On trouve dans
les
Éléments
de l'artillerie de Flurance Rivault, deuxième édition,
publiée en 1608, un passage fort curieux sur l'invention du fusil à
vent représenté dans notre figure l, et sur l'inventeur lui-même,
Rivault raconte que dès 1602 il avait entendu parler « d'une arquebuse de
nouvelle fabrique se chargeant simplement d'air, et faisant néanmoins
un notable effort. — Le bruit qui en était lors parmi quelques
personnages de qualité, qui en avaient vu faire présent au roi, en
était venu jusques à moi, mais si sourdement, que je ne sus alors ni la
figure de la pièce, ni le nom de l'auteur ; et m'en étant allé, sur
cette première nouvelle, hors de ce royaume, apprendre par expérience
quelles étaient les armes de Hongrie, je n'avais eu moyen de m'informer
particulièrement de cette invention. Mais retourné de là, et le
souvenir d'en avoir ouï parler m'ayant rendu curieux d'en prendre
langue, je découvris qu'elle venait du sieur Marin Bourgeois, demeurant
à Lisieux en Normandie, homme du plus rare jugement en toutes sortes
d'inventions, de la plus artificieuse imagination et de la plus subtile
main à manier un outil de quelque art que ce soit, qui se trouve
aujourd'hui en Europe ; et quant et (outre) le bel esprit qu'il a,
suivi de tel bonheur en ses desseins, qu'il n'a jamais essayé artifice
quelconque lequel il jugeât possible, que du premier coup il n'y ait
divinement bien rencontré. Et, ce qui est de merveilleux en son
industrie, sans avoir appui d'aucun maître, il est excellent peintre,
rare statuaire, musicien et astronome, manie plus délicatement le fer
et le cuivre qu'artisan qui se sache. Le roi a de sa main une table
d'acier poli où Sa Majesté est représentée au naturel sans gravure,
moulure ni peinture, seulement par le feu, que ce subtil ingénieur y a
donné par endroits plus ou moins, selon que la figure y a désiré du
clair, du brun ou de l'obscur. Il en a un globe dans lequel sont
rapportés le mouvement du soleil, de la lune et des étoiles fixes à
mêmes pas, mesures et périodes qu'ils se voient aller au ciel. Il en a
plusieurs autres belles pièces. Il s'est inventé à lui-même une musique
par laquelle il met en tablature à lui seul connue tous airs et
chansons, et les joue après sur la viole, accordant avec ceux qui
sonnent les autres parties, sans qu'ils sachent rien de son artifice,
ni lui qu'il entende aucune note de leur science. Je n'achèverais
jamais de particulariser tout ce qu'a merveilleusement achevé ce brave
ouvrier, ni moins ce qu'il oserait entreprendre et saurait bien
parfaire. Entre autres raretés donc qui sont parties de lui, est cette
arquebuse comme j'appris de lui-même l'an passé, que j'eus l'honneur de
le connaître et visiter chez lui, étant allé à Lisieux...
Cette volonté d'apprendre qui nous possède tous, et qui m'a toujours
rendu honnêtement effronté à m'enquérir, me fit presser ledit sieur
Bourgeois de me dire quelle était cette machine, quelle était
l'invention d'icelle et les causes de sa force. Mais il me paya lors
d'une défense que le roi lui avait (disait-il) faite de la communiquer.
Depuis je l'ai entretenu par lettres, et encore vu à Paris où
dernièrement il se rendit si favorable à ma louable curiosité qu'il me
donna le modèle de son arquebuse et le portrait tel qu'il est ici
représenté.
Il joignit à cette figure que son arquebuse se chargeait d'air avec une
forte seringue ; que tant plus l'air s'y compressait, il avait plus de
violence et se convertissait en vent fort impétueux ; qu'il l'avait
premièrement observé des soufflets qui rendaient l'air d'autant plus
fort que plus ils étaient pressés ; que le principal artifice de ce
bâton à air était à retenir l'air compressé dans le canon de cuivre
avec de puissantes soupapes, jusqu'à ce qu'ayant débandé il ait sortie
et ait force d'envoyer loin la flèche ou le garot (comme il l'appelle)
dont le canon de fer se charge ; que celle flèche ou garot devait être
accommodée de papier au bout qui reçoit le vent, afin de le mieux
prendre ; qu'il en avait vu plusieurs qui avaient été portés à plus de
400 pas loin ; qu'il avait chargé quelquefois à balles de plomb qui
s'étaient toutes aplaties ; que le roi et M. de Beaulieu, rusé
secrétaire d'Etat, en avaient vu plusieurs épreuves ; que l'oeil ne
pouvait être si subtil qu'il aperçût la flèche au sortir du canon ; que
plusieurs expériences d'instruments à air et de spiritalles l'avaient
conduit à celle invention… »
Expliquons maintenant en détail la figure 1, qui est une reproduction
exacte de celle que donnent les
Éléments
de l'artillerie.
Fig. 1
: Fusil à vent imaginé par Marin Bourgeois, artiste français, à la fin
du seizième siècle.
AB est un canon de cuivre de 0m,30 à 0m,35 de longueur, et de 0m,10 de
diamètre, dans lequel l'air est chassé avec force par une pompe
foulante (une seringue) que l'on adapte en N, où il y a d'ailleurs une
soupape.
BС est un autre canon de cuivre plus petit que l'on joint au premier.
CD est encore un autre canon en fer de beaucoup moindre calibre, de
celui d'un fusil ordinaire, et d'un mètre de longueur. Il s'emboîte
dans le second, et se met et remet aisément après que la flèche a été
introduite par le par le bout C, la pointe marquée 4 tournée vers
l'extrémité D.
E est une espèce de robinet percé d'un trou qui, lorsqu'il est tourné
dans l'axe du canon BC, donne passage à l'air renfermé dans AB ; alors
la flèche placée en С est chassée à l'extérieur. Mais si le trou est
tourné de l'autre côté, l'air ne trouve aucune issue.
Or, pour qu'il en soit ainsi, il suffit que l'arc IL soit bandé au
moyen de la corde EL enroulée sur la roue E ; et cette roue elle-même
est retenue dans sa position par le ressort F, qui s'applique sur un
arrêt adapté a la roue.
Quand on veut tirer, on pèse sur le ressort F jusqu'à ce que la petite
dent dont il est muni lâche l'arrêt de la roue E. Alors celle-ci
tourne, et l'air comprimé, trouvant une issue, chasse le projectile le
long du canon CD. La flèche M a trois parties : le corps marqué 3 est
un bois cylindrique du calibre du canon CD ; le numéro 2 indique un
papier ou cornet qui reçoit le vent ; la troisième partie 4 est une
pointe de fer ou d'acier. « Ce n'est pas, ajoute notre auteur, qu'on ne
puisse charger à balle de plomb. Il s'en est tiré qui, de la
violence de cette machine, se sont aplaties contre des pierres. »
Nous avons dû citer tout au long le passage où Flurance Rivault,
dépositaire des idées de Marin Bourgeois, met en relief les rares
facultés de cet artiste extraordinaire et si peu connu. On aurait tort
de croire néanmoins que le fusil à vent soit une invention moderne. Le
passage suivant, qui offre une traduction de la description
donnée par Philon de Byzance de l’
aérotone
de Ctésibius, permettra d'en juger. (
Veter. mathemat. opéra,
p. 77.)
« Cet instrument, dit Philon, a été imaginé par Ctésibius, et il est
disposé d'une manière très-ingénieuse et très-naturelle. Ctésibius
avait compris, d'après les principes de la pneumatique que nous
exposerons plus tard, que l'air est doué d'une force merveilleuse de
mobilité et d'élasticité, qu'on peut le condenser dans un vase
suffisamment résistant, et qu'il est alors susceptible de se raréfier
promptement en revenant à son volume primitif ; Ctésibius, qui était un
habile mécanicien, pensa avec raison que ce mouvement pouvait prêter
aux catapultes une très-grande force et un choc très-rapide. Dans ce
but, il prépara des vases de forme semblable à celle des boîtes des
médecins, qui n'ont pas d'opercule: il les fit en airain étiré afin
qu'ils eussent plus de force et de solidité. L'intérieur de ces vases
était tourné, leur extérieur dressé à la règle. On y introduisait un
piston qui pouvait s'y mouvoir en frottant contre la surface
intérieure, de telle sorte qu'aucune liqueur ne pût filtrer au travers,
quelle que fût la force du choc. On ne doit ni s'étonner, ni douter
qu'on puisse obtenir ce résultat ; car, dans le tube à main que l'on
appelle
hydraule,
le soufflet qui transmet l'air au fourneau est d'airain et travaille de
la même manière que les vases dont nous venons de parler. Ctésibius
nous démontrait alors de quelle force et de quelle rapidité de
mouvement l'air était doué. Un couvercle étant soudé sur l'ouverture de
ces vases, il poussait le piston à grands coups de marteau avec un
coin. Le piston cédait un peu jusqu'au moment où l'air renfermé à
l'intérieur était assez comprimé pour que les plus grands coups ne
pussent faire avancer le coin davantage. Lorsqu'on venait à chasser le
coin, le piston sautait en dehors du vase avec une grande force. Et
souvent il arrivait qu'on voyait jaillir du feu provenant de la
rapidité du choc de l'air contre le vase… »
Sans aller plus loin , et sans suivre Philon dans le détail qu'il donne
de l'appareil modifié de manière à lancer des pierres à une très-grande
distance, on ne peut se refuser à reconnaître dans le passage précédent
l'idée première du fusil à vent. L'apparition du feu, lors de
l'explosion, est un phénomène caractéristique, qui prouve bien que
l'expérience a été réellement faite par Ctésibius, 1700 ans avant Marin
Bourgeois. Mais combien l'appareil du Français n'est-il pas supérieur,
par le mécanisme, à celui que décrit Phylon de Byzance !
Le passage de l'auteur grec est précieux, du reste, à beaucoup
d'égards. On y voit clairement indiqué l'usage d'un piston et d'un corps de
pompe métallique, comme machine soufflante ; puis l'art d'aléser un
cylindre métallique : toutes inventions auxquelles on attribue une date
beaucoup plus moderne, et qu'il faut reporter à 2000 ans en arrière.
Après avoir fait ainsi la part de l'antiquité et de la renaissance, il
nous reste à parler de l'état actuel de la question.
Les figures 2 et
3, que nous empruntons, ainsi que la description suivante, au
Dictionnaire des arts et
manufactures de M. Laboulaye, montrent la forme que l’on
donne aux fusils à vent conservés dans les cabinets de physique. La
crosse R est un réservoir en cuivre muni d’une soupape
s s’ouvrant du
dehors en dedans. On dévisse cette crosse et on y comprime de l’air
sous une pression de huit à dix atmosphères, à l’aide d’une petite
pompe foulante F. On remet alors la crosse en place et on charge la
balle B dans le canon
c
du fusil. Ensuite, on fait partir comme à l’ordinaire le chien P, et
celui-ci fait basculer le levier
b,
dont l’extrémité inférieure pousse la tige
e et ouvre la
soupape
s
; l’air sort avec violence, chasse la balle, et la soupape se referme à
l’instant. On peut tirer de suite d’autant plus de coups que le
réservoir est plus grand ; mais l’intensité de chaque coup va en
diminuant rapidement. Telle est la cause pour laquelle le fusil à vent
n’a jamais été employé jusqu’à présent comme arme de guerre
Fig. 2
: Coupe longitudinale d'un fusil à vent prêt à tirer.
Fig. 3
: Coupe longitudinale du réservoir et de la pompe foulante destinée à
charger le fusil.
Mais il y a déjà dix-huit ans qu’un mécanicien aussi modeste
qu’ingénieux, l’inventeur de la célèbre
perrotine, a tiré
de l'idée première de Ctésibius et de Marin Bourgeois un appareil d'une
haute perfection, qu'il nous a été donné de voir fonctionner, et dont
les effets seraient terribles ; car au lieu d'agir d'une manière
intermittente comme toutes les autres armes, le fusil à vent de M.
Perrot, à l'instar du fusil à vapeur perfectionné par Perkins, «
projette à volonté, dit M. Arago, un flux de balles tellement serré,
tellement continu, qu'après peu de minutes d'expérience, le large mur
sur lequel un homme tirait en donnant une légère oscillation régulière
au canon, n'offrait pas un décimètre carré de surface qui n'eût été
frappé… Manoeuvrée par deux hommes seulement, l'arme nouvelle serait en
mesure de mettre un régiment en coupe réglée.»
La France ne cherche pas la guerre ; mais il est certain que si elle
était obligée de la faire, plusieurs perfectionnements de détail
introduits dans toutes les parties de l'art militaire, et dont elle
seule possède le secret, lui permettraient de la faire avec un avantage
marqué, même à inégalité de force numérique. L'arme de jet si terrible
dont nous venons de parler n'est pas le moindre de ces
perfectionnements.