LETTRE
DE PIERRE LEROUX, Cultivateur et Électeur
Libéral,
A
Jean LEROUX, son fils, Marchand, et
Électeur Libéral, à Caen.
J'
AI reçu, mon garçon, la lettre d'hier avec
l'brinborion d'imprimé
qu'al' renfermait. J'avais déjà lu tout ça dans l’
Constitutionnel.
J'ai fait ben des reflections, et il faut que j' te dise c' que j'ai
sus l’ cœur.
J' sis libéral et toi itou ; partant quoi, on peut être libéral, et
n'être pas un méchant homme. Stpendant tout c' qu'il y a de vieux
Carabots, de pillards d'églises, de Jacobins et de restes de Comités
révolutionnaires à Caen et dans toute la France sont libéraux. Tous les
chamberlans et les mauvais préfets qui baillaient nos enfans, nos
chevaux et not' argent à d'vorer à ç' gargantua d' Bonaparte, sont
libéraux. Tous les fripons qui se sont enrichis à nos depens, avec la
conscription et les requisitions de remontes sont aussi tertous
libéraux. Sais-tu qu' c'est desagréable, pour d'z'honnêtes gens, de
porter l'même nom, qu' tous ces libéraux-là.
I'lia pis. Ces gens-là ne s' contentent pas de marcher après nous.
C'est eux qui nous mènent par l' bout du nez. C'est eux qui nous disent
aux élections :
Vive la
liberté ! Mais
faut nommer stici, n’faut pas nommer stilà, sinon j't'assomerons.
Ça
m' taquine et j'ai voulu voir où c' qu' i' veulent nous conduire
en
nous parlant toujours d' la charte et en nous faisant
nommer des
députés amis de Benjamin, de Manuel et du baron Mechin.
En 1815, quand i’ chassirent not' bon roi, qu'i' z'aiment ben à nuit (à
c' qui disent), dirent-ils leux Bonaparte : « Allons, boute-toi là, et
fais marcher la Charte ! » Oh que nenni : i’la brisirent itou en mille
morciaux ; et leux
Benjamin
fabriquit
l'acte
additionnel (C' qui nous
r'valut d'être grugés par les prussiens et d'être accablés d'impôts).
Il n'est donc pas vrai qu’i z’aiment la Charte… ! L'aut' jour encore ne
voulaient-ils pas la constitution de 91 ou celle des Cortès… ! Tiens
mon garçon n'faut pas être des buses : Si ces prétendus libéraux
étaient une fois les maîtres i’
mettraient encore une fois la charte dans leux poche et Louis XVIII en
prison, comme Louis XVI et comme Ferdinand ; puis i' nous bailleraient
la
liberté,
mais la liberté à leux façon, puisque ç'sont eux qui nous
mènent, et une liberté où c' qui pussent pêcher à l’iau trouble… ! Ah!
mon garçon, queux liberté qu'i la liberté du temps d'Marat et d'
B*****, l’ père du peuple ou qu' la liberté du temps de Napoléon et du
baron Mechin… Ma fine, j'aimerais qua si
mieux la tyrannie des Bourbons et des
Blancs. Y' n'
lèvent guère de nos
gars, i' les renvoient cheux nous ric à rac au bout de cinq ans ; i’
payent ben c’ qui prennent, i’ pardonnent toujours même à ceux qui
conspirent contr’ eux.
Pourquoi donc j'sommes-t-il itou libéraux à la suite de tant de mauvais
garnemens, nous aut' honnêtes-gens qui ne voulons qu' la paix. Tiens,
mon garçon, toutes reflections faites, c'est qu' j'avons peux… Surtout
pour c' te terre de bien national que ton oncle nous a laissée ! Et
j'avons peux, parce que j'sommes assez bons que de croire aux menteries
du
Constitutionnel
qu’est fabriqué par des factieux.
Tu sais c' qu'il vient de nous en bailler à propos d' la guerre ou
plutôt de la paix, que j' sommes allés faire en Espagne, où c' que tout
est arrivé à rebours de c' qu'i' nous avait dit. Voyons si ses
menteries d'aujourd'hui sont d' meilleure façon et si les
Blancs sont
aussi diable qu'il l' dit.
D'abord, après Waterloo, quand l' roie les royalistes r'devinrent les
maîtres et qu' j'étions pu blancs qu'eux tant j'avions de peux ;
n'pouvaient-i' pas nous dire : « Dites donc, mes p'tits libéraux, où c'
qu'est la charte ? Ah ! Ha ! Vous l'avait confisquée ; eh ben, n'en
parlons pus ; j'allons vous gouverner z'à la baguette ! » A ça, gni
aurait eu rin à repondre. Ainsi, puisque l'roi et les royalistes n'ont
pas enterré la Charte quand j' l'avions tuée nous mêmes, il est clair
qu'i' n' veulent pas la détruire à présent qu'i' l'ont ressucitée et
qu'i' z' y ont pris goût. Car mon garçon, si tu causais des
Blancs
comme moi tous les jours tu verrais qu' là plupart de ces gens là
veulent la Charte comme nous, libéraux honnêtes gens. C'est tout simple
i'z'y ont
autant
d'intérêt que nous.
Par exemple, n' faut-il pas prendre eux et nous pour des cruches quand
on vient nous dire qu' les royalistes
veulent rétablir la dixme.
Nobles et roturiers,
les
Blancs ont encore plus de terres que nous. Et
i' seraient assez fous pour vouloir faire doubler leux
impôts... ! Allons, c'est par trop bête, n'en
parlons plus.
C'est de même pour les
droits
féodaux.
Sais-tu ben qu' dans l'ancien régime, c'n'était pas
à la personne des
nobles, mais
à
la possession des terres qu'était attachée la féodalité ?
Oui mon garçon quand un roturier, fût-il l' fils d'un rat de cave
achetait un fief, c'était lui qu’était l' féodal du village. Si on
rétablissait ça, c' serait donc moi qui s' rais l’ seigneur d'la
paroisse où c' qu'est la terre de feu ton oncle : j'aurais donc l'
privilège de
l’iau bénite et du coup d'encensoir par l'nez z'à la
grand'messe ? Et M. d' St.-Ange qui n'a sauvé que 16 acres de terre
jadis en roture serait mon vassal, et puis l' tien après moi ? Tu vois
que c' rétablissement de
privilèges et de
droits
féodaux n'est pas bien
engageant pour les ci-devant ni effrayant pour nous, et que trop de
gens ont intérêt à s'y opposer. V' là donc cor une baliverne.
J' passe dix autres niaiseries du
Constitutionnel
qui denature tout
quand i' n'invente pas tout. N’voudrait-i' pas, par exemple nous faire
peux des braves femmes qui soignent les pauvres et qui prient l' bon
Dieu à cœur de journée : qu'il aille voir au bon Sauveur si le meilleur
philantorpe liberal vaut une bonne sœur.
Mais v'nons à son grand ch'val de bataille.
I' dit qu 'si
les Blancs
sont les plus forts z'a la chambre i' vont
créer trente millions de rentes sur l'état pour indemniser l’z' émigrés
d' la vente de leux biens.
Primò d'abord,
si c'est vrai i' n'est donc pas vrai qu'i' voudraient
r'prendre les biens nationaux, comme on nous l' baillait à croire.
Secundò ensuite.
Si c'est vrai, puisque l’ Constitutionel dit qu'i'
faudrait trente millions, j’ parie qu'i' n'en faudrait pas quinze ; car
c'est bien l' moins qu'un archimenteux com' lui mente d' moitié.
Mais sais tu que c' s' raient de ben braves gens qu' les blancs si'
faisaient ce coup là ? Not' terre de M. d' St.-Ange, que je n' trouvit
pas à vendre au
denier
douze, quand j' voulus augmenter ton commerce,
vaudrait tout d'un coup ni plus ni moins qu' la terre qu' j'ai d' ton
grand-père. J' n'aurions pas l' chagrin de voir un brave homme mourir
quasi de faim auprès d' son ancien bien qu' j'avons pour rien parce
qu'i s'échapit à cause qu'on brulait son chatiau et qu'on voulait l’
bruler itou. Je n' craindrions plus d'arrières pensées
des Blancs ; et
l’zémigrés, leux parens, leux crianciers et leux amis n'auraient plus
de motif pour en vouloir à la charte qui nous laisse les biens
nationaux. Par ainsi quoi, j'serions tous amis en France et j'aurions
la paix et le bonheur.
Tiens mon garçon, quand les gros libéraux veulent nous faire peux d' ça
i' montrent un fier bout d'oreille de jacobins et de bonapartistes. Ah
! Les coquins d'enjoleux ! I' disaient qu'i' veilleraient
sus nos
intérêts et i' n' veulent pas qu' not' bien double de
valeur et que j'
soyons tranquilles ! C'est donc qu' i' veulent se servir d' nous pour
faire de nouvelles révolutions ? Tarteguienne que j' serions nigauds d'
suivre davantage ces factieux-là. Mais j'y vois clair, et j' vote d'
avec les blancs, s'il est, vrai qu'i' veulent faire tant d' sacrifices
pour not' bien et pour la paix d' la France.
Car mon garçon j'n' avais qu'une peux, c'est que
l' Constitutionel
ne
mentit comme à son ordinaire en nous contant ç' projet-là. Je m' disais
:
mais faudra d' z'
impôts pour ça, et les blancs les payeraient com'
nous ? J' m'en fus donc dimanche trouver à sa campagne M.
Dulys, not’
avocat j’ l'y contai ma doutance. V'la c' qu' i m' repondit :
« Ecoutez, père Leroux, la confiscation des biens
des émigrés n'est pas la seule injustice de la révolution, le
maximum,
les assignats, etc., ont ruiné biens d'autres familles. Il est
impossible de réparer toutes ces injustices. Mais ce, n'est pas une
raison pour ne pas en réparer
autant qu'on le peut, et pour ne pas
choisir celles que la politique et l'intérêt de la paix intérieure
commandent de réparer les premières. Ce n'est pas à un homme plein de
bon sens comme vous, père Leroux, qu'il faut démontrer que deux sortes
de biens, et deux races de propriétaires des mêmes biens ne peuvent que
compromettre sans cesse le repos de la France. N'allez pas croire qu'il
faille tant d'indemnités, bien des familles d'émigrés sont éteintes ;
ni qu'il faille pour donner ces indemnités, créer de nouveaux impôts.
Songez que, de fait, les biens d'émigrés son presque hors du commerce.
Jugez ce que les droits d'enregistrement produiraient tout-à-coup
d'argent quand cette masse de biens rentrerait dans la circulation. Les
autres branches du revenu public profiteraient aussi de l'activité
nouvelle que recevraient toutes les affaires. Le commerce en
ressentirait le rapide et heureux contre-coup ; car tant de familles
passant de la misère à l'aisance, et même à la richesse feraient ne
fût—ce qu'en objet de première nécessité, une dépense considérable.
Vous-même, père Leroux, plus tranquille, seriez moins sévère dans votre
économie. Alors le commerce plus actif rendrait à son tour les impôts
indirects plus productifs. Le bien ne s'arrêterait pas—là : la
révolution étant ainsi extirpée jusques dans sa dernière racine le
crédit public qui vit surtout de la stabilité et du repos des états,
deviendrait immense. Les nouvelles rentes se vendraient
bien au-delà du
pair. Il en faudrait donc beaucoup moins et loin qu'il fût besoin
d'augmenter les impôts, vous verriez, père Leroux, que la prospérité et
le revenu public s'augmenteraient par suite même de l'indemnité donnée
aux émigrés. L'avantage immense qui résulterait, et pour eux, et pour
les acquéreurs de leurs biens, de
cette grande mesure de justice et de
politique, ne nuirait donc à personne, et il profiterait à tous. Mais,
au surplus, dût il leur en coûter quelque chose, les royalistes ont
fait bien d'autres sacrifices, ce serait avec joie qu'ils
contribueraient à une faible charge dont le résultat serait de
reconcilier entr'eux tous les Français honnêtes-gens c'est à-dire,
voulant également la religion, les bonnes mœurs, le roi légitime et la
charte ; et par-là d'assurer à jamais et le trône des Bourbons et le
bonheur de notre patrie. »
V' la c' qui s'apel' parler ! Aussi' j' sautis au cou de M. Dulys, et
j' l'y dis : topez-là, j' vote d'avec les royalistes.
Mon garçon faut en faire autant c'est not' intérêt, c'est celui d' la
France. D'ailleurs mon garçon, quand tu verrais différemment, faut-il
s' briser la tête contre les murailles ? Le libéralisme a eu les reins
cassés z'au Trocadero, les Bourbons ont maintenant la majorité des
cœurs et
toutes les bayonnettes pour eux. açovecevAna loin. Leur règne
EST UN FAIT,
et un fait qui durera pus qu' toi et moi. T’as d' z'
enfans, i' n' s'ront pas tous marchands, veux-tu leur fermer-toutes les
portes...? Puis, quand un gouvernement veut favoriser les siens, lia
bientôt marchands z'é marchands. Et puis encore, quesce qui f' ra d' la
dépense pour que l'port de Caen reçoive d' plus gros batiaux et pour
rendre la rivière d'Orne navigable si l' commerce d' Caen allait s' met
à faire l' malin à l'encontre du gouvernement, du Roi, et à l'y envoyer
d' z' amis d' Benjamin et d' Manuel… ? Songe à tout ça, j' te prie m'
n'enfant.... Car enfin, m' semble qu'à st' heure le libéralisme ça n'
mène p'us à rien, c'est d’ la viande creuse Mais nos vrais intérêts, le
repos de notre esprit l'accroissement de valeur de nos biens v' la du
solide. V' la c' qu' n' faut pas perdre de vue ! Et par ma foi, anuit,
tous c' z' intérêts sont à marcher d'avec les royalistes.
D'ailleurs les royalistes d' Caen ont fait un bon choix. M. d'
St.-Manvieux n'est pas un Blanc emporté c'est un brave homme ; ça n'a
jamais fait d' mal à personne et ça n'a jamais fait parler d' soi sur
aucun chapitre. Enfin mon garçon s'i’ n' nous faut pas de grand parleux
perpétuels faut aussi qu' j'ayons des représentans considérés et qui
sachent se tenir. M. de St.-Manvieux a été maire et bon maire de la
ville de Caen, il est conseiller à la Cour royale ; partant quoi on n'a
pas besoin de demander si ça sait son savoir vivre et si ça a fait
toutes ses classes… Je n' t'en dis pas davantage, t'es du pays d'
sapience j' sommes dans le siècle des lumières ; ton père t'a dit son
avis, tu dois donc y voir clair sur nos véritables et nos plus chers
intérêts. Ainsi mon garçon, j'en suis sûr, tu voteras d'avec moi pour
M. de St.-Manvieux.
PIERRE LEROUX.
Vilers—Bocage, 18 février 1824.
______________________
IMPRIMERIE DE CHALOPIN.