MORIÈRE, J. : Analyse du rapport fait à l'académie des sciences par M. Coste, le 7 Février 1853, sur l'élève et la multiplication du poisson (1854).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (09.IX.2003) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire (BmLx : norm 850) de la Médiathèque de l'Annuaire des Cinq départements de l'ancienne Normandie publié par l'Association normande en 1854 (20e année) à Caen chez Delos. ANALYSE
DU RAPPORT FAIT A L'ACADÉMIE DES SCIENCES PAR M. COSTE, LE 7 FÉVRIER 1853, SUR L'ÉLÈVE ET LA MULTIPLICATION DU POISSON Par
M. J. Morière Secrétaire général de l'Association. L'art d'élever le poisson était parfaitement connu des anciens et pratiqué chez eux avec beaucoup d'habileté. Non-seulement les Romains avaient porté tout leur luxe et toute leur industrie à entretenir, dans leurs somptueux viviers, des poissons de toutes les mers connues et de toutes les tailles ; non-seulement ils avaient des esclaves occupés à ramasser des oeufs de poisson dans la mer pour les transporter dans les lacs avoisinant Rome, ou dans leurs piscines ; mais encore ils avaient découvert le moyen de féconder artificiellement les oeufs et de procréer à volonté des métis ou des mulets de plusieurs espèces. Il paraît que les Chinois, dès les temps les plus reculés, ont eu des connaissances très-avancées dans la même direction, et qu'ils empoissonnaient aussi, au moyen des fécondations artificielles, les lacs et étangs de leur vaste empire. Tous ces faits, acquis par l'expérience des siècles, tombèrent peu à peu dans l'oubli, ou bien ils restèrent confinés dans des lieux peu fréquentés, où les plus admirables pratiques se sont perpétuées comme des traditions dont on n'a pas compris toute la portée. Dans le dernier siècle, un savant chercha à sonder plus avant que ses devanciers le grand mystère de la génération. D'expérience en expérience, Spallanzani en vint à féconder artificiellement les germes d'un grand nombre d'animaux, même ceux de certains animaux vivipares. A plus forte raison avait-il réussi sans peine à imiter les procédés de la nature, quand il ne s'était agi que de ces animaux ovipares, chez lesquels la fécondation de l'oeuf est tout extérieure. Ces travaux, entrepris dans un but purement scientifique, ne tardèrent pas à éveiller le génie de l'application, et, en Allemagne, les fécondations artificielles furent employées pour faire éclore des oeufs de poisson, notamment des oeufs de saumon. Dès 1758, le comte de Golstein parvint à faire éclore, dans une seule expérience, 430 saumoneaux, qui lui servirent à empoissonner plusieurs viviers ; il réussit même à féconder les oeufs d'une truite morte depuis quatre jours. Vers la même époque, en 1763, un naturaliste allemand, Jacobi de Hambourg, arrivait aux mêmes résultats. A des époques beaucoup plus rapprochées de nous, les expériences de sir Anthony Carlisle (1813), de Rusconi (1835), de Boccius (1841), d'Andrew Joung, à Ivershire (1842), de MM. Agassiz et de Vogt (1842), de James Wilson, de M. Coste et de beaucoup d'autres savants, ont confirmé, de toutes manières, et les expériences purement scientifiques de Spallanzani, et celles toutes pratiques de Golstein et de Jacobi. Toutefois, comme le fait remarquer, avec raison, M. Milne-Edwards, les vérités devenues presque banales pour les naturalistes sont, d'ordinaire, complètement ignorées de la plupart des hommes. Aussi, lorsqu'en 1848 M. de Quatrefarges rappela les droits de Golstein à la découverte de la fécondation artificielle, et démontra qu'il était possible de fabriquer, en quelque sorte, du poisson comme on produit du blé ou de la viande, l'attention du public fut-elle vivement frappée et entrevit-on, avec autant de surprise que de bonheur, tous les profits que l'industrie rurale devait retirer de ces brillants résultats de la science. Dès 1841, deux simples pêcheurs du département des Vosges, retrouvant par eux-mêmes, à force de patience et d'observations, la voie parcourue à leur insu par les Spallanzani et les Golstein, en sont venus à se créer une véritable industrie en fécondant artificiellement des oeufs de truites, et en repeuplant ainsi des ruisseaux d'où ce poisson avait disparu. Ainsi, ils ont empoissonné, avec de jeunes truites obtenues au myen de la fécondation artificielle, deux étangs, situés à peu de distance du village de la Bresse, arrondissement de Remiremont, où ils habitent, et, en 1849, ils n'avaient pas moins de 5 à 6 millions de truites, depuis l'âge d'un an jusqu'à trois. Dans une seule rivière, la Mossellote, qui passe à la Bresse, et qui se jette non loin de là dans la Moselle, ils ont lâché environ 50,000 truites, qu'on pêche aujourd'hui à l'état adulte. Ajoutons que Rémy et Géhin, ces deux modestes pêcheurs, n'ont jamais fait mystère de leurs procédés et y ont initié tous ceux qui leur témoignaient le désir de se livrer à des expériences analogues. Certes, l'Académie de Nancy a fait un noble usage de ses fonds d'encouragement quand elle a donné une récompense à ces physiologistes sans le savoir, et le gouvernement a agi avec intelligence lorsque, sur la proposition de M. Dumas, il a confié à MM. Géhin et Rémy la mission de vulgariser, dans les départements, leurs procédés de rempoissonnement des cours d'eau. Cette repopulation des cours d'eau est, comme le fait observer M. de Quatrefarges, d'une grande importance économique. « Créer des aliments de nature animale, c'est là le plus grand problème de l'agriculture, et l'élève du poisson le résout à peu près sans rien coûter. Là, d'ailleurs, les choses se passent tout comme sur terre. Le monde aquatique obéit aux mêmes lois que le monde aérien. Des poissons herbivores, des carpes par exemple, broûtent l'herbe et transforment en chair les principes fournis par le règne végétal. A leur tour, ces herbivores sont mangés par les carnivores, et, comme ces derniers sont, en général, plus estimés, il s'ensuit que c'est à les produire que doit s'attacher l'éleveur de poisson. » Les fécondations artificielles permettent de semer du poisson comme de semer du grain. On peut de même choisir les espèces, et, comme dans les semailles terrestres, on n'est limité, quant à la quantité, que par l'étendue même du champ. Ces fécondations ont le très-grand avantage de soustraire le frai aux chances nombreuses de destruction que l'industrie multiplie chaque jour, et qui sont telles, que certaines rivières, naguère renommées pour leur richesse ichtyologique, ne contiennent plus que de rares individus. Et, cependant, on a peine à concevoir cette destruction lorsqu'on considère l'énorme fécondité des poissons. La femelle du hareng ne contient pas moins de 36,000 oeufs ; une perche, de moyenne grosseur, en renferme plus de 60,000 ; une sole, plus de 100,000 ; un maquereau, de 100,000 à 550,000 ; un brochet de 10 kilogrammes en a présenté 166,400 ; dans la carpe, on en compte, suivant la grosseur, de 167,400 jusqu'à 203,109. Ces nombres sont encore bien surpassés dans certaines espèces communes. Ainsi, par exemple, dans la tanche, on trouve 383,252 oeufs ; dans le carrelet, 1,357,400 ; dans l'esturgeon, de 1,467,856 à 7,653,000 ; enfin, dans la morue, de 3,686,760 à 9,344,000 ! Comment parvient-on à féconder les oeufs des poissons, à les soustraire aux causes nombreuses de destruction qu'ils rencontrent et à les amener à l'état adulte ? Nous allons l'apprendre dans le remarquable Rapport que M. Coste a fait à l'Académie ses sciences, le 7 février 1853, et dont nous citerons de nombreux extraits. On se souvient que, l'an dernier, à la suite d'un Rapport de M. Coste, et sur la proposition de M. le directeur général de l'agriculture et du commerce, de M. le ministre de l'intérieur accorda à MM. Berthot et Detzem, ingénieurs du canal du Rhône au Rhin, un crédit de 30,000 francs, destiné à créer, près d'Huningue, un établissement de pisciculture, à l'organisation duquel le savant professeur d'embryogénie comparée du collége de France fut chargé de présider. « Après avoir choisi un vase dont le fond soit plat et aussi évasé que l'ouverture, afin que les oeufs puissent s'y répandre sur une certaine surface et ne s'y accumulent pas en un bloc difficile à pénétrer, on verse dans ce vase, préalablement nettoyé, un ou deux litres d'eau bien claire ; puis on saisit une femelle que l'on tient par la tête et le thorax avec la main gauche, pendant que la main droite, le pouce appuyé sur la face ventrale de l'animal et les autres doigts sur la région dorsale, glisse comme un anneau d'avant en arrière, et refoule doucement les oeufs vers l'ouverture qui doit leur livrer passage. Il faut, pour que les oeufs soient mûrs, qu'ils sortent sous la plus légère pression et sans la moindre violence. Si on éprouve de la résistance, la femelle doit être replacée dans le vivier, et il faut attendre que le travail de la maturation soit arrivé à son terme. Il y a des cas où, bien que les oeufs se soient naturellement détachés, les femelles pleines ne peuvent réussir à se délivrer elles-mêmes. Un séjour trop prolongé de ces oeufs dans leur cavité abdominale finit alors par les altérer et leur faire perdre les qualités dont on les aurait trouvés doués, si on les avait pris un peu plus tôt. - Les personnes exercées reconnaissent, à deux caractères bien tranchés, l'existence de cette altération : d'abord, à l'écoulement d'une espèce de pus dont on ne voit pas de traces dans l'état normal, et qui trouble l'eau dès que les premiers oeufs y tombent ; ensuite, à la couleur blanche que ces oeufs prennent au contact de ce liquide. Mais quand ni l'un ni l'autre de ces caractères ne se manifeste, tout fait présager que l'opération va réussir. On se hâte alors de renouveler l'eau du récipient, afin de la purger des mucosités que le frottement de la peau des femelles a pu y mêler, et l'on prend aussitôt un mâle dont on exprime la laitance par un procédé semblable à celui qui a permis d'obtenir les oeufs. Si cette laitance est à l'état de complète maturité, elle coule abondante, blanche et épaisse comme de la crême ; et dès qu'il en est ainsi tombé pour que le mélange prenne l'apparence du petit lait, on juge que la saturation est suffisante. Mais pour que les molécules fécondantes se répandent partout d'une manière uniforme, il faut avoir la précaution d'agiter le mélange et de remuer doucement les eaux avec la fine barbe d'un long pinceau ou avec la main, afin qu'il n'y ait pas un seul point de leur surface qui ne se trouve en contact avec les éléments qui doivent les pénétrer ; puis, après un repos de deux à trois minutes, on dépose ces oeufs vivifiés dans les ruisseaux à éclosion. » Voyons maintenant en quoi consiste l'appareil à éclosion. Nous décrirons d'abord celui qui a été établi par M. Coste, au Collége de France, et qui a servi de modèle à celui d'Huningue, dont nous donnerons ensuite la description. L'appareil du Collége de France est formé par un assemblage de petits canaux parallèles, disposés en gradins de chaque côté d'un canal supérieur, qui les domine tous et sert à les alimenter tous. Le fond de ces canaux étant recouvert d'une couche assez épaisse de gravier et de petits cailloux, on place l'appareil sous un robinet qui donne un filet d'eau continu ; puis on dépose sur le gravier les oeufs que l'on veut y faire éclore, et qu'on peut séparer par espèces et par âges dans les nombreux compartiments dont cette machine se compose. L'écoulement de l'eau est calculé de telle manière que les oeufs doivent être continuellement recouverts d'une couche de liquide de 2 centimètres 1/2 au plus d'épaisseur. Dans ces conditions artificielles, les oeufs se développent et éclosent aussi sûrement et plus promptement que dans les cours d'eau naturels, parce qu'ils sont préservés de toutes les variations de température, de tous les accidents qui peuvent les retarder, les altérer ou les détruire. A Huningue, toutes les sources qui sortent du pied d'une colline qui borde, comme un rideau, l'un des côtés du territoire de l'établissement, ont été encaissées dans un canal commun de 1,200 mètres de long, destiné à conduire les eaux jusqu'à la tête du hangar monumental que transforme en une sorte de piscifacture l'immense appareil à éclosion qu'il recouvre. Ce hangar, construit sur le modèle de l'élégante gare du chemin de fer de Baden, admet les eaux du canal par un tunnel en briques, dont l'ouverture extérieure est garnie d'une vanne qui règle le courant. A peine entrée dans cette fabrique, la colonne de liquide que le tunnel y introduit, s'y trouve retenue par une digue transverse à la paroi de laquelle sont articulées sept ventelles mobiles correspondant à sept ruisseaux parallèles, ayant chacun 1 mètre de large, 40 mètres de long, s'étendant jusqu'à l'extrémité opposée du hangar, qu'ils franchissent par des arcades distinctes, pour se rendre au dehors dans des bassins particuliers, où ils doivent entraîner les poissons qui viennent d'éclore. Ces ruisseaux artificiels, contenus dans des rives qui n'ont pas plus de 3 pouces d'épaisseur, sont séparés les uns des autres, dans toute la portion de leur longueur que recouvre le hangar, par des chemins profonds où circulent librement les gardiens préposés au service de l'exploitation, et qui leur permettent de suivre sans fatigue ce qui se passe au sein des courants, dont la surface est à hauteur d'appui. En faisant jouer les ventelles articulées qui forment les parties mobiles de la digue qui retient les eaux à la tête du hangar, on donne à ces courants la vitesse ou la lenteur que l'on juge convenable pour favoriser l'éclosion, et l'on reste toujours libre de modifier, selon les besoins, les conditions dans lesquelles les oeufs se trouvent placés, à partir du moment où la fécondation artificielle leur communique l'aptitude au développement, jusqu'à celui où les jeunes poissons sortis de ces oeufs sont transportés dans les viviers. Le comte de Golstein recommandait, il y a un siècle, de placer les oeufs fécondés dans de longues caisses en bois, grillées à leurs extrémités, sur un lit de cailloux entre lesquels il les disséminait, afin d'imiter ce que font les femelles au moment de la ponte. - Géhin et Rémy ont employé la même méthode : seulement, au lieu de caisses grillées aux deux extrémités, ils se sont servis de boîtes circulaires en ferblanc, percées comme des cribles. C'est sur des claies ou corbeilles plates en osier que, dans l'établissement d'Huningue, on place les oeufs fécondés. Les fines mailles de leurs parois forment un crible à travers lequel passent les détritus suspendus dans le liquide, à la surface duquel ces claies ou ces corbeilles sont immergées. La position surperficielle qu'on leur donne rend l'observation si commode, que rien n'échappe à la surveillance d'un gardien un peu attentif. Si le courant chasse les oeufs de manière à les entasser, il les remet en place et modère ce courant ; si des byssus s'y développent, il les enlève avec un pinceau ; si, enfin, un séjour trop prolongé attache à l'espèce de canevas végétal sur lequel ils reposent un sédiment nuisible, il verse le contenu d'une corbeille salie dans une corbeille de rechange, et, à l'aide de ce facile transbordement qui s'opère sans danger, même pour les jeunes poissons qui viennent d'éclore, il entretient la propreté pendant la durée du développement. Un autre motif qui a fait préférer les corbeilles au fond de cailloux recommandé par le comte de Golstein et les deux pêcheurs de la Bresse, c'est qu'on peut, après la naissance des saumons et des truites, convertir ces corbeilles en légers radeaux, qui portent la récolte jusqu'aux viviers, où on les dépose comme du froment dans un grenier. Il suffit de descendre provisoirement au fond du ruisseau toutes celles qui pourraient faire obstacle ou dont le contenu n'est pas encore éclos ; puis on enchâsse dans un cadre flottant celles qui sont restées à la surface, et le courant les entraîne au lieu de destination, sans qu'il soit nécessaire de toucher aux animaux délicats qu'elles renferment. Les corbeilles, descendues provisoirement au fond des ruisseaux, sont ensuite ramenées à fleur d'eau, en attendant que d'autres éclosions fournissent les éléments d'un nouveau convoi. Il existe en ce moment, dans le laboratoire de M. Coste, plus de dix mille saumons nouvellement éclos ou sur le point d'éclore, reposant sur ces claies comme les vers à soie sur celles où on les élève. L'organisation bien simple de ce mécanisme, continue M. Coste, élève la pisciculture au rang des industries dont la science a suffisamment perfectionné les procédés, pour qu'un simple rouage, substitué à la main de l'homme, façonne seul la matière première en un produit déjà prêt à figurer sur nos marchés. Il suffit, en effet, d'une combinaison particulière de courants qui entretiennent la circulation dans des bassins convenablement aménagés, pour que les jeunes poissons sortis de ces oeufs soient entraînés dans des viviers où, quand ils seront convertis en alevin, on puisse, à l'aide d'un artifice bien simple, en faire la récolte sans frais de manutention. Pour atteindre ce dernier but, on ménage, dans l'épaisseur de la rive de chaque vivier, des retraites qui sont toutes garnies d'un coffre en bois, qu'on peut en retirer à volonté, percé d'une ouverture semblable à celle qui donne entrée aux chiens de nos basses-cours dans les cabanes qui les abritent. Une ventelle, dont la tige s'élève au-dessus de l'eau, permet de fermer cette ouverture, et de faire prisonniers tous les jeunes poissons qui se réfugient dans ces insidieuses retraites. L'expérience prouve, en effet, que les saumons et les truites, mis en liberté dans un vivier, vont sur-le-champ, comme, du reste, la plupart des poissons, se rassembler dans les coffres qui en garnissent les parois ; et si, par aventure, quelques-uns de ces animaux se tiennent à l'écart, on n'a qu'à battre l'eau pour que la frayeur les y conduise. Ces coffres, qui peuvent s'ajuster ensemble de manière à former bateau, sont ensuite retirés de leur niche et remorqués jusqu'au canal du Rhône au Rhin, où se préparent les grands convois qui doivent porter les produits de l'établissement dans toutes les eaux de la France. Dans quatre mois, MM. Berthot et Detzem choisiront, parmi les jeunes poissons provenant des éclosions qui s'opèrent en ce moment, 600 mille saumons ou truites, avec lesquels ils essaieront de peupler le Rhône, dont le saumon ne fréquente pas les eaux. S'ils réussissent, comme tout le fait supposer, ils auront donné un des plus frappants exemples des richesses que l'on doit attendre de l'industrie naissante. L'idée de faire concourir les fleuves à l'ensemencement et à l'exploitation des mers par l'éclosion artificielle des espèces qui vivent alternativement dans les eaux douces et dans les eaux salées, conduit M. Coste à parler de l'utilité qu'il y aurait à organiser, dans les lagunes qui avoisinent l'embouchure du Rhône, un établissement analogue à celui qu'on est en train de fonder près d'Huningue, mais consacré particulièrement à la propagation et à l'acclimation des animaux marins. Cet établissement sera en quelque sorte le complément du premier. Les pratiques que M. Coste a vu réussir dans les nombreux étangs salés que l'on rencontre sur le littoral de l'Adriatique, dans les marais Pontins, dans le golfe de Naples, lui ont paru devoir réussir également dans les lagunes du midi de la France, où les conditions sont identiques. Ainsi, des bancs artificiels d'huîtres pourront être formés dans les étangs de Marignanne, de Berre, de Than, etc., et fournir en abondance une espèce d'aliment qui manque aux habitants de la Provence, du Languedoc, du Roussillon. Le radeau, formé de pièces mobiles que l'on peut désarticuler à volonté, et sur le plancher duquel un gardien de l'arsenal de Venise sème des moules, qu'il élève dans un bassin reculé de cet arsenal, où elles grossissent avec une prodigieuse rapidité ; ce radeau, imité dans les mêmes conditions que les bancs artificiels d'huîtres, donnera d'inépuisables récoltes. L'éclosion des langoustes, des homards, etc., aura lieu dans une lagune qui avoisine l'embouchure du Rhône, comme celle d'autres crustacés dans la lagune de Comacchio. M. Coste est en train d'organiser, sur les côtes de la Provence, un plan d'expérimentation sur la propagation artificielle des animaux marins. Il existe sur le littoral du Calvados plusieurs points où l'on pourrait très-facilement répéter les expériences que va faire M. Coste sur les côtes de la Provence. Nous citerons particulièrement Ouistreham, Colleville, Courseulles, Asnelles, Arromanches, où l'on pourrait, sans beaucoup de frais, avoir des bassins d'eau salée (1). En y élevant des poissons de mer au moyen de la fécondation artificielle du frai des diverses espèces, on créerait en abondance du poisson, dont la pêche serait une source de richesses pour les habitants du littoral. Il n'y aurait pas à craindre d'y pratiquer, sans cesse, cette éclosion du frai fécondé artificiellement ; car les poissons, ainsi multipliés outre mesure, coûteront d'autant moins de soins pour leur nourriture, qu'ils se serviront les uns aux autres de pâture. Il serait bon, toutefois, d'entourer quelques remises, bien garnies, de graminées et de plantes aquatiques, afin d'y faire éclore et croître tout le frai qu'on y aura déposé. Il faudrait aussi couvrir, par un grillage, les baquets ou vases servant de frayères, pour que les oeufs soient garantis contre les oiseaux aquatiques. On pourrait ainsi, chaque année, faire sortir de ces réserves des essaims de petits poissons, qui grandiraient avec le temps. Plusieurs propriétaires du Calvados se sont livrés à des essais de multiplication artificielle des poissons de rivière ; ces essais n'ont pas réussi, parce qu'ils n'ont pas été faits dans des conditions convenables. Mais nous ne doutons pas que les expériences auxquelles vont se livrer MM. de Caumont, à Vaux-sur-Laizon, et Amédée de Montbrun, à Quetiéville, ne soient couronnées de succès. Des résultats importants ont été obtenus dans les départements de la Seine-Inférieure, de l'Eure et de la Manche. Il y a environ un an que Géhin, commissionné par le gouvernement pour propager la nouvelle méthode de fécondation artificielle, en a fait l'application à l'éclosion d'une grande quantité de truites, dans un canal alimenté par les eaux de l'Avre, et appartenant à M. Dantard, directeur d'usine à Courteilles, canton de Verneuil. M. Dantard se propose, cette année, d'acclimater le saumon dans la rivière d'Avre, dont les eaux sont très-convenables. Les procédés de fécondation artificielle employés pour les poissons ne peuvent pas s'appliquer aux anguilles, car on ne les trouve jamais chargées de laite ou d'oeufs ; mais il existe un moyen très-simple de les multiplier. La montée, qui rapporte, chaque année, 8 à 10 mille francs aux personnes qui se livrent à cette pêche, est un amas de petites anguilles nouvellement nées, qui nous arrivent de la mer, par légions innombrables, du mois de mars au mois de mai (2). Pour peupler les étangs et les ruisseaux qui manquent aujourd'hui d'anguilles, il suffit d'y transporter de la montée, et de renouveler l'opération périodiquement. Ce transport peut s'effectuer avec la plus grande facilité, même à des distances assez considérables ; il suffit, pour cela, de placer la montée au milieu d'une masse de brins d'herbe mouillés et d'en empêcher la dessiccation. Les expériences de M. Coste prouvent qu'on peut nourrir, à peu de frais, les petites anguilles, de manière à les faire grandir rapidement. Elles gagnent, dans les premiers temps de leur existence, tous les neuf mois, de 8 à 10 centimètres de long et 2 centimètres 1/2 de circonférence ; en sorte que, si l'on suppose qu'elles continuent à grandir dans la même proportion jusqu'au moment de leur complet accroissement, on arrive à cette conséquence que, vers la sixième année, elles doivent avoir près de 1 m. de long et 16 ou 18 cent. de circonférence, c'est-à-dire un poids de 1 kilog. à 1 kilog. 1/2, ce qui leur donnerait une valeur de 6 à 8 fr. sur le marché de Paris. On voit par-là que les anguilles sont, de tous les poissons, ceux qui, dans les localités marécageuses, doivent produire le plus de bénéfices ; ajoutons que ce sont ceux qu'on peut élever en plus grand nombre, dans le moindre espace et la moindre quantité d'eau. Il serait à désirer qu'on produisît les anguilles en assez grande abondance pour qu'elles devinssent un des moyens principaux de l'alimentation du peuple ; car leur chair est non-seulement agréable au goût, mais encore constitue un aliment favorable à la santé des hommes. Comme on le voit par tout ce qui précède, l'application pratique des fécondations artificielles à l'élève des poissons est aujourd'hui hors de doute. Il sera toujours facile, comme l'a prouvé M. Coste, de trouver une nourriture qui puisse être donnée aux jeunes poissons, dans les premiers temps qui suivent l'éclosion. Les expériences auxquelles se livre en ce moment M. le comte de Pontgibaud, en Auvergne, prouveront probablement qu'on peut appliquer à cet usage les animaux morts dont la chair aura été convenablement préparée. Cette nourriture sera d'un prix insignifiant. On pourra ensuite semer des espèces herbivores destinées à être mangées par les espèces carnassières, qui serviront, à leur tour, à la nourriture de l'homme. On aura ainsi trouvé l'un des moyens les plus simples et les moins dispendieux de créer des aliments de nature animale, et résolu un des problèmes les plus importants de l'économie publique. L'industrie de la pisciculture ouvrira à la production un nouveau domaine, et un domaine d'autant plus précieux, que ses fruits, pour venir à maturité, n'auront pas besoin, comme ceux de la terre, des travaux que la culture exige. Ce sera, ainsi que le fait observer l'illustre professeur du collége de France, un bienfait de plus que les classes laborieuses recevront des mains de la science, et qui leur fera mieux sentir quel étroit lien unit, dans l'organisme social, ceux qui travaillent et ceux qui pensent. Notes : |