Le succès rapide des Musées cantonaux (1), la médaille d'honneur et la médaille d'or qui viennent de m'être décernées à leur occasion (2) m'encouragent à appeler votre attention sur une institution dont les similaires ont déjà produit en Suisse, en Angleterre, en Belgique, en Russie et aux États-Unis d'Amérique d'admirables résultats.
Les Musées cantonaux, comme l'indique leur nom, s'adressent principalement aux populations laborieuses et honnêtes de nos campagnes, trop négligées jusqu'à ce jour. Ils ne ressemblent en rien aux musées de peinture et de sculpture, aux musées géologiques et d'histoire naturelle de nos grandes villes. Ils sont, dans chaque canton, le résumé plus ou moins complet des connaissances pratiques indispensables dans le siècle où nous sommes.
Ce résultat est obtenu par le choix et la disposition des objets qui y figurent et surtout par les notices très-courtes, quelquefois curieuses, mais toujours instructives, qui accompagnent chacun de ces objets. Elles en indiquent la nature, la provenance, l'emploi, le mode de fabrication s'il s'agit d'un objet manufacturé, enfin les avantages. Et l'on peut affirmer qu'une visite dans ces Musées en apprend beaucoup plus que la lecture de gros volumes, souvent mal compris de ceux, en trop petit nombre d'ailleurs, qui ont le courage et le temps de les lire.
Les Musées cantonaux comprennent généralement quatre sections : une section artistique, une section agricole et industrielle, une section scientifique et une section historique, que nous allons passer successivement en revue.
LA SECTION ARTISTIQUE est la moins importante : on conçoit qu'avant de songer aux nobles jouissances de l'esprit et de l'imagination, il convient de s'occuper des besoins journaliers de la vie. Cette section reçoit les tableaux et statues, les objets d'art anciens ou modernes, français ou étrangers à l'exécution desquels aucune pensée impure n'a présidé.
LA SECTION AGRICOLE ET INDUSTRIELLE comprend tout objet se rattachant à l'agriculture et à l'industrie de la localité. On y trouve des gravures-programmes, ou des modèles réduits de toutes les machines et de tous les instruments pouvant être utilisés dans le canton (3). On y voit figurer des spécimens de graines, de fruits, de racines, de produits manufacturés. - On y trouve les objets les plus simples, depuis les pierres servant à l'entretien de nos routes, les briques employées à la construction de nos maisons, le bois de nos forêts, jusqu'à des échantillons du pain formant notre nourriture de chaque jour. Tous les métiers et toutes les professions manuelles du canton y sont représentés.
LA SECTION SCIENTIFIQUE intéresse surtout les amateurs de physique, de chimie, de mécanique, de géologie, d'histoire naturelle. On y remarque quelques-uns des instruments les plus en usage dans les laboratoires de physique et de chimie ; des gravures ou tableaux représentant les grands aspects de la nature (aurores boréales, volcans, etc.) avec des notices explicatives, des spécimens géologiques des principaux terrains du canton avec l'indication exacte de la localité dans laquelle ils se trouvent, de leur composition physique et chimique, du mode de culture qui leur convient selon l'altitude et l'orientation du lieu, enfin les fossiles qui les caractérisent. On y voit des cartes géographiques, géologiques, agricoles, industrielles, etc. ; - des insectes utiles et nuisibles, de petits quadrupèdes empaillés, des reptiles, des poissons, des mollusques, des oiseaux propres à la localité avec une notice indiquant leurs moeurs, les avantages ou les dangers de chacun d'eux ; - enfin quelques collections botaniques où les propriétés médicales des plantes sont indiquées avec les moyens de les propager ou de les détruire.
LA SECTION HISTORIQUE contient des gravures, des photographies représentant les principaux monuments du canton. Une notice sur chacun d'eux indique l'époque approximative de sa fondation, de sa destruction, le style dans lequel il a été construit, son usage et les principaux événements dont il a été le théâtre. On y trouve aussi des notices biographiques sur les hommes marquants, dont il est bon de rappeler les nobles exemples, enfin la liste des cultivateurs et négociants récompensés dans les concours. - Chaque musée contient ainsi son livre d'or et son tableau d'honneur.
Vous comprenez, monsieur et honoré collègue, que si l'on voulait installer simultanément tous les objets appelés à figurer dans un musée cantonal, on n'y parviendrait pas : - la place manquerait évidemment. Mais ce fait, loin de nuire à la nouvelle institution, est, au contraire, une des raisons de sa prospérité et l'un des gages les plus sérieux de son avenir.
MM. les directeurs des musées cantonaux organisent, en effet, diverses séries d'expositions d'une durée plus ou moins longue, suivant l'importance qu'ils croient devoir accorder à tel ou tel enseignement.
Ont-ils plus d'objets scientifiques qu'ils n'en peuvent placer dans le musée cantonal (4) ? Ils en profitent pour doter d'un petit Musée scolaire chacune des écoles rurales du canton, à condition, bien entendu, que MM. les instituteurs et Mmes les institutrices veuillent bien conduire leurs élèves au musée et inaugurer ainsi en France les promenades scolaires si utiles au point de vue de l'enseignement par l'aspect et si favorables à la santé des enfants dans les pays où elles sont entrées dans les moeurs.
Ont-ils trop d'objets agricoles ou industriels (5) ? Ils établissent des catégories, en indiquant à chacun des exposants le moment où ils devront apporter ou reprendre leurs objets, de telle sorte que le musée, fidèle à son programme général d'enseignement se transforme perpétuellement dans ses détails. Il y a là un puissant moyen d'attraction pour les visiteurs qui y trouvent à la fois plaisir et profit puisque leur curiosité, sans cesse tenue en éveil, leur présente toujours de nouveaux sujets d'étude et de nouvelles connaissances à ajouter aux anciennes.
Vous apprécierez en outre, Monsieur et honoré collègue, que les musées cantonaux auront pour résultats nécessaires :
De développer l'esprit d'observation parmi les enfants de nos écoles par les habitudes d'examen appliquées à tous les objets usuels.
De favoriser leurs vocations pour telle ou telle profession, que la vue seule d'un objet suffira quelquefois à faire naître ;
D'augmenter les richesses scientifiques dans notre pays par le nombre, de plus en plus considérable, des personnes qui s'intéressent aux choses de l'esprit et qui se feront un plaisir, - soyez en persuadé, - d'être vos collaborateurs dans toutes les localités où vous avez des relations ;
D'accroître enfin les richesses matérielles de chaque région par la vulgarisation des meilleures machines agricoles et industrielles, par l'indication des meilleurs procédés de culture et des meilleures races d'animaux à propager dans le canton, enfin par le développement d'une légitime émulation entre les cultivateurs et les industriels, qui seront fiers de voir leurs produits représentés au musée cantonal et leurs noms inscrits sur le tableau d'honneur.
Les musées cantonaux auront en outre l'avantage, par leur côté historique, de nous rappeler le souvenir de nos ancêtres ; de nous rendre moins prompts à nous laisser entraîner dans les funestes erreurs où quelques-uns d'entre eux ont sombré ; de nous remplir enfin les uns et les autres de ces doux sentiments de fraternelle concorde, plus indispensables que jamais au relèvement de notre chère France.
Persuadé que vous ne refuserez pas votre précieux concours à une oeuvre essentiellement patriotique, quoique non politique, - je vous prie, monsieur et honoré collègue, d'agréer l'assurance de ma considération la plus distinguée.
Paris, le 3 avril 1877.
NOTA. - Pour organiser un musée cantonal, il suffit d'en obtenir l'autorisation de l'administration municipale. Deux ou trois hommes de bonne volonté, dans chaque canton, se réunissent pour constituer entre eux la «Société du musée cantonal». Ils choisissent, d'accord avec les autorités, pour y installer le futur musée, tantôt la salle de la mairie, tantôt celle de la Caisse d'épargne, tantôt le foyer du théâtre, tantôt l'une des salles d'attente de la gare ou de la justice de paix. Ils peuvent en toute liberté organiser le musée, comme ils le jugent convenable, selon les besoins de la localité ; recueillir des cotisations pour la construction des vitrines (6) ou pour l'achat de quelques collections (7) ; engager MM. les instituteurs et Mmes les institutrices à y conduire leurs élèves ; y faire des conférences (en obtenant les autorisations exigées par la loi) ; enfin décider de toutes les questions qui intéressent la prospérité matérielle et morale du musée.
Notes:
(1) Le premier musée cantonal a été inauguré à Lisieux le 17 juin dernier. L'idée s'est promptement répandue dans les villes suivantes : Honfleur, Mézidon, Bayeux, Isigny, dans le Calvados ; Pont-Audemer, dans l'Eure ; Flers et Domfront, dans l'Orne ; Villedieu et Granville, dans la Manche ; Pornic, dans la Loire-Inférieure ; Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme ; Saint-Tropez, dans le Var ; Bien qu'aucun de ces musées n'ait encore une organisation complète, j'ai cru devoir, pour bien faire comprendre ma pensée, indiquer ici, comme réalisés, certains détails, qui se laissent, dès maintenant, très-nettement deviner dans l'ensemble de l'oeuvre.
(2) Par la «Société libre pour le développement de l'instruction et de l'éducation populaires» et son président d'honneur, M. le duc de Doudeauville, à la séance publique du 2 avril courant, au grand amphithéâtre du Conservatoire des arts et métiers.
(3) Ces gravures-programmes et ces modèles réduits sont généralement envoyés par MM. les inventeurs et marchands de machines qui y trouvent une excellente réclame.
(4) Comme cela est arrivé aux organisateurs du Musée cantonal de Mézidon qui, en quatre mois, sont parvenus à construire des vitrines murales de plus de 7 mètres de longueur et ont réuni des collections de spécimens géologiques et d'histoire naturelle trouvés dans la localité, trop nombreux pour pouvoir y être contenus. Qu'ils reçoivent ici nos sincères remerciements.
(5) Toutes les places disponibles dans les vitrines du musée de Lisieux ont été retenues avant même leur construction.
(6) Les conseils municipaux de Flers et de Pont-Audemer ont voté des fonds pour la construction des vitrines du musée cantonal de leur localité. J'ai lieu d'espérer que leur patriotique exemple trouvera de nombreux imitateurs.
(7) Bien que je préfère de beaucoup les collections en nature, d'abord parce qu'elles ne coûtent absolument rien et aussi parce qu'elles sont plus conformes à mon programme, je crois devoir signaler la collection en six tableaux publiée par l'imagerie d'Epinal (Vosges), par ordre de M. le ministre de l'instruction publique, sous ce titre : «les Ennemis et les auxiliaires naturels des cultivateurs,» au prix de 2fr.50 - Cette collection, que l'on rencontre dans un grand nombre d'écoles, donne une idée assez exacte des notices à placer à côté de chacun des objets exposés dans les musées cantonaux.