MARTHOLD, Jules de
(1847-1927) : Étymologie, légende du
Passais
(1903). Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.VI.2010) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : nc) du numéro 4 (avril 1903) de la Revue Le Penseur, 3ème année. Étymologie,
légende du Passais
par
Jules de Marthold
~ * ~IL ÉTAIT UNE FOIS
un homme très méchant, un homme très bon, une grande
forêt et une petite rivière.
L’homme très méchant était bardé de fer, l’homme très bon était vêtu de bure, la grande forêt était semée de rochers et plantée de sapins, et la petite rivière était de l’eau la plus pure. L’homme très méchant bardé de fer était comte, l’homme très bon vêtu de bure était bénédictin, la grande forêt semée de rochers et plantée de sapins était infestée de loups dévorants et la petite rivière à l’eau la plus pure était peuplée de poissons frétillants. L’homme très méchant bardé de fer, qui était comte, s’appelait de Bellesme, dit Talvas, à cause de son petit bouclier, surnommé le Cruel, en raison de sa conduite, l’homme très bon vêtu de bure, qui était bénédictin, s’appelait Odoald, surnommé le Souriant, pour rappeler ses douces vertus, la grande forêt semée de rochers, plantée de sapins et infestée de loups dévorants s’appelait la forêt d’Andaine et la petite rivière de l’eau la plus pure et peuplée de poissons frétillants n’avait pas encore de nom. Le comte possédait tout le pays mais ne savait pas lire, ignorant tout ce qui se peut apprendre, car il n’avait étudié que sur les grands chemins ; le bénédictin n’avait pour tout fief que le ciel bleu diamanté, mais était versé en toutes sortes de sciences, car il avait pris des leçons à l’école de Salerne, berceau de la médecine pratique, où Jean de Milan composa les douze cent trente-neuf vers de son poème hygiénique pour le duc Robert II, de Normandie. Tout ceci se passait en Passais vers le commencement du douzième siècle après Notre-Seigneur. Fils d’un pelletier de Falaise, ce Talvas, qui, toujours, s’attaquant à la peau, ne procédait que par tueries, ce Talvas, qui avait fait étrangler Guteford, sa première femme, pour lui apprendre à vivre et qui, le jour même de ses secondes noces avec Hildeburge, tout en jurant selon sa coutume « par la resplendeur de Dieu », avait ordonné qu’on crevât les yeux à son hôte, le chevalier Guillaume Giroye de Courcerault, ce Talvas, qui, aux vaincus coupait le nez et les oreilles, les pieds et les mains, avant de les faire jeter à l’eau, ce tigre, ce léopard, cette brute sanguinaire avait au coeur un grand amour, profond, sincère, ardent, l’amour de sa fille Mabille. Amour si pur, si fort, si prodigieux que, malgré les noirs forfaits de ce misérable, le doux Jésus avait, là haut, dit à sa Mère : - En vérité, ce Talvas sera quelque jour racheté par l’amour de son enfant ; en vérité, l’amour de son enfant, quelque jour, rachètera ce Talvas. Et la gentille petite Mabille qui, peut-être, en son sommeil, avait entendu la parole du Christ, – sait-on ce que n’entendent pas les enfants ! – un jour, avait au bon Dieu murmuré la plus fervente des prières en faveur du despote féroce dont elle ne connaissait, elle, que la chaude tendresse. Talvas, cependant en guerre avec tout le monde, avec Raoul et Robert de Giroye, frères du chevalier qu’il avait si monstrueusement traité, et, en même temps, avec les seigneurs Vauquelin de Pont-Echeufré, Robert de Grand-Mesnil, Roger de Merlereault, Salomon de Sablé, Ernault de Courcerault et surtout avec le comte d’Anjou, Geoffroy Martel, multipliait ses atrocités. Il les multipliait tant et si bien qu’à la fin, le bon Dieu, qui pourtant est patient, se fâcha tout rouge et, décidé à châtier le coupable endurci, fit tomber une cruelle maladie, une maladie de langueur sur la petite Mabille. Devant la douleur de son enfant, le père connut la douleur ; devant ce coup le frappant droit au coeur, le dur soldat, le reître pleura. Et Talvas, qui non seulement était cruel mais encore mécréant et n’avait jamais pensé à fonder nulle abbaye, de s’aller agenouiller aux pieds du bon Odoald, le priant et suppliant de chercher en sa profonde science un remède pour guérir son enfant. - Par la resplendeur de Dieu, sauvez cette tête sacrée, mon père ! Le bon bénédictin sourit sous sa bure. - Malgré les loups dévorants infectant la grande forêt semée de rochers et plantée de sapins, nous nous rendrons demain sous les inextricables ombrages d’Andaine et là nous plongerons par trois fois ta petite Mabille dans l’eau pure de la petite rivière peuplée de poissons frétillants. - Saint et savant Odoald, j’ai foi en ton souriant espoir et ferai tout comme tu voudras, repartit le père affolé, tout à coup devenu plus doux qu’un mouton et plus soumis qu’un chien. Malheureusement le Diable, qui, nul ne l’ignore, aime fort peu les moines, le Diable, toujours au guet, ayant entendu le projet d’Odoald, – sait-on jamais ce que n’entend pas le Diable ! – se mit à ricaner méchamment et, saisissant en ses griffes un paquet de soufre, on ne sait quelles infernales matières, d’aller jeter le tout à l’eau. Et c’en est ainsi fait de la pure eau de la petite rivière et des poissons frétillants. Et c’en est fait dès lors de la tant précieuse existence de la pauvre petite Mabille, qui périra dès qu’on l’aura trempée dans l’eau empoisonnée. Et c’en est aussi fait des jours du souriant bénédictin, auquel la fureur paternelle de Talvas le fauve fera payer cher son erreur scientifique, prolongeant son martyre en d’ingénieuses tortures, en de hideux supplices. Oui, mais, si la malice du Diable est sans seconde, il y a quelque chose de plus puissant que tout, c’est l’inépuisable tendresse de la très sainte Vierge Marie, dont le coeur maternel, profondément remué par la fervente supplication d’un père, résolut de réduire à néant les maléfices de Satan. - Doux Gabriel, dit la Mère du Sauveur à l’ange annonciateur en lui montrant du doigt un petit coin fleuri de la terre, tu vas te rendre en Normandie, et comme la volonté de mon divin Fils est que la petite Mabille demeure encore près de son père pour le racheter, et comme je désire pareillement que ce père ignore la douleur sans nom de perdre son enfant, tu chasseras le mauvais Esprit de la pure eau de la petite rivière que tu aperçois d’ici, courant comme un ruban d’argent dans la verdure. Gabriel aussitôt, éployant ses ailes, glissa sur un rayon. Mais le Diable le voyant venir : - J’ai bien osé tenter Jésus, croit-on qu’un pauvre simple ange naïf soit pour m’intimider ? A moi la légion des idées malsaines ! Et Gabriel, tout aussitôt, d’être assailli en son for intérieur. - La Normandie, commence à se dire l’envoyé céleste, hanté de visions bizarres, la Normandie ? Est-ce pas le pays du cidre, et, par conséquent, le pays des pommes.. ? Et la pomme.., la pomme est-elle pas le savoureux fruit qui révéla tout à Eve en lui dévoilant... l’amour ? La pomme ! Et mons Gabriel de tomber de rêveries en rêveries - pente dangereuse. Il allait toucher terre quand, en passant, et peut-être sans l’avoir fait exprès, de l’aile, il effleura le fruit de la science du bien et du mal. Si impondérablement léger que fut ce contact, il suffit pour faire tressaillir Gabriel jusqu’au bout des ailes. Or, de l’aile à la main, il n’y a pas bien loin, pas plus loin que du désir à l’exécution. Voilà donc la pomme cueillie et mordue ! Vous voyez d’ici le faciès de Satan ? Un rire convulsif s’empare de lui comme vent de mer secoue pommier tortu. De sa queue, il bat l’eau déjà empoisonnée de la petite rivière qui, du coup, se met à fumer ainsi qu’un lac asphaltique. Infernal encens aperçu et senti de l’envoyé divin, soudainement rappelé au sentiment de la surnaturelle réalité. - Mauvais Esprit, dit-il de son harmonieuse voix, sois chassé de ces eaux ! Et, jetant dans l’onde la pomme qu’il tenait : - Ave, ave Maria ! s’écrie-t-il. L’eau est aussitôt purifiée et Satan, furieux, s’abîme aux souterrains infernaux. En effet, la mixture par lui préparée pour faire de l’eau du ciel une eau mortelle en a, tout au contraire et grâce à la Grâce du vouloir divin, fait une eau réparatrice et salutaire, comme une eau miraculeuse. Miraculeuse en effet, car Talvas a comblé d’honneurs le souriant Odoald dont la science sans bornes a sauvé la petite Mabille et, plus tard, celle-ci, devenue l’épouse de Roger de Montgommery, a eu la suprême consolation de voir exhaler à son père mourant une prière qui fit pleurer de joie les benoits anges, et de recueillir sur sa lèvre expirante ces mots, les derniers qu’il prononça : - Ave Maria, ave !...
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* * Ave ! C’est la raison pourquoi la petite rivière à l’eau peuplée de poissons frétillants qui coule à Bagnoles-de-l’Orne est aujourd’hui nommé la Vée - par corruption. JULES DE MARTHOLD.
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