Des lettres patentes de Henri IV, en date du 22 décembre 1608,
mentionnent parmi les artistes logés dans la grande galerie du Louvre :
« Marin Bourgeoys... nostre peintre et vallet de chambre, ouvrier en
globes mouvans, sculpteur et autres inventions mécaniques (1). » Dans
la seconde édition des
Éléments
de l'artillerie publiée la même
année, Rivault de Flurance nous fournit sur ce personnage, « demeurant
à Lisieux en Normandie », des renseignements importants (2) qui,
rapprochés d'autres documents, nous ont permis de retracer les grandes
lignes de son existence et de nous faire une idée de son oeuvre (3). Il
suffit donc de rappeler ici les traits essentiels de sa biographie.
Marin Bourgeoys naquit, sans doute à Lisieux, vers le milieu du XVIe
siècle, et appartenait à une famille de serruriers, arbalétriers et
horlogers de cette ville. Son « industrie et savoir en l'art de
peinture » furent remarqués par le Gouverneur de Normandie, François de
Bourbon, duc de Montpensier, dont il devint le peintre ordinaire en
1591. Trois ans plus tard, il était peintre et valet de chambre du roi
de France et le demeura jusqu'à sa mort. Cependant, la vie de Marin
Bourgeoys parait s'être écoulée tout entière à Lisieux. Il y mourut
sans doute et en tout cas fut inhumé le 3 septembre 1634 dans l'église
Saint-Germain de Lisieux, sa paroisse. De son mariage avec Florence
Lefebvre était née une fille, Antoinette, qui décéda en 1640.
Marin Bourgeoys exécuta des travaux de peinture de divers genres dont
deux nous sont parvenus. Le seul qu'il soit utile de mentionner ici est
un panneau acquis en 1925 par M. Étienne Deville, conservateur du musée
de Lisieux ; ce n'est qu'un fragment d'une composition allégorique
signée et datée de 1611, représentant une femme casquée, entourant de
son bras droit une aiguière et tenant de la main gauche un rameau
d'olivier. Divers textes nous renseignent sur un « globe » que notre
artiste avait exécuté pour Henri IV et dans lequel étaient « reportés
les mouvemens du soleil, de la lune et des estoilles fixes, à mesmes
pas, mesures et périodes qu'elles se voyent aller au ciel. » En 1611,
M. Bourgeoys vint de Lisieux à Paris pour réparer ce globe qui était
alors placé dans la « Gallerie » du Louvre. Il convient encore de
mentionner « une harquebuze, un cornet de chasse et une arbalète »
exécutés pour Henri IV, en 1605 et des arquebuses ou fusils, très
richement ornés, exécutés pour Louis XIII, qui sont longuement décrits
dans l'
Inventaire du
mobilier de la couronne.
Nous connaissons deux portraits représentant Marin Bourgeoys : un
médaillon et une gravure. Le médaillon (publié en 1902, par M.
Mazerolle (4), d'après l'exemplaire conservé à la Bibliothèque
Nationale) est en bronze, de forme ovale et mesure 92 sur 67 mill. Il
représente l'artiste en buste, de profil, tourné vers la gauche. Son
cou est entouré d'une fraise, et d'une longue chaîne d'où pend une
médaille. L'effigie s'accompagne de la légende suivante : MARIN. LE.
BOVRGEOYS. P[EIN]T[RE]. ET. VALLET. DE.CHAMBRE.DV.ROY.1633, et d'une
signature qui a été lue jusqu'ici PH[ILIPPE] PIQVOT. (Pl.
XXII, n°2).
Jean de Foville a apprécié à sa juste valeur cette oeuvre « isolée mais
remarquable... Le meilleur naturalisme français », écrit-il, « se
révèle dans ce portrait vivant et pittoresque, d'un style large,
précis, sincère, oeuvre d'un artiste ignoré qui mériterait cependant sa
part de gloire (5). » Il importe donc de rechercher ce que nous pouvons
connaître de l'auteur de ce médaillon. Le second portrait va peut-être
nous fournir quelque renseignement à son sujet. (Pl.
XXII, n°1).
La gravure à l'eau-forte (de 410 sur 307 mill. au trait carré), dont le
seul exemplaire connu se trouve au Cabinet des Estampes à la
Bibliothèque Nationale (6), représente Marin Bourgeoys en buste de
trois quarts à gauche. C'est le même visage que sur le médaillon ; le
cou est également entouré d'une fraise et d'une longue chaîne d'où pend
une médaille. Le portrait est entouré d'un cadre ovale portant
l'inscription: MARINVS LE BOVRGEOIS PICTOR, ET HENRICI IIII ET LVDOVICI
XIII REGVM CVBICV-LARIVS. L'entourage et la longue inscription en vers
latins gravée au bas de la planche résument tout ce que nous savons de
Marin Bourgeoys. Deux femmes casquées y figurent ; elles ressemblent à
celle du tableau allégorique du musée de Lisieux et tiennent des
pinceaux, des compas, une sphère et divers instruments. Deux enfants
nus supportent un globe mouvant. Quant à l'inscription, elle célèbre en
termes pompeux les multiples talents dont la nature avait gratifié M.
Bourgeoys. Elle vante le constructeur de sphères, le fabricant d'armes
inconnues des Anciens (les arquebuses), va jusqu'à le comparer au
vieillard de Syracuse (Archimède) et se termine par ce vers :
Lexovei corpus,
Gallia nomen habet
Nous pouvons en conclure que la gravure fut exécutée à une date voisine
de celle qui est inscrite sur le médaillon, mais qu'elle lui est
légèrement postérieure puisque la planche a été gravée peu après la
mort de l'artiste, dans les trois derniers mois de 1634 ou le début de
l'année suivante. Au-dessous de l'inscription, la planche est signée :
« Th[omas] Picquot in[venit] et fe[cit]. »
Cette signature, parfaitement nette, me donna à penser que la lecture
de celle du médaillon devait être fautive. Je l'ai examinée
minutieusement et, pour ma part, ai acquis la conviction qu'elle ne
devait pas être lue PH. c'est-à-dire Philippe, mais TH., c'est-à-dire
Thomas Piquot. Le médaillon et la gravure seraient donc l'oeuvre d'un
même artiste sur lequel nous allons essayer de donner quelques détails.
Robert Dumesnil, qui le premier signala cette gravure (7), a déclaré
que son auteur devait être un élève de M. Bourgeoys, et, de fait, il
n'y a guère qu'un élève qui puisse parler en de pareils termes de son
maître. De M. Bourgeoys, Dumesnil ne savait rien, mais les
renseignements qu'il nous fournit sur l'oeuvre gravée de Thomas
Picquot, joints à ce que nous connaissons, permet de transformer son
hypothèse en quasi-certitude. En effet, Dumesnil a signalé quatorze
autres gravures de cet artiste dont, malheureusement, malgré mes
recherches, je n'ai pu retrouver aucun exemplaire. Ce sont des dessins
de broderies, orfèvreries, damasquinures, etc..., dont trois
représentent : « une platine de batterie de fusil sur laquelle est
représentée une chasse au lièvre..., une batterie de fusil ornée de
rinceaux..., deux platines de batteries de fusils superposées ornées de
moresques. » Nous avons vu que M. Bourgeoys avait passé une partie de
sa vie à ciseler des arquebuses pour Henri IV et Louis XIII. Les
gravures décrites indiquent que Thomas Picquot se livra à des travaux
de même sorte.
De plus un document du 2 janvier 1636 (date qui se place un an et trois
mois après la mort de M. Bourgeoys) nous apprend que Thomas Picquot,
peintre, reçut alors « la charge du globe ou sphère de Sa Majesté, en
considération de l'expérience qu'il a acquise en ouvrage de cette
nature », obtint la moitié du logement du feu sieur Boule, menuisier en
ébène, dans la galerie du Louvre (8). Il semble donc que nous devons
conclure que Thomas Picquot succèda à M. Bourgeoys dans l'une de ses
attributions, que comme lui il exécuta des globes mouvants, fabriqua
des arquebuses, qu'il était peintre et sans doute sculpteur et que,
vraisemblablement, il est non seulement l'auteur de la gravure, mais
encore du médaillon représentant son vieux maître, médaillon qui, par
une erreur de lecture, a été faussement attribué à un artiste dont nous
ne savons rien et qui semble n'avoir jamais existé. De plus, M.
Bourgeoys paraissant avoir passé toute sa vie à Lisieux, il faut
semble-t-il admettre que son élève Thomas Picquot était un normand,
peut être un Lexovien, qu'il dut former dans sa petite ville en lui
inculquant quelques-uns des arts qu'il pratiquait.
Sur ces deux portraits dont nous attribuons l'exécution à Thomas
Picquot, Marin Bourgeoys est représenté le cou entouré d'une longue
chaîne d'où pend une médaille. Divers renseignements nous permettent de
dire quelle était cette médaille et de connaître son histoire. Nous
avons vu que l'artiste laissait en mourant une fille, Antoinette, qui
décéda en 1640. Le 2 mars, ses héritiers exécutèrent ses dernières
volontés en faisant une fondation dans l'église Saint-Germain de
Lisieux. Il m'a été impossible d'en retrouver la teneur. Je la connais
seulement par une analyse du XVIlle siècle mentionnant « une chaîne
d'or » que « ladite demoiselle Le Bourgeois... tenait de Marin Le
Bourgeois, écuyer, son père, à qui elle avait été donnée, avec une
médaille aussi d'or par le roi Louis XIII » ; il est ensuite spécifié
que cette chaîne fut remise à la fabrique de Saint-Germain «pour en
faire un soleil » qui servait en 1740 « à exposer le T. S. Sacrement et
auquel est attachée ladite médaille (9) ». En examinant attentivement
la gravure de Thomas Picquot, on s'aperçoit que cette médaille ne peut
être que celle représentant Louis XIII qui fut exécutée par Guillaume
Dupré en 1623.
Reste à savoir ce que devint l'ostensoir. Un inventaire du trésor de
Saint-Germain de Lisieux, en date de 1759, mentionne « un soleil de
vermeil, accompagné de deux anges aussi de vermeil, au millieu duquel
est une médaille d'or de Loüis treize, pesant environ dix-huit marcs
(10) ». Une indication analogue se trouve dans un inventaire de 1771
(11). De plus les documents de la période révolutionnaire indiquent que
les citoyens Bunel, curé constitutionnel de Saint-Germain, et Ricquier,
trésorier en charge de la fabrique de ladite paroisse, demandèrent le 6
avril 1792 au Directoire du département d'échanger « le soleil » de
leur paroisse contre celui de la cathédrale. Cette autorisation leur
fut accordée par arrêté du 15 septembre, à la condition que «le poids
en sera constaté par un orfèvre qui sera nommé à cet effet et, s'il se
trouvait de l'excédent, les exposants seraient obligés de le payer en
même matière, poids pour poids ». Le 12 octobre, au Directoire du
district de Lisieux, le sieur Jacques Decourdemanche l'aîné, marchand
orfèvre, mit dans sa balance les deux ostensoirs. Celui de la fabrique
de Saint-Germain pesant cinq marcs de plus que l'autre, les citoyens
Bunel et Ricquier se saisirent du « soleil de la ci-devant
cathédrale... en laissant celui de leur fabrique » et le 7 novembre
suivant, le Directoire du district expédiait à l'Hôtel des monnaies à
Paris « un soleil doré et une médaille en or pesant dix-sept marcs, une
once, trois gros provenant de Saint-Germain de Lisieux, en échange de
celui de la ci-devant cathédrale (12) ». Nous sommes donc on ne peut
mieux renseignés sur l'histoire du collier et de la médaille donnés à
Marin Bourgeoys par Louis XIII et qui figurent sur les deux portraits
que Thomas Picquot nous a laissés de son maître.
La présence au cou d'un artiste d'une chaîne avec une médaille à
l'effigie d'un souverain n'est pas un fait isolé. M. Jean Babelon a
signalé des portraits de Federico Zuccaro datant de 1588 ou des
environs immédiats de cette année représentant ce peintre portant au
cou une chaîne ornée d'une médaille, don de Philippe II d'Espagne (13).
Sur l'un de ses portraits J. Callot est représenté portant à son cou un
médaillon qui lui aurait été donné par le grand-duc de Toscane (14).
Dans l'une des peintures de la galerie du Luxembourg, représentant la
félicité de la régence de Marie de Médicis, on voit une figure
allégorique distribuant à des petits génies peintres et musiciens des
colliers où pendent des médailles. Enfin Anne d'Autriche donna une
chaîne de ce genre au graveur Michel Lasne. « La reine Anne d'Autriche
», dit D. Huet, « faisait cas de luy et pour marque de son estime elle
lui donna une chaîne d'or où pendait une médaille qui portait sa
figure. L'Asne touché de cette faveur se mit aussitôt cette chaîne au
cou et la porta toute sa vie (15) ». Les portraits de M. Bourgeoys
offrent un nouvel exemple de cet usage. Il serait intéressant de savoir
si, comme paraissent l'indiquer les quelques documents que nous venons
de grouper, cette coutume ne serait pas passée d'Espagne en Italie et
de là en France avec Marie de Médicis.
GEORGES
HUARD.
NOTES
:
(1) Les lettres patentes de 1608 ont été publiées notamment par A. B
ERTY
et H. L
EGRAND dans
Topographie du vieux Paris,
région du Louvre et des
Tuileries (
Histoire
générale de Paris), t. II, 1868, in-4°, p.
100-102.
(2) David R
IVAULT de F
LURANCE,
Les Éléments de l'artillerie,
Paris, A.
Beys, 2e édition, 1608, p.11-13.
(3) Marin B
OURGEOYS, peintre du roi
dans
Bulletin
de la société
historique de Lisieux, 1913, et Marin B
OURGEOYS,
peintre de Henri IV
et de Louis XIII, dans
Bulletin
de la société de l'histoire de l'art
français, 1926.
(4) F. M
AZEROLLE,
Les médailleurs français, du XVe
siècle au milieu du
XVIIe (
Collection
des documents inédits), Paris, 1902, 3 vol. in-4°,
t. I, p. CXLVI, t. II, p. 158, t. III, pl. XXXIX, - Un surmoulé en
plomb de ce médaillon existe dans la collection de M. Launay à Lisieux.
Il a été publié par l'abbé V. Hardy dans
la Cathédrale de Lisieux,
Paris, 1917, in-4°, pl. 8
(5) La médaille française au temps d'Henri IV et de Louis XIII
dans Histoire de l'art d'André M
ICHEL,
t. V, 2e part., chap. XV, p.
775-776.
(6) Bibliothèque Nationale, Cabinet dès Estampes, N 3. -
Cat. de la
collection des portraits français et étrangers de D
UPLESSIS
et
L
EMOISNE, n° 26427.
(7)
Le peintre
graveur, t. VI, p. 233-239
(8) Pub. par J.-J. G
UIFFREY dans
Nouvelles archives de l'art
français,
1873, p. 65, n° 12.
(9) Archives départementales du Calvados, série G, Lisieux, paroisse
Saint-Germain : « Pappier journal des deniers du thrésor... »,
1631-1635, reg., fol. 8 v°, 9, 58 ; Réduction des fondations, 1740,
reg., fol. 16 v°.
(10)
Ibid.,
Inventaire du trésor, 1759, reg., p. 192.
(11)
Ibid.
« État des ornements, linges… », 1771, reg. p. 209.
(12) Archives départementales du Calvados, série L, Arrêtés du
Directoire du département concernant le district de Lisieux, reg. N°2,
15 septembre 1792, p. 198, et série Q, Lisieux, argenterie.
(13) Jean B
ABELON,
Un peintre italien de Philippe
II, Federico Zuccaro
à l'Escurial dans la
Revue de l'art ancien et moderne,
t. XXXVII,
24e année, 1920, p. 263-278.
(14) P.-P. P
LAN,
Jacques Callot,
Bruxelles, nouv éd., 1914, in-4°, p.
7.
(15) D. H
UET,
Origines de Caen,
Rouen, 2e éd., 1706, in-8°, p. 375