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J. L'Hopital : La chanson normande (1906)
L'HOPITAL, Joseph (1854-19..) :  La chanson normande :  Préface au Chansonnier [normand] publié par la société Normande du Livre illustré.- [Paris] : [s.n.], 1906.-  XLI p. ;  29,5 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (06.VI.2007)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm br 2033) 

La chanson normande

par
Joseph L'Hopital

 ~*~


I
LA CHANSON NORMANDE


La chanson est aussi vieille que le monde. Du jour où l’homme a commencé à traîner sur la terre l’éternel fardeau de ses pensées et de ses douleurs, elle s’est mise en marche avec lui sur la route de la vie ; elle en a poétisé les sanglants détours, en a fleuri les dures étapes d’espérance, en a pleuré et exalté tour à tour les mauvais pas et les riants passages : chanson de guerre, chanson de prière, chanson de deuil, chanson de joie, chanson d’amour.

Ainsi s’est formé le grand concert que le passé donne au présent et que le présent à son tour enrichit de sonorités nouvelles. Car la route n’est pas finie ; l’homme marche toujours ; il a toujours besoin que sa compagne la chanson lui redise les paroles qui ont donné des jambes et du coeur à ses pères tombés avant lui sur ce chemin sans fin ; et il lui demande à toute heure des chants pour lutter, pour aimer, pour jouir et pour souffrir.

Les normands que nous sommes n’ont pas eu la prétention outrecuidante et folle de s’en prendre à l’humanité tout entière et de rassembler les chansons des quatre parties du monde dans un recueil qui aurait pris les proportions d’une encyclopédie. Leur ambition s’est bornée à rester en Normandie, à y rechercher les chants qui ont enthousiasmé, consolé ou réjoui leurs ancêtres, à rassembler ceux qu’écrivent et chantent les trouvères contemporains amoureux, comme eux, de la terre d’émeraude ; puis à faire parmi ces souvenirs de jadis et ces témoignages d’aujourd’hui un choix pieux, impartial, et à les offrir à la postérité dans un cadre digne d’eux.

« La Normandie, a dit Sainte-Beuve, est une province qui, de tout temps et dès qu’elle s’est senti un passé, s’est volontiers occupée de ses antiquités et de ses grands hommes : elle n’a cessé de vivre d’une sorte de vie qui lui est propre et qui ne la rend que plus française. »

Nous avons voulu contribuer à maintenir et à fortifier cette vie, car nous sommes fiers de notre province ; alors que d’autres s’enquièrent des prouesses, des services et des mérites de ses fils, nous avons pensé qu’en publiant quelques-unes des chansons qu’ils ont aimées, nous apporterions notre pierre au monument de sa gloire ; et, si peu que nous y ayons réussi, le grand amour que nous portons à notre antique et noble pays aura trouvé sa récompense.


II
LA CHANSON DES TROUVÈRES

La chanson normande est fille de la conquête. Son père est le saga du scalde scandinave descendu des brouillards du nord sur les barques rouges des rois de la mer, au temps où les cantiques latins des clercs de la Neustrie s’étranglaient dans les gorges coupées, et où le chant de mort de Lodbrog s’élevait, dans l’horreur des incendies et des meurtres, sur les ruines des moutiers saccagés. Sa mère est la prière chrétienne, dont les tueries n’étouffaient ni les plaintes ni l’espérance.

Tous deux, saga et prière, étaient héroïques : le premier ouvrait les portes du Walhalla au guerrier tombé dans la victoire ; la seconde affirmait dans l’agonie de la défaite le triomphe imminent de sa foi ; l’un et l’autre emplissaient les âmes d’idéal et chantaient le mépris de la mort. Ils s’unirent à la lueur des torches, dans le fracas de la conquête ; et en même temps que la fusion des races créait l’âme normande, la chanson des premiers trouvères jaillit de leur sanglant hymen.

Ce fut la chanson des braves, des vikings devenus chrétiens qui lui firent faire de beaux voyages. L’Italie, la Grèce, la Sicile, l’Angleterre l’entendirent ; elle chevaucha devant la bannière des Guiscard, des Tancrède et des Guillaume. Sur les routes où passait l’ost du chef elle moissonnait les légendes, les incorporait comme un butin au trésor des légendes danoises, les faisait siennes : légendes franques, Roncevaux ; légendes Galloises, Tristan et Yseult, le roi Arthur, le Saint-Graal ; souvenirs laissés en Gaule par les compagnons de Charlemagne, chants des bardes d’Ys et de Kaerléon.

Devant le front des escadrons rassemblés pour la charge, le trouvère ou jongleur caracolait, chantant les héros et enflammant les courages.

        Taillefer ki mult bien cantout (1)
        Sor un cheval ki tost alout
        Devant li dus alout cantant
        De Karlemaine e de Rollant
        E d’Olivier e des vassals
        Ki morurent en Renchevals.

Et la chanson guerrière, rappelant les exploits des preux, allumait des éclairs aussi terribles que ceux des grandes épées dans les yeux pers de ces fils de barbares à peine christianisés, à la fois rusés, naïfs et féroces, qui s’oubliaient parfois encore à invoquer Thor dans la mêlée :

            Raol Tesson (2)
        Poinsit li cheval, criant : Tur aïe !

mais qui devaient justifier, par la rude et altière façon dont à grands coups d’estoc ils retaillèrent le monde, le cri d’armes qu’après sa conversion Rollon avait pris :

        Willame crie : Dex aïe ! (3)
        C’est l’enseigne de Normandie.

Cet âge héroïque de la chanson, qui revit dans les épopées des Robert Wace, des Geoffroy Gaymar, des Benoit de Sainte-Maure, ces premiers ouvriers, trop oubliés aujourd’hui, de la langue française, dura jusqu’au moment où le domaine des Normands s’étendit, sous les Plantegenest, de la Manche aux Pyrénées.

Alors la rudesse du Nord s’éprit du soleil et de la poésie du Midi. Au contact d’une société plus raffinée, de moeurs moins dures, d’une moins âpre vie, les conquerors déposèrent le harnois héroïque et, sans oublier encore les vers guerriers du vieux Turold, ils admirent à leurs fêtes, à leurs festins, les chanteurs de complaintes, de sirventes, de lais d’amour. C’est Bertrand de Born, un aquitain, qui pleure la mort de Henri le Jeune ; on doute que le fameux Blondel ait été normand ; et si Richard Coeur de Lion tient de sa race la haine des siens, la cruauté, la ruse et la bravoure, il doit ses exploits les plus célèbres aux pays du soleil et sa renommée aux troubadours.

Pour la seconde fois une fusion se produisait : l’âme normande, qu’avaient faite le christianisme et la conquête, s’ouvrait de nouveau aux influences extérieures. Elle se compliquait, s’affinait ; tout en continuant d’aimer la guerre, elle acceptait du Midi la courtoisie, la galanterie, la politesse, en un mot la gaye science ; et elle conservait à la France cette fleur du Moyen Age que les convulsions sanglantes de la guerre des Albigeois allaient bientôt extirper pour longtemps de son pays d’origine.

Cependant la conquête de la Normandie par Philippe Auguste isolait les normands de France des normands d’Angleterre ; les compagnons de Guillaume étaient conquis à leur tour par les traditions, puis par l’idiome des Saxons vaincus, tandis que les hommes de leur race laissés par eux sur la côte française, toujours justement fiers de la gloire des communs aïeux, s’attachaient à la France et se prenaient à haïr les Anglais d’une haine que la guerre de cent ans devait exaspérer et rendre immortelle.


III
LA CHANSON CHEZ LES SEIGNORS

La chanson qui, aux XIIe et XIIIe siècles, partagea avec la chanson de gestes la faveur des ducs et des seigneurs est, en Normandie comme partout à cette époque, la chanson d’amour. Les chevaliers s’agenouillent en paroles devant les dames que maintes fois encore, en réalité, ils rudoient ; et la monotonie de leur adoration, qui ne permet à M. Louis Passy (4) de voir qu’un seul homme en dix trouvères lyriques, remplit le moyen âge du concert trop souvent insipide de ses exaltations convenues.

A la cour des Henri, des Geoffroy, des Richard, les trouvères normands luttent d’enthousiasme pour le beau sexe avec les troubadours, et les noms d’Alexandre de Bernay, de Luc de la Barre, de Roger d’Andeli, de Richard de Sémilly on trouvé place dans la mémoire des lettrés à côté de ceux d’Arnaut Daniel et de Bernart de Ventadour.

Dans leur langage encore barbare et difficilement intelligible pour nous, fruste, heurté, hérissé d’assonances gutturales héritées de l’antique parler scandinave, rempli de locutions nordiques ou gauloises d’origine destinées, les unes à entrer dans la langue française, les autres à verser dans les différents patois, ils s’essaient à exprimer leur désespoir et à aimer leur douleur :

        Dex ! por coi l’aim ? por ce qu’amer la vueil ;
        Je n’en puis mais : ce me firent mè oeil….. (5)

Quelques-uns toutefois se lassent du convenu, des plaintes et des admirations sur commande. Pour ceux-là l’amour est moins platonique ; ils sont normands, partant gens pratiques et épris de réalités. Le bon Richard de Sémilly entend que sa dame

        En chambre o son ami soit renvoisée et drue,

et s’il la chante, c’est parce que

        Elle a un chief biondet, euz verz, boche sadette,
        Un cors pour embracier, une gorge blanchette….

Rambaut d’Orange, le troubadour aristocrate, (6) qui professait qu’il faut se distinguer du vulgaire, a dû mépriser fort de pareils vers s’il les a connus ; il n’en est pas moins vrai qu’ils expriment avec une grâce naïve des sentiments très humains ; et c’est pourquoi nous éprouvons en les lisant un peu du charme qu’ils avaient pour nos pères, de même que nous sommes émus par les strophes épiques du Roman de Rou. Ce ne sont pas en effet les rimes compliquées, les recherches d’esprit, les finesses pédantes qui font les poètes ; c’est la faculté de présenter à l’esprit l’infinie variété des sentiments qui font vibrer l’humanité. Si Dante, le grand aède du moyen âge, survit immortel aux maîtres, aux amis, aux rivaux aujourd’hui oubliés que son étrange fantaisie, son souvenir attendri, son altière rancune ont placés au paradis, dans le purgatoire et dans l’enfer, ce n’est point parce qu’il a eu, comme eux, ses heures d’obscurité prétentieuse et de quintessence alambiquée, c’est parce que, malgré ces défauts partiels, ses poèmes le révèlent génialement humain.

Aussi bien, on se tromperait si l’on voyait toujours en nos trouvères des seigneurs exercés aux extases et façonnés au langage précieux : les bardes errants qui, comme Jehan Le Chapelain et l’auteur inconnu du Noël anglo-normand du British Museum, s’en venaient dans les châteaux, aux festins des grands de la terre, dire
       
        Fable ou chanson lie a leur hoste

n’étaient pas tous des gentils-hommes de haut lignage. C’étaient souvent de modestes et joyeux compagnons, montés en appétits et légers d’argent, sensibles à la joie d’amor, mais aussi à celle que donnent le pain, la char et le peison, tout prêts à boire

        …… li vin engleis,
        Et li gascoin, et li franceis,
            Et l’angevin,

et ne craignant pas de tendre la main en rappelant aux seignors

        Que cil qui despent bien et tost
            Et largement,
        Et fait les grans honors sovent,
        Dieu li duble quan qu’il despent
            Pour faire honor

Avec eux la chanson, lasse de planer dans les hauteurs de la gloire et de l’amour, replie ses ailes et se pose à terre. Elle y trouve de quoi se réjouir ; rieuse, quémandeuse, déjà un peu moqueuse, elle vole autour des tables bien servies, hume les pots et chante l’arome des bons vins. C’est d’elle que vont naître, au siècle de Villon, la ballade d’Alain Chartier et la glorieuse liesse des Vaux de Vire.


IV
LES VAUX DE VIRE

On peut dire que le XIIIe siècle acheva de franciser les normands de la Neustrie : ils sont, à la fin de cette grande époque, plus attachés à la France de Saint-Louis que les saxons soumis par le conquête ne le sont à l’Angleterre des descendants de Guillaume. Il a fallu la guerre de cent ans pour parfaire la nationalité anglaise ; les terribles archers d’Édouard III n’ont passé la mer sous la conduite de princes et de chefs de race normande que pour venger sur la terre des conquérants les injures de la Bretagne vaincue ; et ce ne fut qu’à force de verser le sang qui coulait dans les veines de leurs maîtres qu’ils leur ont pardonné : le pillage de la Normandie fut le gage de la réconciliation des fils des vainqueurs et des fils des conquis. Les normands de France comprirent alors qu’il n’y avait plus de normands en Angleterre, et que le peuple anglais était né de leurs malheurs.

Que devient la chanson au milieu des excès déchaînés par une haine sans cesse grandissante pendant tout le XIVe et la première moitié du XVe siècle ? Héroïque avec les conquérors, courtoise et précieuse avec les dames et les chevaliers, elle va se faire populaire avec les bourgeois, varlets et manants des villes et des campagnes violentés, robés et massacrés par les gens de guerre ; elle les consolera de leurs misères, les en distraira en leur peignant la joie de bien vivre ; dans la gêne et dans la faim elle leur parlera de bonne chère, détournera leurs yeux des scènes de rapine et de meurtre sur des tableaux réjouissants et gaillards. En même temps elle saura gémir avec eux sur la grant pillerie dont ils sont victimes, demandera à Dieu qu’elle soit appaisie, murmurera à leurs oreilles, en bonne française, la parole de tendresse et la parole de colère.

        Hellas ! Ollivier Basselin,
        N’orrons nous poinct de vos nouvelles ?
        Vous ont les Engloys mis à fin….
        ………………………………………
        Dieu le père si les mauldye !

Les chansons de ce temps-là ont pour auteurs, tantôt des personnages savants, diplomates, secrétaires et valets de chambre de rois, comme Alain Chartier et après lui Jean Marot, qui suivent les princes, prennent part aux affaires, et pour lesquels la chanson n’est qu’une occasion de délassement, un prétexte à descriptions et à satires ; tantôt des hommes modestes, fixés par leurs métiers à leur province, comme le vieux Basselin et les contemporains confondus sous son nom dans les manuscrits de Vire et de Bayeux, comme aussi ce Jean Le Houx, petit avocat et grand chanteur de couplets, qui maintint jusqu’aux premières années du XVIIe siècle la renommée des Vaux de Vire.

Avec eux, savants ou paysans, clercs ou meuniers, s’affirme et se précise le caractère normand, observateur, raisonneur, critique et pratique, appréciateur judicieux des biens et des plaisirs de ce monde, enthousiaste aussi à ses heures, sachant vouloir, sachant se souvenir. C’est le bon sens normand qui excite la verve d’Alain Chartier contre Vénus et contre la beauté d’elle, et qui lui fait railler les amours et les dames dont l’agenouillement des trouvères officiels l’avait saturé ; et c’est la bonne humeur normande assaisonnée de malice, parfois aussi de délicatesse émue, qui fait chanter aux compagnons Virois le vin qui déjà, pour être bon, devait être récolté ailleurs qu’en Normandie, et le cidre que les pommiers, importés des Asturies au XIIe siècle par les Basques à la solde des fils de Guillaume et plantés dans tout le duché pendant la longue et féconde paix du bon roi Louis IX, faisaient pleuvoir dans les celliers normands :

Je suys né Bas-Normand, mais ma bouche avinée
        Dict être d’Orléans.
……………………………………………………………
    S’il y a sildre excellent,
        Bien soubvent
    On l’ayme sur tout breuvaige.
    Tu es, bon sildre orangié,
        Tout songié,
    Ung bon meuble en ung mesnaige.

Ces mêmes bons vivants, qui célèbrent le jus de la treille, le jus de la pomme, et dont la gaieté survit aux épreuves et aux malheurs qui accablent leur pays, trouvent d’autres accents lorsqu’ils veulent chanter leur amour pour la France et leur haine de l’Anglais ; un souffle d’héroïsme, provenant de leurs épiques aïeux, passe dans leurs vers et les relève. Ils sont les fidèles :

   
    Nous voullons tenir l’ordonnance
    Que notre sire roy de France
    Nous a donné…………
    Si les Engloys venoient piller,
    Nous les mectrons à tel martyre
    Que nous les garderons de rire
    Et d’aller à nostre poullier.

Ils sont les braves : contre l’ennemi détesté leurs chansons de guerre sonnent de retentissants appels, de confiants défis ; et plus d’un viking, les entendant au fond de la tombe fleurie qu’a chantée Aristide Frémine (7), a dû tâter sa hache et son épée lorsque les gars normands ont conquis la victoire aux champs de Formigny :

    Entre vous, gens de village,
    Qui aimés le roy Françoys,
    Prenez chascun bon courage
    Pour combattre les Engloys.
    Prenez chascun une houe
    Pour mieux les desraciner ;
    S’ils ne s’en veullent aller,
    Au moins faictes leur la moue,
    Ne craignez poinct à les battre,
    Ces godons, panches à pois ;
    Car ung de nous en vault quatre,
    Au moins en vault-il bien trois.
    ……………………………………….
    Par Dieu ! se je les empoigne,
    Puisque j’en jure une foys,
    Je leur monstreray sans hoingne
    De quel pesant sont mes doibs !

Ainsi chantaient Basselin et sa lignée lorsqu’ils quittaient le verre pour prendre l’épieu, la flèche ou la houe et pour courir sus à l’ennemi séculaire. Et puis lorsque, pour un moment, la guerre avait fait trêve, ce n’était pas toujours vers le bon baire que revenait la fantaisie de leur chanson. Eprise des combats où s’exaltait son ancestrale ardeur, jalouse des festins où le pommé, circulant dans les pots à la ronde, remplaçait la bière sauvage des aïeux, la chanson normande se complaisait aussi aux tourments, aux espoirs et aux déduits de l’amour. Les Vaux de Vire disaient au peuple ce que trouvères et troubadours avaient dit aux seignors, ce que, depuis que le monde existe, les hommes confient inlassablement aux hommes, la joie et la souffrance d’aimer :

    Plaisante flour, gente et jollie,
    Las ! dictes moi se vous m’aimés.
    Dictes moy tost et vous advisés :
    Car il m’ennuye, n’en doubtés mye

Cette grande éclosion des Vaux de Vire, qui se prolonge par Jean Le Houx et ses imitateurs jusqu’au seuil des temps modernes, n’a d’équivalent dans aucune autre province. Originale et féconde, la chanson normande populaire s’identifie à l’histoire du pays ; elle a déjà

    Des chants pour toutes ses gloires,
    Des larmes pour tous ses malheurs.

Une sève vigoureuse, celle des peuples jeunes, confiants, croyants, patriotes, la fait monter et déborder comme la mousse du cidre nouveau ; et sur toute la Normandie elle sème les germes d’où sortira, pour l’éternel honneur de notre province, la fleur de poésie dont aujourd’hui tant de contemporains dignes de mémoire nous font respirer le parfum. Elle réjouit et elle entraîne, durant les siècles tourmentés où se forge la grandeur de la France, la forte race qui renouvelle dans le nouveau monde les exploits et les conquêtes des vieux Northmen. Lorsque

Du Pôle à l’Équateur, de l’Inde au Labrador,
Ango, marchand dieppois, commerce avec des flottes,
Monarque de la mer comme l’aïeul du fiord (8),

ce ne sont pas les pointes ni les malices de Gringoire qui donnent du coeur aux rudes compagnons qui montent ses bricks et ses galères. Il faut à leur gaieté énorme les refrains à boire que scandent les hauvoy ! et les he ! ho !, et à leurs mélancolies passionnées, à leurs rancunes guerrières, la complainte de la Fille du roi, l’héroïque légende de Jean Renaut, et ces chants patois, plaisants ou tragiques, presque tous perdus aujourd’hui, dans lesquels ils riaient ou pleuraient en une langue que de vrais poètes ressuscitent de nos jours.


V
LA CHANSON DES CLERCS ET DES LETTRÉS

Bien moins intéressantes et bien moins importantes historiquement sont, à la même époque, les chansons des clercs et des lettrés.

Elles ne vont point au peuple : délassements et jeux d’esprit, elles s’adressent, pour l’amuser ou pour le dénigrer, au public bourgeois, aristocratique ou savant que fréquentent leurs auteurs. Le naturel leur manque ; elles sont à la mode du jour : amphigouriques et raisonneuses avec le mécontent Gringoire, galantes avec le satisfait Marot, élégantes, mais quelconques avec Bertaut et du Perron, prélats de cour.

Les effroyables commotions des guerres de religion qui, sans l’épargner, n’ont pas bouleversé au même degré que d’autres provinces la Normandie demeurée sagement fidèle à la foi des aïeux, n’ont pas laissé de traces appréciables dans la chanson : les psaumes protestants, comme les noëls catholiques, ne sont pas des chansons mais des prières. Les acteurs et les spectateurs de la grande lutte religieuse semblent avoir voulu s’en reposer parfois en chantant autre chose ; et cette autre chose c’est, avec l’ingéniosité alambiquée et les subtilités de convention, l’éternel amour.

Il serait injuste, toutefois, de refuser à ces chansons tout mérite. Elles reflètent bon nombre des qualités de la race, la finesse, le sens exact de l’observation et de la critique, mieux que cela, le sentiment délicat de la nature chez le rural la Fresnaye, la gravité et l’élévation philosophiques chez le huguenot Montchrestien.

Ces philosophes et ces lettrés, chanteurs à l’occasion, aboutissent à l’inévitable Malherbe :

Enfin Malherbe vint !...

Il a touché à la chanson comme à tout autre genre de poésie, de sa main sèche armée de ciseaux, mais, fort heureusement, il n’a pu atteindre la chanson populaire dont il aurait très malencontreusement coupé les ailes.

On a jadis porté aux nues Malherbe ; on affiche pour lui aujourd’hui un insultant mépris. En réalité il n’a mérité.

    Ni cet excès d’honneur ni cette indignité.

Il a eu le sort de presque tous les pontifes qui s’imposent ou qu’on impose : après avoir fait la loi de son vivant et s’être survécu à lui-même en la personne de ses disciples et de ses admirateurs, il a fini par porter sur les nerfs de la postérité. Sans faire une dissertation littéraire à son sujet, on peut dire que sa chanson a les qualités et les défauts de toutes ses oeuvres. Elle est sèche, guindée, correcte et haute ; elle ne parle pas au coeur mais elle ne rampe jamais. Il faut lui pardonner d’être froide et lui savoir gré d’être noble.


VI
LA CHANSON NORMANDE AU GRAND SIÈCLE

La Normandie aborde pleine de gloire et pleine de vie le siècle qui va donner Corneille à la France.

Au moment où se profilent sur l’avenir radieux les majestueux horizons de notre grandeur, « il n’y en a que pour les Normands, a dit M. Petit de Julleville, dans la poésie française » ; et la chanson, miroir docile de l’époque, contribue à cette invasion pacifique de l’esprit et de l’énergie de nos pères.

Avec et après Malherbe elle règne aussi bien à la cour qu’à la ville. Vauquelin des Yveteaux écrit ses stances auprès du duc de Vendôme et de Louis XIII ; Loret chansonne pour la duchesse de Nemours les faits divers du temps ; le grand cardinal sourit aux petits vers de Bois-Robert ; Gérard de Saint-Amant célèbre en couplets dignes de Le Houx le cidre du comte de Brionne, et Segrais berce de pastorales les altiers ennuis de la grande Mademoiselle. Il n’est pas jusqu’au Roi Soleil qui ne se délecte aux fredons chorégraphiques d’un Benserade, tandis que les hobereaux le soir, après la chasse, chantent les fantaisies bachiques de Ris de Charleval et d’Alexandre de Campion, que la bonne humeur du cauchois Sarasin réjouit les habitants du pays de Cocagne, et que philosophes et pédants se passent sous le manteau de la cheminée les rimes, péchés mignons du docte Saint-Evremond et du pharsalien Brébeuf. C’est l’époque où les beaux esprits mettent en musique les leçons que Tircis donne à Scudéry la reine des précieuses ; où Pierre Corneille, génie voué au sublime, sans daigner descendre des hauteurs, y ravit la chanson ; où Gaultier Garguille, nouveau et plus comique Gringoire, sous son masque à long nez, avec sa moustache en barbe de chat, débite à un public heureux de se reposer du tragique par le grivois les refrains épicés et les verveuses gaudrioles qui précèdent et qui annoncent Molière. A cette société qui tient du moyen âge la foi, la passion de l’honneur et de la gloire, de la Renaissance l’amour de l’étude, le culte des lettres et des recherches de l’esprit, enfin de l’instinct encore mal éduqué d’une santé vigoureuse le goût de la grosse farce et des mots crus, la Normandie prodigue ses beaux esprits, ses poètes et ses comédiens ; elle est la terre féconde d’où jaillissent les grands sentiments, les finesses satiriques et galantes, la franchise débridée et outrancière du rire. A la cour du prince, au château du gentilhomme, dans la grand’salle du bourgeois ses vers et sa chanson font loi.

Mais c’est encore le peuple qui cueille, pendant tout ce siècle, les plus belles fleurs de la chanson normande, fleurs de bonne humeur, d’héroïsme, de tendresse et de vaillance. Sous Louis XIV les normands sont toujours les fils des vikings ; leurs vaisseaux continuent d’affronter la mer. C’est le temps des grandes découvertes où, conduits par les La Salle et les Cartier, les hommes de la côte remontent le Saint-Laurent comme Hastings et Rollon avaient remonté la Seine, plantent sur les terres du Canada l’étendard aux trois fleurs de lis d’or et, intrépides voyageurs, conquérants enthousiastes, missionnaires martyrs, pénètrent l’Amérique, lui arrachent son mystère, descendent sur le roi des fleuves jusqu’au pays qui s’appellera la Louisiane ; époque splendide où la France commande au nouveau monde comme à l’ancien, et dont aucune faute, aucune décadence ne saurait lui enlever la gloire.

Or, avec leur atavique audace, leur endurance et leur bon coeur, les normands de la mer, voguant vers les lacs du Nord, ont emporté leurs chansons. Quelques-unes ont élu domicile au pays nouveau, et elles s’y sont conservées, alors que la vieille Normandie perdait le souvenir de les avoir faites, jusqu’au jour où, retrouvées par les curieux des années mortes, elles ont repassé la mer, semblables à ces vins de prix qui retournent de l’Inde aux caves des gourmets. Ce sont des paysanneries amoureuses, dont la mélancolie tendre s’allume d’une flamme de malice, de naïfs madrigaux dont certains génies contemporains ont pu aiguiser les pointes mais n’ont pas surpassé la grâce. Ces rustiques chansons, échos discrets de la patrie lointaine, se sont transmises de père en fils aux foyers des normands canadiens ; leur poésie pacifique et familière s’est fixée dans les vastes plaines, à l’orée des bois inexplorés, sur les bords des grands fleuves vierges, avec les parfums de la terre, des feuillages et des eaux :

        Je voudrais que la rose
        Fût encore au rosier
        Et que mon ami Pierre
        Fût encore à m’aimer

Mais les normands de la mer ne sont pas seulement des explorateurs ; ils sont encore et surtout des soldats. Duquesne est dieppois ; Tourville est de Coutances ; à l’appel des grands marins de leur race les gars de Barfleur, les pêcheurs de Grandcamp et de Port, les mélangueux du Pollet s’élancent sur les bricks de course et montent les vaisseaux du roi. Alors que la parole est au canon sur toutes les mers, nos aïeux normands prennent une part glorieuse au concert ; et, dans leur pays même, leur tenace bravoure fait payer cher la victoire aux Anglais qu’ils n’ont pas comptés. Dans la rade tragique de Saint-Waast où sont engloutis les grands navires, nombreux sont les ossements des braves au fond de la mer qui brise sur les plages et les rochers aux noms étranges, sonnant la houle et la bataille et venant du Nord comme les flots, la Hogue, Quettehou, Tatihou !

Ces terribles loups de mer étaient aussi de joyeux drilles, dont la gaieté s’allumait à l’éclair des canons. Pour se distraire de ne pas combattre ils n’avaient garde d’oublier la chanson ; alerte et naïve, dans l’ennui des longues traversées, tandis que là-haut, dans les hunes, les gabiers guettaient à l’horizon les voiles, elle disait à l’équipage ses exploits d’hier et lui donnait du coeur pour demain :

        Le vingt et un du mois d’août
        Nous apercûm’s venant à nous
        Un navire, un’ jolie frégate…
        ………………………………..
        Le maître donne un coup d’ sifflet :
        Larguez les ris dans les huniers !
        ………………………………..
        Alof ! manoeuvrons hardiment !
        On l’a prise par le devant,
        On lui a cassé le derrière,
        Et puis, à grands coups de canon,
        Nous l’avons mise à la raison.

Ce ne sont pas là des vers savants ; la prosodie en est primitive et la rime arrive quand elle peut. Mais les braves gens qui les ont chantés aussi longtemps que la France a disputé à l’Angleterre l’empire de l’océan faisaient bon marché de la forme ; ils ne s’attachaient qu’au sens. La chanson leur montrait une manoeuvre de bataille, des boulets à envoyer, une frégate à prendre, l’anglais à battre ; et ils chantaient avec enthousiasme les mauvais vers qui leur disaient toutes ces belles choses.

Et cependant, que devenaient les normands de la terre ? Tandis que leurs frères de la côte continuaient les traditions héroïques de la race, ils en incarnaient l’esprit pratique, économe et, comme on dit encore aujourd’hui, amoureux de la terre. C’est que les héritages se sont divisés ; le petit bourgeois, le paysan est devenu propriétaire ; et il s’est mis à regarder d’un oeil méfiant, quelque peu jaloux, le château, le grand domaines du noble ou du notable, le seigneurial enclos de la riche abbaye. Sans doute il n’a pas perdu le goût des assemblées ; il aime toujours, en vidant les pots de cidre, à chanter de joyeux couplets, et même avec entrain autour des feux de la Saint-Jean la ronde du Loup vert. Mais il ne cesse pas d’avoir l’oeil à son bien, de crainte qu’on ne le lui prenne ; si quelques soudards, bidauds ou gens de guerre de la suite des seigneurs ou des armées du roi abusent chez lui du billet de logement, il s’en prend déjà au gouvernement, et le recueil de David Ferrand se fait l’écho de ses réclamations :

        Plaise à Dieu qu’avant les gattiaux
        Vienne Monsieur de Longueville
        Pour punir….

Tant il est vrai que, pas plus en Normandie qu’ailleurs, il n’est rien de nouveau sous le soleil, et qu’on n’a pas attendu l’époque des grandes manoeuvres de nos armées modernes pour gémir à la campagne sur

        Les grabus que fait la soudrille !


VII
LA CHANSON NORMANDE AU XVIIIe SIÈCLE

Le XVIIIe siècle, qui aboutit à la Révolution, franchit deux degrés pour y parvenir. Il débute par les malheurs de la fin du grand règne, malheurs supportés avec magnanimité par la France restée fidèle à ses traditions de respect et de loyalisme monarchiques ; il voit sous le règne de Louis XV ce respect et ce loyalisme fléchir ; enfin sous Louis XVI il assiste à leur effondrement et meurt en creusant le fossé profond qui sépare l’ancien régime des temps nouveaux.

Ce siècle fécond en contrastes, où au sérieux d’une société puissamment hiérarchisée et sûre d’elle-même succèdent les frivolités, les écarts, les aveuglements, les velléités maladives, les jouissances excessives et désespérées d’une société qui se sent mourir, n’est pas le beau siècle de la chanson normande.

Chaulieu est encore un homme d’autrefois. Sa vie est celle d’un normand vigoureux, avisé, poussant sa fortune. Les spéculations philosophiques ne hantent point son cerveau, et il ne songe nullement à réformer l’humanité ; clerc fort peu dévot, il jouit largement de la vie, la regarde de haut et la chante. Il a les qualités et les défauts de sa race ; il ne s’en cache point.

Avec quelques vertus j’eus maint et maint défaut :
Glorieux, inquiet, impatient, colère,
Entreprenant, hardi, très-souvent téméraire,
Libre dans mes discours, peut-être un peu trop haut.

On peut le regarder comme apportant à la chanson normande un appréciable tribut, mais il n’a pas de successeur. Malfilâtre, malgré la réclame célèbre que lui ont faite les vers de Gilbert, est toujours ignoré. On connaît son nom mais bien peu ses vers, parmi lesquels il faut se livrer à une recherche laborieuse pour trouver quelque chose ressemblant à une chanson.

L’encyclopédique Fontenelle, se rappelant qu’il était neveu des Corneille, a fait des poésies, voire même des tragédies tombées dans un oubli aussi complet que mérité et, sans doute pour se distraire de ses recherches scientifiques, çà et là quelques chansons légères.

En vérité, c’est peu de chose. Il y a bien, à la bibliothèque de Rouen (9), une volumineuse collection où dorment des chansons de cette époque et dont peut donner une idée le célèbre recueil de Maurepas. Mais méritent-elles qu’on les tire de leur sommeil ? Ce sont pour la plupart des actualités et des personnalités qui ont pu flatter les passions ou égayer les méchancetés du jour, mais qui ne disent rien à qui les lit dans le recul des années. Caquets de boudoirs, cancans d’alcôves, petits pamphlets visant des personnes disparues depuis trop longtemps pour que nous ayons pour ou contre elles un sentiment quelconque, tout cela est froid, tout cela est mort ; l’étincelle de l’esprit a disparu sous le voile du passé. La chanson qui chansonne survit rarement à l’époque qui la fait naître ; l’avenir n’est assuré qu’à la chanson qui chante.

Et pour la retrouver, c’est encore au peuple qu’il faut revenir. Là elle se maintient dans un milieu demeuré sain ; là elle continue d’affirmer la vitalité et l’originalité puissantes de la race. Le naïf et touchant lied du Sounneux et le chant des Polletais qui fleure les embruns et la marée ont une autre allure que les vers des lauréats des palinods ; et si quelque normand, dans sa patience pieuse, prenait la peine de recueillir, puis de publier les chansons de nos aïeux paysans et matelots, refrains joyeux, mélancoliques complaintes, hymnes guerriers, à l’origine imprécise, le plus souvent lointaine, mais qu’à la fin du XVIIIe siècle on chantait encore, et dont le souvenir est vivant de nos jours en bien des cantons, ce normand là élèverait un beau monument à la gloire de sa province.


VIII
AVANT DE PASSER LE FOSSÉ…

Ce n’est pas sans se défier beaucoup d’eux-mêmes, ni sans se rendre compte des difficultés qu’aurait à surmonter une oeuvre aussi complexe, que les auteurs du présent recueil ont rassemblé, depuis l’époque des premiers trouvères jusqu’à la fin de l’ancien régime, les pièces qui leur ont semblé, entre tant d’autres, devoir donner au lecteur une idée de la chanson normande à travers les siècles. Leur choix n’a été fixé qu’après de longues recherches poussées par M. Join-Lambert sur le terrain de la poésie et sur celui de l’histoire avec une érudition patiente et un souci de glorifier le pays normand dont témoignent les notices faites par lui pour notre table. La conscience qui a présidé à ce travail, les conseils qui l’ont dirigé et encouragé, enfin l’impression qui se dégage, à notre avis, de son ensemble nous permettent donc de croire que, s’il ne défie pas toute critique, il peut au moins compter sur l’intérêt et sur la bienveillance de nos confrères de la Société Normande du Livre Illustré et du public lettré auquel nous le présentons.

Mais l’effort qu’il a coûté est peu de chose auprès de celui qu’a demandé la continuation du Chansonnier depuis la Révolution jusqu’au vingtième siècle.

Quelque respect qu’on ait pour eux, et quel que soit le souci que l’on prenne pour ménager leur gloire, on est relativement à l’aise avec les vieux morts. Ils sont loin ; depuis longtemps on a tout dit sur eux ; entre les jugements dont ils ont bénéficié ou souffert on peut choisir sans étonner, sans détonner. L’opinion, autour de leur mémoire, est calme, autant du moins qu’elle peut l’être en matière littéraire.

Il en est autrement des morts d’hier et, à plus forte raison, des vivants d’aujourd’hui. Ceux-là nous touchent de trop près pour que leurs opinions, leurs systèmes, leurs procédés, leurs talents, leurs défauts n’excitent pas les préférences, les répugnances, les engouements et les excommunications dont les lettrés d’aujourd’hui, nerveux comme leur époque, sont plus prodigues encore que leurs devanciers.

En faisant un choix entre des contemporains on est donc à peu près certain d’encourir des critiques que la passion du moment ou l’esprit de système peut rendre amères. En outre, dans l’impossibilité où l’on se trouve d’étendre indéfiniment le cadre d’une anthologie, comment ne pas craindre de blesser des amours légitimes en commettant de regrettables oublis ?

Nous avons osé, cependant, nous aventurer sur ce terrain difficile. Il nous a plu de conduire notre travail jusqu’aux jours que nous vivons, parce que, si incomplet qu’il puisse paraître, il donnera une haute idée de l’esprit normand à notre époque et contribuera à l’oeuvre de décentralisation littéraire, de résurrection provinciale que de vaillants compatriotes ont entreprise. Ceux-là d’ailleurs nous ont précédés dans la voie où nous nous engageons ; n’ont-ils pas glané tout dernièrement dans le vaste champ de la poésie normande contemporaine ? (10) En restreignant aux chansons notre florilège, nous avons voulu comme eux, sans prétendre imposer notre goût, cueillir celles qui nous paraissent les plus intéressantes, les plus originales ou les plus belles.


IX
DE L’AUTRE COTÉ DU FOSSÉ

Le fossé creusé entre le passé et le présent par la Révolution fut moins profond chez nous qu’ailleurs : jamais la Normandie n’a tout à fait oublié son histoire. Cette survie de la mémoire et de l’esprit local au milieu du grand naufrage social où tant de traditions et tant de souvenirs ont sombré est due à plusieurs causes : aux sentiments royalistes et anti-révolutionnaires de la province, dont ni la République ni l’Empire n’ont pu entièrement dompter la fidélité ; à la guerre que le nouveau régime, héritier en cela de l’ancien, soutint contre l’Angleterre, l’éternelle ennemie ; enfin à l’amour du foyer, au respect des ancêtres. Les chouans obstinés qui, au plus fort de la puissance de l’Empereur, lui tenaient tête ; les matelots qui, privés des officiers qui les avaient fait vaincre sous Louis XVI et que Quiberon avait vu mourir, ne pouvaient nous rendre la victoire sur les mers mais nous sauvaient l’honneur ; les vieux qui tiraient leurs bonnets de coton aux croix renversées et montraient, attristés et pensifs, à leurs fils travaillés par les idées nouvelles l’antique église du pays et le cimetière où dormaient ceux qu’ils remplaçaient au foyer familial ; ces fervents de la lande, de la vague, de la chaumière vivaient en dépit des constitutions et des lois qui ordonnaient que tout fût changé, dans un état d’esprit traditionnel qui les maintenait normands fils de normands. Ils étaient fort capables sans doute de profiter pratiquement du nouveau régime et de prendre leur part des dépouilles de l’ancien, mais ils restaient attachés quand même à un passé qu’ils regardaient comme leur propriété et auquel ils ne voulaient pas qu’on touchât.

Dès les premières années de la tourmente révolutionnaire cet état d’esprit se manifesta dans la chanson. La septième strophe de la Marseillaise n’est pas de Rouget de Lisle, elle est de Louis du Bois. Ce normand de Lisieux avait le culte de ses aînés ; étant entré dans la carrière, il n’en sortit qu’après avoir retrouvé et ressuscité leur poussière : c’est à lui qu’on doit l’édition des Vaux de Vire qui fait encore aujourd’hui autorité.

Le vieil arbre normand avait les racines trop profondément enfoncées dans son sol natal pour que le fossé révolutionnaire pût les atteindre ; il les a laissées intactes, elles ont passé dessous, et il n’était pas encore terminé que déjà, du côté opposé à la souche antique, poussaient de vivaces surgeons, premières accrues de la jeune et luxuriante forêt qui, par-dessus le gouffre, rejoint à présent de ses branches vigoureuses les séculaires rameaux.

Il ne faudrait pas croire cependant que la période révolutionnaire a été sans influence sur l’esprit normand. Elle a marqué de son empreinte tous les hommes qui l’ont traversée ; et ceux-là même qui, comme les normands, ne se sont pas couchés sous son niveau, ont été touchés et courbés par lui. Si leur originalité, leur personnalité provinciale n’a pas succombé, elle a été atteinte ; il a fallu près d’un siècle de soins pour qu’elle retrouvât sa vigueur.

Le lecteur s’en rendra compte en parcourant les chansons de Chênedollé, de Casimir Delavigne, voire même celles à allure moins solennelle d’Alexis Ameline et de Frédéric Bérat que nous publions pour que le commencement du XIXe siècle ne soit pas oublié dans notre recueil. Dans ces vers ampoulés qu’on se représente chantés par des bourgeois à toupets et à hautes cravates, dans ces strophes lourdement solennelles, dans cette rondeur qui sent l’apprêt il ne retrouvera pas la verve primesautière et la naturelle bonhomie des aïeux. Les hommes de ce temps-là ont assisté à trop de choses, et à de trop grandes, et à de trop terribles : leur génie en a été surmené. Ballons perpétuellement gonflés, ils ne s’enlèvent que rarement, s’épuisent le plus souvent en grandiloquentes redondances ; victimes de l’extraordinaire ils ont oublié le naturel.

Pour retrouver à cette époque la grâce, la finesse, la simplicité normandes, il faut les demander à ceux qui, après la Révolution, ont su ne pas rester hypnotisés par elle, ont préparé la renaissance de leur province en étudiant avec amour son histoire, et se sont imprégnés de l’arome enchanteur du passé. Il se trouve parmi eux d’aimables poètes. Afin de donner une idée des couplets que rimaient alors, pour se distraire, les archéologues et les savants de Normandie, nous avons demandé quelques vers au premier et au plus éminent d’entre eux, à Auguste Le Prévost.


X
L’EMPREINTE DU PASSÉ

Lorsque l’orage disparaît à l’horizon et que ses grondements s’éloignent, les ravages qu’il a causés et, à côté d’eux, ses bienfaits apparaissent. On regrette les grands arbres renversés, les vieux toits enlevés par le cyclone ; mais on respire avec ivresse le parfum de sève qui monte de la terre arrosée, on admire les fleurs qui s’ouvrent partout dans la verdure rajeunie, et ce joyeux renouveau de la campagne console des traces trop visibles que le vent et la foudre ont laissées.

La Révolution, grande semeuse de ruines, fut aussi une puissante semeuse d’idées qui levèrent au hasard dans la terre de France durement remuée : idées diverses, contradictoires, mais soeurs cependant, et toutes marquées au coin de la prodigieuse convulsion d’où elles sont sorties.

Ces idées ont dominé le monde de l’esprit, et les trois plus grands poètes français du dernier siècle ont moissonné leurs lauriers sous leur empire. Le sentimentalisme rêveur, l’enthousiasme naïf, crédule et charmeur de Lamartine ; l’imagination débordante, la fougue capricieuse et splendide, le délirant orgueil d’Hugo ; le scepticisme découragé et persifleur, l’exquise grâce morbide de Musset dérivent entièrement de l’influence que la Révolution a exercée sur ces hommes de génie ; elle les a marqués de son sceau ; elle a fait en sorte qu’ils ne pussent pas être réclamés par le passé.

Au contraire, à mesure que s’éloigne l’orage révolutionnaire, l’empreinte du passé se marque de plus en plus sur les écrivains et poètes normands du XIXe siècle : Louis Bouilhet et Barbey d’Aurevilly en sont la preuve. Qu’on ne s’étonne point ! Ces deux noms semblent peut-être hurler quelque peu de se trouver ensemble, mais il appartient à la critique de faire de pareils rapprochements, et c’est pour un normand une jouissance d’élite que de rechercher ce que doivent à leur patrie commune deux esprits d’ordre si différent, d’écoles si opposées.

Bouilhet est un homme d’avant la Révolution. S’il paraît, au premier abord, devoir s’en réclamer, en réalité il l’ignore. Voltairien, païen même, il partage les préjugés, les partis pris et aussi les ignorances des lettrés du temps de Louis XV. C’est contre les Jésuites qu’il fait ses premières armes poétiques, avec une passion que seule peut excuser sa parfaite bonne foi. Mais la politique lui est étrangère, et avec elle les ambitions, les chimères qu’elle engendre ; il n’est ni réformateur, ni égalitaire, ni mécontent ; loin de là, il s’abstrait de son époque qui ne l’intéresse point, et il s’éprend de l’antiquité, de ses vices et de ses excès comme de ses splendeurs ; son âme s’exalte aux clameurs de l’amphithéâtre, suit Melænis dansant dans les bouges de Suburre. Ce qui le frappe, ce qui le captive tout entier, ce ne sont pas les théories, les systèmes de gouvernement, les constitutions qui tombent et les régimes qui meurent ; c’est la nature, beauté éternelle, c’est la vie dont il demande, en d’admirables vers, le secret aux premiers âges du monde, qu’il aime violente, tumultueuse, énorme, et qu’il abhorre mesquine, envieuse et bourgeoise ; c’est enfin la langue, la belle et pure langue française, instrument magnifique et délicat qu’il ne touche qu’avec respect et dont il tire des sons merveilleux. Pauvre, désintéressé, plein de mépris pour les petites intrigues et les petits moyens, ayant à un degré suprême la religion de l’art à défaut d’autre, il est, quoiqu’on en ait dit, comme son intime ami Gustave Flaubert, un normand de grande race, ayant hérité de sa province la fierté, l’endurance, la ténacité, un homme du passé poursuivant, par des moyens inaccessibles au vulgaire contemporain, un idéal très haut.

Barbey d’Aurevilly n’ignore pas la Révolution mais il l’abhorre. Il se dresse contre elle de toute la force de sa colère, avec fougue, avec passion, avec outrance. Il n’est pas, comme Bouilhet, un lettré détaché des agitations ambiantes, un rêveur plongé dans la contemplation des civilisations mortes, un amoureux de la forme, ciseleur raffiné de phrases harmonieuses : il est un moderne que ronge le regret du passé et que l’époque où il vit exaspère, un révolté, un amer que la bile travaille et qui la répand selon le caprice d’une imagination fiévreuse. Et ces exaspérations, ces révoltes, cette bile, il les amasse et les secrète dans sa province, mieux que cela, dans le coin de sa province où il est né et dont il se fait le peintre inimitable. Il est bien l’héritier, le fils des vieux normands, l’altier écrivain dont la plume blesse comme une épée, qui entraîne au combat, pour défendre les souvenirs qu’on disperse et les traditions qu’on détruit, l’inépuisable armée d’images et d’idées qui se lèvent à son appel des landes et des brouillards de son Cotentin bien aimé : histoires tragiques, inventions macabres, héroïques folies, troublantes amours, et aussi visions plus calmes d’intérieurs et de caractères d’autrefois, descriptions émues de paysages familiers, murmures de sources, sons de cloches, bruits de chevaux dans les chemins creux, cris de chouettes au fond des bois……

Cet étrange et puissant esprit ne peut-il être tout à fait compris que par les normands ses frères ? On serait tenté de le croire, à lire avec quelle sévérité le jugent certains critiques, et non des moindres (11). Toujours est-il qu’il est bien nôtre, et que la vieille Normandie peut à bon droit le réclamer comme un de ses plus glorieux enfants.

Et maintenant, si quelque lecteur était tenté de me reprocher de m’être livré, à propos de Bouilhet et de Barbey, à une digression trop longue, je répondrais que ces deux hommes étant à mon sens, avec Flaubert qu’on a justement appelé un grand poète en prose, les véritables initiateurs de la renaissance des lettres normandes que nous saluerons avec orgueil tout à l’heure, j’ai cru pouvoir sortir du cadre un peu étroit de la chanson pour parler d’eux.

C’est d’ailleurs ce même sentiment de respect pour leur mémoire qui nous a fait rechercher dans leur oeuvre deux pièces pouvant marquer leur place dans notre Chansonnier. Et si, comme nous le pensons, on nous sait gré d’avoir admis en leur compagnie un de leurs contemporains, l’aimable poète Glatigny, personne ne nous en voudra d’avoir laissé dans l’ombre les couplets de Léon Vautier, de Laisné et autres médiocrités honorables, aujourd’hui démodées, qui n’auraient pas fait assez bonne figure à côté d’eux.


XI
LA RENAISSANCE NORMANDE

Le temps où nous vivons est celui de tous les contrastes, de toutes les surprises. Les systèmes, les idées, les nouveautés et les souvenirs s’y heurtent dans un indescriptible tumulte, et il n’est pas possible à ceux qui supportent l’angoisse passionnante des jours présents de prévoir quel sera le résultat de cette mêlée. Tout au plus pouvons-nous noter quelques symptômes, que chaque année en s’écoulant semble préciser, et qui sont peut-être, pour l’humanité que la tourmente actuelle prépare, les indices d’une orientation appréciable. Parmi ces symptômes que l’attention et la réflexion peuvent isoler lorsqu’elles se fixent sur la société française au XXe siècle en se dégageant des religions d’écoles et des idées toutes faites, il n’en est pas de plus déconcertants que ce que j’appellerai nos velléités provinciales.

Un siècle après la Révolution et le premier Empire qui ont été des centralisateurs par excellence, alors que la France, géométriquement partagée en départements et, quel que fût le nom du gouvernement  implanté le lendemain par la convulsion de la veille, soumise au régime congestionnant d’une administration intensive, a vu toutes ses traditions locales systématiquement condamnées à un officiel oubli ; à l’heure où certains théoriciens sociaux, poussant à leurs dernières conséquences le nivellement et l’étatisme, rêvent de supprimer les nations comme ont été supprimées les provinces et de placer l’Europe et le monde sous leur férule internationale, voici que le patriotisme de clocher s’en revient chuchoter aux oreilles des gouvernés, des égalisés, des immatriculés que nous sommes ! Il se plaint que nous négligions les provinces où nos pères sont nés ; il nous dit qu’elles ne sont pas mortes ; il nous raconte leur histoire : comment, indépendantes autrefois, elles se sont rapprochées, soudées entre elles pour faire la grande France ; comment, sans perdre leur vie propre, elles ont contribué à la vie puissante de la nation. Et cette histoire, on se remet à l’apprendre et à l’aimer ; de tous côtés les fiertés locales se réveillent à l’appel du souvenir.

Ce phénomène de résistance à l’uniformité déprimante qui résulte d’une centralisation et d’une administration excessives n’est remarquable nulle part plus qu’en Normandie, où il n’a jamais cessé d’être perceptible. Il se manifeste de toutes manières et sur tous les terrains, mais surtout dans le domaine de l’esprit et de l’imagination. Depuis 1870 la littérature normande, que d’admirables écrivains avaient déjà mise hors de pair, s’est épanouie magnifiquement, comme un arbre aux branches multiples, toutes pleines de sève, toutes étendant chaque année des pousses nouvelles dans l’espace.

C’est au rameau de la poésie qu’il faut nous attacher, car c’est sur lui que de tous temps a fleuri la chanson. Plus touffu et plus vert qu’aucun autre, il se divise en deux bras dont les frondaisons se mêlent, se pénètrent, mais qu’il est possible cependant de distinguer et de suivre parce qu’ils correspondent aux deux principales tendances du caractère normand, qui sont l’amour du terroir et la fierté unie à l’esprit d’aventure.

L’amour du terroir est dominant chez les poètes épris de la calme nature, de la saine vie des champs, du bien-être dans les vieilles maisons de bois

        Qu’on voit au milieu des herbages (12).

Il leur donne la note tendre, discrète, et aussi la note joyeuse pour chanter les plaisirs honnêtes et les franches lippées ; il les pénètre de la mélancolie du passé, des grandeurs qu’il évoque, et aussi de la robustesse morale qui émane de lui.

Gustave Le Vavasseur, qui terminait en 1900 une vie passée tout entière loin de la réclame, dans le culte des lettres et des traditions de sa province, est un modèle pour ces poètes. Mieux que personne il aime et connaît la terre normande. Il décrit avec une grâce exquise ses paysages familiers, s’élève à des hauteurs épiques lorsqu’il s’émeut aux héroïsmes de ses légendes ou aux enthousiasmes de son antique foi, puis en redescend pour célébrer son cidre et ses tripes avec un entrain digne du vieux Basselin.

L’excellent Paul Harel, l’accueillant et populaire aubergiste d’Echauffour, l’ami des champs à qui parlent les Voix de la Glèbe, le songeur qui écoute le tintement des Heures Lointaines, est un poète de la même famille, paysagiste accompli, observateur plein de finesse, âme droite, aussi pleine de hauts sentiments que de naturelle bonhomie. La Normandie qu’ombragent les forêts et qu’égaient les prés verts, où, lorsque revient avril,

        Chacun chantant sa chanson,
        Les oiseaux à l’unisson,
                 S’émerveillent,

où flambent dans les nuits d’hiver les vitres des hospitaliers logis, où çà et là dans la campagne se dresse grave et haute la croix de bois ; la Normandie du vieux temps et des bonnes gens se mire avec complaisance et se reconnaît dans le cristal aimable et limpide de ses vers.

A la même lignée d’artistes chantant la terre des aïeux dans la paix de leur tendresse appartiennent beaucoup de poètes. Les uns sont connus ou en passe de l’être, tels que Germain Lacour dont les poésies un peu monocordes et les mélancolies un peu convenues sont rachetées par un tour harmonieux et délicat ; Paul Labbé qui cueille en son Sentier fleuri de gracieuses fleurs champêtres ; Wilfrid Challemel, l’historien et aussi l’amoureux, plein de fine bonne humeur et d’émotion discrète, du pays de Flers et de la Ferté-Macé ; Eugène Le Mouel, le fervent des genêts et des blés noirs ; Edward Montier, le chantre des vieilles fontaines rouennaises ; et ce poète plein d’avenir dont les Rimes paysannes renferment des tableaux si vécus et si charmants, Robert Campion. Les autres, tels que le bon poète tonnelier Jules Prior, s’acheminent sur la route de l’oubli, soit que leur ait manqué la chance qui fait trouver le protecteur ami d’un libraire, soit que la noblesse de leurs goûts et la beauté de leur idéal aient été trahis par un talent insuffisant ou une éducation incomplète : étoiles qui n’ont fait qu’apparaître un instant dans un ciel restreint, et dont l’éclat fugitif se perd dans la grande nuit.

Les fiers, les glorieux, les inquiets, les curieux d’un plus grand théâtre, ceux qu’on pourrait appeler, par ce temps de néologismes, les raciques par excellence, ne sont pas moins nombreux. En eux survit le génie aventureux de nos aïeux du nord ; ils sont leurs qualités héroïques et aussi leurs défauts un peu sauvages ; ils sont à la fois enthousiastes et sceptiques, dominateurs et tourmentés ; ils s’égarent quelquefois dans leur recherche passionnée du nouveau, de l’étrange, mais ils échappent à toute vulgarité et peuvent hardiment se réclamer de leur pays.

A leur tête je vois Guy de Maupassant, le plus remarquable peut-être, après son maître Flaubert, des écrivains normands contemporains. Poète à ses heures, il met en vers comme en prose la langue la plus parfaite au service d’un esprit troublé, mobile, anxieux, naturellement porté au rêve, au mystère. Il cherche dans l’observation aiguë, profonde, impitoyable et incomparable des paysages et des personnages, des couleurs et des caractères, un refuge contre son ironie désenchantée, contre sa hautaine tristesse ; mais ce qu’il voit et ce qu’il décrit augmente son amertume et son dédain. Alors, en vrai normand que la mer attire, il cherche à s’isoler sur elle ; comme jadis sur leurs gabarres les chefs scandinaves, il descend sur son yacht des brumes du nord vers les pays du soleil ; victime enfin de son imagination trop puissante, de son tempérament trop ardent, il donne, par sa mort en pleine maturité d’âge et de talent, l’impression de la chute d’un fils d’Odin sur les ruines faites par sa torche et par son épée.

Florentin Loriot est, comme Maupassant et avec un tout autre caractère, un normand curieux et voyageur qui observe et qui décrit. Sa poésie, alors même qu’il la réchauffe au soleil de l’Orient, reste un peu nuageuse ; l’érudition dont elle se pare et les recherches où elle se complaît lui défendent d’aspirer à la grosse renommée que donne le vulgaire ; mais elle réserve à qui sait lui demander ses secrets et traverser les fumées de narguileh qui quelquefois la voilent la surprise d’émotions nobles et de précieuses jouissances d’art.

Normands encore de race aventureuse, les deux frères Frémine, l’aîné poète de légendes, le second peintre du grand ciel clair où passent, en blanches cavalcades, les beaux nuages nomades

        Que le vent chasse de la mer.

Normands encore de la même famille Cantelou, la Villehervé et tant d’autres qui ne vivront pas tous, peut-être, dans la mémoire des hommes, mais qui méritent l’estime et la reconnaissance de leurs compatriotes pour la grande et fière amour qu’ils portent à leur vieux pays.

De nos jours, au premier rang parmi les poètes qui bataillent, Charles Théophile Féret attire et retient l’attention. Convaincu de l’atavique vigueur de la race normande, il s’emploie avec fougue à la démontrer. Abrupt et rocailleux, son talent ressemble à la haute falaise à mi-côte de laquelle il suspend le hameau de son normand de la mer. Dans un dédain superbe du convenu, avec un effort tourmenté et obstiné d’idéal, il remonte le courant des âges et revit avec passion, avec violence, les gestes de l’antique Normandie. Comme les vikings dont il se proclame le fils il ignore la flatterie et l’art des ménagements lui est inconnu ; sa critique est dure à qui ne lui plaît pas ; sa plume, taillée comme un estoc, ne fait point quartier. Mais son vers que le vent du large caresse âprement, qui pique dans les embruns avec les barques danoises, et où bruissent les rauques fanfares des conquerors, atteint pour exalter son pays une étrangeté toujours intéressante, souvent saisissante et magnifique. Poète de haut vol, il peut se flatter d’atteindre les plus nobles cimes s’il réserve pour ses travaux de critique l’étalage parfois un peu broussailleux de son érudition, s’il apprend à se garder plus sévèrement contre son penchant vers les outrances du modernisme ; enfin s’il ne perd pas de vue que la langue française, si conquise qu’elle ait pu être par les normands, est restée une grande dame qu’il faut toujours respecter et ne jamais renverser par les crins en criant : Thor ayde !

Il faut nous arrêter, car nous allongerions indéfiniment les pages à vouloir épuiser le trésor de nos poètes. Nous y avons cherché la chanson, la demandant, avec le regret de ne pas la trouver chez tous , à ceux-là seuls qui sont restés incontestablement normands par l’esprit et par le coeur ; résolus à laisser de côté ceux qui,  sortis de Normandie, entendent n’y point rentrer. Voilà pourquoi, en feuilletant notre Chansonnier, on ne trouvera rien de Jean Lorrain, dont nous pourrions nous enorgueillir mais dont la réputation, justifiée par un très grand talent, n’a la Normandie ni pour cause ni pour objet.


XII
LA CHANSON PATOISE

Mais dira-t-on, et la chanson populaire ? Où la trouvez-vous aujourd’hui ? Les poètes dont vous venez de nous parler sont tous des lettrés, voire même des savants. Leurs chansons, si chansons chez eux il y a, ne se chantent pas en plein air. Le vieux sabotier de Canivet a des souliers vernis ; il faut à de Reynier l’atmosphère d’un salon, et à la désopilante ironie de Ferny celle de Montmartre qui ne fleure rien moins que la Normandie. Parlez-nous donc des chansons que chante le peuple normand !

Hélas ! on les connaît trop, les chansons que le peuple apprend aujourd’hui à chanter. En Normandie comme ailleurs le café a fait tort à l’assemblée, le bal d’estaminet à l’antique veillée, le relent de l’alcool au parfum de la poésie ; et en trop d’endroits la mâle gaieté des aïeux cède aux malsains énervements d’une jeunesse sans idéal ; aux anciennes chansons, primesautières et charmantes, que redisent encore parfois nos laboureurs et nos pêcheurs, tendent à succéder les haineuses rengaines de la politique, les refrains imbéciles des beuglants.

Nous nous défendons cependant contre cette vulgarité niveleuse et empoisonneuse ; notre patriotisme provincial résiste bravement, et, à l’heure où toute originalité, toute couleur locale semblent devoir succomber, il ressuscite le patois.

Les chansonniers qui ont voulu refaire une nouvelle jeunesse au vieux parler normand en s’en servant pour chanter au peuple le pays qu’il aime encore s’appellent l’abbé Houlière, Alfred Rossel, Maurice Le Sieutre, Louis Beuve.

L’abbé Houlière, qui est mort très âgé en 1883, est facile à comprendre. Son patois est réellement celui que parlent encore en Seine-Inférieure beaucoup de paysans. Il s’est mêlé aux bonnes gens de la campagne, a souri en entendant, à la Noter-Dame-D’autertot

        Les pu grands violonneux d’Yv’tot
        Et tous les râcleux d’ la tornaye,

et très simplement il a rimé, dans le langage du pays, les tableaux campagnards qui passaient sous ses yeux amusés. Comme aujourd’hui l’abbé Ameline qui, lui, ne patoise pas, il est gai, naturel et ne trahit aucune recherche.

Alfred Rossel parle un patois plus compliqué mais qui s’entend encore. Ses chansons empreintes tantôt d’une bonne humeur alerte, tantôt d’une pénétrante mélancolie, sont vraiment populaires ; dans les assemblées du Cotentin, les gars du Val de Saire et ceux de la côte

        De Barflieu jusqu’à Goury,

les applaudissent et les reprennent en choeur, au refrain.

Maurice Le Sieutre et Louis Beuve sont des artistes qui exhument et ramènent pieusement à la lumière une langue dont il ne reste plus que des vestiges. Il est aussi difficile à un français de comprendre certaines chansons en patois cauchois ressuscité par Le Sieutre, né en 1879, que la chanson des Polletais, vieille de deux siècles peut-être.

Le Sieutre est d’ailleurs un chansonnier de rare talent ; il excelle à marquer d’un trait fin, à souligner d’une note juste les caractères campagnards et les coins de pays : il est merveilleusement rural. Qu’on lise sa canchon d’août ; c’est un véritable régal pour quiconque connaît et aime les champs, les camps

        qui restent tout bêtas,
    Comme queuqu’un qu’â pêdu ches bras,
    A’chtheu qu’el blé est dans les granges.

« Chanter notre vieille province dans son propre langage ; célébrer son esprit, le bon sens proverbial de sa race ; chanter ses vieilles coutumes ; la faire mieux connaître et aimer, » tel est le programme que s’est tracé Louis Beuve et qu’il rappelle en tête de ses chansons.

Avec lui nous revenons au patois de la Manche ; plus savant, plus complet, moins parlé sans doute que celui de Rossel. Mais Beuve, dont l’inspiration n’est jamais basse, donne à cette langue qu’il renouvelle un surprenant attrait. Nul mieux que lui n’a peint le goût si normand du chez soi, et comme quoi

        … un graind tq’cheu les aôtes
        Ne vaôt pas un petit tq’cheu sei.

Nul n’a plus exactement rendu l’amour touchant, et aussi quelque peu routinier, qui nous attache au pays, amour qui salue,

        …………………………. terre chéreie,
        Tes biaux poummis, biancs coumm’ des draps,

qui exalte les vûles querettes la galette de s’rasin, qui prend la voix de la pour et chir’défunt’mère pour conter les contes d’aôt’fais, qui, à la qu’tchuzaine attarde Monsieur Pierre à causer avec la  vul’ Naônon.

Ce sont les vieilles choses et les vieilles gens qui attirent le plus souvent cette âme fidèle aux souvenirs : vieilles grand’mères, vieilles servantes, vieilles églises, vieilles charrettes, vieux douit

        Qui dort là-bas sous les quênes…...

Mais Beuve n’est pas seulement l’amoureux du passé ; il sait aussi parler du présent ; sa chanson devient alors actuelle et puissamment vivante. Écoutez les plaintes du tournous d’gigot et ses hoquets dans la fumée ; comment n’être pas touché par ce refrain de misère ? Et il faudrait n’avoir pas de coeur pour rester insensible au désespoir de Maît’Gueust assistant à sa vendeue, et pleurant son bien, son fait qui s’en va au hasard des enchères. Les Adieux de la grand’mère à san fisset font sourire et donnent envie de pleurer… Enfin Louis Beuve atteint au sublime lorsque, rassemblant toutes ses fiertés et tous ses souvenirs, il leur fait mener avec les fées et les goublins la ronde dans la grande lande de Lessay.


XIII
CONCLUSION

C’est par Beuve, chansonnier, essentiellement normand, héritier des traditions et du parler de sa province, qui a droit à attendre de la postérité mieux qu’une renommée ordinaire et dans l’oeuvre duquel, pour donner à nos lecteurs une idée de la chanson patoise, nous avons choisi une pièce qui nous semble parfaite, que j’ai voulu terminer cette étude.

J’ai fait un long voyage dans un pays fertile et riche où bien des points de vue, bien des souvenirs, bien des noms sollicitent l’attention de ceux qui le traversent. Le lecteur qui aura eu la patience de m’accompagner jusqu’au bout trouvera que je n’ai pas assez vu certains détails, que j’en ai trop regardé d’autres. Je m’attends à ses critiques ; bien plus, je les juge inévitables. Mon sujet était trop vaste pour que je pusse le traiter au goût d’un chacun, et souvent, en y songeant, j’ai entendu chanter à ma mémoire ces beaux vers de Florentin Loriot :

    Que d’hommes ont passé ! que l’histoire
        est profonde !
    Que le temps est immense et que nous
        venons tard !...

Pas trop tard, cependant, si dans cet océan de l’humanité, dans cet abîme de l’histoire, dans cette immensité du temps nous savons puiser la conscience de nos origines et le légitime orgueil d’appartenir à une race toujours vivante. Si peu que la lecture de ces pages contribue à donner à mes compatriotes cette conscience et cet orgueil, je ne regretterai point de les avoir écrites, et, quelque imparfait que soit mon effort, je me saurai gré de l’avoir tenté.

Au surplus, la Société Normande du Livre Illustré, voulant élever un monument à la chanson normande, s’est adressée à M. Giraldon pour l’illustration du volume qu’elle a confiée aux presses de MM. Draeger. C’est dire que, avec ou malgré la préface, le succès de notre Chansonnier est assuré.

Joseph L’HOPITAL.

Angerville la Campagne - Novembre 1903.


NOTES :
(1) Robert Wace. Roman de Rou.
(2)             id.
(3) Robert Wace. Roman de Rou.
(4) Bibliothèque de l’école des Chartes XX, 1858-1859.
(5) Roger d’Andeli.
(6) M. Jeanroy. La Poésie provençale au Moyen Age. Rev. des Deux Mondes, 1er février 1903.
(7) Aristide Frémine. La Légende de Normandie.
(8) Charles-Théophile Féret. La Normandie exaltée.
(9) Fonds Martainville.
(10) Anthologie des Poètes normands, par MM. Poinsot et Ch. Th. Féret, 1903.
(11) M. René Doumic. Revue des Deux-Mondes, 15 sept. 1902.
(12) Gustave Le Vavasseur.

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