[Factum, ca1862].- Cour
impériale de Caen. Mémoire à consulter
: l'action en pension alimentaire, formée tant à
son profit qu'au profit de ses enfants naturels, par une femme contre
un homme marié qu'elle prétend l'avoir rendue
plusieurs fois mère, est-elle recevable sous l'empire du
code Napoléon ? [par Alfred Bertauld, avocat
& Mainier, avoué].- Caen : Goussiaume de Laporte,
[ca1862].- 36 p ; 25 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (29.VI.2005) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : norm br 249). COUR
IMPÉRIALE DE CAEN.
1re
CHAMBRE
_____ M. MEGARD 1er Président. __ M. LEMENUET DE LA JUGANNIERE Président. __ M. Edmond OLIVIER 1er Avocat général. _______________ Etude de Me MAINIER, Avoué.
~*~
MEMOIRE A CONSULTER.
« Il est
certains cas dont les Tribunaux ne doivent
jamais connaître. »
VOLTAIRE, Politique et Législation. L’action en pension
alimentaire, formée tant à son profit
qu’au profit de ses enfants naturels, par une femme contre un
homme marié qu’elle prétend
l’avoir rendue plusieurs fois mère, est-elle
recevable sous l’empire du Code Napoléon ?
Ne doit-elle pas être
repoussée sans examen des faits et documents diffamatoires
dont on essaie de l’appuyer ?
Dans l’état de notre législation, nous dirons bientôt dans l’état de nos mœurs, lorsque la loi proscrit la recherche de la paternité naturelle, lorsqu’elle interdit la reconnaissance même volontaire de la paternité adultérine (art. 340 et 342 C. N.), une femme est-elle recevable à choisir un père à ses enfants et à réclamer de lui une pension pour les nourrir ? Nous affirmons et nous nous croyons vraiment obligé d’affirmer que la question est soumise aux juridictions de notre pays, et que la discussion n’a pas pour prétexte une fable, mais un procès bien réel et auquel de singulières préoccupations ont donné un caractère sérieux. Une femme de 35 ans (elle est née en 1827), qui est toujours restée fille, accuse un homme de 51 ans, un homme marié, père de trois enfants, grand-père, un homme que la confiance et l’affection de ses concitoyens ont investi de mandats municipaux et départementaux qu’il exerce encore, de l’avoir rendue six fois mère, et elle lui demande pour indemnité ou rémunération de cette maternité une rente de 3,000 fr. constituée sur sa tête et sur la tête de son enfant aîné, et, de plus, pour chacun des cinq autres enfants, des moyens d’établissement ; elle prétend que ses relations avec le complice que ses préférences adoptent, ont commencé quand elle n’avait encore que 14 ans ; qu’elle était pure alors, et qu’elle a subi un entraînement qui a duré 21 ans, sans que la présence de l’épouse et de la famille, dont elle était la voisine, l’ait émue, troublée, et ait appris à sa raison, mûrie par une majorité qui a déjà de la date, la nature illicite de la passion à laquelle elle soutient avoir cédé. Comme nous nous proposons d’étudier et surtout de faire étudier ce que des tendances dont il ne nous appartient pas de nous constituer le juge, élèvent à l’état de problème, nous n’écrivons pas tout d’abord que la femme qui demande des titres alimentaires à des désordres, suivant elle, continus, et constituant un permanent et public adultère, entretenu par elle avec l’un des hommes les plus importants de la commune qui en aurait été le théâtre, est loin, non-seulement de justifier, mais de rendre vraisemblable qu’elle soit restée, dans l’inconduite si prolongée dont elle s’accuse, l’exemple de la rare et bien exceptionnelle fidélité qu’elle invoque comme une circonstance atténuante, et surtout que l’homme déjà âgé auquel elle s’adresse, parce qu’on le dit riche, ait été le premier de ses amants. C’est en la dégageant de ses détails par lesquels on essaiera vainement, nous l’espérons, de la rapetisser pour la fausser, que nous entendons aborder une contestation qui inspirerait peut-être du septicisme sinon sur le progrès, au moins sur la portée et l’efficacité de notre législation. Nous avouons que nous n’avions pas soupçonné que la recherche de la paternité, interdite aux enfants irresponsables de la faute dont ils sont nés, fût permise aux filles-mères, dont la responsabilité nous paraît plus difficile à nier. Nous n’avions pas supposé que le Code Napoléon, qui, dans un intérêt social, écarte, avec tant de soin, les révélations d’adultérinité, qui n’accepte même qu’avec tant de précaution et de réserve les confessions de paternité simplement naturelle, eût ouvert la porte à deux battants à des pécheresses dont le repentir ne commence, suivant elles, qu’après 21 ans de possession paisible, dénuée de troubles comme de remords, et qui ne viennent ainsi parler de leurs fautes, nous ne disons pas encore le mot des juristes, de leurs turpitudes, que pour en demander le salaire ; car, enfin, à moins de faire mentir la langue et la conscience, on ne saurait parler de réparation pour un dommage que la passion, le tempérament ou la cupidité de la plaignante auraient accepté longtemps comme une bonne fortune. Entre la fille qui se sera livrée pendant 21 ans et le père qu’elle choisit à ses enfants, le meilleur des pères, bien entendu, d’après la position sociale, la justice française interviendra-t-elle, au XIXe siècle, avec ses balances, pour vérifier, comme par un pesage, si l’un a plus reçu qu’il n’a payé, et si, dans une communauté de désordres, sous le prétexte que les conséquences seraient plus onéreuses à l’un qu’à l’autre des deux violateurs de la loi sociale et de la loi domestique, il y aura, en vertu d’un tarif dont nous ne devinons pas parfaitement les bases, un solde d’indemnité à régler et à apurer. Il y a pourtant une difficulté, il faut bien le croire, puisque le débat dont nous rendons compte avec une grande exactitude, a été soumis à un Tribunal, et que ce Tribunal l’a tranché au profit de la fille-mère, au profit même des enfants de cette fille, dont il s’est bien gardé, dit-il, de rechercher le père, se contentant, suivant lui, de punir l’éditeur responsable. Un jugement dont nous allons donner le texte, en effaçant seulement le nom des parties, a condamné le prétendu séducteur de la fille six fois mère, à payer à chacun des six enfants jusqu’à ce qu’il ait atteint sa 18e année, une pension de 500 fr., et à partir de sa 18e année, une pension de 250 fr., amortissable par 3,000 fr. ; il l’a de plus condamné à payer, comme indemnité réparatrice de la séduction qu’il lui a imputée, un capital de 2,000 fr. et une rente viagère de 500 fr. à la fille-mère, dont il a constaté, par leur date, les six accouchements successifs. Ce jugement est fondé sur cette considération, que, si l’art. 335 interdit de rechercher la paternité, et surtout la paternité adultérine, il n’interdit pas de rechercher les conséquences plus ou moins préjudiciables de cette paternité. Il déclare, en thèse, qu’il peut faire peser la responsabilité de cette paternité sur un homme auquel il pense qu’elle appartient, le tout sans la découvrir, sans la constater et uniquement en se préoccupant des effets d’une cause qu’il laisse sous le voile. Il proclame comme une théorie légale, et il ira jusqu’à dire une théorie commandée par la moralité sociale, qu’il a le droit d’imposer la charge d’enfants à un homme auquel il ne les relie pas par le lien de la filiation, mais auquel il les relie comme auteur d’une préjudice auquel ils doivent leur origine et leur naissance. Le principe, la foi qui anime cette décision, c’est que le juge a le droit de scruter la vie privée, de s’introduire au foyer domestique, de sonder et d’éclairer par le grand jour les plaies les plus secrètes de la famille, et que, tout fier du résultat de ses perquisitions, il peut dire à l’épouse, aux enfants légitimes, aux petits-enfants : Votre mari, votre père, votre aïeul, dont vous aimiez les qualités, dont vous respectiez le caractère, s’est longtemps, à votre insu, oublié dans des affections illégitimes, des affections dont il a comprimé, vis-à-vis de vous, l’expression, mais dont il y a des témoignages vivants, des témoignages que je vous exhibe, et, par suite, sa fortune, la vôtre, car il vous la réservait cette fortune, je vais en faire deux parts, l’une que je vous laisserai comme consolation de la révélation que je vous apporte, l’autre pour servir de récompense à celle qui sera plus heureuse de partager votre héritage que de vous avoir disputé un attachement dont elle n’est pas parvenue à vous dépouiller. Cette décision suppose que l’autorité judiciaire est compétente pour vérifier si une femme a des droits légitimes au titre de maîtresse, et elle édifierait presque une doctrine sur les conditions de cette singulière possession d’état. On compte les grossesses, et on explique comment une jeune fille, soit de 14 ans, soit de 18 ans (le Tribunal n’en est pas bien sûr, et là-dessus il est très-circonspect), parce qu’elle serait la fille d’un boulanger et aurait été porter du pain dans une maison que ses parents devaient croire honnête, aurait perdu son innocence par une surprise dans laquelle elle se serait longtemps complue, puisqu’elle serait restée sous son charme, soit depuis 1841, soit au moins depuis 1845, et cela sous les yeux de ses parents, ses complices par l’hospitalité de leur maison, par les bienfaits qu’ils auraient reçus comme prix des désordres qu’ils auraient, non réprimés, mais encouragés, et avec lesquels ils auraient vécu. En analysant le roman auquel le Tribunal a trouvé tant d’intérêt, nous sommes bien loin de vouloir donner au mensonge le crédit que mérite seule la vérité. Nous faisons toutes réserves à cet égard, et nous constatons même que la correspondance qu’on attribue à l’amant d’adoption et qu’il ne reconnaît pas, ne remonte qu’à 1847. Nous n’ajoutons plus qu’une observation, c’est que, sous l’empire d’une illusion dont nous ne pouvons honorer que la sincérité, le Tribunal considère qu’il obéit à l’intérêt social. Pour lui et par lui, la société doit tout voir ; elle n’a jamais intérêt à fermer les yeux. Qu’importe qu’en son nom on remue des scandales, si les scandales sont suivis d’une répression, ne fût-elle que pécuniaire ? Les maternités illégitimes ne sont plus condamnées au secret, à l’humiliation de l’ombre et du mystère ; elles peuvent s’étaler au grand jour ; à défaut du nom, elles auront de l’argent. Il ne s’agit pas de savoir aux dépens de qui il sera payé ; il s’agit encore moins de savoir s’il enrichira la bâtardise et appauvrira la légitimité. Il ne s’agit pas non plus de savoir si les mémoires secrets des filles-mères auront le mérite de l’exactitude, si le prix qu’elles recueilleront de leurs publications ne sera pas un appât toujours pour la diffamation, souvent pour la calomnie. Pour le plus grand avantage des mœurs, comme un hommage à la sainteté du mariage, il n’est pas dangereux d’apprendre, de constater publiquement et officiellement comment et à quelles conditions, dans le système dont cette jurisprudence, nouvelle ou rétrograde, donne un exemple , ou allie la considération à la violation des devoirs domestiques. Voici, au reste, le texte du jugement : CONCLUSIONS.
« La demoiselle Z a conclu par Me Tirard, son avoué, Qu’il plaise au Tribunal, M. le Procureur impérial entendu, Condamner X à payer à la concluante la somme de 100,000 fr. avec les intérêts et les dépens ; Subsidiairement, et pour le cas où, contre toute attente, le Tribunal le croirait utile, admettre la concluante à prouver par experts que les pièces communiquées sont bien écrites et signées par le sieur X, notamment : 1° l’écrit sous forme de testament, portant date à C, le 24 novembre 1847, et la signature X, enregistré à Vire le 10 juillet 1861n, f° 181, case 8 ; 2° les neuf lettres communiquées et enregistrées toutes à Vire, le 10 juillet 1861, f° 181, cases 1 à 9, signées X ; et par témoins que c’est le sieur X qui a toujours payé les frais de pension et de nourrice des enfants, et notamment des trois enfants qui sont chez la dame Désert, de la commune de Moncy ; En cas d’expertise et d’enquête, réserver les dépens. Signé A. Tirard. Le sieur X a conclu par Me Lemoine, son avoué, Qu’il plaise au Tribunal, M. le Procureur impérial entendu, Sans avoir égard aux divers documents communiqués, qu’il ne reconnaît pas comme émanant de lui, et qui sont d’ailleurs absolument inconcluants, comme tendant à constituer une preuve expressément prohibée par la loi, déclarer l’action purement et simplement non recevable, avec dépens ; Additionnellement, sans avoir égard aux conclusions additionnelles de Z, qui seront rejetées comme inconcluantes, illégales et inadmissibles pour l’errement sollicité, adjuger au concluant le bénéfice de ses conclusions principales, avec dépens. Signé Lemoine. QUESTIONS.
1° La demande de la fille Z est-elle recevable ? 2° Doit-on, avant faire droit au fond, ordonner la vérification par experts de l’écriture et des signatures des pièces produites ? 3° Doit-on appointer la fille Z à la preuve des faits par elle cotés ? 4° La demande de 100,000 fr. de dommages-intérêts, formée par la fille Z, est-elle fondée en totalité ou pour partie ? 5° Que doit-il être statué quant aux dépens ? MOTIFS.
Considérant, sur la première question, que l’action de la fille Z a pour objet la réparation d’un dommage qu’elle prétend lui avoir été causé par X ; qu’une demande dans ces termes seuls et basée uniquement sur l’article 1382 du Code Napoléon, est évidemment recevable en la forme, sauf l’examen du fond, et l’application de l’article 335 du même Code ; Considérant, sur la deuxième question, que, dans ses conclusions, X ne reconnaît ni ne méconnaît l’écriture et les signatures des pièces produites, mais que, de son interrogatoire, de l’ensemble des pièces produites, des signatures qui passent tous les jours sous les yeux du Tribunal (X est maire de la ville de Y), il résulte pour le Tribunal une si profonde conviction que toute vérification serait chose superflue ; Considérant, sur la troisième question, que la preuve offerte est aussi superflue, le Tribunal étant, sur tous les faits, aussi complètement renseigné qu’il puisse le désirer ; Considérant, au fond, que X, s’emparant des dispositions de l’article 335, dit : La reconnaissance des enfants nés d’un commerce incestueux ou adultérin est interdite ; la fille Z demande des dommages-intérêts, non-seulement pour elle, mais en prenant en considération ses six enfants ; lui accorder une pareille demande, c’est faire indirectement ce que l’article 335 défend d’une manière formelle ; Considérant que, sans porter la moindre atteinte à l’art. 335, le Tribunal peut rechercher si, par le fait X, la fille Z a éprouvé un préjudice, et si X, ce qui d’ailleurs est superflu, s’est engagé à le réparer ; Considérant que X est âgé de dix-huit à vingt ans de plus que la fille Z ; que le père de cette fille, lorsqu’elle était mineure et très-jeune, était le boulanger de la maison X ; qu’à Y, comme dans toutes les petites villes du pays, il est d’usage que les boulangers fassent porter le pain à domicile et qu’ils le fassent porter soit par leurs ouvriers, soit par leurs enfants ; que la fille Z, en allant chez X, ne faisait donc qu’obéir aux ordres de son père, pour un service obligé, dans une maison que la famille Z devait croire honnête ; que X a abusé de cette position pour séduire une jeune fille de 15 à 18 ans ; Considérant que l’on a soutenu, non sans raison, que la fille Z, mère à 26 ans (son dernier enfant a plus de 7 ans) de six enfants se recommandait peu par elle-même ; Que, cependant, cette fille mineure séduite, a, sur le point de devenir mère, été, bien moins pour ménager sa réputation que celle d’une autre personne, arrachée à sa famille, enlevée du pays et placée à Paris, qu’elle y a été entourée de tous les soins et, comme à Y, de toutes les séductions que peut fournir l’abus d’une grande fortune ; qu’il était difficile à une jeune fille perdue dans une mauvaise voie de s’en tirer ; qu’il résulte cependant des pièces produites qu’elle l’a voulu ; que le repentir s’est fait jour en elle, mais que ce retour à des sentiments honnêtes a été combattu et empêché par les mêmes moyens qui avaient fait succomber la jeune fille innocente ; Que si la fille Z est peu favorable, son adversaire l’est bien moins, lui, homme marié, père de famille, dans une position qui aurait dû lui commander le respect de lui-même, s’oubliant dans une passion coupable jusqu’à braver tous les scandales, non-seulement jusqu’à blesser par ces scandales une femme honnête et sans reproche dans tout ce qu’elle avait de plus cher, mais encore jusqu’à l’outrager par d’indignes paroles ; Considérant que par le fait de X, depuis l’âge de 15 à 18 ans jusqu’à 34, la fille Z a été empêchée de se livrer à aucun travail ; qu’elle n’a pu prendre aucune profession qui puisse la faire vivre ; qu’elle est aujourd’hui dans une position telle qu’elle ne peut être reçue ni employée dans une maison honnête ; qu’il est constant dès lors que X a causé à la fille Z un préjudice qui demande une réparation ; que X l’a, d’ailleurs, reconnu lui-même, le testament du 24 novembre 1857 et le projet de transaction en font foi ; Considérant que, si les dommages-intérêts doivent se calculer d’après le préjudice causé et se proportionner à ce préjudice, il n’est pas vrai cependant que la position des parties doive être tellement voilée au regard de la justice, que ce regard ne s’y appesantisse pas un instant ; que la fille Z n’a rien, que X est fort riche ; qu’en 1847, lorsque X était infiniment moins riche qu’aujourd’hui et le dommage infiniment moins grand, il donnait par testament 10,000 fr. à la fille Z, bien faible dédommagement, disait-il, du préjudice qu’il lui avait causé ; et, il y a quelques mois, dans un projet de transaction, projet écrit, ce qui fait supposer que les bases en avaient été discutées, 40,000 fr. ; Considérant qu’à côté de X, il y a une femme et des enfants légitimes, dont la position intéressante est malheureusement atteinte par la conduite du mari et du père ; que cette position ne doit pas être amoindrie par une condamnation exagérée, mais que le chiffre que le Tribunal va fixer, en capitalisant les rentes, n’atteindra pas une année du revenu de la fortune personnelle de X ; Considérant qu’après avoir reconnu qu’il est dû des dommages-intérêts à la fille Z, le Tribunal doit examiner s’il est possible de faire peser ses six enfants dans la balance de ces dommages-intérêts ; or, le Tribunal reconnaît que X, par son fait, a mis la fille Z dans l’impossibilité de subvenir à ses besoins ; quels sont ses besoins ? suffirait-il à cette fille de gagner du pain pour elle, ou devrait-elle encore en gagner pour ses six enfants ? s’il lui incombe, ce qui ne peut être douteux, l’obligation de les nourrir, le Tribunal doit proportionner les secours aux besoins ; mais, en mettant à la disposition de la fille Z, qui n’a jamais eu à s’occuper des soins d’une famille, puisqu’il y était pourvu d’ailleurs, ce qui est nécessaire pour nourrir et élever ses enfants, il pourra en être fait un mauvais usage ; le Tribunal pense donc qu’il est préférable de réduire les besoins de la fille Z, en la déchargeant du soin de nourrir ses enfants et de diminuer en proportion les dommages-intérêts qui lui auraient été alloués ; Considérant que ce que fait à cet égard le Tribunal, il le fait d’abord dans l’intérêt de la société ; il ne lui est pas indifférent, en effet, que six jeunes enfants soient bien ou mal élevés ; il le fait ensuite dans l’intérêt de toutes les parties, X a témoigné assez d’intérêt aux enfants de la fille Z et ce témoignage s’est produit, il faut le reconnaître, d’une manière convenable et intelligente, pour qu’il soit évident qu’il désire que ces enfants ne soient pas livrés aux hasards et aux périls d’une mauvaise éducation ; Considérant, quant à la fille Z, que depuis longtemps elle a eu à s’occuper des soins de son procès ; qu’elle n’a rien pu gagner ; qu’elle ne peut avoir que des dettes ; qu’une somme d’argent modérée lui est donc présentement indispensable ; que pour l’avenir si le Tribunal lui fait payer en une seule fois le montant de ses dommages-intérêts, cela pourra être dissipé promptement, et elle sera exposée à mourir de faim ; une pension paraît donc être préférable ; Considérant, quant aux enfants, que le plus jeune va avoir huit ans ; que les deux aînés, un garçon et une fille, sont déjà depuis longtemps dans deux pensions où il est payé 500 fr. pour chacun ; que l’éducation et l’instruction qu’ils y reçoivent est convenable ; on les prépare à une profession mécanique ou industrielle qui puisse leur faire gagner honorablement leur vie ; que cet exemple donné pour les deux aînés est bon à suivre pour les autres, que la même sollicitude avait déjà mis en nourrice et en pension ; Mais considérant que la fille Z étant seule maîtresse de ses enfants, il n’y a pas d’autre moyen de la contraindre de faire ce qui est dans leur intérêt le mieux entendu que de lui refuser tout secours dans le cas où elle s’y refuserait ; Considérant que chacun des enfants, quand il aura accompli sa dix-huitième année et achevé son éducation professionnelle, sera à portée de subvenir par lui-même au moins en partie à ses besoins ; qu’il ne devra pas cependant être abandonné alors sans aucune espèce de secours, parce que la misère pour les jeunes filles surtout est souvent une mauvaise conseillère, mais que ces secours devront être réduits au minimum, c’est-à-dire à subvenir aux frais de maladie et au manque de travail ; Considérant, quant aux dépens, que le Tribunal accueillant au moins en partie les demandes de la fille Z, les dépens doivent être à la charge de X, qui n’a fait d’offre d’aucune espèce ; Par ces motifs, Parties ouïes par leurs avoués et avocats, ouï également les conclusions de M. Houyvet, Procureur impérial ; Le Tribunal déclare recevable en la forme la demande de la fille Z ; Déclare superflues, soit une vérification par experts des écritures et des signatures des pièces produites, soit des enquêtes et, faisant droit au fond, déclare exagérée la demande de la fille Z, mais déclare en même temps qu’il lui est dû par X des dommages-intérêts, et que l’existence des six enfants de cette fille doit être prise en considération pour la fixation des chiffres ; Condamne X à payer de suite à la fille Z une somme de 2,000 fr., et à lui servir, en outre, une rente annuelle et viagère de 500 fr. ; ordonne que cette rente sera payée en deux termes égaux, de six mois en six mois, et d’avance, le premier terme à la date du 1er de ce mois ; Ordonne que les six enfants de la fille Z, nés en 1847, 1848, 1849, 1851, 1852, 1854, seront placés, savoir : les garçons, soit chez un instituteur communal, soit dans une pension ou collège où ils recevront l’éducation religieuse et où on leur apprendra, jusqu’à leur quatorzième année révolue, ce qu’ils devront savoir pour les préparer à une profession mécanique ou industrielle ; que, depuis leur quatorzième année jusqu’à la dix-huitième révolue, ils seront placés soit dans des établissements, soit chez des maîtres où ils apprendront à exercer l’une de ces professions ; Les filles également, jusqu’à leur quatorzième année révolue, dans des pensions où elles recevront l’éducation religieuse et où on leur donnera l’instruction convenable à des ouvrières ou à des marchandes, et depuis leur quatorzième année jusqu’à la dix-huitième révolue, dans des établissements où on leur apprendra à exercer une profession ; Condamne X à payer pour chacun de ces enfants annuellement, par semestre et d’avance, à partir du jour où ce qui précède sera exécuté, pour chacun desdits enfants, une pension de 500 fr. ; ordonne que cette pension sera versée directement aux mains des maîtres ou maîtresses, directeurs ou directrices, qui devront pourvoir, non-seulement à l’éducation et à l’enseignement, à toutes les fournitures qu’il exige, mais à l’entretien et à tous les soins et médicaments en cas de maladie ; Dit qu’en cas de refus de la fille Z d’obtempérer à ce qui précède, il ne sera payé aucune pension pour celui ou ceux des enfants qui n’auront pas été placés comme dit est ; Condamne X à payer à chacun des six enfants de la fille Z, quand il aura accompli sa dix-huitième année, que sa mère se soit ou ne se soit pas soumise à ce qui précède, une rente annuelle et viagère de 250 fr. seulement payable également d’avance et par semestre, et directement aux mains de l’enfant ; autorise X à s’affranchir à sa volonté de cette rente, en plaçant pour celui des enfants dont il ne voudrait pas servir la rente, et au nom dudit enfant, une somme de 3,000 fr. en rente sur l’Etat ; ordonne que les intérêts de cette somme seront, jusqu’à sa majorité, payés à l’enfant, qui, après sa majorité, disposera à sa volonté du capital de la rente sur l’Etat ; Condamne X aux dépens. » Ce jugement a été précédé d’une requête en interrogatoire sur faits et articles, interrogatoire que nous n’imprimons pas sans doute, parce qu’il mettrait trop les personnes en jeu et qu’il y a dans cette cause, pour tous les hommes de sang-froid, des questions de principe qui dominent les articulations et les explications de fait. Une autre raison, une raison de déférence et de respect, suffirait pour nous empêcher de livrer à l’impression une pièce qui, si nous ne nous trompons grossièrement, est la preuve la plus décisive et la plus éclatante des dangers du principe qui a obtenu la considération du premier juge. Le développement de notre troisième proposition prouvera, d’ailleurs, que l’impression de l’interrogatoire serait singulièrement contraire au vœu de nos lois. Il y a deux thèses en présence : 1° Une thèse que nous croyons aussi illégale que foncièrement immorale, une thèse que nous croyions bien morte et dont la résurrection nous étonne ; 2° Une thèse que nous nous accoutumions à croire profondément enracinée sur notre sol, et que nous acceptions comme une des bases de notre société nouvelle, la thèse de l’art. 340 et de l’art. 342 du Code Napoléon. Nous voulons en toute liberté discuter ces deux thèses, nous ne voulons, par aucun mot, par aucune considération irritante, provoquer la susceptibilité de juges qui ont obéi à une inspiration consciencieuse et dont nous ne voulons et nous ne devons peut-être attaquer la solution qu’avec cette mesure et à ces convenances de langage qui ne sauraient nuire à notre thèse si nous défendons la vérité. Nous aurons peut-être, il est impossible que nous n’ayons pas, des sévérités pour une théorie qui, dans notre esprit, est en contradiction flagrante avec la théorie de la loi. Dans l’intérêt de la loi, c’est notre droit, c’est notre devoir, nous attaquerons le jugement avec fermeté, avec une vivacité convaincue, mais nous laisserons le juge absolument à l’écart. Il a cru par son interrogatoire rendre un service au droit, à la morale, à l’ordre public ; il a ouvert, pour y entrer avec ardeur, une voie dont il n’a pas connu ou apprécié tous les écueils ; nous considérons qu’il a été dupe d’un bon sentiment, qu’il a compromis les intérêts qu’il se proposait de sauvegarder ; mais, si libre, si indépendante que soit notre critique sur son œuvre, elle doit lui rester à lui personnellement étrangère, et finalement nous croyons qu’il y a des motifs de décence de plus d’un genre à ne pas montrer le justiciable et le juge aux prises dans un conflit de questions et de réponses que la loi, suivant nous, proscrivait sur le point de savoir comment se seraient nouées et dénouées des relations illicites et adultérines, quelles en auraient été les conditions, les phases, les accidents, les péripéties. Nous ne voyons aucun intérêt pour notre cause, ni pour la justice, à appeler la lumière sur une lutte où l’interrogateur et l’interrogé ont dû éprouver de grandes hésitations et de prodigieux embarras de langage. §
1er.
Nous soutenons que le jugement dont nous avons reproduit les dispositions viole d’une manière flagrante les art. 1131 et 1133 du Code Nap. 1131. - L’obligation sans cause, ou sur une fausse cause, ou sur une cause illicite, ne peut avoir aucun effet. 1133. - La cause est illicite, quand elle est prohibée par la loi, quand elle est contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre public. Une femme prétend avoir contracté une association dans laquelle elle aurait apporté comme mise son honneur et sa jeunesse, association qui aurait duré 20 ans, qui aurait été entretenue dans la ville même où son complice, son associé si elle veut, qui rachetait ses années par son argent, était à la tête d’une maison où il avait sa femme, où il élevait ses enfants, où elle le savait chargé de la responsabilité d’une famille. Cette association aurait eu pour siége et pour centre la maison même des père et mère de cette femme, qui ne l’aurait jamais quittée que pour faire ses couches et très-temporairement. Cette femme aurait, d’une manière permanente, reçu, à l’abri de la protection paternelle et maternelle, un homme qui l’aurait rendue six fois mère ; elle n’aurait pas caché ses grossesses et s’en serait parée avec une sorte d’orgueil comme d’un titre, et, chez elle, au milieu des siens, dans le public, elle se serait exposée, pendant longues années, aux explosions de l’indignation de la femme légitime et des enfants qu’une indiscrétion aurait pu éclairer sur l’outrage ; elle aurait vécu d’une vie de loisirs, c’est le jugement qui l’indique, avec le produit de ses désordres et de sa honte ; elle n’aurait capitalisé aucune portion des revenus qui lui auraient été faits par une passion coupable ; elle aurait joui sans prévoir l’avenir, existant au jour le jour, ne s’enrichissant pas au sein d’une aisance à laquelle son éducation ne l’avait pas préparée ! Et aujourd’hui avec l’escorte de six enfants, elle serait recevable à demander une portion du patrimoine que la morale, comme la loi, affecte aux droits nés du mariage, qu’elle s’accuse d’avoir affronté avec tant d’impudeur ! femme qui s’est vendue ou femme qui s’est livrée avec une si âpre ténacité de résolution, elle réclame un complément de prix, un prix pour elle, le moyen de ne pas déchoir, un prix pour ses enfants, qui sont bien ses enfants à elle, mais qui ne sont pas nécessairement à celui auquel elle les attribue par cela seul qu’elle affirme qu’elle n’a jamais appartenu qu’à lui, ce qui se concilierait difficilement avec son attitude et sa conduite actuelle, car la femme qui dit ce qu’elle dit est capable d’avoir tout fait ! Nos anciens auteurs disaient : Nul ne peut demander la rémunération de ses turpitudes. Le mot de *turpitudes* a vieilli sans doute, et on ne le prodigue plus. Nous voulons bien ne pas l’appliquer à des désordres qui n’impliquent pas toujours l’indignité du cœur et la bassesse des sentiments ; nous ne voulons pas l’infliger même à la femme qui se charge du rôle de concubine pendant une période vicennale, et cela dans le voisinage de celui qu’elle aurait enlevé à l’épouse légitime. Nous le réservons, ce mot de *turpitudes*, pour flétrir une impudente révélation qui serait la pire des souillures pour la femme, quand même elle ne serait pas une odieuse calomnie ! Le mensonge n’est qu’une aggravation, une sorte de luxe pour l’opprobre de la confidence. Mais, nous ne saurions trop le faire remarquer, ce n’est pas la question du fond que nous examinons ; nous ne nous occupons en ce moment que de la recevabilité de l’action. C’est la vérité sociale, c’est la pudeur publique que nous opposons comme un obstacle invincible à une réclamation grosse de périls, de scandales, à une réclamation dont le succès constituerait un de ces précédents devant lesquels les hommes les plus purs, les plus réservés dans leur vie privée, n’auraient qu’à trembler : car ce serait à eux que les filles-mères seraient en mesure de faire le plus de mal, et ce seraient eux qui achèteraient le plus cher leur repos, le repos de leur famille, leur considération peut-être comme hommes publics. Nous nous prévalons des principes, parce que les rancunes, les envies et les haines ont déjà une suffisante arène, sans qu’on leur en ouvre encore une dans laquelle on appellerait de prétendues victimes de la séduction pour leur livrer en pâture des réputations et un patrimoine contre lesquels d’autres moyens auraient jusqu’alors échoué. Eh bien ! un fait contraire aux bonne mœurs, aux lois de la famille et de la société, peut-il devenir, au profit de la personne qui l’a commis, un titre constitutif d’un droit, une source d’obligation contre la personne qui s’en est rendue complice ? Nous disons non, avec le bon sens. La loi romain disait : « *Si flagitii faciendi, vel facti, causa concepta sit, stipulatio ab initio non valet. » Un de nos modernes jurisconsultes traduit avec autant d’exactitude que d’élégance : «Les bonnes mœurs ne sont pas moins offensées, qu’il s’agisse de provoquer ou de rémunérer leur violation.» Dans le fait, l’action repose sur une articulation de relations illicites, aggravées par la circonstance d’un adultère de vingt ans, perpétué en pleine connaissance de cause. Si l’accusé de complicité eût écrit une pareille cause dans une obligation par lui souscrite, son héritier lui-même n’aurait qu’à lire l’énonciation de la cause honteuse devant laquelle il n’aurait pas reculé, pour frapper d’impuissance cette obligation. Il aurait vainement promis ; sa promesse serait souillée, et la loi la bifferait. Sans doute, s’il avait eu la pudeur de ne pas indiquer la cause, le concubinage adultérin, on ne l’admettrait peut-être pas à la montrer après coup, et si l’obligation par lui consentie n’était qu’un secours mesuré sur les besoins d’une femme qui ne laisserait qu’entrevoir son secret, le juge fermerait les yeux ; il s’efforcerait de croire à l’honnêteté d’une cause non écrite, il n’userait de sa clairvoyance qu’autant que l’exécution de l’engagement aurait des conséquences ruineuses pour les droits de la famille. Mais il ne s’agit pas d’une promesse plus ou moins suspecte, plus ou moins réservée dans son expression. On demande à la justice de suppléer une promesse qui n’est pas faite ; on ne lui déguise pas la cause à laquelle on veut l’intéresser. On lui demande, avec sincérité et peut-être crudité, de créer le titre que la passion ne serait abstenue de créer elle-même, et d’imposer, sous prétexte de réparation, un véritable attentat aux bonnes mœurs, une donation rémunératoire de l’inconduite. Autrefois, les donations entre concubins étaient interdites, et cette interdiction n’avait pas été abrogée par les lois du 17 nivôse an II et du 4 germinal an VIII. Le Code Napoléon, dit M. Troplong, n’a pas répété ces dispositions prohibitives. Pourquoi ? Le grand magistrat répond : « Le Code Napoléon a voulu prévenir des perquisitions qui pourraient être injustes, odieuses ou tout au moins scandaleuses ; il a voulu tarir une source d’accusations empoisonnées…. il y a d’ailleurs des cas où la réparation du mal est plus dangereuse que le mal lui-même. » Eh bien ! nous voilà en face d’une interprétation du Code Napoléon qui répond bien à sa pensée ! Il ne reproduit plus la maxime de l’ancien droit français : *Don de concubin à concubine ne vaut*, et cela parce qu’il ne veut pas offenser la pudeur sociale ; et la justice, dans l’intérêt de la pudeur sociale, ira chercher, au milieu de toutes les souillures, non pas des preuves, mais des présomptions de faits de concubinage, pour que la concubine reçoive, de par elle, une récompense qui ne lui serait restée, d’après le Code qui nous régit, que parce que, pour la lui enlever, il aurait fallu la montrer nue en quelque sorte et mettre la société dans la confidence de ses attractions. Pour notre compte, nous ne saurions nous accoutumer à l’idée d’une inquisition judiciaire, dont le but serait, *non la réparation du mal, mais sa rémunération !* S’il n’est pas permis de fouiller dans les secrètes intimités de la vie pour annuler une libéralité œuvre d’une séduction facile à présumer, sera-t-il permis d’afficher au grand jour des désordres, pour leur octroyer des encouragements et les richement doter au nom de la société ? « Dans le droit romain, nous dit M. Troplong, les adultères ne pouvaient se faire entre eux ni don ni legs. Les lois ne voulaient même pas que les enfants qui provenaient de ces unions coupables pussent recevoir des aliments de leur père. Dans l’ancienne jurisprudence, cette rigueur était admise ; on croyait fortifier la pureté des mœurs chrétiennes par l’honnêteté civile. Mais le Code a craint d’entrer dans cette voie par les raisons que nous avons dites ; il a redouté les scandales, les discordes intestines, les hontes de famille, et il jette un voile impénétrable sur ces faiblesses ou sur ces turpitudes. » Le premier juge, sous l’inspiration de M. Troplong, redouterait incontestablement ces scandales, ces discordes intestines, ces hontes de famille ; il jetterait un voile impénétrable sur ces faiblesses ou sur ces turpitudes, s’il s’agissait d’une donation qui fût spontanément faite comme prix de relations adultérines ou seulement de concubinage. Mais il ne semble pas redouter tous ces scandales, quand il s’agit de faire la donation lui-même à la concubine qui a enlevé le mari à l’épouse et exposé le père à la perte du respect de ses enfants. Nos aïeux disaient : *Don de concubin à concubine ne vaut*. On nous propose de dire aujourd’hui : La magistrature interviendra pour forcer le concubin à doter la concubine. Nous ne saurions trop insister sur cette contradiction entre la pensée de la loi et la pensée que veulent y substituer des interprètes qui, par excès de scrupule, faussent les textes qu’ils ont à appliquer. Nous nous expliquerons bientôt sur la moralité sociale d’une indemnité qui serait prise aux dépens de la famille pour favoriser les fruits d’une union illégitime fondée au mépris des droits qu’elle spolierait justement parce qu’elle les a outragés. §
2.
Nous soutenons, en second lieu, que l’action à laquelle nous résistons est une véritable recherche de paternité ; nous soutenons qu’il n’est pas possible d’admettre, avec le premier juge, que, sous prétexte de séduction et de relations coupables, un homme, fût-il célibataire, aura, à titre de réparation, la charge d’enfants qui lui sont étrangers sous le rapport de la filiation légale, mais qui se relieront à lui par la constatation d’une faute à laquelle on attribuera leur naissance. La filiation naturelle ne peut résulter vis-à-vis du père que d’une reconnaissance authentique. Une reconnaissance sous-seing privé, non-seulement ne donne pas aux enfants droit au nom et à une part de la fortune de l’auteur de cette reconnaissance, mais elle ne leur confère même pas un titre à une pension alimentaire. Elle n’engendre ni la puissance paternelle, ni les droits de successibilité, ni même l’obligation naturelle de nourrir, d’élever les enfants auxquels on confesse avoir donné le jour. Ecoutons sur ce point M. Demolombe : « Il y a, dites-vous, une obligation naturelle, de la part du père ou de la mère, de nourrir leur enfant. - Sans aucun doute, et c’est bien pour cela que la puissance publique a imprimé à ce devoir la sanction des lois positives. Mais il faut apparemment, pour que la loi civile garantisse l’accomplissement de cette *obligation naturelle*, que cette obligation existe à ses yeux et soit suffisamment prouvée. Or, précisément, l’existence de cette obligation naturelle n’est pas prouvée, aux yeux de la loi civile, par un acte sous-seing privé. Donc, c’est une pétition de principe et un cercle vicieux que d’invoquer ici une prétendue obligation naturelle. Savez-vous, au contraire, ce que la loi présume en pareil cas ? C’est que l’acte sous-seing privé, loin de prouver contre son auteur l’existence d’une obligation naturelle, n’est que le résultat de l’obsession et de la surprise qui l’ont circonvenu et entouré. De deux choses l’une, d’ailleurs : ou cet acte prouve la filiation naturelle, ou il ne la prouve pas. Dans le premier cas, il doit produire tous les effets d’une reconnaissance valable ; dans le second cas, il n’en doit produire aucun. Or, vous convenez que la reconnaissance par acte sous-seing privé ne donnerait pas à l’enfant le droit de porter le nom de l’auteur de cet acte ; qu’elle ne le placerait pas sous sa puissance ; qu’elle ne lui attribuerait aucun droit de successibilité. Donc, vous convenez que la filiation n’est pas prouvée ; et si la filiation n’est pas prouvée, comment se peut-il que la dette alimentaire existe, puisqu’elle n’a pas elle-même d’autre cause que la filiation légalement prouvée ? Et si la filiation n’est pas prouvée, n’est-il pas clair que l’action intentée en vertu de cet acte même, seulement à l’effet d’obtenir des aliments, que cette action constitue une recherche de maternité ou de paternité ? Or, la recherche de la maternité est toujours soumise à certaines conditions (art. 341), et la recherche de la paternité est toujours, sauf une exception, défendue (art. 340) ; toujours, dis-je, lors même qu’on ne voudrait l’intenter que pour obtenir des aliments, et cela est parfaitement logique et raisonnable. » (t. V, p. 402, n° 424.) Nous sommes bien loin de la doctrine du premier juge, qui se croit le droit de constater les effets sans avoir préalablement constaté la cause, qui déduit les conséquences d’une paternité qu’il ne recherche pas, qui n’exige ni une reconnaissance authentique, ni une reconnaissance privée, mais se charge de la faire lui-même, ou tout simplement déclare, en vertu de l’art. 1382, qu’un homme est responsable de la naissance et de la vie d’enfants nés d’une femme qu’il a rendue mère ; le tout, bien entendu, en s’abstenant d’examiner, par respect pour la loi, s’il a affaire au vrai père. L’art. 340 dit : « La recherche de la paternité est interdite. » Le premier juge dit : «Je ne recherche pas la paternité, je me contente de constater la filiation ; je ne m’enquiers pas de la cause, je ne m’occupe que de l’effet.» La violation de la loi n’est-elle pas bien flagrante ? Dans l’espèce, le jugement soumis à la Cour de Caen a foulé aux pieds un principe encore plus important. L’art. 335 déclare qu’aucune reconnaissance ne peut avoir lieu au profit des enfants nés d’un commerce incestueux ou adultérin. Eh bien ! les six enfants que le premier juge dote de 3,000 fr. de rente jusqu’à dix-huit ans, de 1,500 fr. lorsqu’ils auront atteint cet âge, ces enfants, qu’il met à la charge d’un père qu’il ne recherche pas, seraient, dans son système, le fruit de l’adultère. Invoquerait-on l’art. 762 du Code Nap., qui parle du droit des enfants adultérins ou incestueux à des aliments ? Nous répondrions, avec une doctrine aujourd’hui incontestée, que l’art. 762 ne contredit pas l’art. 335, parce qu’il suppose une preuve légale de la filiation adultérine ou incestueuse, qui peut résulter : 1° de la réussite d’un désaveu par le mari ou ses héritiers d’un enfant conçu par la femme mariée pendant son mariage (art. 312, 313) , 2° du rejet de l’action en réclamation d’état formée par un enfant contre une femme mariée, lorsque la maternité ayant été prouvée le mari ou ses héritiers prouvent que l’enfant n’est pas celui du mari ; 3° du jugement qui déclare nul pour cause de bigamie un second mariage contracté au préjudice d’un premier, en constatant la mauvaise foi des deux époux (Voir M. Demolombe, t. V, n° 581 et suiv.). Aussi le premier juge n’accorde-t-il pas des aliments aux enfants contre le prétendu père, il accorde des aliments à la concubine mère pour elle et pour ses rejetons contre le prétendu concubin ; c’est, dit la décision que nous attaquons, une indemnité réparatrice du préjudice causé par des relations auxquelles les enfants doivent le jour ; mais il ne s’agit pas plus d’action alimentaire que de paternité ; rapports de paternité et de filiation sont absolument en dehors du jugement, puisque la loi défend de s’en préoccuper ; l’unique question est une question de dommages-intérêts. La fortune de l’homme marié, du père de famille, sera, au préjudice des droits de l’épouse et des enfants légitimes, affectée à des bâtards ; 3,500 fr. d’abord, 2,000 fr. ensuite leur seront consacrés, c’est peut-être plus que n’auront ou ne pourront avoir les fruits du mariage ; quand les uns n’auront que des droits de successibilité toujours plus ou moins éventuels, ceux-là, plus favorisés, auront des droits comme créanciers ; qu’on nous dise donc quelle sera la nature de ces droits, s’ils ne sont pas des droits alimentaires ! quelle en sera d’ailleurs la base, si on n’ose avouer, par scrupule juridique, qu’elle est fondée sur la transmission du sang ! On ne dira pas, sans doute, que c’est une prime offerte au vice, un appel à la cupidité, comme encouragement à l’inconduite ; des filles-mères rentées, entretenues par la justice, sous prétexte de morale, seraient d’un triste et contagieux exemple ! Personne, nous le supposons, ne considère que le nombre des femmes déclassées soit dans l’état de notre société, trop restreint ; si la loi leur garantit une retraite, si elle les abrite contre les inconstances et les périls de l’avenir, leur importance s’accroîtra de tout ce que gagnera leur sécurité. Comment le premier juge n’a-t-il pas compris qu’il y a des conditions pour lesquelles on ne doit pas montrer tant de sollicitude ? N’y aurait-il donc pas assez de tentations pour de jeunes femmes auxquelles pèsent la pauvreté et l’humilité de leur situation, de se procurer, au moins pour un temps, les jouissances et les joies d’un demi-luxe, si la société n’intervenait pour les assurer contre les chances, ou au moins contre les conséquences d’un futur délaissement ? Nous avions cru jusqu’ici qu’il importait à la loi, à la morale, que la femme, qui veut vivre comme épouse sans en avoir le titre, eût devant elle, avec la menace d’un abandon, la perspective du dénûment et de la misère. Une sagesse nouvelle, et qui se prétend plus profonde, dit à la fille de l’ouvrier : Vendez-vous, dissipez le prix de votre honte ; quand viendra l’heure de la lassitude de l’homme qui vous a achetée, vous le dénoncerez ; s’il a une femme, s’il a des enfants, vous empoisonnerez leur vie, et, pour prix de votre délation, d’une indignité bien plus grande encore que celle qui s’attache à votre chute, la société interviendra et mutilera les droits du sang au profit de droits qui, le plus souvent, ne reposeront que sur vos calomnies. Si vous êtes habile, si vous savez manier les instruments d’intimidation, vous vous épargnerez les frais, les anxiétés et les flétrissures des débats judiciaires ; car l’homme sur lequel se fixera votre choix se sentira condamné par l’opinion, par cela seul que vous l’aurez accusé, et, malgré son innocence, peut-être il vous demandera grâce, il pactisera, et alors même qu’il ne vous aura pas achetée, il achètera votre silence. Mon Dieu, que cette sagesse me paraît peu sage ! Oui, la sagesse dont j’attaque les conclusions est une sagesse nouvelle. A une époque où la maxime : « *Creditur virgini se prægnantem asserenti* » n’avait pas encore perdu son autorité, à une époque où les art. 340 et 342 n’avaient pas encore proclamé deux vérités d’utilité sociale, un avocat-général, dont le souvenir vivra dans l’histoire du droit public et dans l’histoire des lettres, disait, avec un élégant langage auquel le procès actuel rend de l’à-propos : « Que ne m’est-il permis, Messieurs, de vous révéler les abus énormes que l’adoption de cette maxime renouvelle tous les jours ? Si je ne craignais de mêler le ridicule à la gravité de notre ministère, je vous dirais qu’on a vu plus d’une fois de jeunes débauchées se faire un jeu de rejeter le fruit de leur vice sur des hommes irréprochables, sur des ecclésiastiques pieux et respectés ; la prélature même n’a pas été exempte des ces attentats. A la vue de ce spectacle inouï où, par les plus bizarres contrastes, on voyait un homme grave et sage accablé, confus de tenir dans ses bras l’enfant d’une prostituée qui l’en proclamait le père aux yeux de la justice ; à ces scandaleuses scènes, vous dirai-je que tous les honnêtes gens gémissaient et tremblaient pour eux-mêmes, tandis que le libertinage seul osait rire ? Et quelle est la vertu si pure, qui pourrait se croire à l’abri des accès de folie d’un libertin et de la vénalité d’une fille ? Quel est le magistrat, l’homme public, qui ne pourrait être la victime de sa propre maxime ? » L’avocat-général Servan, derrière la fille publique, entrevoyait l’ennemi haineux ; il devinait la calomniatrice salariée, l’odieux instrument de ressentiments et de rancunes : « Fermons désormais cette large voie à la *vengeance*, aux saillies indécentes du libertinage….. Ne souffrons plus que les lois restent muettes devant une fille qui seule devrait se taire. Enfin, que l’ancienneté de l’abus ne nous en impose pas, et ramenons tout à l’ordre. » L’éloquent magistrat s’est préoccupé comme nous, avant nous, du danger de ces pensions de retraites promises par la justice, sous l’inspiration d’une équité peu saine, à ces femmes qui n’ont pas de classe, mais qui ont un nom dans le monde. Sous le nom de femmes entretenues, nous avons vu se former scandaleusement un nouvel ordre d’unions sans postérité, sans estime et sans vertu. Le nombre de ces femmes, dans nos principales villes, rivaliserait presque avec celui des épouses légitimes….. » Servan croit qu’il n’est pas de la prudence sociale d’accorder trop de sympathies aux femmes entretenues. Il n’admet pas que la loi reconnaisse un ordre d’unions que l’opinion tolère sans les absoudre ; il n’admet pas qu’on les dote de titres, et il admettrait encore moins qu’on en dotât la postérité. Il est surtout inexorable *pour les filles qui prétendent s’être abandonnées à un homme marié, dont elles n’ont jamais pu attendre qu’un affront sans remède. Quand elles indiquent comme leur concubin un homme dans le mariage, il dit qu’il faut considérer qu’elles le calomnient en se calomniant elles-mêmes*. « Les intérêts d’un célibataire ne sont rien auprès des intérêts d’un père de famille. Un célibataire n’est que *lui* ; un père est lui seul *plusieurs* à la fois. Ce qui le frappe, ce qui le blesse….. frappe, blesse toute une famille. Qui pourrait contempler sans frémir les effets d’un trait empoisonné lancé au hasard par une main suspecte contre un père de famille ? A l’instant où cette fatale déclaration paraît, où la justice l’accueille et la consacre par un jugement, à l’instant même, la paix domestique s’enfuit, et la discorde, avec ce papier incendiaire, embrase une maison entière….. Nous ne parlons que des cuisants chagrins d’une épouse. Et que dirons-nous de l’impression reçue par des enfants ! Quoi ! un père de famille se verra tout-à-coup dépouiller des droits les plus honorables qu’un citoyen puisse prétendre, le respect, l’amour et l’autorité dans sa famille…… ! Il sera forcé de baisser les yeux devant sa femme et ses enfants ! Chaque plainte de sa femme sera un outrage, et chaque faute de ses enfants une accusation. » Servan ne pensait pas qu’une concubine, se présentant à ce titre, fût digne d’une telle sollicitude qu’on dût lui sacrifier, avec une partie de la fortune de la famille, son repos, sa considération, toutes les garanties de l’accomplissement des devoirs domestiques. Servan n’ajoutait pas, il n’avait pas besoin d’ajouter que, sans doute, la complicité dans les désordres pouvait entraîner, entraînait souvent l’existence de certains devoirs, mais de devoirs *imparfaits* suivant la langue de l’ancien droit, c’est-à-dire de devoirs sans sanction sociale. C’est à la conscience, aux inspirations de cœur de l’homme, que la passion a pu égarer, que les violences de tempérament ou les malheurs de certaines conditions ont pu jeter hors des voies régulières, qu’il appartient de faire, dans l’ombre et le silence, ce que la société et les lois ne pourront jamais réclamer. Au point de vue de la dignité individuelle, de l’honneur privé, de la quiétude de l’âme, la communauté de faute ne sera jamais une fin de non-recevoir contre la pensée du secours. Des secours d’argent, des secours de conseil, des secours de réhabilitation, sans bruit, sans trouble et surtout sans spoliation pour les familles, voilà ce que les convenances et les bon sentiments qui peuvent survivre aux passions illicites permettent, approuvent, commandent ; mais point d’intervention sociale, point de contrainte, point d’instruction scandaleuse, point de diffamation sous forme de procès, point d’appel aux inimitiés et aux bassesses qui peuvent vivre sans cet aliment-là ! La décision dont nous demandons la réformation, entre autres dangers, aurait celui de comprimer même ces sentiments d’expiation qui, dans une juste mesure, ne sauraient alarmer la société. A ces secours, en effet, elle demanderait leur origine et leur cause ; elle leur enlèverait la protection du secret pour leur infliger la publicité, puisqu’elle considérerait les faits du passé, des générosités que mille explications innocentes pourraient motiver, comme des titres pour l’avenir, comme des confessions de rapports illicites et même de rapports de filiation ; elle tendrait à donner des prétextes, nous ne disons pas la légitimité, à l’égoïsme, à la sécheresse d’hommes sans entrailles ; en ébranlant tous les dogmes sociaux, cette théorie n’atteindrait pas même le genre de bien auquel elle vise, c’est-à-dire qu’elle ferait beaucoup de mal, et ne réaliserait que très-imparfaitement, à travers beaucoup d’accidents et de vicissitudes, un résultat qu’on ne saurait mettre à la charge de la loi et de la société. Mais c’est trop s’arrêter à des intérêts que la société ne peut pas placer sous son patronage. Revenons bien vite à des idées dignes de l’appui de la magistrature, et opposons au premier juge M. Merlin (v° *Fornication*) : « Que devrait-on décider si l’homme actionné en dommages-intérêts et en paiement des frais de couches, reconnaissait ou avait précédemment reconnu par écrit qu’il est effectivement l’auteur de la grossesse de la fille ou veuve qui se pourvoit contre lui ? Les lois nouvelles sont muettes sur cette question ; mais elle paraît devoir être résolue par le principe, qu’il ne peut être exigé de dommages-intérêts qu’à raison ou de l’inexécution d’un contrat, ou d’un délit, ou d’un quasi-délit. Ainsi, un homme, pour triompher de la vertu d’une femme honnête, a-t-il fait briller à ses yeux une promesse de mariage, et celle-ci en rapporte-t-elle la preuve par écrit ? Alors nul doute que les dommages-intérêts ne soient dus à la femme, non pas précisément parce que cet homme l’a rendue mère, mais parce qu’il a violé sa foi. Un homme a-t-il employé la violence pour satisfaire sa passion sur une fille ou veuve ? Dans ce cas, il doit sans difficulté, en subissant la peine du viol, être condamné à indemniser la victime de sa brutalité. Mais n’y a-t-il eu ni promesse de mariage ni violence, et la femme n’allègue-t-elle qu’une vaine séduction ? Dans cette hypothèse, qui est le plus ordinaire, point de dédommagement. Il n’y a point alors de délit caractérisé par les lois ; et, si l’on peut dire qu’il y a un quasi-délit, on peut dire aussi que la faute qui le constitue existe de la part de la femme tout aussi bien que de la part de l’homme ; qu’il est contre l’équité naturelle, contre la saine raison, que, pour une faute commise par deux personnes, on indemnise l’un des coupables aux dépens de l’autre, et qu’après tout *volonti non fit injuria.* » §
3.
Nous soutenons, en troisième lieu, comme conséquence des propositions qui précèdent, que la Cour doit se saisir de la question de fin de non-recevoir opposée à l’action, en l’isolant de la question du fond. Elle ne saurait ouvrir comme un théâtre dans lequel viendraient s’étaler à ses yeux tous les scandales d’articulations, de récriminations, et toutes les souillures, toutes les impuretés, que seraient obligées de remuer l’accusation et la défense. Si les faits réciproquement produits, si les documents qui seraient respectivement invoqués ne constituent que des diffamations sans portée et sans objet, parce qu’ils sont sans conséquence juridique, comment la Cour pourrait-elle permettre de les élever jusqu’à elle, de les développer à son audience, de lui faire subir une discussion dont elle n’aurait que le dégoût, sans pouvoir en tirer aucune conclusion utile ? Comment, par exemple, autoriserait-elle la femme qui prétend avoir, pendant longues années, dépouillé l’épouse légitime de l’affection de son mari, à établir que, lorsque son amant aurait été plein d’une passion coupable, il n’aurait eu qu’aversion et haine contre celle à laquelle il était légitimement uni ? Comment autoriserait-on la concubine à s’appliquer et à appliquer à son prétendu complice une correspondance dans laquelle elle chercherait des preuves des préférences qu’elle obtenait sur l’épouse, qui semblerait bien au moins avoir le droit de ne pas se voir traînée dans un pareil débat ? Comment ! l’adultère du mari, que la femme ne pourrait dénoncer qu’autant qu’il aurait lieu dans la maison conjugale (art. 339, Code pénal), la Cour permettrait à une fille-mère d’essayer de l’établir et de s’en envelopper comme d’un vêtement protecteur ! La prétendue complice, sans la femme, malgré la femme, comme dernière insulte à la femme, serait admise à tenter une démonstration par voie d’induction pour convaincre la justice ou au moins le public que ses longues complaisances auraient eu un prix ; qu’elle ne se serait pas donnée, mais se serait livrée à des conditions non déterminées encore, mais dont la détermination concernera la magistrature ! Comment la Cour autoriserait-elle le prétendu complice, sous prétexte de défense, à raconter les antécédents de son accusatrice, à remplacer la fable par la réalité, en donnant peut-être la liste de ses malheureuses victimes, pour se décharger, lui, de la responsabilité d’avoir été l’objet de ses onéreuses faveurs et de ses vénales complaisances ? L’autoriserait-elle à soutenir et à essayer de justifier que celle qui prétend être entrée dans la maison de la famille, dans le sanctuaire domestique, s’y est introduite, non pour se livrer, mais pour y commettre un vol et qu’elle est arrivée à se saisir d’une somme considérable ? La Cour ouvrira-t-elle la porte aux détails, aux commérages sur les sages-femmes, les nourrices, sur les prétendus sacrifices faits lors des accouchements, sur la destinée des enfants, sur les asiles dans lesquels ils ont été successivement placés ? Pourquoi ne pas permettre tout de suite une lutte de conjectures sur les circonstances contemporaines des conceptions ? Ce n’est pas seulement les deux parties qui auraient à souffrir d’un pareil débat, les tiers y seraient nécessairement amenés et compromis. La femme légitime y a déjà été mêlée, et il semble que, s’il y avait un nom et une position qui dussent commander la réserve et le respect, c’était le nom, c’était la position de celle que la concubine s’accuse d’avoir si longtemps outragée. Si la fin de non-recevoir est accueillie, et elle le sera, toutes les espérances de diffamation, tous les vœux de scandale sont déçus ; en forçant à plaider tout à la fois sur la fin de non-recevoir et sur le fond, l’accusatrice atteint son but, même en perdant son procès, puisqu’elle fait du mal, puisqu’elle cause d’irréparables ravages à la société comme au foyer domestique : instrument de vengeance, elle gagnerait son salaire ; calomniatrice soldée, elle recevrait d’autres mains ce qu’elle n’aurait pu arracher aux mains de l’homme sur l’honneur duquel elle s’est ruée. Que lui importerait le dénouement, si elle occupait l’audience de ses accusations ? La source de ces procès serait inépuisable, elle déborderait, si la Cour ne concentrait pas la discussion sur la question préjudicielle ; avant d’accorder son attention à d’odieuses diffamations, elle se demandera si ces diffamations ont le droit de se faire entendre. La vérité des faits diffamatoires ne déchargeant pas le prévenu de la responsabilité du délit de diffamation, aucun Tribunal n’autoriserait la production de documents, le développement d’éléments qui jetteraient soit des vraisemblances, soit des doutes, sur le point de savoir si les imputations sont calomnieuses. La preuve de la vérité diffamatoire était, sous l’empire du gouvernement parlementaire, admissible, quand il s’agissait de fonctionnaires publics ; aujourd’hui, même contre les fonctionnaires, cette preuve est expressément interdite par l’article 28 du décret des 17-23 février 1852. Y a-t-il une juridiction qui permît de mettre à nu, non pas seulement la personne d’un fonctionnaire, mais une personne privée, à laquelle on attribuerait une conduite de nature à porter atteinte à sa considération ? Tolérerait-on, favoriserait-on l’épanouissement de lâches envies, jetant leur venin sur une situation qui ferait leur tourment ? Non, car si un pareil système de dénigrement pouvait, en de mauvaises heures, avoir un seul moment de triomphe, toute la hiérarchie sociale serait exposée au moins à tous les traits du ridicule et du sarcasme, et, tout en faisant condamner ses agresseurs aux dépens, elle pourrait mourir de ses succès ; ses trophées judiciaires lui serviraient bientôt de linceul. Lorsqu’un procès est proscrit par la loi, lorsqu’il est un acte de rébellion contre elle, il ne s’agit pas de vérifier sur quelle base plus ou moins fragile il repose ; qu’il ait ou qu’il n’ait pas de chance de rencontrer des sympathies complices dans la malignité publique, dans des passions politiques ou non politiques, il doit être écarté s’il n’a pas de raison d’être juridique, et on doit d’autant plus sévèrement lui fermer la voie du scandale que le scandale a été son espérance et son but.
Me A.
BERTAULD, avocat.
Me MAINIER, avoué. __________________________________
1071-Caen, imp. Goussiaume de Laporte. |