-QUE », trottinant en file indienne sur les interminables digues du plat et monotone Delta ; puis, au nom prestigieux de Hué rencontré çà et là, les paysages grandioses et les majestueuses cérémonies de l’Annam surgissaient à leur tour ; enfin, la Haute Région venait projeter sur l’écran de ma mémoire l’image de ses montagnes, de ses forêts, de sa jungle, avec une telle intensité qu’il me semblait encore entendre retentir à mon oreille le cri bref du tigre en chasse, le clair « cop ! cop ! » terreur de la brousse, qui, plus d’une fois à l’aube ou au crépuscule avait fait tressaillir entre mes genoux, les flancs robustes de mon petit cheval indigène.

« Mais c’est très bien, m’écriai-je, lorsque le lecteur se tut ; votre inconnu a parfaitement vu et très bien décrit les choses de là-bas, beaucoup mieux que certains auteurs prétentieux, dont les récits, faits évidemment de « chic » m’horripilent lorsqu’ils me tombent sous les yeux. Tenez, un exemple, c’est la première fois que je trouve une description exacte d’une fumerie d’opium et de la façon dont procèdent les adeptes de ce vice fameux ; sans compter que certains passages, telle « La promenade nocturne aux environs de Bac-Ninh », ne seraient pas déplacés sous la plume de maint écrivain à la mode ! Et maintenant, dites-moi qui a écrit tout cela. »

Visiblement satisfait de mes éloges, mon ami hésita un instant : « J’ai promis le secret à l’auteur qui est un de nos concitoyens, me dit-il, mais je vais le voir et le prier de vous porter lui-même ce cahier. Vous pourrez ainsi le lire à loisir et si votre jugement reste le même, je suis sûr qu’il sera très heureux que vous veuilliez bien le dire au public dans un bout de préface. »

J’ai lu le manuscrit en entier, j’y ai trouvé une partie anecdotique et personnelle, alerte et souvent amusante, un abrégé historique précis, une documentation agricole, industrielle et commerciale pratique, une étude de la faune et de la flore très complète, enfin, une description fidèle et colorée des paysages, des particularités physiques des indigènes, des costumes et des moeurs du Tonkin.

La façon dont l’auteur orthographie les sons monosyllabiques qui constituent la langue annamite parlée, m’a parfois dérouté par sa dissemblance avec le « QUOC-NGEU » généralement employé, mais le « QUOC-NGEU » lui-même n’est qu’une notation artificielle imaginée par les européens pour écrire, tant bien que mal, les mots d’une langue dont l’étude réelle, basée sur celle des caractères chinois, nécessite un effort prolongé, incompatible avec notre impatience occidentale.

A tout prendre, l’orthographe employée n’est pas plus conventionnelle et rend aussi bien les sons, j’y vois d’ailleurs la preuve indiscutable que l’auteur a fait oeuvre entièrement personnelle et ne s’est même pas aidé d’un manuel franco-annamite.

Mon premier jugement s’est donc trouvé confirmé, de tous points, par une lecture sérieuse : La monographie présentée par Monsieur LE ROUX est intéressante, exacte et instructive.

C’est sous l’uniforme de ces bons et braves soldats coloniaux, pour lesquels j’ai conservé tant d’affectueuse sympathie après les avoir commandés pendant 25 ans, qu’il a recueilli les notes dont il vient de se servir.

J’en éprouve un plaisir d’autant plus vif à lui apporter ici mon témoignage et à lui souhaiter bien sincèrement bon succès.

Lisieux, novembre 1931.

Commandant CHANGEUX,
de l’Infanterie Coloniale.


AVANT-PROPOS

CETTE année a été célébré dans toute la France, du continent et d’outre-mer, le centenaire du grand homme d’Etat que fut Jules Ferry ; et, partout, de grandes fêtes scolaires ont remis en la mémoire de tous, le nom de ce fondateur et de cet organisateur de l’école laïque.

Mais, cet éminent patriote s’impose plus encore à la reconnaissance nationale, par l’essor qu’il donna à notre expansion coloniale, en dotant notre pays de deux des plus beaux joyaux composant notre plus grande France : la Tunisie et principalement le Tonkin. Et, si Clemenceau, pour abattre son ministère, décerna à Jules Ferry le titre de « Tonkinois », cette épithète, loin de l’amoindrir à nos yeux, l’honore, au contraire, au plus haut degré.

L’Exposition coloniale, qui a attiré à Paris des millions de visiteurs, dont beaucoup d’étrangers incalculables, et des trésors artistiques récelés dans notre vaste empire colonial, englobant une population de près de 100.000.000 d’habitants. La facilité de faire, en quelques jours, sans sortir de France, la visite de nos colonies, a développé dans le public le goût des choses exotiques ; elle a, en même temps, éclairé l’opinion sur les facilités d’avenir de notre plus grande France. Puisse, cette visite à Vincennes, avoir éveillé chez nos compatriotes, le goût des grands voyages et de la colonisation ; jusqu’à présent, cette curiosité de l’inconnu était l’apanage de quelques rares Français ; ceux-ci ne se croyaient pas perdus, dès qu’ils n’apercevaient plus de clocher de leur village.

Il y a là, toute une éducation de la masse à entreprendre, surtout de nos jours, où les emplois sont encombrés sur le continent, et où, tant d’activé inemployée pourrait se dépenser utilement dans notre vaste empire d’outre-mer, pour le plus grand profit des colons, de la colonie et de notre belle Patrie.

L’auteur a voulu, dans ce modeste ouvrage sans prétention, promener le lecteur dans notre Orient mystérieux, enchanteur et captivant, et lui faire mieux comprendre les beautés, les ressources et les besoins de cette belle possession indo-chinoise qu’est le Tonkin.
                                   
René LE ROUX.

Juillet 1931.

CHAPITRE PREMIER
___

De Marseille au Tonkin
___

Ce fut le Vendredi 13 Juillet 1917, que je m’embarquai à Marseille, sur le Jehangir, pour aller au Tonkin ; ceci dit, pour faire voir aux gens superstitieux que les dates fatidiques n’ont pas d’importance, car, à cette époque, la Méditerranée était infestée de sous-marins boches, qui ne réussirent pas à nous couler, malgré plusieurs alertes assez vives, avant que nous ayons atteint Port-Saïd. Notre bateau, cargo-mixte anglais, avait eu ses cales aménagées pour recevoir de la troupe : huit cents hommes environ ; six cents soldats coloniaux à destination de l’Indo-Chine et de la Cochinchine, et deux cents marins affectés à des torpilleurs ou batteaux armés, attachés à Port-Saïd et qui étaient chargés de faire la chasse aux pirates allemands, qui envoyaient au fond des quantités de navires de tous les pays.

Les deux capitaines et les deux lieutenants en premier et en second, ainsi que le maître d’équipage, étaient Anglais ; tout le reste du personnel était Chinois. Dans la matinée qui précéda le départ, on embarqua des boeufs et des moutons pour les Européens et des porcs pour les habitants du Céleste Empire ; tous les animaux étant tués à bord, au fur et à mesure des besoins. Sur les courriers actuels qui font la liaison avec nos lointaines colonies, cela se passe d’une toute autre façon ; sur ces véritables villes flottantes, pourvues de tout le confort moderne, il y a, à bord, de grands appareils frigorifiques où l’on entasse les viandes, légumes, fruits, etc., qui suffiront à l’alimentation du personnel et des passagers pendant une période d’un mois et quelquefois plus.

Le Jehangir leva l’ancre dans la nuit du 13 au 14 Juillet, pour donner le change aux submersibles à Guillaume, qui croisaient devant Marseille, dans l’attente d’une proie facile à torpiller.

Le lendemain, à l’aube, nous étions en pleine mer, flanqués à droite et à gauche, à environ un mille, de deux torpilleurs qui nous escortaient, et qui, de temps en temps, se détachaient à tour de rôle pour éclairer notre route. Nous fîmes escale à Bône, à l’île de Malte et à Milo, une des cyclades où fut trouvée, en 1820, la fameuse Vénus de Milo. Tous ces arrêts étaient faits pour tromper la surveillance des Boches qui croisaient dans les parages. Nous dûmes même, plusieurs fois, rentrer au port une heure après en être sortis, parce que notre bateau recevait par T. S. F. l’avis que nous étions guettés par un de ces pirates. Un jour même, c’était la veille de notre arrivée à Port-Saïd, le canon de 100m/m desservi par un artilleur anglais, et qui était installé à l’arrière du Jehangir, lança trois obus dans la direction d’un périscope qui était apparu à environ deux milles de notre sillage. Le sous-marin fut-il touché ? En tous les cas, nous ne le revîmes pas.

Nous avions à bord quatre capitaines de bateaux marchands anglais, qui avaient été coulés précédemment et que nous rapatriions à Colombo.

Lorsque nous aperçûmes la statue de Ferdinand de Lesseps, en arrivant à Port-Saïd, ces officiers ne se sentaient plus de joie, ayant passé cette fois la Méditerranée sans être torpillés, et, ils ne faisaient que répéter : « Finished, sous-marins, finished ! » La journée pendant laquelle nous fîmes escale pour prendre du charbon et décharger des marchandises importées de France, ils organisèrent à bord une de ces fêtes-orgie comme seuls savent en faire les fils d’Albion, surtout les navigateurs, quand ils viennent de faire un long voyage ou qu’ils ont échappé à un grand danger. Et si notre bateau avait évité le coulage, eux du moins étaient torpillés, au point que le capitaine en second étant monté sur le piano du salon, agitait les touches avec ses pieds tout en esquissant une danse épileptique, et répétant toujours le leit-motiv : « Finished sous-marins, finished ! »

Port-Saïd, ville d’Egypte située sur la Méditerranée, à l’entrée du canal de Suez est très cosmopolite ; sa population atteint tout près de 1000.000 habitants, parmi lesquels domine surtout la race juive, vous voyez les femmes fuyant furtivement, la face voilée d’une étoffe blanche ou noire, et qui ne laisse apercevoir que deux yeux noirs, brillants. Dans le port, très fréquenté, nagent, à la surface, de nombreux marsouins, qui font la désolation des pêcheurs du pays, car, ils causent de grands dégâts dans leurs filets ; autrement, ils sont tout à fait inoffensifs.

Quand les soutes furent pleines, nous commençâmes la traversée du canal de Suez. Comme il faisait presque nuit, il monta à bord un homme qui est chargé du projecteur, car chaque bateau allant dans un sens ou dans l’autre, est tenu d’agir de cette façon. Le canal étant très peu large, deux navires d’un assez fort tonnage ne peuvent s’y croiser, et il existe, de place en place, des échancrures en retrait où l’un des steamers se gare pour laisser passer l’autre et continuer sa route ensuite.

Nous arrivâmes le lendemain, vers six heures, à Suez, petit port sur la mer Rouge, d’une population de 30.000 habitants environ, où descendit l’homme au projecteur. La traversée de la mer Rouge ou golfe Arabique fut pénible ; la température est torride, et le soleil réfléchi par le sable brûlant des deux rives, fait cruellement sentir ses rayons ; on est même obligé de porter des lunettes à verres noirs, car, les yeux ne peuvent en supporter l’éclat. Vu la chaleur épouvantable, presque tous les Européens y contractent une éruption de boutons qui s’accompagne de très fortes démangeaisons, et que l’on appelle la « bourbouille ».

Après quelques jours de navigation, nous touchâmes notre protectorat de la côte des Somalis et abordâmes à Djibouti, petit port de l’Afrique Orientale, situé sur le golfe d’Aden, et dont la population se compose de 9.000 habitants, tous noirs de la plus belle taille et d’un bronzé reluisant incomparable. Ils ont l’habitude, principalement les femmes, de se lisser la chevelure avec une espèce d’huile du pays qui leur donne une odeur spéciale, assez forte, et qui fait ressembler leurs cheveux à de la filasse jaune pâle. Le port n’étant pas très profond, on ne peut accoster à quai, ou plutôt à une sorte de digue rudimentaire et faite de grosses pierres entassées grosso-modo, les unes sur les autres, que sur de petites barques plates conduites par des indigènes. Comme chaque bateau a été signalé longtemps à l’avance, à peine est-il ancré, qu’il est entouré par plusieurs chalands chargés de sacs de charbon. Les Somalis installent deux madriers reliant leur bord à l’entrée de la soute, et établissent en se suivant à la queue leu-leu, un va-et-vient, tout en chantant une sorte de mélopée qui les entraîne dans leur travail, mais qui endormirait les Européens. Il est bon, avant cette opération, de fermer tous les hublots, car la poussière de houille aurait tôt fait d’envahir toutes les cabines.

Pendant ce temps, de petits négrillons montés dans des barquettes grandes comme des coquilles de noix, font le tour de notre navire, en criant à l’envi : « A la mé, la mé, la mé ». Vous n’avez qu’à leur jeter du haut du pont, une pièce de monnaie quelconque, aussitôt tous plongent à sa recherche, et en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, ils vous la remontent à la surface, la tenant entre leurs dents, qui paraissent encore plus blanches, enchâssées dans leur figure couleur d’ébène.

A droite de la ville, qui, sauf le palais du gouverneur, la caserne et les maisons des rares Européens qui l’habitent, car, le climat est très malsain, se compose de paillottes, vous apercevez, étincelants, sous un soleil de feu, les marais salants, d’une clarté blanche et éblouissante, qui fait mal aux yeux. Si vous vous promenez dans Djibouti, vous verrez sur des aires en terre battue, des femmes et des enfants en train de trier des grains de café vert sous les vérandas. C’est une des principales richesses du pays, ainsi que la vente des plumes d’autruche, blanches ou noires ; l’élevage de ces énormes oiseaux coureurs se fait en grand ; il n’est pas rare de voir une préhistorique voiture à deux roues, tirée par un de ces struthionidés au long cou dénudé, qui marche gravement en balançant sa tête de l’arrière à l’avant, ou par un chameau. Quelquefois aussi, un antique fiacre est attelé d’un petit cheval du pays, d’une maigreur épouvantable ; ce qui ne l’empêche pas de trotter bon train.

En quittant le golfe d’Aden, nous traversâmes la mer d’Oman pour, de là, arriver dans l’Océan Indien. C’était vers la fin d’Août, en pleine période de vents de mousson. Nous eûmes la tempête pendant neuf jours et neuf nuits consécutifs. Notre pauvre Jehangir, tantôt grimpé au sommet de vagues gigantesques, tantôt s’enfonçant dans un abîme liquide creusé à son avant, semblait une périssoire manoeuvrée par une force surnaturelle ; des lames de fond, venant par coups sourds et saccadés frapper le dessous de sa quille, donnaient l’impression que les planches allaient se disjoindre. Un jour même, vers midi, le temps s’obscurcit soudain et nous fûmes en pleine nuit. Le tonnerre grondait, la pluie fouettait avec rage et la tempête redoublait d’intensité ; cela dura un quart d’heure, puis la clarté revint, et nous nous aperçûmes alors qu’un soldat avait disparu, balayé comme une feuille morte par le vent et les vagues. Le bateau stoppa, fit machine en arrière et croisa sur les lieux de l’accident pendant une demi-heure ; mais nous ne trouvâmes aucune trace du malheureux qui avait dû, vu la fureur des flots, couler à pic et être dévoré par les requins qui pullulent dans ces mers tropicales.

Le lendemain, l’Océan étant toujours démonté, nous eûmes la surprise de voir des quantités de poissons volants ; de chaque côté de l’étrave du bateau qui fendait les vagues, s’élevaient beaucoup de ces curieux animaux, dont certains retombaient à l’eau dix ou vingt mètres plus loin, tandis que plusieurs, ricochant sur la surface deux ou trois fois et rebondissant dans une nouvelle trajectoire, effectuaient des parcours de cent mètres et plus. Les deux nageoires qui s’étalent comme deux petites ailes de chaque côté de la tête, donnent l’impression qu’ils volent. Quelque temps plus tard, venant à notre rencontre, une bande de marsouins qui s’étendait sur une ligne de plus de quatre kilomètres et naviguait en surface, disparut sous l’eau en arrivant à notre hauteur, et réapparut trois cents mètres en arrière pour continuer son émigration.

Douze jours après notre départ de Djibouti, nous touchâmes Colombo, port et capitale de l’île de Ceylan ; cette riche colonie anglaise de quatre millions et demi d’habitants, séparée de l’Hindoustan par le détroit de Palk, est surtout connue en France par ses épices et son thé noir, qui est très renommé ; mais on y trouve aussi en assez grande quantité des pierres précieuses, saphirs et rubis. Colombo, ville tropicale par excellence, comprend plus de 200.000 habitants. Ses avenues, bordées de magnifiques palmiers et parcourues par des pousse-pousse traînés par des indigènes, offrent un spectacle exotique très curieux. Les maisons particulières, avec de grandes vérandas, blanchies à la chaux et soulignées de motifs rouges ou ocre, sont d’un style oriental très original. La monnaie du pays est la roupie ; lorsque vous débarquez pour visiter la ville, vous trouvez en plein air, dans les rues que vous parcourez, des changeurs installés derrière de petites tables pliantes portant cette pancarte « money exchange ». Vous êtes obligé de passer par leur ministère, car aucune autre monnaie n’a cours ; de même avant de regagner le bateau, vous êtes forcé de faire l’opération contraire et d’échanger, pour des francs ou des piastres, les roupies que vous n’avez pas dépensées. Comme ces banquiers d’occasion vous prennent à chaque fois une bonne commission, ils ne doivent certainement pas travailler longtemps avant de faire fortune, vu la réduction de leurs frais généraux au strict nécessaire.

Nous fîmes également charbon à Singapour, ville de l’Indochine anglaise, mais sans descendre à terre et, de là, notre bateau fit route pour la Cochinchine française. Passant devant le cap Saint-Jacques, nous remontâmes la rivière et arrivâmes enfin à Saïgon, belle ville de 75.000 habitants et le port le plus actif de nos possessions asiatiques. Le quartier européen est de toute beauté. La rue Catinat entre autres, avec sa splendide avenue centrale, flanquée de deux larges trottoirs plantés de grands arbres, de chaque côté desquels se profilent deux belles voies bordées de magnifiques magasins, fait songer à l’avenue de Neuilly. Il faut vraiment faire effort sur soi-même pour se figurer être en Orient. Les tramways électriques, les autos y circulent comme à Paris, et certains garages possèdent une vitrine d’exposition où une dizaine de voitures de marque peuvent facilement tenir à l’aise.

Tout près de la caserne de l’infanterie coloniale, se trouve un jardin d’acclimatation qui pourrait rivaliser avec les plus beaux d’Europe. La faune et la flore de l’Asie y sont représentées.  On y trouve une collection d’oiseaux dont le coloris du plumage est merveilleux et varié ; des tigres, panthères, éléphants, crocodiles ; des serpents et des tortues de mer. En face du bras occidental du delta du Mékong, se trouvent les îles de Poulo-Condor, d’une population d’un millier d’habitants ; une compagnie d’infanterie coloniale y tient garnison pour garder les forçats, car c’est un bagne annamite. Les tortues de mer à écailles blondes ou brunes y abondent sur la côte ; leur chair est très appréciée et leurs carapaces fournissent une écaille très recherchée, dont on fait des peignes et objets de toilette de toutes sortes.

 A Saïgon, la température n’a pas de transition comme au Tonkin, elle est semblable d’un bout à l’autre de l’année, car il n’y a pas d’hiver, même relatif. Il n’y pleut que par temps d’orage ; j’ai eu l’occasion d’en voir un, lors de l’escale que nous y avons faite en septembre 1917, avant de continuer notre route vers la Cochinchine. Après une averse de dix minutes, l’eau roulait dans les rues sur une hauteur de cinquante centimètres ; une heure plus tard, le soleil avait tout aspiré, et il ne restait nulle trace des cataractes qui s’étaient déversées peu de temps auparavant. Comme je le disais plus haut, il y a dans le quartier européen des magasins magnifiques et des cafés tenus par des Français, qui sont aussi beaux qu’à Paris. Vous êtes parfois étonné, en dégustant un wisky-soda ou un bock, d’apercevoir sur les murs de petits lézards qui semblent y être peints, ce sont bel et bien des êtres vivants, appelés « margouillats », qui, la nuit venue sortent de leur torpeur et partent en guerre contre les moustiques, ces fléaux des pays chauds, inoculateurs de bien des maladies et principalement de la fièvre paludéenne. Le soir, les margouillats se placent toujours près des lumières, leur instinct les avertissant que celle-ci attire tous les insectes ailés ; collés sur le mur par leurs petites pattes qui forment ventouse, ils courent même sur les plafonds avec beaucoup de dextérité, et, rarement, ils tombent. Sitôt un moustique posé, ils s’approchent de lui par mouvements lents et successifs, tout comme un chat qui veut attraper un oiseau, et quand ils sont à portée de lui, ils lancent leur petite langue qui happe l’insecte, attendant au repos une prochaine victime. J’ai vu, une fois, un « margouillat » qui avait attrapé de cette façon un assez gros papillons de nuit, et qui n’arriva à l’ingurgiter, petit à petit, qu’au bout d’un quart d’heure, et après bien des vicissitudes et des coups de gosier. Ayant voulu, une fois, en prendre un pour le mettre dans ma moustiquaire, la queue seule me resta dans la main, car elle est très cassante ; seulement, elle repousse vite, et quelques jours après on ne s’aperçoit plus de l’accident. Ce petit lézard transparent, car il prend, comme le caméléon, la couleur de l’endroit sur lequel il se trouve, est très répandu en Cochinchine ; il est très respecté des indigènes comme des Européens, à cause des immenses services qu’il rend en détruisant les vilains diptères à la piqûre si douloureuse et si dangereuse.

A quelques kilomètres de Saïgon, se trouve la ville de Cholon ; c’est un grand centre industriel et commerçant, auquel on accède par des tramways électriques. Il s’y fait un grand commerce de riz, qui est décortiqué dans des usines spéciales ; on y fabrique aussi des poteries fort renommées.

Quand le Jehangir eut débarqué le vin et les marchandises venant de France, et fait son plein de charbon, nous redescendîmes la rivière pour remonter la mer de Chine, et arriver à Haïphong, port situé dans le golfe du Tonkin, sur l’une des branches du fleuve Rouge. Sa population, d’une trentaine de mille habitants, se compose de Tonkinois, de quelques Japonais et de beaucoup de Chinois, qui ont accaparé presque tout le commerce du pays. Les fils du Céleste Empire sont les juifs de l’Orient ; ils sont nés commerçants et font des affaires d’or, au détriment des Annamites.

Le quartier français est joli : belles maisons blanches avec vérandas, grands magasins, superbe théâtre au fond d’une place, qui s’orne, devant la façade de pelouses flanquées de corbeilles de fleurs du plus bel effet.

Il se fait, par bateaux, un immense trafic de charbons, bois flotté, bananes, riz, etc. Le fleuve est sillonné de nombreux sampangs chinois et annamites faits de bois du pays, avec, à l’avant, des allégories grimaçantes, et dont les voiles, ainsi que la cabine établie sur le pont, sont confectionnées avec de la paille de riz formant nattes, à la façon de nos stores. Ces navires sont halés, sur le bord de la rivière, par des coolies qui, de leur pas nonchalant, les remorquent, en tirant tous sur une même corde en s’accompagnant d’un chant rythmé qui se continue indéfiniment, sur le même air et les mêmes paroles. Quelquefois, un ou plusieurs trains de bois, sortes de longs radeaux formés de grands troncs d’arbres assemblés, sont attachés à l’arrière, et, de cette façon, avec des moyens de fortune insignifiants, se trouvent transportées, avec une barque de faible tonnage, de grandes quantités de marchandises.

Le soir, après cinq heures, une fois la grande chaleur du soleil tombée, on peut aller visiter, en pousse-pousse, le jardin d’acclimatation, situé à deux kilomètres de la ville, car il mérite le déplacement. Le pousse-pousse est une voiture légère montée sur deux roues et traînées par un boy-coureur, qui tire au moyen de deux longs et minces brancards. Dans la voiturette ordinaire où monte le vulgaire annamite, les roues sont en bois, cerclées de fer ; dans l’autre, pour les castes plus aisées et les Européens, les rayons sont en acier, avec de bons pneumatiques, genre bicyclette. Pour des sommes variant de 10 sens à une piastre, vous pouvez faire des promenades variant de un à vingt kilomètres, sur un train de dix à douze à l’heure, suivant l’âge et les capacités physiques de votre coolie-pousse.

Lorsque j’eus l’occasion de visiter le jardin d’acclimatation de Haïphong, il venait d’y arriver un couple de tigres adultes, qui avaient été capturés dans une trappe ;  ils étaient de toute beauté. Le tigre « Seigneur Tigre », comme l’appellent les Tonkinois, quand il a goûté une fois à la viande humaine annamite, en devient très friand. C’était le cas certainement, car lorsque nous examinions les deux fauves allongés dans leur cage, ils ne bougeaient pas et avaient l’air de dormir ; mais, un « bécon » (petit garçon) s’étant approché de nous, la femelle se précipita d’un bond contre les barreaux comme pour se jeter sur le jeune indigène, en poussant de gutturaux rauquements. La fosse aux ours est la distraction de bien des visiteurs, qui achètent à une cô-vendeuse, des bananes pour les leur jeter, car ils en sont très gourmands. Ils grimpent sur les troncs d’arbres à qui mieux mieux, pour s’approcher des gens, et attraper le plus possible de ces fruits qu’ils adorent et qu’ils dévorent gloutonnement.

De Haïphong, pour remonter le golfe du Tonkin jusqu’à Moncay, on s’embarque sur de petits vapeurs ayant un tirant d’eau très faible, et presque sans quille. Le premier port où l’on fait escale se nomme Hong-Haï, dans la baie d’Along. C’est un pays de houillères ; on y trouve, presque à fleur de terre, un charbon gras de très bonne qualité, et qui, malgré la grande distance pour l’importer en France, revient à beaucoup moins cher que ceux d’Angleterre et d’Allemagne et les concurrencerait avantageusement.

La baie d’Along est presque unique au monde, avec ses rochers de couleurs et de formes si variées et si bizarres ; quelques-uns même, à cause de leur ressemblance avec certaines choses, ont été baptisés de leur nom. Toutes ces roches sont dentelées et ajourées, comme si quelque ciseau titanesque était venu les ouvrager. La baie est très poissonneuse ; on y trouve en outre des huîtres, genre Portugaises, des tourteaux et des langoustes d’une finesse remarquable.

Moncay, situé au nord du Tonkin, est séparé de la Chine par une rivière. Les deux rives sont reliées par un grand pont en fer ; d’un côté, existe un poste français ; de l’autre, un corps de garde chinois. Quand un de nos soldats passe de l’autre côté et fait la moindre esclandre, il est de suite pris au lasso et ramené sur un pousse-pousse, ficelé comme un véritable saucisson.

La capitale du Tonkin, Hanoï, est une ville de plus de 100.000 habitants, traversée par le fleuve Rouge. L’industrie y est très active. De même que dans toutes les grandes villes de l’Indochine et de la Cochinchine, il existe le quartier annamite et le quartier européen qui est très beau. C’était dans cette ville que se trouvaient l’Etat-major et la portion centrale du 9e colonial auquel j’étais affecté. Quatre ou cinq jours après mon arrivée, je fus désigné pour rejoindre le poste de Thi-Cau, petit pays presque exclusivement indigène, qui touche d’un côté à Dap-Cau sur le Song-Coï ou fleuve Rouge, et qui est à deux kilomètres environ du centre de la soie, Bac-Ninh. Dans cette ville, très peuplée, qui fut un grand centre de résistance lors de la conquête du Tonkin, et qui fut prise en 1884, il existe une citadelle occupée par un régiment de tirailleurs annamites, et le général commandant la région y a sa résidence. C’est le pays séricicole par excellence. Vous ne voyez, sur les routes bordant les rizières, que des voitures à bras traînées par des femmes, des coolies ou des buffles, et pleines de cocons bruts. Sur les bords du Song-Coï, les mûriers nains poussent en plein air et les vers vivent dans les arbres même, et y tissent leurs cocons.

Le travail de la broderie est spécialement fait par les hommes, qui arrivent à un degré de perfection extraordinaire. Ils ont un goût exquis des mélanges des couleurs et exécutent des travaux : paysages, oiseaux, papillons, etc., avec un relief qui vous étonne et qui ne pourraient être exécutés par les Européens, qui disposent pourtant de moyens plus perfectionnés.

J’ai eu bien des fois l’occasion de faire en pousse-pousse, le soir, la promenade de Thi-Cau à Bac-Ninh, pour prendre le frais avant de me coucher.

Rien ne saurait rendre la sauvage beauté et la langueur de ces soirées orientales. De la terre assoupie, que le soleil implacable a surchauffée dans la journée, montent des senteurs exotiques d’un parfum étrange ; le ciel a des teintes inconnues dans nos pays et des coloris si intenses qu’il doit être très difficile, même à un grand artiste de les rendre. Des milliers de lucioles, sortes de mouches éclairantes, dessinent nerveusement, dans tous les sens, des arabesques lumineuses ; de chaque côté, dans les rizières, monte en un bruit infernal, le concert des innombrables grenouilles et des crapauds-buffles coassant à qui mieux mieux. Vous croisez ou vous dépassez sur la route des quantités de promeneurs dont le pousse-pousse, porte comme le vôtre sa petite lanterne qui, se balançant sous le siège, a l’air de scander le trot léger de votre coolie.

En passant près d’un pagodon, vous percevez le son aigü de la flûte annamite qui fait chorus au violon à trois cordes, accompagnant les mélopées des Tonkinois en prière ; le parfum mystique des bâtons d’encens vous prend aux narines, se mêlant aux âcres émanations de la cagna-opium. Dans le lointain, des aboiements de chiens, excités par les mille bruits de la nuit, ou le coup de trompe du veilleur de village, auquel répondent, à tour de rôle, ceux des villages voisins, viennent faire leur partie dans ce concert nocturne, sur un ton assourdi qui vient expirer à vos oreilles.

Vous rentrez, ravi de la féérique promenade que vous avez faite comme dans un rêve, et, longtemps, dans la nuit, à l’abri de votre moustiquaire, vous attendez, en fumant de fines cigarettes de tabac indochinois, que disparaisse la chaleur déprimante qui règne dans votre chambre, pour vous endormir enfin du sommeil réparateur que vous appelez de tous vos voeux, et qui tarde tant à venir.


CHAPITRE II
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Deux Ans au Tonkin

Exposé succinct de la Conquête du Tonkin
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Le précurseur de la conquête du Tonkin fut Dupuis. D’un esprit aventureux, il quitta, en 1860, son village situé près de Roanne, pour aller en Chine s’établir à Han-Kéou. Tout en faisant du commerce avec les indigènes, il se liait avec les mandarins, ce qui lui permettait de s’avancer de plus en plus dans l’intérieur du pays ; et, après une entrevue qu’il eut avec Francis Garnier, venu en mission, il résolut d’explorer le cours du Song-Coï ou fleuve Rouge, pour voir s’il était navigable jusqu’à la mer. Cette opération n’était pas facile, le pays étant tourmenté par la guerre civile et la guerre religieuse entre les Mahométans et les Bouddhistes ; malgré tout, à force de ténacité, il réussit en traversant un pays infesté par les Pavillons Noirs, à atteindre la frontière annamite et à se rendre compte de la navigabilité du fleuve.  Quelque temps plus tard, ayant préparé une expédition pour le compte des mandarins, il reçut en récompense des concessions de mines. Mais, de plus en plus, il était hanté par l’idée de monter une compagnie de navigation reliant le Yun-Nann à Saïgon et à Hong-Kong. Les Anglais lui en offraient tous les moyens, mais il refusa et vînt en France où il fut reçu en audience par le Ministre de la Marine. Ayant fait provision d’armes et de munitions, il repart à la colonie et achète quelques bateaux à vapeur. Les ayant équipés, il navigue vers le Tonkin, jusqu’à Hanoï, et là, tente de négocier avec les mandarins annamites sur la question de laisser libre la navigation sur le Song-Coï, pour sa flottille et le commerce français. Ayant fixé un délai d’un mois pour avoir le temps de réfléchir et d’en reférer à leur empereur, les mandarins dépassèrent la date. Voyant cela, Dupuis n’hésite pas et emploiera s’il le faut la force pour passer. Les dignitaires annamites voyant la flottille approcher de Hanoï, s’enferment dans la citadelle qu’ils mettent en état de défense. Dupuis attend le moment propice pour attaquer ; ses ennemis agissent par la ruse ; ils empoisonnent son eau potable et cherchent avec des brûlots en bambous, portant des jarres pleines d’huile enflammée, à brûler ses bateaux ; même quelques-uns de ses matelots tombés dans des embuscades et grièvement blessés, sont emmenés de force dans la citadelle pour y subir les pires tortures. Excédé et ayant acquis l’appui des Tonkinois qui ne pardonnaient pas aux Annamites de les tenir depuis longtemps sous le joug, il s’empare de Hanoï, enfermant les mandarins et leurs soldats dans la citadelle. C’était au début de 1873 ; à cette époque, le gouverneur de la Cochinchine, le contre-amiral Duperré, envoie des secours à Dupuis. Un corps expéditionnaire, placé sous le commandement de l’officier de marine Francis Garnier, qui venait d’explorer le Mékong, vient le renforcer à Hanoï. Mais au lieu d’agir par la force, Garnier, en habile diplomate, emploie tous ses efforts pour faire cesser, d’une part, les conflits existant entre Dupuis, le vice-roi du Yun-Nann et les mandarins, et, d’autre part, tâcher d’obtenir pour les colons français, l’autorisation d’exploiter des mines et la libre circulation sur le fleuve Rouge. Mais, en cas d’insuccès, en agissant de cette façon, il avait carte blanche pour employer la force brutale et il avait, à cet effet, sous ses ordres, plusieurs canonnières et un corps de débarquement composé d’infanterie de marine et de fusiliers-marins. Vers la fin d’Octobre 1873, sa flottille mouille près d’Hanoï, et Francis Garnier reçoit la visite de Dupuis, pour se concerter sur la façon d’entamer les pourparlers avec le chef des troupes annamites. Mais les négociations n’aboutissent pas, vu le mauvais vouloir et l’obstination de ce général, grand ennemi de la France. Dès lors, il n’y a qu’à passer à l’offensive ; c’est à quoi se décide Garnier. Ayant reçu quelques renforts, il va s’emparer de la citadelle d’Hanoï. Il fait exécuter par ses canonnières un tir de préparation d’artillerie et donne l’assaut à la place forte ; mais, la porte est fermée et résiste aux coups de hache. Il passe à travers les barreaux des grilles qui la surplombent, et saute le premier dans la citadelle, suivi par ses troupes victorieuses. Le drapeau français est hissé sur la tour ; le général annamite, les mandarins et leurs soldats sont faits prisonniers, après avoir laissé sur le terrain beaucoup de tués et de blessés ; et pourtant les Français se battaient dans la proportion de un contre quarante. Pour consolider sa victoire, il fait occuper par les officiers sous ses ordres, à la tête chacun de petits détachements n’ayant que peu ou point d’artillerie : Gia-Lans, Hung-Yen, le fort de Phu-Hoaï, la citadelle de Haï-Dzuong, Ninh-Binh, et lui-même s’empare de Nam-Dinh. Après cette série de victoires obtenues avec un minimum d’hommes, de moyens et de pertes, Garnier organise le delta qu’il vient de conquérir en si peu de temps. Il crée des corps de troupes indigènes, et, les Tonkinois obsédés par leurs vieux oppresseurs, viennent en foule s’enrôler avec enthousiasme sous notre drapeau.

C’est au moment où cet homme vaillant, que la chance a favorisé jusque-là, veut, en prenant Son-Tay, assurer sa victoire, en détruisant ce repaire de pirates, qui était au pouvoir des Annamites et des Chinois dits « Pavillons Noirs », que, traîtreusement, l’empereur d’Annam lui délègue pour traiter, une ambassade, et, pendant que l’on entame les pourparlers, l’armée de Son-Tay, à laquelle se sont joints les Pavillons Noirs, marche sur Hanoï. Averti de ce qui se passe, Francis Garnier va à leur rencontre avec une poignée d’hommes. Devançant ceux-ci, il n’aperçoit pas un fossé, placé près de bosquets de bambous qui abritent les ennemis, et il tombe dedans ; les Pavillons Noirs le transpercent aussitôt de leurs lances. Plusieurs des soldats qui le suivaient étant tués ou blessés, le reste se sauve, l’abandonnant à son sort. Lorsqu’une section, ne le voyant pas revenir, partit à sa recherche, elle le trouva couvert de blessures ; ces féroces sauvages lui avaient même ouvert la poitrine et arraché le coeur. Ainsi mourut le 21 Décembre 1873, cet héroïque Français qui payait de sa vie, le riche tribut qu’il offrait à sa patrie en lui conquérant le Tonkin.

Après sa mort, ses lieutenants continuèrent son oeuvre et signèrent avec l’empereur Tu-Duc, une paix qui assurait à la France la navigation sur le Fleuve Rouge.

Son successeur, malheureusement, ne marcha pas sur ses traces. Au contraire, le lieutenant de vaisseau Philastre fit évacuer les villes et les citadelles conquises, dissoudre les compagnies de miliciens, ce qui permit aux Annamites de Tu-Duc, poussés par les mandarins, de faire une hécatombe des Tonkinois qui avaient opté pour la France, ainsi que des chrétiens. Des villages furent incendiés et une grande quantité de gens durent s’enfuir. Ce ne fut qu’au mois de mars 1874 que fut signé un traité de paix, nous accordant le protectorat sur le Tonkin. En revanche, nous devions à l’Annam aide en cas d’agression de la part de ses ennemis et des bandes de pirates. Mais, si la France respectait ses engagements, l’empereur Tu-Duc reniait ce qu’il avait signé. Il favorisait même les Pavillons Noirs, qui rançonnaient sur le Song-Coï les navires qui y faisaient du commerce. La Chine, de son côté, feignait d’ignorer notre protectorat ; voyant cela, le gouverneur général se décide à envoyer à Hanoï le capitaine de vaisseau Rivière à la tête de deux corvettes et de cinq cents hommes, équipages et soldats compris. Bien qu’il eût des ordres d’agir avec prudence et d’éviter le plus possible les effusions de sang, il fut obligé, vu les intentions malveillantes du Tong-Doc, qui mit la citadelle en état de défense et ne vînt pas le voir, de prendre la place par la force. Ayant fait bombarder par sa petite flottille les remparts de la ville, il fit donner l’assaut et prit possession de la citadelle d’Hanoï, après un combat très meurtrier pour les Annamites.

Malgré cela, des bandes de pirates chinois font des incursions jusqu’à nos avant-postes ; le commandant Rivière demande des renforts pour les châtier. Il s’empare des forts d’Haïphong et de la forteresse de Nam-Dinh. Pendant ce temps, les Pavillons Noirs, se payant d’audace et profitant de la faible garnison laissée à Hanoï, attaquent la pagode royale où cantonnaient les Français et sont repoussés avec beaucoup de pertes. Ils poussent l’impudence même jusqu’à allumer l’incendie dans certains quartiers. Le commandant Rivière revient en vitesse et décide d’aller détruire Phu-Hoaï, repaire de ces brigands. Donnant l’attaque au village de Trung-Thong, il y rencontre une résistance désespérée. Des drapeaux sont pris à l’ennemi, le sang coule de toutes parts ; le commandant de Villers est blessé d’un balle dans le ventre ; pendant qu’on l’évacue, une autre lui fracasse le bras droit. Le commandant Rivière, stoïque au milieu de la bataille, et voyant qu’une compagnie s’est trop avancée, lui fait donner, bien à regret, l’ordre de se replier. Mais le nombre des ennemis, qui s’étaient bien dissimulés, augmente sans cesse ; les coups de fusil crépitent avec plus d’intensité. Le lieutenant de Crisis est tué, deux autres officiers sont blessés, des soldats tombent. Un canon glisse dans la rivière, on se précipite pour le relever ; le commandant Rivière donne de sa personne et tombe frappé à son tour à l’épaule. Les Pavillons Noirs se précipitent et l’achèvent ; ils lui coupent la tête et les mains, qu’ils promenèrent ensuite comme trophées, au bout de leurs lances. Après une retraite déprimante, sous un feu meurtrier, le reste de la vaillante troupe finit par rejoindre la concession d’Hanoï, traînant avec elle son canon qui ne tomba pas aux mains de l’ennemi, et rapportant la dépouille mutilée du vaillant commandant Rivière, tué, comme Francis Garnier, dix ans après, pour la même cause.

Ces deux morts décidèrent enfin le gouvernement français à envoyer des troupes à Hanoï, pour faire respecter le traité de 1874. On voit à leur tête des hommes de grande valeur : le contre-amiral Courbet et le général Bouet, pour commander la flotte et l’armée de terre, et le docteur Harmand, ancien ami de Francis Garnier et explorateur célèbre, qui était chargé de l’organisation et de l’administration du Protectorat. Sous leurs efforts combinés, les forces annamites et chinoises assemblées, durent bientôt s’avouer vaincues. Après un début malheureux sur la funeste route de Hanoï à Son-Tay, où avaient été tués, sans résultats appréciables, Francis Garnier et le commandant Rivière, successivement, Son-Tay, Bac-Ning, Hung-Hoa, tombent entre nos mains. Les trois chefs s’étant consultés, décident qu’un coup décisif doit être porté et ils conviennent de prendre Hué, capitale de l’Annam et résidence de l’empereur. La flotte de l’amiral Courbet se rend à Thuan-Tû, à l’embouchure de la rivière, et la reddition des forts est exigée. Ayant essuyé un refus, on commence le bombardement qui dure deux jours, au bout desquels ils se rendent. Deux des bateaux français pénètrent plus avant, dans l’intention de bombarder la ville, mais dans la nuit qui précède l’opération, les ennemis envoient un parlementaire demandant une suspension de quarante-huit heures. Deux jours après, les Français faisaient leur entrée à Hué, et on nous livra, comme gages, jusqu’à la signature du traité, les bateaux de guerre annamites qui étaient dans ce port, ainsi que les forts de la place.

Le traité nous accordant le Protectorat de l’Annam et du Tonkin fut signé le 25 août 1883. Un résident français devait s’installer à Hué, auprès de l’empereur et avait le droit d’audience. Les douanes tonkinoises étaient dirigées par notre administration, et nous avions, en plus, droit de contrôle sur celles de l’Annam. Nous avions toute liberté de naviguer sur le fleuve Rouge et nous pouvions, aux emplacements choisis par nous, créer des postes et élever des fortifications. Un traité de commerce, conclu plus tard, devait compléter tous ces avantages.

La mésintelligence s’étant introduite dans les rapports entre le général Bouet et le docteur Harmand, ils furent rappelés en France et le commandement unique des armées de terre et de mer resta aux mains de l’amiral Courbet.

Le 17 novembre de la même année, la Chine viola la convention en envoyant au Tonkin des troupes impériales ; en même temps, les Pavillons Noirs envahirent Haï-Dzuong. L’amiral Courbet ayant reçu d’importants renforts, marcha sur Son-Tay. Après des prodiges de valeur accomplis par l’infanterie de marine, les turcos, la légion étrangère, les marins, les tirailleurs annamites et les tirailleurs algériens, cette ville fut prise le 17 décembre 1883. L’affaire avait été chaude, et nos ennemis subirent des pertes énormes ; se voyant perdus, ils avaient évacué la citadelle pendant la nuit du 16 au 17. Nos troupes, qui avaient été éprouvées également, y entrèrent le fusil sur l’épaule.

L’amiral Courbet, pendant cette affaire, fit preuve d’une bravoure qui enthousiasma ses troupes ; se tenant constamment à quelques cents mètres des remparts, exposé aux balles des Pavillons Noirs qui l’avaient reconnu, et avaient planté en face de lui plusieurs de leurs drapeaux. La ville de Hué garda longtemps la trace de ces jours héroïques : monceaux de ruines, parties de rues brûlées, murs défoncés, toits troués par les obus. La grande pagode de Phu-Guc ne fut pas épargnée et n’était que décombres.

La prise de la citadelle de Son-Tay fit beaucoup de bruit dans l’Asie et donna à réfléchir aux Annamites.

L’amiral Courbet voulait achever la pacification par la prise de Bac-Ninh, mais un autre rôle lui était dévolu.

On envoya, pour commander l’armée de terre, le général Millot, comme commandant en chef au Tonkin, ayant sous ses ordres les généraux de Négrier, déjà célèbre, et Brière de l’Isle. Sous l’impulsion de ces entraîneurs d’hommes, la campagne marcha rondement. En cinq jours, Bac-Ninh fut prise ; le 13 mars 1884, à midi, le général Millot y faisait son entrée ; on trouva dans la place plus de cent canons et une grande quantité de drapeaux. Tournant ses efforts vers Hong-Hoa, le commandant en chef y entre en vainqueur le 13 avril suivant. Les maisons avaient été brûlées par les Chinois en déroute, et ils abandonnèrent dans la citadelle une quarantaine de canons. L’armée chinoise se trouvant à chaque combat prise entre deux feux, puisque la tactique du général Millot consistait à attaquer de deux côtés opposés à la fois, fut surprise par cette façon moderne de faire la guerre ; elle battit très vite en retraite, démoralisée aussi par le tir précis de nos canons. Encore une fois, nos ennemis demandèrent la paix. La Chine, qui revendiquait la suzeraineté de l’Annam, signa avec nous le traité de Tien-Tsin, le 11 mai 1884. Cette convention fut violée près de Bac-Lé, dans les gorges de Lang-Son, où une de nos colonnes, commandée par le lieutenant-colonel Dugenne, fut attirée et décimée dans un véritable guet-apens, le 23 juin 1884, par une armée régulière chinois. Faisant preuve de mauvaise foi, la Chine alléguait qu’il n’avait pas été fixé, par écrit, de date pour l’évacuation de Lang-Son, Cao-Hang et Lao-Kay. La France se fâcha et, sous l’impulsion du ministre Jules-Ferry, on se décida à une action énergique, en portant la guerre sur les côtes même de la Chine.

L’amiral Courbet bombarde Fou-Tchéou le 3 août ; en une demi-heure, grâce au tir précis de nos vaisseaux de guerre, tous les navires et jonques chinois sont coulés à fond. On détruit ensuite l’arsenal, les batteries de la passe Migan et, sept jours après, la flotte a repris la haute mer, après avoir causé quarante millions de dégâts à la Chine.

Se joignant à la flottille Lespés, l’amiral Courbet bloque l’île de Formose et, le 2 octobre, il enlève la place de Kélung. Le 13 janvier 1885, cinq bateaux chinois sortis du Yan-Tsé-Kiang, sont poursuivis par notre flotte ; trois parviennent à s’échapper, mais les deux autres qui se sont réfugiés dans le port de Sheipou, sont torpillés la nuit, par des canots porte-torpilles. Avec les pertes déjà subies à Fou-Tchéou, la flotte chinoise était presque entièrement annihilée. Continuant la série de ses succès, Courbet fait le blocus de la côte du nord de la Chine pour empêcher le ravitaillement en riz venant du sud ; puis, pour se faire une base d’opération, il occupe les îles Pescadores situées en avant de Formose. Les Chinois, battus et affamés, demandent grâce ; le blocus est levé le 16 avril et, le 9 juin 1885, la deuxième paix de Tien-Tsin était signée. Courbet n’y survécut malheureusement pas ; il mourut de maladie à bord du bateau amiral Le Bayard, le lendemain de la signature, lui, l’organisateur de la victoire qui força nos déloyaux ennemis à céder à nos justes revendications.

Pendant cette guerre maritime, l’armée du Tonkin placée sous les ordres du général Brière de l’Isle, qui succédait au général Millot, marche sur Lang-Son, qu’elle prend le 13 février 1885 ; c’est à cette opération que fut blessé à la poitrine le général de Négrier ; une autre colonne, composée d’une poignée d’hommes sous les ordres du commandant Dominé, défend glorieusement Tuyen-Quan contre des milliers de Chinois ; c’est à la défense de cette place que mourut bravement le sergent du génie, Bobillot.

Le 9 juin 1885, la paix fut signée à notre avantage ; les Chinois durent évacuer le Tonkin qui fut placé, ainsi que l’Annam, sous notre protectorat.

Dans la nuit du 4 au 5 juillet, les Annamites attaquèrent traîtreusement, à Hué, un détachement commandé par le général de Courcy, qui venait présenter au roi ses lettres de créance ; mais, vu le magnifique entrain et l’héroïsme de nos soldats, le guet-apens avorta, et nous restâmes maîtres de la situation, malgré l’énorme disproportion des forces engagées.

Il ne restait plus qu’à pacifier et à organiser le pays, et l’autorité militaire céda la place à l’autorité civile. Le premier résident général au Tonkin fut Paul Bert, qui prit possession de son poste dans les premiers mois de 1886, et s’y donna de tout son coeur de Français. Cet esprit lumineux, ce grand patriote, pour mener à bien la tâche qu’il avait assumée, ne recula devant aucune fatigue, dût sa santé en pâtir. Et c’est en abusant sans compter de ses forces, sous un climat déprimant, qui ne tolère pas une telle débauche d’énergie, qu’il tomba sur la brèche, le 11 novembre 1886.

Voilà, succinctement exposée, la brillante et tragique épopée, qui dota la France d’une de ses plus belles colonies, et que payèrent de leur vie, un grand nombre de ses enfants, héros sublimes dont la mémoire doit passer à la postérité.


CHAPITRE III
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Les Tonkinois

Costumes – Moeurs – Coutumes
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Les Tonkinois, au nombre de 7.000.000 d’âmes, font partie de la race annamite et leur empereur réside à Hué (60.000 habitants), qui est la capitale de l’Annam. Le jeune Régent, qui vient de monter sur le trône, est présentement en France pour se familiariser avec la langue française et pour y parfaire son instruction et son éducation.

Le Tonkin s’étend, à proprement parler, depuis le golfe du même nom jusqu’à la frontière de Chine ; il se compose de la vallée du Song-Coï et de ses affluents ; la rivière Claire et la rivière Noire, dénommée Delta, et de la partie nord qui est montagneuse et couverte de forêts vierges.

L’Annamite du Delta est petit, celui du Nord est plus grand, probablement par croisement avec la race chinoise. L’homme, comme la femme, sont habillés de la même façon, d’un pantalon large appelé « Ké-Kouan » et d’une petite veste nommée « Ké-Kao ». La couleur de ces vêtements est généralement marron, quelquefois aussi le pantalon est en soie noire, et, en cas de deuil, la veste est blanche. L’homme ou « nail », porte, de même que la femme, les cheveux très longs, d’un noir bleuté, en forme de chignon, pendant que son épouse, nommée « congaï », tresse les siens et en forme un rouleau enfermé dans une étoffe blanche ou noire, qui couvre la partie postérieure de la tête, le devant étant formé de deux bandeaux séparés par une raie. Les Tonkinois mâles s’épilent la barbe et la moustache au moyen de petites pinces spéciales, et ce n’est que lorsqu’ils vieillissent qu’ils laissent pousser ce qui a résisté de leur système pileux ; on appelle cela un « loum-loum » et le vieillard, avec ses quelques gros poils rares et longs sous le nez et au menton, fait penser aux masques chinois, dont on se sert dans les mascarades.

Les femmes ont une démarche gracieuse, portant sur l’une ou l’autre épaule, suspendus à une latte de bambou, deux paniers attachés par trois cordes à chaque extrémité, et donnent l’impression d’une balance ; elles vont de leur pas élastique se prêtant à chaque tressaut du bambou-porteur, tout en balançant d’un mouvement nonchalant leurs bras de droite à gauche. Ce sont elles qui traînent les plus grosses charges, transportant presque toutes les marchandises. Lorsque le fardeau est lourd, elles s’attellent à plusieurs à un câble, et tirent qui de l’épaule, qui des bras en s’accompagnant d’une mélopée qui ne varie pas : « Kéééé...ôôôô », ce qui veut dire tirons. Elles sont surveillées par un chef appelé « caï » (caporal), qui marche à côté de l’attelage pour le stimuler, et cela sous une température de 45° à l’ombre et quelquefois plus. Elles sont presque toutes coiffées d’un grand chapeau, nommé « caï-nonne », en larges feuilles de latanier, et qui leur sert indifféremment de parapluie ou d’ombrelle.

Le chapeau du « nail » a la forme d’un grand entonnoir évasé et renversé, qui recouvre un turban noir ou blanc, enserrant le front et noué derrière la tête. Voilà pour l’Annamite pauvre, qui marche toujours pieds nus. Chez les femmes riches, la tunique fendue sur le côté, s’évase vers le buste et découvre une pièce d’étoffe de couleur claire ou blanche remplaçant le corset qui est inconnu dans ce pays. Le « caï-nonne » s’orne de glands en soie noire, qui pendent, et est retenu à la main par une sorte de cordon de même couleur en soie tressée, qui sert à accrocher le chapeau sur l’épaule, lorsqu’elles vont tête nue.

Elles portent aux pieds des sandales en cuir rouge ou noir verni, dont les semelles sont ordinairement faites de peau de buffle tannée. Les bijoux, suivant la classe des gens, sont très souvent d’une richesse inouïe ; ils sont d’or ou d’argent encastrant des jades taillées, d’un beau vert pâle. Il n’est pas rare qu’une femme fortunée porte des ornements dans les cheveux, autour du cou et des bras et au-dessus des chevilles. Les motifs, presque toujours les mêmes, représentent des animaux chimériques, principalement des dragons, et portent des souhaits en langue annamite : bonne santé, heureuse année, longue vie. Quelquefois aussi, les bracelets sont faits de sapèques en or, alternant avec des pierres de jade du plus bel effet. Chez les pauvres, une certaine quantité de sapèques en cuivre sont enfilées, par leur trou carré, sur un lien de paille souple ou de jonc, et portées autour du cou ; elles remplacent en même temps le porte-monnaie et servent à leurs propriétaires à faire des emplettes, cette monnaie équivalant au millième du taïl. Chaque fois que l’annamite a quelque chose à payer, il dénoue son enfilée de sapèques, sort le nombre nécessaire à son acquisition, rattache le collier et le suspend à son cou.

La hiérarchie s’établit d’après la couleur dont s’habillent les Annamites. L’empereur est vêtu d’étoffes jaune-citron ; les hauts dignitaires, mandarins, portent du rouge ; le bleu étant réservé aux personnages de situation inférieure, et il est absolument interdit de contrevenir à ces règles. Les mandarins, ou « Kouans », qui sont des hommes très importants et très lettrés, puisqu’ils ont pour eux un langage spécial appelé langue mandarine, ont un costume de cérémonie très luxueux, tout en soie, brodé de dragons ou d’animaux fabuleux, d’un coloris intense et varié. Ils portent, tous, les ongles d’une grande longueur, qui va parfois jusqu’à 20 centimètres, sauf à un doigt dont ils se servent pour se gratter. Ils sortent presque toujours dans une sorte de palanquin en étoffe de couleur, porté par deux coolies, et sont garantis du soleil par un grand parasol, qui est l’insigne de leur grade. Si le mandarin est militaire, un « naïl » porte son sabre, avec le fourreau enrichi de nacre. En avant du cortège, un serviteur muni d’une « cadouille » ou trique en rotin tressé, fait écarter les Annamites trop curieux qui gênent son passage, en frappant dessus à coups redoublés ; c’est le règne de la force brutale qui remplace celui de la persuasion, façon française de coloniser. Au Tonkin, les représailles exercées par les chefs indigènes sont terribles, et, pour prêcher d’exemple, ils font décapiter un ou plusieurs sujets au moyen du coupe-coupe, par le bourreau qui est spécialisé dans ce genre d’exercice. Il finit même par acquérir une très grande dextérité et, d’un seul coup de son arme, il fait voler à plusieurs mètres le chef du patient agenouillé près de lui, la tête légèrement inclinée et les bras attachés derrière le dos, ou le cou sur un billot.

Les Annamites sont de grands fumeurs d’opium, qu’ils se procurent par tous les moyens possibles, même par la fraude, car la régie en délivre estampillée, mais qui coûte beaucoup plus cher. L’opium, qui est extrait de plusieurs espèces de pavots, principalement du pavot blanc, est un puissant narcotique ; c’est un liquide couleur ambre foncé et d’une consistance légèrement huileuse ; il procure à celui qui le fume des assoupissements coupés, paraît-il, de rêves merveilleux. La fumerie d’opium est une cagna ayant des bas-flancs en bambou, sur lesquels se couchent, sur le côté, les pratiquants. Un boy trempe dans un petit flacon rempli de cette substance nocive, une tige d’acier, et la retire avec une goutte qui perle au bout ; la faisant chauffer, en tournant la tige au-dessus de la flamme d’une petite lampe, il la pétrit de ses doigts jusqu’à ce qu’elle ait acquis une certaine consistance, puis il l’introduit dans le fourneau d’une pipe à long tuyau droit, appelée « toufiane ». La pipe étant inclinée, le boy présente au-dessous de la boulette d’opium, la flamme de la petite lampe, pendant que le fumeur, les yeux mi-clos, aspire toute la fumée d’un seul coup, la gardant le plus longtemps possible avant de la rejeter. La boulette fait entendre un petit grésillement et une odeur âcre vous prend aux narines.

Suivant le degré d’intoxication de l’opiomane, il fume à chaque séance deux, trois ou quatre toufianes, certains dépassent vingt pipes par jour, et à chaque fois il tombe dans un sommeil factice, dont il doit sortir de lui-même, sous peine, si vous le réveillez trop tôt, de le voir d’une humeur massacrante. A ce régime, la santé s’altère vite ; le sujet devient d’une maigreur effrayante, les joues se creusent et le teint prend une couleur de cire jaune. Le pauvre fumeur mange de moins en moins, le vice passe dans la peau et il est condamné, ne pouvant se passer de l’opium qui est répréhensible en France, à vivre toute sa vie et à mourir, à la colonie.

Cette manie rend les opiomanes presque insensibles à la douleur ; j’ai vu, en 1918, à Thi-Cau, un colonial mobilisé, travaillant auparavant dans les bureaux du gouverneur général, à cette époque M. Sarraut, un nommé M..., originaire de Marseille, qui, en faisant du thé, s’était renversé de l’eau bouillante sur les jambes. Chaque fois que l’infirmier-major lui faisait son pansement qui était très douloureux, il fumait d’abord deux ou trois pipes d’opium et, de ce fait, ne ressentait aucune souffrance.

Une fois la boulette fumée, le boy gratte, au moyen d’un canif, le calcinage qui reste, et le met de côté. Cet opium de deuxième qualité est acheté par les opiomanes dont la bourse n’est pas bien garnie, et qui peuvent ainsi contenter leur vice favori, à beaucoup moins cher.

Une des plaies du Tonkin est aussi le « choum-choum » ou eau-de-vie de riz. De même que pour l’opium, la régie en vend en bouteilles munies de vignettes ; mais une grande quantité vient en fraude de la Chine. Et pourtant, une chasse sans merci est faite aux fraudeurs qui, lorsqu’ils sont pris, se voient dépouillés de tout ce qu’ils possèdent. Cet alcool est très néfaste aux Français qui en font abus et les prédispose aux fièvres, à la dysenterie et aux maladies de foie. J’ai vu, une fois, un soldat qui en avait trop bu, et qui, étant donné la grande chaleur, était tombé dans un état d’excitation confinant à la folie. Il fut ramené au quartier, par des gendarmes indigènes, dans un pousse-pousse, ficelé des pieds à la tête comme un véritable saucisson, la bouche écumante et les yeux exorbités.

Une chose curieuse à voir au Tonkin est le marché annamite. Chaque village possède tous les jours le sien, les marchandises sont exposées par terre, sur des nattes tressées ou dans de petits paniers. Vous y trouvez tout ce qui sert à la nourriture des Tonkinois : du riz, de la tubercule des marais, des tronçons de canne à sucre, du manioc, des pastèques, des bourgeons de palmier et de bananier, des jeunes  pousses de bambou qui font une salade très recherchée, ayant comme goût beaucoup de rapport avec la raiponce ; des oranges, citrons, mandarines, ananas, des bananes, du poisson frais ou fumé, du porc dont il est fait une grande consommation, du buffle frais, des oeufs, des poulets, des canards, etc.

On y trouve aussi pendant la saison d’hiver relatif, puisque dans le Delta la plus basse température ne descend pas à plus de 8 à 12 degrés au-dessus de zéro, des primeurs qui ne viennent en France qu’au mois de mai ou juin. Passé cette saison, le soleil trop brûlant grillerait ces légumes, importés de France en graines ; pendant l’été, on ne mange que des pommes de terre et des haricots secs, mais d’Octobre à Janvier, vous trouvez à profusion sur le marché : des melons, aubergines, tomates, citrouilles, petits pois, haricots verts, radis, navets, carottes, laitues, chicorées, scarolles, etc. On trouve aussi des pommes et des poires, mais qui sont très fermes et n’ont aucune saveur.

La nourriture du Tonkinois se compose principalement du riz, qui en est la base, comme le pain chez nous ; les annamites ont une manière spéciale de le faire crever, qui fait qu’il reste ferme sous la dent tout en étant cuit à point ; et, l’un des meilleurs plats confectionnés pour les Européens, est un poulet rôti, accompagné de riz cuit de cette façon et assaisonné d’une sauce « Karry », mets très épicé, auquel notre palais a du mal à s’habituer au début, mais qui plaît énormément par la suite.

Le repas de l’annamite se compose de poisson frais ou séché au soleil et fumé, de buffle, de porc, d’oeufs, de poulet et de légumes cuits ; souvent de plantes grasses qui poussent sur les mares et dont ils engraissent aussi leurs gorets ; ces derniers ont un gras très flasque et d’une couleur légèrement vert pâle, à cause de cette alimentation. Ils sont aussi grands amateurs de cuisses de grenouilles et de serpents d’eau. Ces reptiles quelquefois d’une longueur de deux à trois mètres et de la grosseur du bras, sont de couleur sombre, tachetée de jaune. Ils se nourrissent de poissons, de crapauds-buffles et de grenouilles, et, aux heures chaudes de la journée, ils sortent de l’eau des rizières pour venir se chauffer sur les diguettes qui les séparent. Quand vous chassez, ils s’enfuient précipitamment, regagnant leur royaume liquide, dont ils brouillent le fond vaseux. Il n’est pas rare que celui qui pêche la grenouille au moyen d’un hameçon à quatre ou cinq branches recouvert d’un chiffon rouge, voie frétiller à l’extrémité de son bambou, un serpent d’eau qui s’est bêtement laissé prendre à l’appât. Plusieurs soldats coloniaux m’ont dit en avoir mangé des tranches marinées et grillées, et les avoir reconnues excellentes, leur trouvant beaucoup de rapport avec l’anguille.

La plupart des plats annamites sont corsés avec du « nûôc-mâm », espèce de saumûre obtenue en faisant sécher sur des claies, au soleil, les poissons ouverts par le milieu. Il en sort une sorte de jus noirâtre, qui tombe dans les plats placés dessous, et qu’ils salent et épicent. Ce liquide, qui a une odeur très forte, a, surtout au point de vue de la couleur, beaucoup de ressemblance avec notre arôme Patrelle. Comme dessert, des bananes, goyaves, fruits pimentés, des mangues, des oranges, ananas, mandarines, etc. ; un de leurs plats favoris, est confectionné avec des vers à soie, des mouches à miel ou de grosses fourmis, qu’ils font frire dans la graisse.

Leur viande et leur poisson sont tout prêts coupés en petits dés dans des soucoupes, et, ils se servent, avec dextérité, de deux baguettes qu’ils tiennent entre les doigts de la main droite pour porter chaque morceau à la bouche, l’accompagnant à chaque fois de riz qu’ils se jettent littéralement dans le gosier avec le même ustensile, et tenant de leur main gauche, à la hauteur voulue, un petit bol appelé « kébat » et rempli de ce qu’ils appellent « tiou-tiou ». Leur boisson se compose de thé infusé, et chez les pauvres, ce sont les feuilles qui servent à faire le breuvage, les fleurs restant l’apanage du riche.

On reconnaît aussi la situation d’une famille, à la valeur des baguettes à manger, qui vont du simple bambou à des bois plus rares (ébène), pour être chez les cossus façonnés en ivoire incrusté d’argent.

Les riches habitent de belles maisons en briques, à l’Européenne, avec des vérandas, et qui sont couvertes en tuiles. Les paillottes ou cagnas des vulgaires annamites sont toutes façonnées sur le même modèle. Les piquets des quatre coins et les fortes pièces du toit, sont faits de gros bambous sur lesquels ont entrelace des lamelles du même bois, fendu avec le coupe-coupe, et reliées entre elles par des minces lanières découpées dans l’écorce. De la paille de riz sèche forme la toiture et de l’argile délayée avec des brins de paille font un enduit qui s’encastre dans l’enchevêtrement des lamelles de bambou, pour former les murs. Comme lit, des bas-flancs de même bois sur lesquels couche toute la famille, qui est toujours très nombreuse : le chien (kôntiô), le chat (kon-mêâô), les poules (kon-gâs), souvent même le porc, couchent dessous, et, de ce fait, toute la maisonnée vit en promiscuité. Aussi, il faut sentir l’odeur nauséabonde qui se dégage par l’unique porte, et qui n’est combattue, de temps à autre, que par la senteur étrange des petits bâtons d’encens, brûlés en l’honneur de Bouddha, ou en sacrifice à la maison des ancêtres. Dans chaque cagna, une petite construction, accrochée à l’un des murs et devant laquelle les Annamites font chaque soir leur prière, contient, d’après leurs croyances, les mânes de leurs parents défunts. Il faut voir, avec quelle ferveur, ils procèdent chaque jour à cette cérémonie.

Pour les enterrements, il y a, suivant la fortune du défunt, deux ou plusieurs pleureuses. Les femmes qui sont payées pour remplir cet emploi, dénouent tous leurs cheveux et les renvoient en avant, par dessus leur tête, voilant complètement leur face ; elles sont vêtues de blanc. Pendant le cortège, comme au moment de la mise en terre, elles poussent ensemble des plaintes discordantes, qui passeraient en France pour des cris de folles. Ces hurlements sont faits pour regretter le défunt ; plus il est riche, plus il y a de regrets et partant, plus de pleureuses et de cris.

Autour du lourd catafalque supportant la bière et porté par un grand nombre d’hommes, circulent des « naïls » qui font partir des pétards, pour éloigner les mauvais esprits. A tout ce bruit se mêle celui des gongs, des tambours de basque et des flûtes nasillardes et chevrotantes. Derrière, suivent la famille et les amis du défunt, porteurs de parasols, et agitant de longues banderolles au sommet de bambous ; un disque en bois, appelé « taï-ki » symbolise le vide et l’inconnu qui est l’au-delà de l’éternité.

Le trou où est déposé le cercueil est peu profond, et, toujours, suivant la situation du défunt, on place sur la tombe plus ou moins de riz, de poulets, de bananes, mandarines, de bouteilles de « choum-choum » (eau-de-vie de riz), etc., tout cela, d’après les rites annamites, pour nourrir les démons qui entourent la tombe, et qui pendant qu’ils dévorent ces victuailles, laissent le mort tranquille, dormir en paix son dernier sommeil. Comme de juste, aussitôt que le bonze ou prêtre bouddhiste pourra le faire, il enlèvera toutes ces bonnes choses dont il se régalera ; et, si le lendemain, la famille venant visiter le tombeau, voit que tout est disparu, elle en sera très heureuse, convaincue que les malins esprits ont tout mangé et, de ce fait, laissé la tranquillité à leur parent défunt, ce qui était le but des dons qu’elle avait offerts.

Le mariage au Tonkin se fait de très jeune âge ; quatorze ans pour la femme, de quinze à seize pour l’homme. Le jeune Tonkinois qui a trouvé une fille à son goût, fait demander sa main par un ami que l’on appelle « mai-dûông », il fait force cadeaux à ses futurs beaux-parents. Du jour où le mariage est chose accomplie, la jeune fille ne fait plus partie de sa famille personnelle ; elle doit oublier son père et sa mère et les remplacer par ceux de son époux.

Dans la secte riche, il s’écoule généralement une demi-année entre la demande et la célébration du mariage, pendant laquelle ont lieu quatre cérémonies. La première, consacrée aux ancêtres ; la seconde, annonciation par les parents du garçon à ceux de la fille, que les jeunes gens se conviennent ; la troisième, ou le « mai-dûông », les parents et les témoins du fiancé visitent officiellement les parents de la fiancée ; et, la dernière cérémonie où sont offerts à la jeune fille les cadeaux des parents du jeune homme. L’acte de mariage est lu pendant le repas de noces, qui doit se terminer à six heures du soir.

Suivant sa fortune, le Tonkinois peut prendre, l’une après l’autre, autant d’épouses qu’il en désire ; il a ainsi : femme première, seconde, troisième, etc., mais la première, seule, est légitime. Il peut vivre pendant un certain temps avec celle qui lui plaît, retourner à une autre, et ainsi de suite ; chaque femme restant à sa maison personnelle et étant tenue de nourrir les enfants qu’elle a eus de lui.

La femme tonkinoise, de même que toutes les Asiatiques, est plutôt considérée comme une esclave. Dans le ménage, elle a tout à faire : préparer la nourriture, tisser les étoffes, décortiquer le riz, soigner les animaux, porter les charges. Le plus dur est certainement la plantation du riz, qui se fait au plein soleil. Retroussée jusqu’à mi-cuisses, les pieds nus dans l’eau boueuse des rizières, le corps courbé en deux, et tenant dans la main une poignée de riz à repiquer, elle va, inlassable, enfonçant chaque pied, un à un, à une égale distance, avec sa main droite, et ce travail s’exécute dans la proportion de dix femmes au moins pour un seul homme. L’unique labeur qui incombe à celui-ci étant de labourer la terre de la rizière, au moyen d’une charrue rudimentaire à un soc, traînée par un buffle, quand ce ne sont pas deux « congaïs » qui sont attelées, lorsque le mari n’est pas riche et ne peut se payer un boeuf de trait.

Le buffle est le boeuf sauvage du Tonkin ; bien plus gros que celui de France, d’une couleur grisâtre tournant sur le noir, avec quelques rares poils clairsemés, possédant une paire de cornes annelées, qui vont en s’écartant beaucoup vers le sommet, d’une longueur de 75 à 80 centimètres et d’une grosseur phénoménale au départ de la tête, le buffle va de son pas tranquille, insensible à la chaleur torride comme à la piqûre des moustiques. Il a d’ailleurs contre ces derniers un moyen préventif infaillible : il se roule dans l’eau fangeuse des mares, le soleil le séchant en un clin d’oeil, il a la peau recouverte d’une couche de boue desséchée, que les moustiques auraient mauvaise grâce à vouloir percer, le buffle étant ainsi recouvert comme d’une armure.

Quand il est au repos, il va sur le bord des digues paître les rares brins d’herbe maigre, complètement grillés. Il est gardé par un petit annamite (bécon) au ventre gonflé par le riz, comme une outre pleine, à la tête rasée, gardant au milieu une petite touffe de cheveux, et qui, couché sur son large dos, fait sa sieste au soleil, n’ayant pas l’air de se soucier des lois de l’équilibre, et que ne dérange en rien chaque pas tranquille du buffle  cherchant sa maigre pitance. Il est même bizarre de voir un si gros animal se laisser conduire par un si petit gamin, et lui obéir à la parole.

Ce mammifère a une aversion marquée pour notre race, et je me souviens qu’étant une fois à la chasse près du village de Cô-Mé, et ayant voulu poursuivre un oiseau au plumage multicolore que je tuai, le bruit de mon coup de fusil déplut à un buffle et il se mit à me charger ; le « bécôn », réveillé par la détonation, réussit à le maintenir et à le calmer de la voix ; autrement, je me voyais dans l’obligation de tirer dessus pour ne pas être renversé et piétiné par lui.

Le Tonkinois est prolifique, et chaque famille comporte beaucoup d’enfants ; il est vrai que, pour faire contrepoids à cette natalité intense, la mortalité infantile y est très grande. L’Annamite est, en général, très sale, et la promiscuité dans laquelle vivent pêle-mêle : le père, la mère, les enfants et tous les animaux domestiques de la maison, réunis dans une cagna qui a, comme unique moyen d’aération, une seule porte, est le point de départ de beaucoup d’épidémies. Il est phénoménal de voir, en été, les myriades de mouches qui volent dans la paillotte, agents transmetteurs de bien des microbes, apportant souvent des maladies contagieuses qui, en peu de temps, se propagent avec une grande rapidité, et emportent des quantités d’indigènes.

Il est vrai que, de plus en plus, les médecins civils ou les majors de régiment apportent à ces peuples sauvages les bienfaits de la science et leur inculquent, aidés en cela par les missionnaires et les soeurs, les principes élémentaires de l’hygiène.

Les petits enfants (gnôs) sont, en général, nus ou ont juste la poitrine cachée par un léger morceau d’étoffe. La mère les porte presque toujours à califourchon, indifféremment sur l’une ou l’autre hanche. Dans bien des villages du fond de la brousse, presque les trois-quarts de ces petits malheureux sont couverts de gale comme des lépreux et font peine à voir. Dans certaines familles très pauvres, les parents vendent leurs enfants pour des prix insignifiants, 4 ou 5 piastres, quitte à convenir qu’ils les reprendront un jour, en payant une somme fixée d’avance. C’est de cette façon que les missionnaires retirent de leur foyer malsain de malheureux « bécôns », qu’ils élèvent ensuite dans leurs couvents de paillottes, dotés d’une petite chapelle en pierres brutes.

La religion pratiquée au Tonkin est le bouddhisme. Leur dieu, Bouddha, est représenté de cent façons : presque toujours assis à la turque, et possédant un nombre extraordinaire de bras ; mais, dans chaque cas, ayant une figure au sourire grimaçant, bariolée et effroyable, qui fait horreur.

D’après ses principes, le but de cette religion est de s’affranchir de toute passion, pour ne pas souffrir, en faisant le renoncement de soi-même ; selon les rites, cela vous conduit à l’anéantissement complet qu’ils appellent : le « nirvâna » des fins de la vie. Pour l’Annamite, le bonheur suprême consiste dans l’extériorisation des biens de la terre, en abolissant toute personnalité, afin d’obtenir ainsi le « nirvand », qui est la récompense dans l’éternité.

Chaque petit village possède des Bouddhas, dans des pagodes plus ou moins grandes et plus ou moins riches ; on en voit même sur la crête de certains mamelons où l’on enterre les morts. Les statues sont en pierre, en bois plus ou moins précieux, quelques-unes sont en argent ou en or massifs, et incrustées de pierres précieuses. Elles atteignent parfois une hauteur et un poids considérables et représentent une énorme richesse.

Les pagodes, dans lesquelles les Tonkinois pratiquent leur religion, sont presque toujours situées au fond d’une cour entourée de murs et dans laquelle on accède par une ou plusieurs portes, flanquées de lanternes étranges et couvertes de dragons, serpents ou animaux bizarres et inconnus. Dans la pagode même, au toit terminé par des angles en sabot, à la manière chinoise, se trouvent un ou plusieurs autels laqués et incrustés de motifs en argent, or ou nacre ; sur chacun d’eux, un Bouddha. Aux murs sont pendues des images aux couleurs criardes, représentant les supplices effrayants subis dans l’autre monde par ceux qui ont fauté sur terre. Devant l’autel, une table qui sert aux bonzes à officier, est couverte de fleurs, de petites bougies, de bâtons d’encens qui dégagent une odeur sauvage et exotique. Pendant la cérémonie, une sorte de violon a deux ou trois cordes, qui accompagne le nasillement d’une flûte annamite se mêle au bruit des chants, des paroles et des rires des fidèles, qui s’offrent même le plaisir de fumer, sans respect du lieu saint.

Les bonzes ou prêtres bouddhistes mènent une vie toute de farniente ; ils ne célèbrent exclusivement que leur culte, ne faisant même pas de service militaire dont ils sont exemptés d’office. Ils vivent à part, dans des couvents construits en pierre, et sillonnés par un dédale de couloirs, au point que l’on s’y perdrait comme dans un labyrinthe.

J’ai eu l’occasion de visiter celui de Ché-bô, situé sur la rive gauche du Song-Coï, à une quinzaine de kilomètres de Dap-Cau. Les bonzes vivent isolés dans leur retraite, et n’en sortent que pour célébrer les cérémonies religieuses. Ils dressent au culte bouddhiste de jeunes Tonkinois qui les remplaceront plus tard, et que l’on nomme bonzillons.

Toutes les cérémonies sont prétextes à dons en leur faveur ; en cas d’épidémie, de maladie sérieuse, de choses graves à entreprendre, ils trouvent moyen de provoquer un sacrifice dont la victime, souvent un porc, leur sert à faire ripaille. Tous les ans, il se fait un pèlerinage dans un pays nommé Sept-Pagodes, situé à une vingtaine de kilomètres de Thi-Cau, et institué pour les femmes mariées infécondes. Une énorme quantité de pèlerines s’y rendent, qui à pied, qui en pousse-pousse ou en sampan par le fleuve Rouge. Comme de juste, pour attendrir Bouddha, on doit lui faire toutes sortes de présents : poulets, canards, riz, choum-choum, bananes, mandarines, porcs, lombach (argent), etc. Dans la nuit qui suit la cérémonie, les bonzes se chargent de faire disparaître, en vitesse, tous les cadeaux et de les mettre en lieu sûr ; et quand, le lendemain, les braves « congaïls » voient que Bouddha a tout pris, elles repartent dans leurs villages, le coeur content, avec l’espoir de voir leurs flancs enfin fécondés. Dans la quantité, quelques-unes ont peut-être réussi, mais plutôt que de croire à l’intervention de Bouddha, il faut mieux voir en cela les sacrifices faits par certains bonzes au Dieu Amour.

Les Annamites, en plus du culte aux ancêtres et à Bouddha, croient aussi aux génies protecteurs, auxquels ils élèvent des monuments, de même qu’à certains généraux ou mandarins fameux. Leur superstition va jusqu’à placer dans leurs cagnas des images de tigres ou de panthères, lorsque ces animaux ont fait dans leurs villages de grandes déprédations, emportant des indigènes, des chèvres ou des porcs. Ils les mettent à la place d’honneur, leur faisant, en se signant, beaucoup de « chims-chims » (demander pardon), et les appelant Seigneur Tigre ; ils croient, en opérant ainsi, les empêcher de commettre d’autres dégâts et les faire partir vers d’autres villages.

Pendant longtemps des tigres et les panthères pullulaient, surtout dans le nord du Tonkin, sur la frontière de Chine, au milieu des immenses forêts vierges qui recouvrent ce pays sauvage et montagneux. Lorsqu’un de ces féroces animaux jetait son dévolu sur un village, le maire s’adressait au poste militaire le plus proche, et on faisait une battue pour le tuer, mais, cette chasse étant très dangereuse, et, plusieurs soldats ayant été très grièvement blessés, le gouverneur général interdit formellement cette façon de procéder. On indiqua aux Tonkinois la façon de creuser une fosse, au fond de laquelle était fiché en terre un fort bambou pointu ; et que l’on bouchait d’un léger clayonnage recouvert de feuillages ; au centre, on attachait un jeune goret. Le titre en faisant un bond pour sauter sur l’appât, voyait le dessus de la trappe céder sous lui, et il tombait au fond ; quelquefois même, il s’empalait sur le pieu, dont la pointe avait été durcie au feu.

Longtemps, les Annamites superstitieux, craignant des représailles de la gent tigre, en opérant de cette façon, ne voulurent pas piéger ces féroces pillards, mais, le temps aidant, et touchant à chaque victime, qu’il fallait présenter comme pièce à conviction, pour preuve de sa mort, une prime de plusieurs piastres, ils s’y décidèrent ; et, maintenant, le nombre des félins a beaucoup diminué. Les Annamites arrivent parfois, lorsque le tigre ne s’est pas tué sur le bambou aiguisé, à le prendre vivant ; ils le ficèlent du haut de la fosse en l’enroulant avec des cordes dont ils se servent comme d’un lasso, et l’emportent sur un gros bambou, les pattes en l’air et la tête en bas.

Un couple, pris de cette façon, était visible au Jardin Zoologique d’Haïphong au début de l’année 1919, et il était de toute beauté, mais ayant été capturés étant adultes, le mâle ne vécut qu’une quinzaine de jours, et la femelle alla le rejoindre un mois après.

J’ai entendu, deux soirs consécutifs, étant chef de poste au blockhaus de Po-Hen, sur la frontière chinoise, le cri rauque d’une panthère qui venait à l’affût des cerfs allant se désaltérer, dans une petite source voisine du poste ; ces ruminants se rappelaient d’un mamelon à l’autre et on entendait toutes les nuits leurs gutturaux bramements. Je sortis avec deux de mes mitrailleurs, ayant chacun notre mousqueton, les deux jours qui suivirent, et nous battîmes la forêt autour du blockhauss, dans un rayon relativement restreint, car je ne pouvais m’éloigner, étant en colonne ; et les révoltés pouvant nous surprendre et chercher à se rendre maîtres du poste. Mais nous ne découvrîmes pas notre panthère. Nous relevâmes cependant des traces, à un abreuvoir situé plus bas que la source, sous forme de crottes qui étaient remplies du poil d’un cerf, dont il ne restait que la tête et le squelette quelques mètres plus loin.

Il y a aussi dans ces immenses forêts vierges beaucoup de sangliers ; j’eus l’occasion de voir un magnifique solitaire, qui avait été tué par nos partisans à l’aide du fusil Gras.

Les Annamites sont d’un caractère docile ; ils sont patients, plutôt doux, très orgueilleux et d’un caractère puéril. Ils s’assimilent tout avec facilité et l’on trouve au Tonkin des « bebs » (cuisiniers), à qui l’on a inculqué les principes de leur métier, et qui ne le céderaient en rien, à beaucoup de nos maîtres-coqs européens. Ils se sont mis aussi à la sculpture, sur bois principalement, et, avec des outils rudimentaires, ils arrivent à faire, à force de patience, des choses fouillées à pleine matière, qui sont d’une finesse incomparable. Il y a d’ailleurs, presque tous les ans, à Hanoï, un concours entre tous les sculpteurs du Tonkin, et ceux qui en sortent primés sont de véritables artistes. J’ai rapporté de Dap-Can plusieurs plateaux et tableaux en bois du pays, du « lim » ou bois de fer, bien plus dur que le chêne, qui ont été faits par un second prix de sculpture, et qui sont de toute beauté. J’ai eu l’occasion de les faire voir à un artiste Lexovien, décédé maintenant, M. Patou, qui en a été émerveillé. Les sujets presque toujours choisis sont : des dragons, des oiseaux d’Orient, des feuilles de nénuphar et des pavots voisinant avec des grenouilles, des crabes et des crevettes d’eau douce du Tonkin, le tout encadré de tiges de bambous ou de riz, et formant un ensemble très artistique.

Ils excellent aussi dans la fabrication de vases ou objets en cuivre ; dans celle des bijoux en or ou argent chinois, bien plus titrés que les nôtres : bagues, colliers, pendentifs, broches, bracelets, où domine, comme pierre précieuse, le jade. Ils font aussi, avec art, de petits coffrets sculptés ou incrustés de nacre représentants des paysages tonkinois, et qui sont de toute beauté.

Ils sont intelligents et beaucoup d’enfants de familles riches viennent en France faire leurs études, et en sortent instituteurs, avocats ou médecins. Malheureusement, pendant leur séjour dans la métropole, ils sont travaillés par les agents de Moscou qui les excitent contre nous ; une fois rentrés au Tonkin, quelques-uns fomentent des révoltes sanglantes, qui éclatent de plus en plus souvent, et qui finiront par détruire notre prestige, si nous n’y prenons pas garde. Deux des plus grands défauts des Tonkinois sont le mensonge et la platitude, qui atteignent chez eux une perfection insoupçonnée, si je puis, dans ce cas, m’exprimer en ces termes.

Ils sont aussi terriblement joueurs ; j’ai vu, étant en marche, pendant une halte d’une heure, pour prendre le repas froid, des tirailleurs annamites se hâter de manger pour faire leur partie de « bac-wân », sorte de petit jeu de biribi se jouant avec deux dés, et dans lequel ils risquaient tout l’argent de leur prêt. Naturellement, comme cela était défendu, le premier de leurs gradés indigènes : cail (caporal) ou doï (sergent) qui s’en apercevait, confisquait à son profit « bac-wân » et enjeux, sans préjudice des coups de pied et de poing, et de punitions sévères.

Pour donner une idée de leur passion du jeu, au moment de la fête du « Têt », cette folie augmente d’intensité. Cette fête est chez eux le premier jour de l’an, qu’ils célèbrent, d’après le calendrier annamite, environ un mois et demi après le nôtre. C’est prétexte à repas aux ancêtres, visite aux parents et amis, illuminations aux lanternes en papier multicolore, festins et beuveries au « choum-choum ». Le violon à deux ou trois cordes, la flûte, le tam-tam, les cymbales, redoublent de fureur, accompagnés par le crépitement des pétards annamites, qui fusent en zigzaguant à travers les rues, allant éclater jusque dans les jambes des passants. – A ce moment, tout Tonkinois, si pauvre soit-il, ne travaille pas de huit jours, et fait une noce copieuse ; le jeu reprend ses droits avec une force accrue, et, il n’est pas rare qu’un Annamite malchanceux, ayant perdu tous ses « lombacks » (argent), sacrifie à sa passion : sa récolte de riz de l’année, sa cagna, ses rizières, ses animaux domestiques, sa femme et jusqu’à ses enfants, s’ils sont en âge de travailler. Bref, il ne quitte la partie que lorsqu’il ne possède plus rien ; aussi décavé qu’un « snob » qui vient de se faire laver au baccara, dans un casino.

Au moment de la fête du « Têt », les représentations théâtrales sont plus nombreuses. Les pièces sont incompréhensibles pour nous, même en se les faisant expliquer par un Tonkinois parlant le français. Elles ne ressemblent en rien aux nôtres et tiennent du théâtre chinois. On y raconte les exploits d’anciens héros imaginaires, en y mélangeant des génies représentant des tigres, des serpents ou des crocodiles, et, à chaque fois, le personnage porte un masque imitant la tête d’un animal cité. De même, la femme ne joue pas comme chez nous ; son rôle est tenu par un homme. De temps en temps, et comme si la compréhension de la pièce n’était pas assez ardue, paraît un vieux bouffon grimaçant, portant des faux visages apocalyptiques de diverses couleurs, d’un monstrueux inimaginable, et qui parle par monosyllabes aigües et gutturales, tout en dansant comme un épileptique.

Le théâtre annamite ne paie pas, comme chez nous, de gens pour faire la claque, au contraire ; au fond de la salle, dans une tribune surélevée, celui qui est chargé de donner le signal des applaudissements, paie très cher cette faveur. Aux passages qu’il veut souligner, il frappe à grands coups de mailloche sur un gong placé à côté de lui, et, de ce fait, déchaîne l’enthousiasme des spectateurs, qui hurlent et trépignent. Ajoutez à cela un orchestre annamite à l’ensemble cacophonique, la chaleur lourde qu’il fait dans la salle, et vous comprendrez, qu’après un pareil spectacle, durant au moins trois heures, et subi dans de telles conditions, vous partiez les yeux et les oreilles fatigués et la tête lourde comme si vous aviez fait un cauchemar affreux.

Heureusement qu’en sortant, l’air relativement frais de la nuit secoue votre torpeur et chasse toutes ces mauvaises impressions. Avant d’aller vous coucher, vous arrêtez le marchand de soupe chinoise qui pousse sa petite voiture, et vous prépare dans un petit bol (ké-bât) un mélange de dés de lard, de plantes grasses cuites, de poisson, de bouillon et de « nuoc-mâm », qui vous coûte quatre à cinq sens, et, ainsi réconforté, vous pouvez vous endormir du sommeil du juste, oubliant l’espère d’horrible tragédie que vous avez vue jouer, quelques heures auparavant. Encore heureux que la bouche à l’aspect sanguignolent de votre nourrisseur d’occasion, ne vous ait pas coupé l’appétit ; car, c’est l’habitude, au Tonkin, que dans le bas peuple, hommes et femmes aient la manie de chiquer la noix « d’arec », qu’ils mélangent avec de la chaux vive dans une feuille de bétel, et qu’ils placent dans un coin de leur bouche, près de la joue, à la façon de nos chiqueurs de carotte, en France. Mais, en salivant, il se produit un liquide rougeâtre qui, sortant par la commissure des lèvres, donne à leur figure un aspect bizarre.

Une autre habitude tonkinoise, contractée aussi par les deux sexes, est de fumer la pipe à eau. C’est un petit récipient en terre rouge cuite, de la forme et de la grandeur des encriers ronds que l’on voit sur les guichets de nos banques ; il est rempli d’eau ; à une extrémité, se trouve un petit tuyau en bambou et, exactement en face, un fourneau de la contenance d’une cigarette, qu’ils remplissent de tabac annamite. Comme pour la « toufiane », ils fument tout d’une seule bouffée et gardent la fumée le plus longtemps possible avant de la rejeter. Dans ce procédé, la fumée de tabac traversant l’eau, se dénicotinise et fait moins de mal au fumeur.

Ce qui paraît bizarre, à l’arrivée à la colonie, c’est l’aspect de la bouche des indigènes ; ils donnent l’impression d’être édentés, quant au contraire, ils possèdent, en général, de très belles dents. Seulement, de jeune âge, ils les recouvrent d’une sorte d’émail noir très solide, qui les leur conserve intactes, mais les rendent invisibles à première vue, surtout lorsque les lèvres sont couvertes de jus de bétel, comme je le disais plus haut. Cet émail, qui est de leur invention, ils le font disparaître avec facilité, quand il en est besoin, entre autre, lorsqu’une Annamite se marie à un Européen, et que celui-ci tient à ce qu’elle ait les dents blanches.

Pour en terminer avec les défauts des Tonkinois, disons qu’ils sont très voleurs. Je me rappelle, à ce propos, deux cas personnels. Etant à la caserne de Thi-Cau, j’avais pour faire ma chambre un vieux boy qui accomplissait ce travail depuis longtemps. Le vin que nous touchions à l’Intendance était en bouteilles dans nos chambres, et le boy en apportait une au mess où nous mangions, chaque fois qu’il y en avait une de vide. M’étant aperçu que mon vin perdait de sa force, je m’imaginai que mon boy devait en boire à ma santé, quitte à remplir le vide ainsi fait en y ajoutant de l’eau. Je résolus d’en avoir le coeur net et, à cet effet, plusieurs jours de suite, je fis arrêter la section de mitrailleuses dans un bosquet de bambous situé à peu de distance de la caserne ; j’arrivais ainsi seul dans ma chambre en marchant sur la pointe des pieds. Vers la fin de la semaine, je surpris mon larron qui venant de boire à même une bouteille de vin, était en train de la remplir avec mon broc de toilette. Sauter sur une petite cravache en rotin tressé et lui en appliquer quelques coups bien sentis sur les reins, fut pour moi l’affaire d’un instant. Mon boy sidéré et les yeux légèrement voilés, car il était complètement « chaï » (ivre), me soutint mordicus que je me trompais, que jamais il n’avait goûté à mes bouteilles, et, pourtant, je venais de le prendre en flagrant délit. Voyez à jusqu’à quel point va le mensonge chez cette race félonne.

Une autre fois, toujours dans la même caserne, les paires de brodequins de mes mitrailleurs disparaissaient comme par enchantement, dans leur chambre, située au premier étage. Il faut dire, pour la compréhension de ce qui va suivre, que la plupart des casernes au Tonkin, sont comme celle de Thi-Cau, environnées de jardins potagers et de pelouses garnies de corbeilles de fleurs, mais qu’elles ne sont pas entourées de murs ; on peut donc, de nuit comme de jour, y entrer et en sortir facilement. De plus, à cause de la très grande chaleur, on laisse la nuit les portes et les fenêtres des chambres ouvertes et, par ce fait même, le champ est libre pour celui qui veut s’y introduire.

N’arrivant pas à mettre la main sur le voleur, les soldats s’organisèrent entre eux pour monter, à tour de rôle, deux heures de faction la nuit, aplatis sous la véranda. Il se passa bien une semaine sans amener de résultat, et cependant trois ou quatre paires de brodequins avaient encore disparu. Un matin, vers trois heures, j’entendis, de ma chambre contigüe aux chambrées en question, des cris accompagnés de bruits de lutte et de pas précipités. M’étant habillé à la hâte, j’arrivai juste à temps pour empêcher le délinquant d’être complètement lynché, car, mes mitrailleurs, exaspérés par tous ces vols successifs, étaient en train de lui faire un mauvais parti.

Nous le conduisîmes à la gendarmerie qui, en faisant son enquête, découvrit que c’était un ancien boy, congédié il y avait deux ou trois ans déjà pour indélicatesse, et qui, connaissant admirablement les aîtres de la caserne, profitait de sa couleur, du plus beau noir, pour s’introduire nuitamment dans les chambrées, et profiter de l’obscurité pour passer inaperçu ; il avait même pris la précaution, ce qui souligne son vice, de s’enduire tout le corps avec de l’huile, pour glisser entre les mains de ceux qui auraient voulu le saisir.

Voilà, en résumé, le caractère annamite, qui joint à de très belles qualités de bien grands défauts, ces derniers étant en plus grand nombre.


CHAPITRE IV
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L’Agriculture au Tonkin

La Flore – La Faune – La Pêche
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Le Tonkin serait une très riche colonie s’il était bien mis en exploitation ; malheureusement, en France, la pluralité des gens hésite à s’expatrier, par une crainte de l’inconnu qui est mal venue. D’autre part, le gouvernement français ne s’intéressant que peu ou point à ses colons, l’hésitation des quelques rares personnes qui partiraient de bon coeur dans ces contrées lointaines, devient raisonnée. Le Français qui s’en va par exemple au Tonkin, emportant tout son avoir, a de grandes facilités, il est vrai, pour obtenir du terrain ; mais, pour l’exploiter, il arrive que le pécule se trouve englouti, et cela au moment même où les bénéfices allaient commencer à sortir et si vous demandez un avance, bien souvent vous ne recevez pas de réponse.

Etant en colonne dans le Haut-Tonkin, j’ai vu, de mes yeux, à Hacoï, une mine de cuivre à ciel ouvert, qui avait dû être abandonnée, dans ces conditions, par son propriétaire. De vieux coloniaux m’ont raconté l’histoire. Avant la guerre, un Français était venu au Tonkin dans l’espoir de coloniser, emportant avec lui toute sa fortune, cinquante mille francs. Le gouvernement cochinchinois lui donna du terrain qu’il fit fouiller par des coolies du pays ; il est certain que la main-d’oeuvre n’est pas chère là-bas, mais à la longue le pécule disparut, en même temps que le puits creusé à environ trois mètres de profondeur, laissait apercevoir du cuivre en quantité suffisante pour faire bien augurer de l’avenir. Notre colon écrivit alors au gouverneur général, pour obtenir une avance, afin de pouvoir continuer l’oeuvre qu’il avait entreprise, et profiter du même coup : du fruit de son labeur, de son initiative et de son courage de s’être expatrié, pour mettre en valeur une petite parcelle de la plus grande France. Peine perdue, on ne lui répondit pas, et il dut à son grand dam, abandonner sa mine, dans laquelle demeuraient à jamais enfouies ses espérances, sa fortune, et le minerai cuprifère tant convoité. Il ne fut même pas rapatrié aux frais de la colonie, et il dut travailler sur les quais de Haïphong, au même titre que les coolies, afin de gagner l’argent nécessaire pour payer son voyage de retour en France. Mauvais encouragement, comme on peut le voir, pour les Français qui veulent coloniser.

Nous allons examiner successivement, en commençant par l’agriculture, les différentes sources de richesse de ce pays de cocagne.

D’abord, au premier plan le riz. Cette graminée qui forme la base de la nourriture des Tonkinois, est cultivée indifféremment dans le Haut et le Bas Tonkin ; mais, dans ce dernier, vu la température plus chaude, il réussit beaucoup mieux et on en fait, facilement, trois récoltes par an. Le riz germe et pousse exclusivement dans l’eau, et on ne la supprime que lorsqu’il est à maturité complète, prêt à être récolté. Il est semé dans de petites rizières, dont le fonds vaseux est préparé tout spécialement. Avant de le repiquer, le terrain est fumé et labouré à sec à cet effet, au moyen d’une charrue rudimentaire à un soc, traînée par un ou deux buffles ; puis, après l’avoir inondé, on recommence à le tourner et on le herse avec un outil composé de deux pièces de bois brut, garnies de longs clous. Ensuite, c’est le repiquage ; on l’arrache par touffes dans les rizières de semis pour le mettre en place, pied par pied. Ce travail est presque exclusivement exécuté par les congaïs, qui retroussées jusqu’à mi-cuisse, et le buste complètement incliné, s’acharnent à ce travail opiniâtre, même pendant les heures chaudes de la journée.

Lorsque, par suite de l’évaporation intense, dûe au soleil brûlant, l’eau commence à baisser, on irrigue les terres en y déversant le contenu des mares les plus proches, et, le moyen employé le plus souvent et qui est très rudimentaire, est le suivant : sur un trépied formé par trois longues tiges de bambou, les Tonkinois attachent au bas d’une corde fixée en haut de leur jonction, une sorte de pelle concave en fibres de bois tressés, et munie d’un long manche. Donnant à cet ustensile un mouvement de balancier de l’arrière à l’avant, ils l’emplissent de l’eau de la mare, et le poussant devant eux, renversent le contenu par dessus la diguette entourant la rizière, faisant monter le niveau autant qu’il le faut. Si les rizières qui sont plus éloignées n’ont pas d’eau à proximité, ils font passer, de la même façon, l’élément liquide de l’une dans l’autre, et cela indéfiniment. Ce procédé, comme on le voit, est très facile, très pratique, sans grandes dépenses ; il permet de faire vite et d’arroser de très grandes étendues de terrain, avec l’eau d’une seule mare.

Pendant que pousse la récolte, les Annamites mettent comme engrais, dans les rizières, toutes sortes de choses mal odorantes ; et il me souvient, en allant de bon matin, au champ de tir situé sur la route, à gauche de Bac-Ninh, avoir croisé bien des fois des femmes portant, à chaque extrémité d’un bambou, deux jarres qu’elles allaient remplir à notre caserne, et contenant un engrais dont je veux taire le nom.

Quand la récolte est mûre, elle est coupée au moyen de faucilles, gerbée, battue et passée au tarare ; ensuite, on l’envoie au moulin pour être décortiquée. Un triage est fait ensuite ; d’abord, le beau riz blanc, dit riz de Saïgon, et propre à la consommation ; ensuite, les brisures de riz, qui servent à engraisser les porcs. Le riz inférieur sert à faire de l’alcool appelé « choum-choum ». Ce produit est employé aussi dans la médecine ou la pharmacie. Le riz non décortiqué se nomme paddy ; il est employé pour la nourriture des chevaux et des volailles.

Le caféier vient très bien et donne un produit excellent. Pendant les deux ans, que je passai au Tonkin, le café fourni par l’Intendance Militaire en provenait exclusivement et il avait un arôme superbe. Il peut concurrencer les cafés étrangers qui coûtent beaucoup plus cher. Le caféier est long à venir et il commence réellement à donner sa pleine récolte la cinquième ou sixième année.

Le théier s’y cultive sur une grande échelle ; à sa plus grande croissance, il mesure de trois mètres à trois mètres cinquante de hauteur. Dans presque tous les jardins, on en trouve quelques maigres spécimens. Malgré les différents tris qui sont faits suivant sa qualité, le thé du Tonkin n’est pas très coté sur les marchés européens, vu le peu de soins que les Tonkinois apportent à le cultiver. Les thés anglais de Ceylan ou thés noirs lui sont de beaucoup préférés. Les Tonkinois font leur boisson avec du thé de Son-Tay, qu’ils boivent vert et qui a une saveur piquante.

Le mûrier nain se trouve à profusion, soit en arrière des ceintures de bambous entourant les villages, soit sur les rives des cours d’eau, comme sur les bords du Song-Coï, où il existe en grandes quantités. Il sert à l’élevage de nombreux vers à soie ; l’industrie séricicole a pour centre Bac-Ninh, pays de résistance obstinée, pendant la conquête du Tonkin. On y trouve des tapisseries de toute beauté, en soie, faites presque exclusivement par les hommes.

Les amateurs de bananes peuvent aller s’en régaler à bon compte ; ils trouveront des régimes de deux cents fruits et plus, qui, sur les marchés tonkinois, sont vendus à des prix dérisoires, soixante, quatre-vingts sens ou une piastre au plus. La banane qui est tout à fait saine et d’une ingestion facile, est avec le riz, à la base de la nourriture des indigènes ; on la donne en France aux malades qui suivent un régime. Le bananier vit très peu de temps, et se trouve reproduit par des rejetons qui poussent sur ses racines même.

Le maïs est une source de richesse pour le pays ; il y pousse d’ailleurs admirablement, et sa production a augmenté ces dernières années dans de notables proportions dans le chiffre des exportations.

Le manioc, genre d’euphorbiacées, choisies dans les meilleures sortes d’Amérique, possède des racines très féculentes et très nourrissantes nommées cassaves. Les indigènes les font cuire sous la cendre et les mangent à la façon des pommes de terre. Les tubercules, une fois grattés, lavés et séchés, sont réduits en une farine très blanche qui sert à fabriquer le tapioca.

Peu de temps avant l’expédition du commandant Rivière, il avait été fait de timides essais de plantations d’hévées, importées de la Guyane, et du suc desquelles on extrayait la gomme élastique. Depuis, on tenta l’opération avec différentes essences caoutchoutifères, et on s’arrêta principalement sur une hévée, originaire du Brésil et appelée « hevea bresilientis ». Le gouvernement facilita l’acquisition de terrains propres à cette culture et encouragea les colons, grands et petits, qui voulaient s’y adonner. Depuis une quinzaine d’années, l’exploitation a augmenté de plus de 50 %. Malheureusement, toute la récolte n’est pas réservée à la seule France et à ses colonies ; presque la moitié est achetée par l’Etranger. Ce produit, qui nous est enlevé brut, nous revient manufacturé et coûte énormément cher, nous étant décompté au taux de la livre et du dollar, puisque nous venant d’Angleterre et d’Amérique.

Le coton, dont on commence à faire une culture intensive au Tonkin, comme en Indochine, et dans nos autres colonies, n’est pas, non plus, réservé exclusivement à la métropole, qui n’en reçoit qu’une très faible proportion, le reste étant destiné à la colonie même, ou vendu à l’Etranger. De ce fait, la France est obligée d’acheter tous les ans à l’Amérique pour plusieurs milliards de francs de coton, sur lesquels joue toujours son change élevé, ce qui fait tort à notre balance commerciale.

Le tabac vient très bien au Tonkin, principalement dans les rizières ; il est d’excellente qualité et d’un bon rapport ; mais c’est surtout dans l’Annam que sa culture est la plus développée. Lors de mon retour en France, les cales du trans-atlantique « André Lebon » en contenaient de nombreux colis en feuilles roulées, qui étaient expédiés aux manufactures françaises de tabac.

Le ricin, qui est un peu cultivé dans le Midi de la France, donne, au Tonkin, un très fort rendement à l’hectare, car ce pays lui convient admirablement. Pendant la guerre, une grande partie de l’huile nécessaire aux moteurs d’avions, en provenait. De plus, ses feuilles servent de fourrage aux bestiaux, et les vers à soie en sont très friands ; ses tiges servent aussi à la fabrication du papier ; j’ai visité, à Dap-Cau, une papeterie installée sur un mamelon à la sortie de la ville et qui s’en servait en les mélangeant avec des fibres de bambou. Histoire de me distraire, j’en cultivais quelques pieds étant au poste de Thi-Cau ; avec un léger arrosage chaque soir, la plante se développait très vite. Le ricin fournit, comme fruits, de petits grains de la forme d’un haricot brunâtre, assez semblables à notre fève de Pont-Audemer qui, étant compressés, fournissent l’huile de ricin servant de produit pharmaceutique, et que l’on emploie également pour le graissage des moteurs délicats, car elle ne fait pas de cambouis. Le grain de ricin étant frais cueilli et débarrassé de sa légère écorce, est délicieux à manger ; il rappelle beaucoup le goût de nos noisettes. A la colonie, où la température torride prédispose aux maladies d’intestin, quelques grains mangés, chaque soir, sont un excellent préventif, et on les grignotte avec plaisir, car ils flattent le palais.

On trouve aussi au Tonkin, dans les mares, la patate d’eau, qui fait le délice des indigènes ; le palétuvier, qui pousse le long des berges des cours d’eau, et dont le branchage vient retomber dans la vase et y prendre racine. Son fruit, la mangle, est très comestible, et son écorce est beaucoup employée dans la tannerie, donnant une teinte d’un beau rouge.

Le bambou est peut-être l’arbre de la colonie le plus indispensable ; il entre au moins pour les trois-quarts dans la confection des paillottes ou cagnas. Il sert aussi à la fabrication des claies, échelles, paniers, barques légères, dont les interstices sont bouchés avec de l’argile et que les Annamites nomment « Ké tu yên », cannes à pêche, petits meubles, porte-parapluies, cadres, etc., ainsi que pour faire du papier. Les jeunes pousses de certains bambous, arrangées en salades, sont très comestibles et très recherchées ; elles font un plat sain et rafraîchissant, et ce qui ne gâte rien, délicieux. On trouve le bambou partout au Tonkin principalement dans le delta. Sur l’enceinte en argile battue entourant tous les villages, il forme comme une palissade, abritant de nombreux oiseaux, surtout des tourterelles sauvages dont j’ai tué à la chasse pas mal d’individus, et qui, rôties, sont exquises et valent bien notre pigeon ramier. Les Annamites, pour les attraper, se servent de filets, à proximité desquels ils placent, dans une cage, un appelant. Ils les prennent vivantes et vous en trouverez ainsi tant que vous en voudrez sur le marché.

La canne à sucre s’érige en fourrés impénétrables auprès des villages, à l’abri des touffes de bambous ; les indigènes la vendent après l’avoir coupée en tronçons de vingt-cinq à trente centimètres. Elle est très rafraîchissante et beaucoup de soldats en marche en sucent un morceau pour calmer leur soif. Le mangoustan, espèce de clusiacées, produit la mangouste, au goût légèrement poivré ; le tamarinier aux grappes de fleurs rouge vif, et que l’on dénomme à cause de cette particularité flamboyant, donne un fruit enveloppé dans une gousse, et qui est très bon, étant cuit sous les cendres chaudes ; le santal, bois précieux servant à faire de la marqueterie et de la tabletterie, et ayant des propriétés médicinales, est également employé par les Tonkinois pour confectionner les cercueils des gens de marque ou  pour fabriquer des bougies ou des bûchettes qui donnent, en brûlant, un parfum spécial très aromatisé. Le goyavier dont le fruit savoureux, de la forme d’une poire, sert à fabriquer une confiture très appréciée ; le poivrier, dont l’exploitation, bien comprise, procure un très grand revenu, est une plante sarmenteuse qui produit le poivre, condiment très recherché ; le jute, dont les fibres servent à faire de la vannerie, des cordages et des sacs, dans lesquels sont expédiés le riz et le café ; tous ces arbres et toutes ces plantes poussent, à l’envi, au Tonkin.

On y trouve aussi, principalement dans les immenses forêts vierges situées dans le nord de notre protectorat, sur la frontière chinoise, le « lim » ou bois de fer et « le teck », essences de bois très dures et plus résistantes que notre chêne, certaines espèces sont de couleur jaune, d’autres tournent sur le rouge, et servent à fabriquer des meubles ou des objets sculptés, et prennent, en vieillissant, une teinte plus foncée, se rapprochant de l’acajou. Ces bois sont très denses, les vers ne peuvent s’y mettre et, de ce fait, ils peuvent durer indéfiniment.

Il est regrettable que les moyens de communication manquent, routes carrossables ou chemins de fer, car, dans cette contrée, en passant par Moncay et la baie d’Along, on pourrait exporter des quantités d’arbres de toutes essences, qui concurrenceraient avantageusement, sur le marché français, les envois étrangers. Faute de ces débouchés, on voit dans les immenses forêts, traversées par un étroit sentier de montagne, parcouru seulement par les troupes en colonne, des arbres géants et d’une grosseur inimaginable, terrassés par bien des siècles d’existence, et pourrissant au milieu de fourrés inextricables.

Un bois, beaucoup employé pour faire des malles dans lesquelles les lainages se conservent indéfiniment, car ils ne craignent pas les mites, est celui du camphrier, dont on extrait aussi le camphre. On trouve également au Tonkin des mandariniers produisant de gros fruits d’une saveur exquise, et des orangers, dont la pomme, de la couleur du citron, en possède aussi le goût acide. Dans une province plus tempérée, poussent des pommiers et des poiriers, importés de France, mais qui donnent des produits sans saveur et très durs.

Vu l’étendue du pays, le nombre des bovins y est relativement restreint, et le chiffre des boeufs et buffles est de moitié inférieur à celui de la race porcine. Partant de là, il ne faut pas s’attendre à y trouver les produits de nos fermes, et le lait, le beurre et le fromage y sont presque impossible à trouver, car la race bovine est surtout utilisée pour tirer les chariots ou les charrues. En revanche, on y fait une grande consommation de lait condensé venant de France ou d’Amérique, et de beurre salé Bretel, d’Isigny, qui arrive en petites boîtes de fer blanc. J’ai eu, une seule fois, l’occasion de manger du beurre frais, fait avec du lait de chèvre ; il était aussi blanc que de la crème et tellement liquide, vu la chaleur, qu’il n’incitait pas à la dégustation.

Les porcs sont très nombreux, et il faut qu’une famille tonkinoise soit bien misérable pour ne pas élever son goret, qu’elle nourrit de brisures de riz mélangées à des plantes grasses cuites. De ce fait, la chair est molle, sans grande saveur, et n’a pas une grande valeur nutritive.

Les chèvres sont très nombreuses, mais, en revanche, les moutons y sont rares ; le pays étant très humide, ces animaux ont du mal à s’acclimater. Lors de mon séjour au Tonkin, il existait deux bouchers, à Haïphong et à Hanoï, pour tout le delta, qui vendaient du mouton ; et je me rappelle qu’ayant voulu, pour une petite fête au mess, nous offrir un gigot de mouton, nous fûmes obligés de le faire venir de Hanoï, n’en trouvant pas ailleurs. Les deux seuls bouchers, qui se faisaient expédier les moutons vivants de la Chine, les parquaient sur le sommet des mamelons pour les garantir du piétin qui les décime tous, et dont est cause le terrain trop humide.

Le canard est dans un pays privilégié, puisqu’il vit presque exclusivement dans l’eau ; les oies, les pigeons, les poules y abondent, mais ces dernières sont loin d’avoir la renommée de leurs soeurs de la Bresse ou du Mans, car elles ont une chair nerveuse et peu savoureuse.

De même qu’en Allemagne, le chien est, au Tonkin, viande comestible ; on engraisse tous jeunes les « Kon tiôs » (chiens) en les gavant de riz et, lorsqu’ils sont gras, on les destine à la boucherie. Vous trouvez, dans les villes et les villages, de nombreuses boutiques, offrant à la façade, en guise d’enseigne, des chapelets de petits cervelas d’un rouge sombre, qui n’excitent pas l’appétit des Français. Il est vrai que les Tonkinois mangent bien les lézards, serpents d’eau, rats, et jusqu’à certaines espèces d’éphémères qu’ils font frire dans la graisse.

Dans les forêts du Haut-Tonkin, on trouve le daim, le cerf, le chevreuil, le chevrotin d’où l’on extrait le musc. Sur certains plateaux, pullulent le lièvre et une sorte de petite perdrix grise. Le gibier d’eau : canards sauvages, sarcelles, bécasses, bécassines, macreuses, poules d’eau, s’y rencontre en grande quantité. De même l’aigrette, recherchée pour ses plumes, la grue, le crabier, qui ne se nourrit que de poisson, de crevettes et de crabes d’eau douce. Ces derniers sont semblables à ceux que nous trouvons sous nos roches au bord de la mer. La crevette, de même forme que la nôtre, possède de chaque côté de la tête deux longues pattes armées de pinces, qui lui servent à déchiqueter sa nourriture avant de l’avaler.

Comme animaux féroces, on y rencontre des tigres et des panthères, des sangliers, des buffles. Des éléphants sauvages et des rhinocéros qui y existaient, je n’en ai jamais entendu parler pendant mes deux ans de séjour ; l’espèce est-elle disparue ? Il est vrai que l’on rencontre aussi beaucoup moins de tigres ; je n’ai pas vu, non plus, en remontant la rivière jusqu’à Saïgon, de crocodiles, qui, paraît-il, dormaient auparavant sur les berges, au plein soleil ?

Il y a, au Tonkin, une variété infinie de singes, qui par leur façon de piller les récoltes, sont la terreur des indigènes ; il est rare que ces quadrumanes s’acclimatent chez nous. En partant de Haïphong, il y en avait bien une dizaine sur le pont de l’André Lebon, que des soldats coloniaux voulaient ramener en France. Chaque jour, sur le bateau, c’était à qui leur apprendrait des tours, et une fois, l’un d’eux, qui avait été déchaîné, heureux de recouvrer sa liberté, grimpa en vitesse dans les mâts du paquebot ; il fallut attendre que la faim le tenaille pour qu’il redescende, bien qu’on lui offrît, de loin, toutes sortes de fruits dont il était très friand. De tous ces singes, pas un ne résista à la fraîcheur maritime en traversant l’Océan Indien, et n’atteignit Colombo. Ils moururent tous en route.

La pêche est également pour le Tonkinois une grande source de revenus. Sur place même, il est fait une énorme consommation de poisson frais, salé ou fumé ; mais, une grande quantité est aussi expédiée dans toute l’Asie. Il est vrai que toutes ces conserves étant mal préparées, ne peuvent être consommées que par ces peuples, dont le palais n’est pas délicat, et s’accommode de sauces au goût bizarre, à la condition qu’elles soient pimentées à l’excès.

Le pays est très poissonneux ; non seulement la baie d’Along est d’un commerce très lucratif pour les pêcheurs, mais à l’intérieur, les plus petites mares récèlent des variétés infinies de poissons de toutes grosseurs, qui y pullulent en compagnie de crevettes et de crabes d’eau douce, particularité du Tonkin. Il arrive même, bien souvent, lorsque vous pêchez dans un de ces marigots, de ferrer, voyant votre flotteur plonger, et de ne rien prendre, pour, en fin de compte, sortir de l’eau un crabe ou une crevette qui se sont acharnés après votre ver, car ils ne sont pas faciles à prendre à la ligne.

Il y a dans le Song-Coï des poissons énormes, et, il me souvient d’avoir vu sur le grand pont métallique, qui relie à Dap-Cau les deux bras du fleuve, passer un Tonkinois qui portait sur ses épaules un de ces mastodontes dont la tête dépassait la sienne de vingt-cinq à trente centimètres et dont la queue traînait par terre. Il pouvait peser une quarantaine de kilos. Vous trouvez aussi des poissons bizarres : le poisson-scie, qui est tout petit, ce qui ne l’empêche pas, vu sa mâchoire garnie de dents acérées, de couper votre crin quand ce n’est pas l’hameçon lui-même ; le poisson-ballon, ainsi appelé, parce qu’à peine sorti de l’eau, son corps s’enfle et que la partie supérieure forme comme une petite vessie bien gonflée.

Au Tonkin, les algues marines ne servent pas seulement à extraire l’iode et le brome, mais aussi à fabriquer, suivant les espèces, certaines confitures très saines et très recherchées, qui, mises en boîtes, sont expédiées en Europe.

Les tortues de mer qui étaient très nombreuses, deviennent de plus en plus rares, ce qui est regrettable, car, leurs écailles blondes ou brunes, fort cotées, étaient une grande source de profits pour la colonie ; au cap Saint-Jacques et à Poulo-Condor, c’était à peu près la seule industrie : fabrication de peignes de toutes sortes, et naturalisation et préparation des carapaces entières. De plus, ces chéloniens fournissaient un potage très recherché, et qui longtemps, par snobisme, a été très apprécié à Paris.

Comme on peut le voir, le Tonkin est favorisé à bien des points de vue ; si son sous-sol était bien exploité, et si tous les arbres et plantes qui y poussent à l’envi, était cultivées d’une façon intensive, il serait pour la France une très grande source de profits.


CHAPITRE V
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Le Sous-Sol – L’Industrie

Les Voies de Communication
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Après cette brève revue des produits agricoles, passons maintenant aux richesses énormes que récèle le sous-sol tonkinois ; c’est une fortune qui est très insuffisamment exploitée, car elle est inépuisable et elle nous rendrait de grands services dans notre redressement financier.

Commençons par la houille qui y abonde, et se trouve presque à fleur de terre ; elle est très riche en carbone et, comme son extraction est relativement facile, elle revient à moins cher que celle d’Indo-Chine ou des Indes Anglaises. On trouve d’importants gisements à Yen-Bé et à Hongaï, port sur la baie d’Along, dans le golfe du Tonkin. Le 5 Octobre 1930, un article paru dans l’Ami du Peuple signalait l’arrivée au Havre du steamer Baugkok, venant de l’Indo-Chine, et apportant, pour la première fois en France, 2.000 tonnes d’anthracite, dont le prix était moins élevé que celui qui vient d’Angleterre ; et pourtant, vu l’énorme distance, ce devrait être le contraire, à cause du fret. Nous aurions donc intérêt à faire venir le charbon de nos possessions asiatiques, pour deux raisons : d’abord, il est moins cher, et ensuite, le change ne vient pas jouer dans l’opération, d’où bonne pesée pour notre balance commerciale.

Le cuivre existe partout dans le Tonkin, principalement dans les montagnes. Au poste de Thi-Cau, l’eau était distillée par ébullition et refroidissement, pour éliminer l’élément cuprifère et devenir potable. Malheureusement, vu le peu d’encouragement donné à l’initiative privée, l’exploitation ne prend pas l’extension qu’elle mériterait.

Les Tonkinois se servent beaucoup du cuivre pour faire leurs ustensiles de cuisine : casseroles, chaudrons, cafetières, cuvettes, et ils excellent dans l’art de fabriquer des vases de même métal, ornementés de l’éternel dragon, ou dans la confection de bouddahs, gros crabes en cuivre, etc., d’un aspect très original et ayant un grand cachet artistique.

Il existe également des mines d’or et d’argent, et certains prospecteurs qui vont chercher la fortune dans le Klondike ou le Colorado, la trouveraient peut-être plus promptement au Tonkin. Les cours d’eau qui descendent du Yun-Nann, au nord de notre protectorat, charrient des paillettes d’or, et les alluvions de la rivière Noire, entre autres, sont très chargés en pépites ; dans ce pays, les enjeux se font en poudre d’or, qui remplace les « lombachs » (argent).

On trouve également du zinc, de l’alun, du marbre, du jade, du soufre, du sulfure rouge, de mercure, d’où l’on extrait ce métal ; de l’hématite et de la magnétite de fer ; le Tonkin possédant également des mines de charbon, peut traiter ces minerais par la méthode des hauts-fourneaux ; le plomb, le manganèse, la stibine d’antimoine et l’étain s’y rencontrent fréquemment.

Il existe également, en grande quantité des mines d’un calcaire propre à la fabrication d’un ciment excellent, dont il est fait, chaque année une grande exportation, principalement dans les Indes anglaises et en Chine ; le reste est employé sur place ou envoyé en France.

De très nombreux gisements de phosphates sont, pour le Tonkin, une source inépuisable de richesse. Cet engrais excellent est beaucoup employé en Indochine et en Cochinchine, mais il est expédié aussi bien dans des pays de l’Asie, en particulier au Japon. Il doit exister aussi des mines de pétrole, dont les usages multiples devraient tenter le gouvernement ou des sociétés françaises privées ; mais, jusqu’ici, il n’a été fait aucun effort sérieux pour faire jaillir le naphte de ses nappes souterraines.

Une des industries les plus florissantes au Tonkin est celle de la soie. Certains villages ou villes, entre autre Bac-Ninh, en vivent presque exclusivement ; ce qui surprendra les Européens, les broderies en soie, d’un relief insoupçonné, sont faites presque uniquement par les hommes.

La dentellerie, qui n’existait pas avant notre occupation, commence à s’y développer sous l’influence française, et d’après nos procédés.

La fonderie du cuivre y occupe une place prépondérante, j’ai rapporté de là-bas des vases en cuivre massif, ornementés de dragons, ainsi que de gros crabes du même métal, qui dénotent chez leurs exécutants un certain goût artistique. De même pour les travaux sur bois, j’ai eu l’occasion de trouver à Dap-Cau, un sculpteur nommé Do Van Thû, 2e prix de sculpture du Tonkin, qui m’a exécuté plusieurs panneaux, coffrets et plateaux en bois de « lim », qui sont d’une finesse extraordinaire ; de même une garniture de bureau, le tout sculpté à plein bois. On ne se figure pas la patience dont font preuve ces artisans pour arriver à fouiller si profondément et avec un tel relief, des essences tellement dures, avec des outils aussi primitifs. Mais il ne faut pas être pressé avec eux, et l’on est forcé de venir souvent les stimuler, pour avoir des chances d’être servi dans un temps relativement court.

Les incrustateurs en nacre, les écaillistes, qui travaillent les carapaces de tortues, pêchées principalement au Cap Saint-Jacques ou à Poulo-Condor, sont des experts en la matière ; de même, les orfèvres qui font des bagues, bracelets, pendentifs, chaînes, poignées de parapluies en or ou en argent, avec sertissage de pierres de jade qui sont du plus bel effet.

La céramique occupe une place importante au Tonkin, et la fabrication des poteries et objets en terre cuite emploie beaucoup d’ouvriers. J’ai rapporté de Moncay, sur la frontière de Chine, un service à thé, que j’ai acheté dans un bazar chinois, tout en terre de fer, avec, pour motifs, des tiges et des feuilles de bambou, du plus original effet. A ce propos, il me souvient qu’attendant à Haïphong, pour rentrer en France, le retour du paquebot « André Lebon » qui revenait du Japon, j’étais allé faire une visite chez un Japonais ; il vendait toutes sortes de curiosités provenant de l’empire du « Soleil Levant » j’ai rapporté de chez lui une « mousmé » montée sur un éléphant, le tout en bronze massif, et deux jolis petits vases japonais qui sont d’une authentique beauté. Mais, avisant un service à thé en porcelaine, décoré de scènes asiatiques, quelle ne fut pas ma stupéfaction de découvrir sous une sous-tasse, la marque d’origine d’une manufacture française des environs de Lyon !

La houille et les métaux, qui se trouvent bien souvent presqu’à fleur de terre, ne sont pas exploités comme ils mériteraient de l’être.

Une des plus grandes industries est le décortiquage du riz, qui se fait, pour la plus grande partie, à Cholon, à quelques kilomètres de Saïgon, dans de grandes usines françaises et chinoises.

La distillation de l’alcool de riz ou choum-choum, y est aussi très florissante, et rapporte beaucoup à la colonie, de même que l’opium de régie. J’ai connu, au poste de Thi-Cau, un réserviste de Hanoï, mobilisé sur place, du nom de S..... qui était entreposeur de ces produits pour la région. Il avait à sa disposition, pour faire la répression de la fraude, toute une bande de mouchards annamites, qui s’acquittaient, à merveille, de leur métier. Et, au Tonkin, la régie est, si possible, encore plus exigeante qu’en France pour punir les délinquants, car ceux-ci sont, non-seulement roués de coups par leurs congénères qui les dépistent, mais ils se voient dépouillés de tout, après condamnation par l’agent chargé du service des fraudes, dans leur contrée.

Quant aux voies de communication, elles laissent à désirer. Le plus fort trafic se fait par eau, au moyen de sampans ou de chaloupes à vapeur.

Le Tonkin n’a possédé, pendant les quarante-cinq premières années de notre occupation, qu’une ligne de chemin de fer traversant le delta. Trois ou quatre ans plus tard, trois voies ont été mises en construction et sont, maintenant, presque terminées. L’une d’elles, allant d’Haïphong à Lao-Kay, en passant par Hanoï ; l’autre partant de Lang-Son et gagnant le port de Tourane, traversant également la capitale du Tonkin, et la dernière, reliant Saïgon à Nhatrang. Des services d’auto-cars, ainsi que de nombreuses autos, sillonnent les routes qui sont richement entretenues et facilitent les déplacements rapides, en permettant de faire de grandes vitesses.

Le Tonkin ne possède, en somme, qu’un port véritable : Haïphong, qui s’envase continuellement, ce qui nécessite des dragages incessants ; de plus, quelques petits hâvres dans le golfe du Tonkin : Hongay, Benthuy, Tourane, où font escale les légères chaloupes à vapeur, à fond plat, qui relient Haïphong à Moncay, en passant avec une sûreté déconcertante, surtout la nuit, au milieu des innombrables rochers dentelés et ajourés de la baie d’Along, qui est unique au monde.


CHAPITRE VI
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Le Climat Tonkinois

Conseils aux Jeunes Colons
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Le climat du Tonkin, malgré les fortes chaleurs de la saison d’été, est bien plus sain que celui de la Cochinchine. A Saïgon, par exemple, vous ne trouverez pas, pendant la période estivale, de température aussi élevée qu’au Tonkin ; mais, par contre, elle ne varie pas beaucoup dans l’année. Tandis qu’au Tonkin, vous avez deux périodes bien distinctes : un été très chaud et un hiver relativement froid ; dans le delta, le thermomètre ne descend guère que de 8 à 12 degrés au-dessus de zéro, pour atteindre, dans le Nord, de 2 à 5 degrés, également en-dessus.

Mais, cette différence de température, vu la chaleur tropicale de l’été, se fait sentir quand même, et, pendant la froide saison, relative, le Français est obligé de se vêtir de lainages et de mettre des couvertures supplémentaires sur son lit, car il sent la fraîcheur de l’hiver.

L’avantage de cette époque tempérée est très grand. Vous dormez bien et vous mangez encore mieux ; cela vous permet de reprendre des forces pour l’été suivant, et de combattre l’anémie provoquée par la chaleur torride et déprimante qui vous coupe l’appétit, provoque des insomnies, et vous fait suer mieux que des bains de vapeur, ce qui vous épuise beaucoup. C’est une sorte de cure que vous faites à ce moment et à laquelle contribuent beaucoup de légumes importés de France, en graines, et qui vous incitent à manger ; au même titre que les primeurs d’avril et mai, dans la métropole, avec cette différence qu’au Tonkin tout ce « nanan » vous arrive en hiver.

Du mois de septembre au mois de janvier, le temps est complètement à la sécheresse. C’est après cette période qu’arrive la saison des pluies, précédée de violents ouragans, appelés typhons, qui proviennent de l’Océan Indien ; ces cyclones sévissent dans un faible rayon, mais ils causent des dégâts terribles, soufflant avec une grande violence et arrachant tout.

Les Tonkinois, qui connaissent bien cette saison pluvieuse, et leurs récoltes étant faites, mettent auparavant le feu sur les digues, diguettes et mamelons, aux brins d’herbes desséchés, qui ne demandent qu’à flamber.

Le soir, à l’horizon, vous apercevez, de tous côtés, une lueur immense provoquée par ces incendies volontaires, qui ne peuvent causer de dégâts, puisqu’il n’existe pas de forêts dans cette partie du Tonkin, et que l’herbe étant très malingre, on peut facilement circonscrire le feu, en frappant dessus avec des bambous, pour l’éteindre.

Mais, pour des gens non prévenus, on se figurerait assister à un immense désastre, dans le genre des incendies de forêts en France, allumés souvent par le fumeur imprudent qui a jeté, dans des fougères sèches, un bout de cigarette non éteint.

Ce n’est pas pour faire des feux de joie que les Annamites allument ces incendies, mais pour fertiliser leurs terres. Pendant tout le mois de février, il tombe, sans discontinuer, une petite pluie fine appelé « crachin » ; en même temps qu’elle remplit les mares et les rizières, elle lave le terrain, emmenant avec elle toutes les cendres ainsi accumulées, et, de ce fait, les rizières se trouvent, sans aucune fatigue pour les habitants, engraissées de façon économique.

C’est, en même temps, la provision d’eau pour toute l’année qui arrive régulièrement à cette époque ; car, une fois la saison du « crachin » passée, il n’en tombera que très rarement et encore, par temps d’orage. Aussi, en fait-on réserve le plus possible, mais il arrive quelquefois que ces immenses quantités d’eau, mal endiguées, produisent des catastrophes. Quand j’arrivai au Tonkin, en septembre 1917, une grande partie des territoires de Bac-Ninh, Thi-Cau, Dap-Cau et Cômé, était inondée. Les digues du grand canal situé un peu en aval de Hanoï ayant crevé, une trombe d’eau s’était déversée à travers le pays, détruisant des villes et des villages, noyant beaucoup d’indigènes, et occasionnant d’immenses dégâts. Il y avait, par ce fait, à deux kilomètres du mamelon sur lequel était bâtie notre caserne, un grand étang qui avait plusieurs kilomètres de circonférence, et sur lequel, vivaient en paix, d’énormes bandes de canards sauvages de toutes espèces et des macreuses ; on ne pouvait leur faire la chasse qu’en « Ké-tu-yens », petites barques du pays, à l’équilibre très instable, et qu’il faut toujours étancher car elles prennent l’eau comme une écumoire.

Avec le « crachin » redoublent les accès de fièvre. Aussi, dans les casernes, fait-on prendre tous les jours, à cette époque, des comprimés de quinine aux soldats, et cela sous la surveillance des gradés, pour être certain qu’ils les avalent. Avec les Annamites, il n’y a pas lieu d’agir ainsi, car ils sont très friands de ce spécifique du paludisme ; on ne peut leur faire de plus grand plaisir, qu’en leur offrant trois ou quatre comprimés, qu’ils croquent comme un bonbon, paraissant y trouver un goût exquis, malgré leur amertume.

Il existe deux sortes de fièvres : celle des marais et celle des bois, qui est plus maligne. Cette infection est occasionnée par la piqûre des moustiques, qui introduisent dans le sang des hématozoaires.

Chaque année, pendant la saison chaude, et principalement au début, le choléra fait de nombreuses victimes parmi les indigènes, mais très rarement chez les Européens ; la lèpre est commune dans la race annamite, de même que le tænia ou ver solitaire. Cette dernière maladie s’explique facilement, les Tonkinois faisant une énorme consommation de porc ; comme ce ver intestinal commence à se développer chez cet animal, les Annamites ne faisant pas suffisamment cuire le lard, s’inoculent la maladie.

La dysenterie, qui est souvent causée par un refroidissement au bas-ventre, s’évite assez facilement en ayant soin de toujours porter une ceinture de flanelle sur l’abdomen, le jour comme la nuit. C’est même réglementaire dans les régiments coloniaux.

Une des choses les plus à craindre aux colonies, et à laquelle bien des gens n’attachent pas assez d’importance, est l’insolation ; le « coup de bambou », comme disent les soldats coloniaux. La meilleure façon de l’éviter, est de ne pas sortir pendant les heures chaudes de la sieste ;  ou si on y est absolument obligé, de ne jamais oublier de se couvrir la tête du casque colonial, qui ne doit avoir aucune fissure, et qui doit être aéré à sa partie supérieure par une petite ouverture recouverte d’un champignon.

L’insolation s’attrape par l’action directe des rayons solaires sur la nuque, ou par la reverbération de ces derniers dans les yeux.

Malgré les recommandations faites aux militaires, de ne jamais sortir, sans leur casque, entre dix heures du matin et deux heures de l’après-midi, un de ceux-ci, voulant faire le malin, sortit un jour tête nue dans la cour du quartier. Mal lui en prit, car il tomba aussitôt, foudroyé ; le major, prévenu, vînt le voir aussitôt, mais ne put que constater la mort, qui avait été instantanée.

Un dimanche, je voulus partir à la chasse vers midi et demi, ne pouvant faire la sieste, à cause de la chaleur. Je n’avais pas fait un kilomètre, que je me sentis la tête lourde et la poitrine oppressée. Bien que j’eus mon casque, comme j’avais déjà entendu parler, par de vieux coloniaux, de ce cas d’insolation, je me rendis compte que la réflexion des rayons solaires sur l’eau [....]ières m’éblouissait et était la cause de mon indisposition. Heureusement, un boqueteau de bambous se trouvait à proximité ; je m’y traînai péniblement, et m’étant assuré qu’aucun rayon ne filtrait à travers le feuillage, je retirai mon casque et déboutonnai ma vareuse kaki. Je restai bien dix minutes assis à l’ombre, avant de sentir une amélioration ; quand je me trouvai mieux, j’attendis prudemment que le soleil perde de sa force pour rentrer à la caserne, et ma partie de chasse en resta là, ce jour-là. Jamais, depuis, je ne sortis pendant la sieste.

La question de l’eau est aussi primordiale ; et, si l’on ne peut avoir à sa disposition d’eau distillée ou filtrée, il faut purifier celle dont on dispose en y versant quelques gouttes de permanganate ou d’eau de javel ; ou alors boire de l’eau de pluie ; on évitera ainsi la dysenterie, qui ne pardonne pas souvent.

Pendant la saison chaude, consommer le moins possible de crudités ; et, si l’occasion se présente de manger, par exemple, de la salade, il faut la laver plusieurs fois avec de l’eau potable, avant de l’assaisonner.

Il faut boire le moins possible de spiritueux ; la meilleure des boissons, aux colonies, est le vin rouge, auquel on ajoute de l’eau suivant son goût ; à cause de la grande chaleur qui tiédit tous les liquides, mettre un peu de glace (niok-dâ), mais ne pas en abuser comme j’ai vu faire à beaucoup de personnes, qui se prédisposent ainsi, aux maladies d’intestin et d’estomac.

Pour combattre l’anémie et exciter l’appétit, un petit verre de quinquina matin et soir, avant chaque repas, est une chose excellente ; le quinquina étant aussi un préventif des fièvres paludéennes, puisque la quinine est extraite de son écorce.

A chaque repas, manger des oeufs, qui ne coûtent pas cher, et dont le jaune est très fortifiant.

Comme de juste, une très grande propreté corporelle est de rigueur.

Dans la partie montagneuse du Tonkin, la température est plus fraîche, et, l’hiver, il vous arrive quelquefois, le matin, d’apercevoir un peu de gelée blanche. C’est dans ces contrées que les Européens, affaiblis, vont faire une cure pour se refaire. Il existe à Quang-Yen, un sanatorium pour les colons et les soldats déprimés par la maladie ou l’anémie. Le climat y est tempéré et excellent.

J’ai passé quatre mois d’hiver, sur la frontière nord, pendant que je faisais colonne, et ce climat était très frais ; au point que les tirailleurs annamites faisaient de grands feux de bois, autour desquels ils se chauffaient. La plupart venant du Delta, supportaient mal la température du Haut-Tonkin.

Une particularité des immenses forêts situées dans cette contrée, est d’y trouver des sangsues de bois. Nous avions été obligés de voler au secours d’une colonne, qui avait été attaquée dans le col de Van-Mi-Taô, sur la frontière chinoise, à la chute du jour. En traversant, de nuit, ces forêts, par un étroit sentier de montagne, bordé, à droite, de grands ravins profonds, dans lesquels tombèrent deux des petits chevaux de la section de mitrailleuses, nous récoltâmes en route une quantité de ces hirudinées, qui trouvaient le moyen de nous sucer, à travers l’épaisseur de nos kakis ; nous faisant éprouver comme une sensation de piqûre suivie de brûlure. Le lendemain matin, nous eûmes bien du mal à en débarrasser nos chevaux tonkinois, qui avaient été les mieux partagés dans la récolte et en étaient couverts.

Au point de vue de l’habitation, elle doit être vaste, bien aérée, pourvue de vérandas pour garantir du soleil et à une certaine hauteur du sol ; il ne faut pas oublier, non plus, de garnir chaque lit d’une moustiquaire. Si l’on habite une ville comme Hanoï ou Haïphong, il faut avoir un ventilateur électrique par appartement, pour la saison d’été ; si l’on est dans la brousse, le « panka » est de rigueur. Le « panka » se compose d’une pièce de toile épaisse, d’une longueur de quatre à cinq mètres, et d’une hauteur d’un mètre environ, ayant deux tringles en bois, une à la partie supérieure et l’autre à la partie inférieure. Le bas du « panka » est attaché par une corde, glissant dans une petite roue creuse fixée au plafond et dont l’extrémité inférieure se termine par une boucle située presque au niveau du plancher. Au moyen de la main ou du pied qu’il coule dans cette boucle, le boy-panka, en tirant d’abord sur la corde et en la laissant ensuite partir dans le sens opposé, donne un mouvement de va-et-vient à la pièce de toile, et, par ce moyen, établit un courant d’air artificiel. Cet appareil étant placé au-dessus de la table où vous prenez votre repas, vous permet de manger dans une atmosphère relativement fraîche, autrement, vu la chaleur lourde et humide, vous n’auriez aucun appétit. Quelquefois, votre boy-panka s’endort en tirant sur la corde, et comme on s’aperçoit de suite du ralentissement par suite de l’air ambiant qui devient plus chaud, il n’y a plus qu’à lui allonger les oreilles pour le sortir de sa torpeur, et voir le « panka » accélérer sa cadence et vous rafraîchir.

Voilà, en peu de mots, ce qu’est le climat du Tonkin. En se conformant aux principes de l’hygiène et aux quelques conseils donnés plus haut, un Français peut y séjourner pendant longtemps sans, pour cela, se porter plus mal qu’en France.

Avis à ceux qui veulent coloniser ; tout en gagnant beaucoup d’argent,  ce qui leur permettra de vivre une vie plus large ; ils feront en même temps oeuvre de bons patriotes.


CHAPITRE VII
___

CONCLUSION
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Voilà terminée la brève histoire de cette magnifique colonie qu’est le Tonkin.

Comme on a pu le voir, le pays est très fertile, et son sous-sol contient des richesses inestimables.

On y a construit déjà quelques lignes de chemin de fer qui aident beaucoup au trafic, mais qui sont insuffisantes. Le jour où les réseaux ferroviaires auront atteint un développement suffisant, le Tonkin prendra une importance insoupçonnée. Par Haïphong, dont le port, suivant un mouvement ascendant, devra être agrandi, s’écouleront des quantités de marchandises : produits agricoles ou miniers, essences d’arbres rares provenant des immenses forêts inépuisables du Tonkin septentrional ; et tous ces produits déversés sur le marché mondial, influenceront, en notre faveur, la balance commerciale de la France.

On devrait favoriser l’expansion coloniale, et donner des facilités aux Français qui veulent bien s’expatrier, pour exploiter la plus grande France. Toutes nos colonies, bien mises en valeur, doivent plus que suffire à la métropole, qui aurait ainsi, à profusion, tous les produits dont elle a besoin et d’une toute aussi bonne qualité que ceux qu’elle est obligée d’acheter si cher à des nations, dont le change élevé, paralyse notre redressement financier.

Bien mieux, au lieu d’être tributaire des autres, elle pourrait écouler le surplus et, de ce fait, reprendrait parmi les nations le rang prépondérant qu’elle occupait avant 1914.

Depuis un demi-siècle, le Tonkin s’est pacifié ; les actes de piraterie y sont devenus plus rares. L’indigène a senti passer les bienfaits de notre civilisation ; car, pour coloniser, nous employons, contrairement aux Anglais, la manière douce.

N’étant plus sous la tutelle écrasante de la Chine, n’étant plus exploité par ses mandarins et leurs sous-ordres, le Tonkinois n’a jamais été si heureux, et il nous en sait gré.

De temps à autre, il est vrai, se produisent quelques soulèvements, provoqués par un petit nombre de mécontents, comme il en existe partout. Quand je suis arrivé au Tonkin, en septembre 1927, une révolte de bagnards annamites venait d’éclater à Thaï-Ngûyen. Au mois de novembre 1918, un régiment de tirailleurs annamites, tuant ses cadres français, s’était soulevé et mis en campagne, trouvant, pour grossir ses rangs, des bandes de pirates chinois, qui ne vivent bien que dans ces occasions. Nous fûmes même obligés de faire une colonne de trois mois et demi sur la frontière de Chine pour remettre tout en ordre. Ces derniers temps, on a vu des massacres, de légers soulèvements, vite réprimés d’ailleurs, mais qui, à la longue, pourraient nuire à notre influence.

Il faut voir en cela l’oeuvre du communisme, qui travaille de toutes ses forces à désorganiser notre belle colonie. De même, les Annamites qui viennent en France faire leurs études, ou qui, comme en ce moment, y séjournent au titre de l’Exposition Coloniale, sont en butte aux agents de Moscou, qui cherchent à les exciter contre nous.

Surveillons attentivement les faits et gestes de ces prêcheurs de désordre, et, lorsqu’il se produit au Tonkin une révolte quelconque, frappons les quelques meneurs moscoutaires sans pitié, c’est le meilleur moyen de réaction possible. L’asiatique que l’on corrige mollement, se moque de vous, et voit dans cette façon de procéder, un signe de faiblesse ; il craint, au contraire, les répressions brutales, où l’on supprime radicalement le mal en sacrifiant la racine. Leurs chefs eux-mêmes emploient couramment les exécutions capitales, précédées d’une très brève enquête, pour servir d’exemple à ceux qui voudraient s’élever contre leur autorité, et les ramener dans la bonne voie.

En procédant de cette façon, nous posséderons un Tonkin paisible, discipliné, ne demandant qu’à travailler en sécurité, sous notre protectorat, pour son plus grand bien, et celui de la Mère Patrie.

FIN


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