Vers une Action Normande
VIII. – LES CAUSES.
France… Sweet heart of the Warld !
Prt WILSON.
Nous voici arrivés à la partie centrale et essentielle de nos études :
le diagnostic ! Tous ceux qui savent un peu ce qu’est la médecine
comprendront la portée des lignes qui vont suivre. Leur gravité ne nous
a point échappé et ce n’est pas à la légère que nous apportons ici, aux
lecteurs de
Normandie, les conclusions d’une méditation longue et
attentive. Dès avant la guerre, nous en avions dégagé le sens général :
le cataclysme n’a fait qu’en préciser, par ses rudes leçons, la
tendance réaliste. Nous nous sommes efforcés d’aborder le problème sans
idée préconçue, avec le « doute méthodique » recommandé par le grand
philosophe du dix-septième siècle ; si nous nous trompons, c’est avec
la plus absolue bonne foi : et pour donner à chacun un témoignage
irréfutable de cette sincérité, nous convions les lecteurs de
Normandie à une enquête sur la question, lorsque ces notes prendront
fin.
C’est rien moins que le grave problème de la politique supérieure que
nous abordons ici ! Tentative audacieuse, folle peut-être, aux yeux de
certains, si l’on songe que nous n’avons aucun livre à notre
disposition, que quatre années de campagne ont créé bien des lacunes
dans notre mémoire et sans doute un peu rouillé notre cerveau. Nous
osons cependant, avec les seules lumières de notre bon sens et
l’expérience acquise au cours de ces rudes mois de guerre !
La politique supérieure, c’est-à-dire l’art de gouverner les hommes !
Comment aborder ce redoutable problème, source inépuisable de
controverses passionnées… depuis qu’il y a des hommes et qui pensent !
Nous ferons, si vous le voulez bien, comme le médecin nouveau qui est
appelé auprès d’un malade gravement atteint et dont il ignore à peu
près tout.
Ce médecin, s’il est sérieux, entrera dans la chambre sans aucune idée
préconçue : il ne commettra pas la faute d’ajouter foi aux récits de la
« servante » ou du « parent » venus le supplier d’intervenir et qui
prétendent connaître la nature et sans doute les causes de la maladie ;
il écoutera, notera pour mémoire et se gardera de toute idée préalable.
Il relèvera les manifestations du mal, les symptômes, les altérations
de l’organisme. Ensuite il s’inquiétera du tempérament du sujet :
nerveux, sanguin, bilieux, lymphatique. Il voudra connaître ses
habitudes, ses conditions de vie, ses excès ; enfin il se
préoccupera de son hérédité. Ce n’est qu’alors et après avoir
rapproché tout cela de
ce qu’il sait par étude et par expérience
personnelle qu’il dira : Voici la ou les causes du mal pour lequel
vous m’avez appelé ; partant, voici la médication, le régime à suivre.
Tâchons de faire comme le consciencieux médecin.
Que voulons-nous savoir au juste ? Les causes des maux que nous avons
rapidement énumérés, et dont souffre la société française ?
C’est-à-dire que nous désirons par une méthode que nous voudrions aussi
expérimentale, aussi scientifique que possible, mettre en lumière les
vices, les imperfections de l’organisme social français de ce vingtième
siècle. Nous voulons, connaissant le sujet, connaissant ensuite son
régime, savoir pourquoi les choses ne vont pas aussi bien pour ce sujet
qu’on le peut raisonnablement souhaiter. Comment y parvenir ? Mais il
me semble, en étudiant le sujet et son régime !
Voyons un peu ce qu’est la société française. Je dis la société
française et non la France pour éviter une confusion avec l’expression
géographique.
Pour bien savoir ce qu’est la société française, en quoi consistent sa
nature et ses besoins, je crois sage d’étudier succinctement : 1°
l’habitant et son genre de vie ; 2° l’habitation ; 3° les voisins et
les « relations ».
Etude très succincte bien entendu et destinée seulement à jeter de la
clarté dans notre examen, à empêcher cet examen de s’écarter de la
réalité sans laquelle il n’y a pas de sciences ni de règles, ni de lois
dignes de ce nom.
L’habitant d’abord : Français, mon compatriote, descendant de ces fiers
Gaulois qui ne craignaient qu’une chose : que le ciel leur tombât
sur la tête ! Race ardente, impulsive, prompte à l’enthousiasme et au
découragement : toujours prête à soutenir la cause du faible et à
épouser les idées nobles et généreuses. Race où le cœur est souvent
placé plus haut que la tête : peuple facile à émouvoir quand on invoque
devant lui les grandes idées de justice et de liberté. Peuple, pour ces
raisons, très accessible aux beaux discours, proie facile pour les
rhéteurs. N’est-ce pas un Dieu de nos pères : Teutatès, si j’ai bonne
mémoire, qui symbolisait l’éloquence sous les traits d’un vieillard
vénérable de la bouche duquel s’échappaient deux chaînettes d’or
étincelant ! Peuple resté identique à lui-même puisqu’à notre époque
encore, il fait ses idoles de ceux qui négligeant de s’adresser à sa
raison, soulèvent les mouvements impétueux de son cœur ardent et
généreux.
Voilà pour le tempérament : résumons d’un mot : Impulsif. Loin de nous
la pensée qu’il n’en vaille pas un autre, qu’il ne soit pas supérieur à
un autre. Mais que de dangers il peut présenter pour ceux qui ne
s’observent pas, qui ne se « méfient » pas et qui sont entourés d’être
plus froids, plus calculateurs et sans scrupules.
Nous ne serions pas complets si, après avoir noté le tempérament du
sujet, nous ne recherchions pas quelle a été sa manière de vivre, à
quelles règles morales la nature que nous venons de décrire, a été
soumise, quel a été son milieu vital, son régime en un mot.
Deux lignes d’histoire fourniront la réponse. Nos pères aventureux, les
Gaulois, aimaient les expéditions lointaines : l’Asie Mineure, la Grèce
et Rome – Rome prise par eux 400 ans avant Jésus-Christ – connurent le
fracas de leurs armes, et leur nature prompte à admirer les belles
choses, puisa dans ces expéditions les premiers éléments de la culture
gréco-latine. La conquête de Jules César, un demi-siècle avant la venue
du Christ sur la terre, acheva de les convertir à cette civilisation
supérieure. Vifs, intelligents, comme ils l’étaient, ils s’assimilèrent
aisément des mœurs, une culture qui constituèrent pour eux un réel
bienfait. La beauté grecque faite d’harmonie, d’équilibre et d’un goût
très sûr de la mesure, d’une part ; l’ordre, la force issus de la
Pax
Romana d’autre part, exercèrent la plus heureuse des influences, sur
des natures que leur caractère impulsif privait précisément de ces
qualités précieuses. Puis vint le christianisme qui trouva aussi dans
ces âmes ardentes, un milieu essentiellement favorable. L’admirable
enseignement inclus dans ces deux formules : Ne fais pas à autrui ce
que tu ne voudrais pas qu’on te fît à toi-même ! et : Aimez-vous les
uns les autres ! devait prendre et prit en effet chez nos pères au cœur
généreux un essor magnifique. En moins de cinq siècles, grâce à la
prédication d’apôtres, tels que saint Martin de Tours, malgré les
invasions des barbares d’alors, la Gaule devenue la France, scellait
son union avec la religion d’amour, par le baptême solennel de son Roi
dans cette antique Reims sur laquelle le boche s’acharne comme sur un
symbole redoutable.
Et dès lors, si nous embrassons d’un regard toute la suite de
l’histoire de France, nous constatons la persistance de cette influence
gréco-latine et chrétienne sur l’âme française. Le Moyen-Age, la
Renaissance ne sont que la manifestation éclatante de cette double
influence. Le dix-septième siècle la confirme avec toutefois, ce souci
particulier : soumettre le cœur à la sévère discipline de la raison.
Dans le domaine politique nous voyons une France remettant le soin de
ses destinées à des familles liant véritablement leur sort à celui du
patrimoine français. Et nous assistons à ce lent, long, mais magnifique
travail qu’est la réalisation de l’unité nationale à travers dix
siècles d’histoire rude et difficile. Oh ! certes, tout ne fut pas
parfait durant ces périodes qui connurent les pires misères ! mais qui
n’admirerait la continuité, la patience, la ténacité de ces Capétiens,
de ces Valois, de ces Bourbons arrondissant, coûte que coûte,
l’héritage royal pour en faire ce chef-d’œuvre d’équilibre et
d’harmonie : la Patrie française !
Puis arriva le dix-huitième siècle !... le dix-huitième siècle, cause
de tous nos maux, disent les fidèles de Ch. Maurras et de son A. F. :
le dix-huitième siècle à qui doit aller toute notre reconnaissance,
répondent les Républicains qui se prétendent détenteurs de la pure
tradition révolutionnaire !
La vérité est que le mouvement d’idées auquel ce siècle a
définitivement associé son nom eut et continue encore d’avoir une
action décisive et profonde sur les directions morales et politiques de
la France.
Sans que nous ayions à rechercher les raisons plausibles ou non de ce
mouvement d’idées disons – c’est cela qui importe à notre étude – que
de lui date un « changement de régime », une « orientation nouvelle »
dont les effets n’ont cessé de se faire sentir.
Il est né, ce mouvement d’idées, des réactions de l’individu contre le
principe d’autorité dans l’ordre moral, dans l’ordre politique. Ce
n’est pas ici le moment de dire dans quelle mesure il s’explique, par
les abus de l’autorité, par les influences venues de l’étranger :
notons qu’il fut radical et violent et que la Révolution française avec
ses excès n’a fait qu’appliquer les principes qu’il avait prêchés.
Sous le prétexte de desserrer les liens moraux et politiques dont se
plaignait le sujet devenu le citoyen, les philosophes du dix-huitième
siècle ont brisé ces liens, libéré l’individu de toute contrainte
morale ou politique. A l’idée de devoirs, ils ont substitué celle de
droits. Il est vrai que pour justifier cette émancipation totale et
brusque, ils concluaient à la bonté foncière de la nature humaine.
En réaction de ce qu’avait fait le dix-septième siècle, ils
s’adressèrent presqu’exclusivement au cœur, au sentiment de l’être
humain, et leur succès fut grand chez une race impulsive comme la
nôtre. On s’enthousiasme pour la nature, pour l’humanité ; toutes les
disciplines forgées par des siècles d’expérience furent rejetées
dédaigneusement. A quoi bon en effet puisque l’être humain naît
foncièrement vertueux et altruiste !
La France officielle d’avant-guerre n’avait pas d’autre credo et tout
le monde est d’accord pour faire remonter au dix-huitième siècle la
volte-face opérée dans les destinées françaises.
Je note donc pour l’habitant et les régimes par lui suivis : nature
impulsive, généreuse, éprise d’idéal, formée à la culture gréco-latine
et chrétienne.
Jusqu’au siècle dernier, cet habitant – la société Française – confie
ses intérêts, ses directions morales et politiques, à une lignée de
Rois auxquels il est redevable de son unité nationale, et de la
constitution du beau domaine qui est le sien. Puis il fait brusquement
volte-face : il remercie ses mandataires, déclare qu’il est majeur, n’a
plus besoin de ces directions morales et politiques ; il ajoute qu’il
est « l’ami du genre humain », que le genre humain est bon, pacifique
et que pour vivre heureux, il n’a qu’à suivre les libres mouvements,
les inspirations naturelles de son cœur. le « Rousseauisme » du
Contrat Social aussi bien que celui de l’
Emile constituent les
assises nouvelles de l’édifice français.
Nous verrons dans un prochain article ce qu’est l’habitation, ce que
sont les voisins, l’entourage, de la « société » française.
G.
VINCENT-DESBOIS.
(
A suivre.)
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La Vie Rurale
Et la Production Agricole
Au Pays Normand
(Treizième article de la série.)
________
XIII
L’INDUSTRIE CHEVALINE DANS L’ORNE. – LE CHEVAL DE DEMI-SANG ET LE
CHEVAL DE TRAIT. – LA RACE PERCHERONNE ET SES SPÉCULATIONS. – LES
CENTRES D’ÉLEVAGE ET LEUR SPÉCIALISATION. – LE COMMERCE DES CHEVAUX
PERCHERONS. – LE CHEVAL PERCHERON DE JADIS ET CELUI D’AUJOURD’HUI. – NE
NÉGLIGEONS PAS LA PRODUCTION DU CHEVAL D’ARMES. – « LE PERCHE AUX BONS
CHEVAUX ». – LES DÉBOUCHÉS. ̶ POUR L’AVENIR DE NOTRE INDUSTRIE
CHEVALINE.
____
L’élevage figure au premier rang comme source de richesse agricole du
département de l’Orne. De tout temps, l’industrie chevaline a tenu une
place prépondérante dans l’Economie rurale de cette partie de la
Normandie.
C’est donc à l’étude de la production chevaline que nous allons
consacrer, tout d’abord, cette revue des éléments qui caractérisent les
forces vives mises en œuvre pour l’exploitation du sol. On distingue,
dans l’Orne, deux éléments de la production chevaline : le cheval de
trait percheron et le cheval de demi-sang. En temps normal, l’effectif
atteint 55.000 à 60.000 chevaux, en majorité de race percheronne. Le
reste est composé de chevaux pur-sang, d’ailleurs en petit nombre et de
chevaux dits de demi-sang, dont on ne peut établir exactement la
proportion parce qu’à côté des demi-sang proprement dits, il y a un
certain nombre de chevaux issus de juments percheronnes et d’étalons de
demi-sang. Dans la race de demi-sang, on distingue les animaux
d’origine trotteuse et ceux qui, plus étoffés, ne sont pas destinés aux
courses au trot. Les deux catégories sont d’ailleurs élevées côte à
côte et se confondent souvent. Les produits impropres aux courses et
ceux de modèle plus étoffé, dits
bourdons, sont utilisés comme
chevaux de troupe et les plus réussis ont leur utilisation comme
chevaux d’officier ou d’attelage de luxe.
Cet élevage se pratique ordinairement dans les cantons du centre du
département et notamment dans ceux d’Alençon, Sées, Courtomer, Mortrée,
Ecouché, Argentan, Putanges, Le Mesle-sur-Sarthe, Le Merlerault, Exmes,
Gacé, Vimoutiers et Trun ; mais on trouve ces chevaux également dans
l’arrondissement de Domfront ; ce sont alors plutôt des chevaux de
culture pouvant servir à deux fins.
Le commerce des chevaux de demi-sang se fait d’une façon toute
particulière. Les poulains ayant une origine recherchée et capables de
servir comme étalons ou comme chevaux de course, sont achetés, souvent
dès leur naissance, par des éleveurs de l’Orne ou du Calvados. On n’en
voit que peu sur les foires. Ceux qui ne sont pas vendus sont gardés
par les éleveurs ; les femelles deviennent poulinières ; les mâles sont
vendus à l’administration des Haras. Les chevaux de 3 à 5 ans sont
vendus à la Remonte, soit par leur propriétaire, soit par les
marchands. Tous ceux qui ne sont pas acceptés par l’armée ou qui
peuvent être utilisés comme carrossiers de luxe sont vendus au
commerce, le plus souvent dans des fermes, à des marchands spéciaux,
parfois aussi, mais plus rarement, sur les foires d’Alençon, de Sées ou
d’Argentan.
La production des chevaux percherons est de beaucoup plus importante ;
c’est une des plus belles sources de revenus pour l’élevage de l’Orne
surtout dans les arrondissements d’Alençon et de Mortagne – pour ne
parler que du Haut-Perche – où on se livre aux diverses opérations de
la production et de l’élevage. Pour être juste, il faut citer également
l’arrondissement de Domfront, et dans l’Eure, ceux de Bernay et
d’Evreux ; enfin, dans la plaine de Caen, depuis plus de vingt ans, les
cultivateurs normands entretiennent dans leurs exploitations, à côté de
chevaux de demi-sang, un nombre assez considérable de chevaux de gros
trait. Les vallées riches et fertiles du Perche sont couvertes de
prairies naturelles éminemment favorables à l’élevage du cheval. A
Alençon, à Mortagne, on rencontre surtout les poulinières, tandis que
du côté de Regmalard, on ne trouve plus de juments mais leurs produits
entretenus en attendant le moment de les vendre à l’éleveur ou en vue
du travail des champs. Les poulinières accomplissent, pendant la
gestation, tous les travaux de la ferme, labours, charrois, etc., on ne
leur accorde un peu de repos que quelques jours avant la mise-bas. On
comprend que ces poulinières, payant par leur travail et le fumier
qu’elles fournissent, non seulement la nourriture qu’elles consomment,
mais encore l’intérêt du capital qu’elles représentent, donnent un
bénéfice assez important à leurs propriétaires, le prix de vente du
poulain au sevrage pouvant être considéré comme un bénéfice net.
Dès l’âge de 5 à 6 mois, les poulains changent de propriétaires. C’est
surtout aux foires de novembre et décembre à Sées, Le Mesle-sur-Sarthe,
Mortagne, Argentan, Alençon, Domfront, qu’on les trouve en plus grande
quantité, parfois jusqu’à 500 et 600, en temps normal. Les acheteurs
achètent aussi, dans les fermes, les poulains mâles de bonne origine,
susceptibles de servir comme étalons. Ils sont conservés pendant un an,
deux ans quelquefois, par les éleveurs du Perche, notamment dans les
cantons de Mortagne, Longny, Tourouvre, Laigle, Nocé, Regmalard, Le
Theil. Tous ceux qui ne peuvent être vendus comme reproducteurs sont
menés sur les foires du pays où on les achète pour la Beauce et les
environs de Paris. Les meilleur sont conservés pour être livrés soit à
l’administration des Haras, soit aux acheteurs américains qui
apprécient hautement leurs qualités et les paient à des prix très
élevés.
Les chevaux d’âge, c’est-à-dire ceux qu’on a dû conserver dans le pays
jusqu’à 5 ou 6 ans, se vendent un peu à toutes époques de l’année, aux
foires du pays. Les meilleures foires sont celles de la Chandeleur
(1er, 2 et 3 février) et du 3e lundi de Carême, à Alençon, où on a
compté jusqu’à 1.800 à 2.000 chevaux, non compris les poulains ; du 29
novembre, à Sées ; du 22 janvier et du lundi de Quasimodo, à Argentan ;
du 1er lundi de Carême à Domfront ; du 28 octobre, à Bellême ; du 30
novembre, à Mortagne ; du 21 septembre et du 21 décembre à Longny.
Avant la guerre, ces foires étaient très fréquentées par des marchands
allemands, qui s’adjugeaient, à des prix élevés, les plus beaux
chevaux, opérant ainsi, suivant le mot d’ordre, la captation de nos
richesses en vue de la conquête économique préparant l’audacieuse
tentative contre laquelle nos vaillantes légions luttent, aujourd’hui,
avec un incomparable héroïsme.
*
* *
La valeur de toutes choses ayant singulièrement augmenté durant cette
longue guerre – les prix des chevaux comme ceux du bétail et des
produits agricoles – on ne peut guère parler des prix de vente des
chevaux percherons, si ce n’est pour ce qui concerne le commerce
chevalin
avant la guerre. Le prix de vente des poulains percherons
variait, d’ailleurs, énormément ; il descendait rarement au-dessous de
300 francs, mais on voyait, assez souvent, payer jusqu’à 900 et 1.000
francs un bon poulain mâle, de robe noire, susceptible de convenir
particulièrement aux acheteurs américains.
A dix-huit mois, le poulain percheron commence à travailler, à faire
des labours ; il est recherché par les fermiers de l’Eure, de la plaine
de Caen et du Bocage normand. A trente mois, les sujets entiers, noirs,
sont achetés par les Américains, qui les paient 2.500, 3000, 3.500 fr.
et au delà. Dans nos régions normandes, le percheron est généralement
bien nourri, surtout pour travailler dans les terres fortes ; on lui
donne du sainfoin et de l’avoine ; il se prête à tout. A trois ans et
demi ou quatre ans, il a payé sa nourriture par son travail et son
fumier ; et il a conservé toute sa force ; il est alors vendu sur les
foires locales, à prix variant de 1.200 à 1.800 francs. Le percheron
est le cheval marchand par excellence, et ce n’est certes pas
l’automobilisme qui en amoindrira l’utilité et la valeur. A l’encontre
du cheval de demi-sang, s’il est « corneur » ou s’il a des formes
coronaires, il ne subit qu’une dépréciation pour ainsi dire
insignifiante.
La production et l’élevage du cheval percheron présenteront toujours un
réel intérêt, et cela est si vrai qu’il y a de cela une dizaine
d’années, on vit des pays comme le Calvados qui, jusqu’à cette époque,
étaient inféodés étroitement à l’élevage du cheval de demi-sang,
abandonner en partie cet élevage pour spéculer sur le cheval de trait.
Evidemment, cette révolution dans l’industrie chevaline de notre
Normandie ne saurait faire oublier le devoir qui s’impose à nos
producteurs et à ceux qui ont pour mission de veiller au recrutement
des chevaux d’armes nécessaires à la défense nationale. C’est dire que,
moins que jamais, nous ne devons sacrifier la production du cheval
d’armes à celle du cheval de gros trait.
*
* *
Cette observation nous remet en mémoire les impressions que formulait,
il y a quelque vingt ans, un hippologue émérite, le colonel Basserie,
dans un travail intitulé : « Le cheval Percheron : celui d’hier, celui
d’aujourd’hui, celui de demain. »
Il rappelait, notamment, ce conseil de Hugard aux éleveurs du Perche :
« Ne pas remplacer par un gros cheval pesant le cheval de trait léger
que toutes les nations vous envient, ce cheval dont la Patrie a besoin.
»
Le colonel Basserie exprimait le regret que l’éleveur percheron eût
sacrifié le modèle, le prototype de la race pour fournir aux Américains
l’énorme cheval noir, le mastodonte de cinq pieds trois pouces, pesant
plus de 1.000 kilog et ne possédant pas l’innervation du coureur rapide
par destination naturelle.
Et M. Régotteau, à la même époque, s’exprimait ainsi : « Percherons,
mes amis, faites le cheval noir pour l’étranger, si tel est votre
intérêt, mais faites le cheval gris pour nous et pour la Patrie ! »
Pour le percheron de l’avenir, le colonel Basserie préconisait le
croisement des juments percheronnes avec le pur-sang anglais ou
anglo-arabe de couleur sombre. En réalité, c’est à l’infusion du sang
arabe que notre belle race percheronne doit ses brillantes qualités
originelles. Avant 1886, cette race comprenait trois types bien
distincts : le percheron léger, plus près du sang et le plus apte à la
course ; le percheron de trait, plus éloigné du sang, c’est-à-dire à
tempérament plus lymphatique ; le percheron intermédiaire, tenant le
milieu entre les deux types précédents et représentant bien le modèle
du vrai cheval de trait léger.
Le développement de l’automobilisme a pu restreindre l’emploi des
moteurs animés ; c’est une conséquence des nécessités modernes et d’une
évolution que la guerre aura encore accentuée. Malgré cela le « Perche
aux bons chevaux » aura toujours des débouchés pour sa production même,
si profondément transformée depuis plus d’un quart de siècle, sous
l’influence des besoins de l’agriculture, de l’industrie et du
commerce. Les éleveurs de l’Orne ne doivent pas l’ignorer, et tous
leurs efforts doivent être dirigés, avec intelligence et persévérance,
vers le maintien des qualités du percheron normal, excellent étalon
améliorateur, de tempérament robuste et de grande puissance musculaire.
*
* *
Si nous jetons un coup d’œil sur les débouchés offerts aux chevaux
percherons, nous voyons que le commerce, les haras et l’exportation à
l’étranger (Amérique, Canada, Espagne, etc., etc.), assurent à
l’élevage une large rémunération en rapport avec la valeur de ses
produits.
Le cheval percheron justifie l’estime que lui ont toujours témoignée
les clients du Perche – anciens ou de fraîche date – il sera toujours
suivant l’expression très significative des Américains, « l’honnête
cheval », digne de l’admiration des barbares descendants des grossiers
Germains. Le grand agronome boche Thaër, n’a-t-il pas dit, parlant de
ce qu’il avait vu de plus beau en France : « Ce que j’admire par-dessus
tout, ce sont vos beaux et vaillants percherons, il n’y a rien au monde
de pareil. »
Conservons donc, avec un soin jaloux, cette belle race dans l’intégrité
de ses qualités, évitons-lui l’excès de volume et les mésalliances, en
la soumettant toujours aux lois de la sélection rigoureuse et pratique
; ne cédons pas à l’étranger, même à la tentation des plus hauts prix,
nos meilleurs étalons, nos juments les plus fécondes et les mieux
conformées. Avec sagesse, prudence et sagacité, gardons ces précieux
éléments, desquels dépend essentiellement la prospérité, l’avenir de
notre industrie chevaline.
Henri BLIN,
Lauréat de l’Académie d’Agriculture de France.
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L’Organisation Economique
Régionale
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Organisez-vous, car à l’heure de la paix, il ne faudra pas être pris au
dépourvu !
Tel est le cri que nous n’avons cessé de pousser dans cette Revue.
Mais nous devons, avec regret, constater que nous n’avons pas été
entendu. En Normandie, en effet, rien n’a été fait en dehors de
l’effort imposé par les dures nécessités économiques auxquelles la
guerre nous oblige à faire face.
Alors que partout en France, dès maintenant, les diverses régions
s’organisent pour l’après-guerre, chez nous, on attend la fin de la
guerre ! C’est la réponse qui me fut faite par un industriel, membre de
la Chambre de commerce d’une de nos grandes villes et d’un Syndicat
d’initiative normand, à qui je demandais les causes de la léthargie
dans laquelle semblent tomber les différents Syndicats de la région
normande.
Pour expliquer leur inertie, ils se retranchent derrière la
désorganisation de leurs Comités par suite de la mobilisation de la
plupart de leurs membres. Mais ne reste-t-il pas chez eux, assez de
bonnes volontés pour suppléer à l’absence de ceux-ci ?
Nous sommes très probablement au dernier acte de la tragédie qui
ensanglante le monde depuis bientôt quatre ans. Eh bien, pendant que
nos héroïques soldats subissent les derniers assauts des barbares,
nous, les gens de l’arrière ne perdons pas notre temps, travaillons
chacun dans notre sphère à préparer l’organisation économique qui
permettra à notre agriculture, à notre commerce, à notre industrie, de
triompher de la rude concurrence à laquelle il faut s’attendre dès la
fin des hostilités.
Ainsi que nous l’avons annoncé, doit s’ouvrir à Paris, le 19 mai, jour
de la Pentecôte, le Congrès de la Fédération régionaliste française qui
étudiera le très important problème de la division de la France en
régions et s’appliquera à résoudre cette question qui préoccupait déjà
Napoléon, lorsqu’il écrivait :
« Il y a en France trop d’influence centrale ; je voudrais moins de
force à Paris et plus dans chaque localité. »
Il est inutile de souligner l’importance de ce Congrès qui en
solutionnant ce problème, préparera l’organisation de nos provinces qui
se trouveront ainsi prêtes à appliquer les solutions de toutes les
questions économiques intéressant leur région.
Mais tout en organisant la décentralisation administrative, songeons
aussi, dès à présent, à la réforme économique que d’aucuns prétendent
devoir précéder l’autre.
A cet égard, un exemple nous est donné.
Tout récemment, les délégués des départements du centre se réunissaient
à Limoges, sous la présidence de M. Viviani, pour jeter les bases de
l’organisation économique de cette région.
En exposant le but de cette initiative, M. Viviani, félicitant les
délégués de diriger leurs efforts vers le régionalisme, dont il demeure
un fervent partisan, démontra que par la création de régions
économiques, on verra passer un large souffle de progrès à travers la
France, le nouvel organisme que l’on cherche à établir constituant une
véritable révolution économique.
Les organisations actuelles, Chambres de Commerce, Syndicats
d’initiative, Syndicats agricoles, commerciaux, industriels, Sociétés
de géographie, Cercles, etc., peuvent servir de base à ce nouvel
organisme.
Les Comités consultatifs d’action économique créés par le ministère de
la Guerre et qui fonctionnent déjà dans les régions peuvent aussi être
des conseillers précieux pour ceux dont la tâche sera d’étudier les
ressources, de faire produire, d’assurer les transports. Ils ont une
besogne de la plus grande utilité s’ils veulent bien s’inspirer des
productions agricoles et industrielles de la région où ils fonctionnent.
Mais déjà trop de temps a été perdu. Que ceux que le privilège de l’âge
ou des raisons de santé ont éloigné de la fournaise, que tous ceux de
l’arrière se mettent résolument au travail et préparent à ceux qui
reviendront après la victoire des meilleures conditions d’existence.
La tâche est urgente, car comme le dit « Un Limousin » : « N’allons pas
imaginer que la fin des batailles marquera celle des luttes
commerciales, industrielles, maritimes. Tout le peuple allemand a été
dressé à l’invasion : ses banques, ses cartels, ses universités
obéissent au même mot d’ordre que ses soldats. La paix ne lui apparaît
que comme la forme économique de la guerre.
» Sur cet autre terrain aussi, nous avons renoncé à l’état de vaincus.
» Pour y triompher, nous aurons à organiser une nouvelle éducation
agricole, des concentrations industrielles, des offensives bancaires,
une vaste mobilisation générale de l’intelligence et du travail. On
réussit dans la paix comme dans la guerre, en s’y préparant avant d’y
entrer. Nos adversaires, nos alliés ont créé des ministères ou des
commissariats de l’après-guerre. Au front français, on n’a pas le temps
de s’occuper de l’après-guerre ; à Paris, on n’en a guère le goût ;
mais il n’est pas défendu d’y songer en province. »
Nous continuerons dans cette Revue à faire tous nos efforts pour
obtenir cette réalisation et nous convions tous les gens de bonne
volonté à nous aider.
A. MACHÉ.
═════════════════
Fédération des Syndicats d’Initiative
de Normandie
______
Au cours de deux réunions tenues au Touring-Club de France, dix-huit
Syndicats d’initiative qui avaient répondu à l’appel du Touring-Club et
avaient envoyé leurs délégués à ces réunions ont adopté les résolutions
suivantes :
« Les Syndicats d’initiative du pays normand, réunis en assemblée au
Touring-Club de France, reconnaissent la nécessité absolue d’établir
entre eux une liaison qui leur permette d’étudier et de réaliser en
commun les questions qui intéressent l’organisation et le développement
du tourisme dans l’ensemble de la région normande, décident de
constituer immédiatement la
Fédération régionale des Syndicats
d’initiative de Normandie comprenant dans sa zone d’action les
départements de la Seine-Inférieure, de l’Eure, du Calvados, de l’Orne
et de la Manche. »
A l’issue de la réunion, la Fédération des Syndicats d’initiative de
Normandie a ainsi constitué le bureau du Comité fédéral :
Secrétaire général : M. Monticone, président du Syndicat d’initiative
de Deauville.
Secrétaires adjoints : M. Liégard, secrétaire général du Syndicat
d’initiative de Caen et du Calvados, et M. Gaston Lévy, secrétaire
général du Syndicat d’initiative de Rouen et Haute-Normandie.
Trésorier : M. Schmidt, président du Syndicat d’initiative du Havre.
Le siège social de la Fédération est provisoirement fixé au
Touring-Club.
═════════════════
Le Fourrage de Maître Benen
________
Sur le plateau de Vasville, dominant la mer et la vaste étendue des
vertes falaises, la ferme de maître Benen étalait, à perte de vue, ses
importantes terres. De grands hêtres, plantés en triple rang autour de
la cour, l’indiquaient… C’était la plus jolie ferme de la commune au
dire des commères des champs :
- La ferme Benen !... Que biel ouvrage !....
Mais, si dans Vasville, tous les gens s’extasiaient devant cette
propriété, c’était, je crois, plus par flatterie que par admiration.
Maître Benen était, en effet, maire du lieu ; de plus, les avoines
exposées par lui au concours agricole d’Yvetot lui avaient valu la
décoration tant enviée du « poireau »… C’est avec fierté qu’il la
portait car – et ma foi je le comprends, le brave homme ! – il revoyait
en elle le vert de ses céréales, de ses pâturages….
Au moment où lui arriva l’histoire que je raconte, le bruit courait
dans le pays que maître Benen allait bientôt recevoir les palmes
académiques…. On expliquait ainsi le nouvel honneur qui devait lui
échoir :
Il venait d’exposer, au marché de Rouen, deux vaches extraordinairement
« rapporteuses » ; puis le quatorze juillet, comme maire de Vasville,
il avait prononcé, à l’issue de la revue des pompiers, un discours tout
rempli de bonnes choses à l’adresse de M. le Préfet… Ce discours qu’il
avait lu en tenant à la main ses bésicles – geste d’orateur – était
ainsi conçu :
« Chers concitoyens et chers administrés !...
» Depuis que j’suis votr’ mare tout va bien dans l’pays : les mères ont
de nombreux enfants, les vaches sont tout plein rapporteuses… Les
hommes, eux, ont une santé vivante… Je suis cotent de vous…, tout plein
cotent.
» Y a bien pourtant une chose qui m’chagrine : est de voir mourir les
vieux d’la commune, ces héros de l’âge qui, à l’exemple de nos chevaux
de labour, ont marché jusqu’au bout !...
» Je salue leur mémoire… jusqu’à terre !...
» Chers administrés et chers concitoyens, j’ai une chose importante à
vous dire ; c’est que dans quelques jours, le premier août, M. le
Préfet viendra passer la saison chez nous ; la plage de Raumont et
notre commune de Vasville devront le recevoir à bras ouverts…. M. le
Préfet est, comme qui dirait, notre père à tous… J’ai été chez lui, à
Rouen, la capitale…, est des glaces partout…, on s’voit la figure dans
les planchers… Li, au milieu de tout çu luxe, il est bon comme du pain
blanc… Il m’a parlé comme j’parle au grand Thibault, le garçon
d’écurie…, et pi quand y m’a décoré, y m’a embrassé tout comme il
aurait… il aurait embrassé madame sa femme….
» Faut aimer M. le préfet…, parce qu’il m’aime. Il m’aime, et il vous
aime puisqu’il a choisi Vasville-Raumont comme station « bain et mer »
pour se reposer des fatigues écrasantes de son métier !...
» Qu’un seul cri sorte de vos bouches, chers administrés, et ce cri, il
l’entendra !...
» M. le préfet représente, à lui seul, tout : la République, l’Armée,…
tout !... Criez : « Vive M. le préfet !... »
Toutes les femmes répondaient avec des voix aiguës : « Vive M. le
préfet ! »
Les hommes se contentaient d’applaudir bruyamment.
…Hélas ! pourquoi fallut-il que M. le maire eût à déchanter si tôt ?
*
* *
Après ce discours, après ces louanges à l’endroit de la préfecture, une
« affaire » aussi pénible que désastreuse devait se produire.
Nous étions à la fin de l’été… les blés venaient d’être rentrés et les
foins, depuis longtemps, embaumaient les granges.
Un soir que maître Benen devisait devant ses conseillers municipaux –
tous fermiers – un ordre arriva : lettre officielle !.... Maître Benen,
à qui elle était adressée, l’ouvrit et lut :
« Le Comité de réquisition se rendra demain dans votre commune pour
procéder à la réquisition du fourrage. Monsieur le Maire voudra bien se
tenir à sa disposition à neuf heures du matin à la mairie. »
Après en avoir donné connaissance à ses collègues, le maire rentra chez
lui…
Maître Benen ne dormit pas cette nuit-là !..
Ce pauvre M. Benen !... Il voyait déjà les fruits d’une année entière
de travail s’en aller là, sans bénéfice…
Son fourrage pour l’armée ?... Non ! jamais !... N’avait-il pas, lui
aussi, des chevaux à entretenir ?... N’avait-il pas une famille à
nourrir ?... Ces réflexions passaient et repassaient dans sa pauvre
tête où la plus grande confusion d’enfants et de chevaux se faisait,
quand, tout à coup, il crut trouver une opportune solution. Il se dit :
- Si j’leurs-y mens aux gens de la réquisition, si j’leur dis que
j’avons point de fourrage…, y m’créront point…, y verront que j’leurs-y
ai menti… et ils découvriront quand même ma marchandise !... Alors
adieu M. le Préfet… ! Adieu les palmes académiques promises…, adieu
!.... »
Comme ce problème le troublait, il se leva au milieu de la nuit et
parcourut la campagne. Tout baignait dans le silence. Au ciel, la lune,
plus tranquille que Benen, semblait ironique ; à peine daignait-elle
éclairer faiblement les sentiers raboteux dans lesquels le malheureux
homme, haletant, s’acheminait. Les grosses meules de paille étaient au
milieu des champs comme des mausolées d’or jaune…
Pourtant, le spectacle de la nature, à cette heure de la nuit, ne
pouvait parvenir à distraire, ou même à consoler l’homme… Les étoiles
lui disaient : « Benen, donne ton fourrage !... Benen, tu n’auras pas
les palmes académiques ! »
*
* *
Quand il fut revenu de son échappée à travers champs, Benen se rendit à
l’écurie ; il devait y trouver Thibault, le garçon… Il appela :
- Thibault ! Thibault !....
Thibault ne répondit pas.
De nouveau, il cria :
- Thibault ! Thibault !....
Cette fois, la voix puissante du fermier qui emplissait la nuit aurait
dû réveiller le gars d’écurie, car les chevaux assoupis sur leur
fumier, remuèrent lourdement… Thibault était introuvable !
Alors bien lui prit d’aller dans le grenier de la remise où couchait la
« fille de cour », la grande Jeanne. Quelle stupéfaction ! Dans un lit
fait de paille, la servante et Thibault étaient endormis….
Benen, qu’une surprise un peu jalouse clouait sur place, ne put trouver
un mot. Durant cinq longues minutes, il contempla le spectacle.
La fille étendait ses gros bras, bruns comme les feuilles d’automne ;
ses jambes retombaient un peu en arrière, et la lourde botte de ses
cheveux défaits se confondait avec la paille blonde du fourrage… Sous
ce grand corps de femme, Thibault, tout ratatiné, disparaissait à demi.
Une odeur voluptueuse de chair très jeune, de foin, de paille brûlée
par le soleil de la veille, s’exhalait, vrai parfum de prix connu des
seuls campagnards….
Benen, cependant, ne put s’empêcher d’agir : sa responsabilité de
patron lui dictait son devoir. Pour réveiller ses gens, il baisa, comme
un gourmand, les bras de la Jeanne, et lui pinça les cuisses ; elle
cria et fit ainsi sursauter son amant….
Benen commença alors le sermon :
- Hé ! Thibault !... que fais-tu là ? Je t’y prends, garnement !
Pendant que je cherche à arranger mes affaires, toi, tu restes à faire…
« causette » et tu laisses mes chevaux dans l’écurie sans y être ! »
Thibault, encore endormi, regarda sa Jeanne comme pour trouver en elle
l’excuse valable qu’il devait fournir… La fille, muette, était restée
dans l’ombre, occupée à rajuster son caraco…
- Comment, reprit Benen, tu fais…, tu fais…
Il aurait voulu trouver une des phrases qui imposent, mais Thibault ne
lui en laissa pas le temps ; il était à ses pieds et déclarait :
- Excuse, notr’ Maître ! Qui que vous voulez ? j’sieu démonstratif…. et
tout plein embracheux !...
…La réponse était logique mais ne suffisait pas à Benen qui, la
jalousie aidant, devenait aussi furieux qu’un taureau espagnol ; il
s’empara de Jeanne et la bouscula presque avec violence…. Par bonheur,
sa dignité de maire le retint à temps. Thibault, lui, s’entendit si
bien insulter, qu’à la fin, et malgré les appels du maître, il s’en
alla par les champs jusqu’à la mare de la plaine qu’on connaissait sous
le nom de « mare aux grenouilles ». Devant l’eau trouble, qu’un canard
sauvage venait parfois stimuler, il médita sa vengeance… Il pensait :
- Comment ! notr’ maître venir mettre son nez dans mes affaires ?... Çà
le r’garde-ti cha ?... Si j’aime la grande Jeanne, c’est parce qu’elle
m’aime aussi !....
Et sans plus sortir de sa logique…, il ne sortit pas davantage de sa
cachette.
*
* *
Le jour venait maintenant. Maître Benen, resté dehors après la
découverte des amours de ses domestiques, distinguait déjà les arbres
de la ferme Angot qui, plus près du levant, avaient leur haute futaie
couronnée de lumière bleue ; le soleil se montrait, d’abord timide et
comme hésitant, mais, bientôt, tel un gigantesque peintre, il redonnait
à l’immense palette qu’est la terre, les couleurs jalousement ravies
par la nuit. Les pâturages recevaient leur verdure ; les moissons mûres
mises en meules, jaunies par de premiers rayons, recouvraient, peu à
peu, l’éclat qui les rapprochait des ors les plus purs.
On entendait, venant des cours de ferme, les longs mugissements surpris
des animaux d’étable que le jour éblouissait….
Aux cris des charretiers qui, en guise de prière du matin, lançaient un
juron retentissant, répondait le hennissement des chevaux de labour.
Une fille revenait des champs où quelques vaches avaient passé la nuit
; au bout de ses bras, gros comme des cuisses d’enfant, pendaient de
grands seaux en fer blanc remplis de lait : elle venait de traire.
Quand maître Benen l’aperçut, il crut reconnaître la grande Jeanne de
la nuit et, au lieu de lui reprocher sa faute, il lui tira le menton,
et lui demanda où était Thibault.
La fille déclara qu’elle était allée « aux vaches » à quatre heures et
que le garçon n’était pas avec elle…. D’habitude, Thibault allait
réveiller la Jeanne, trouvant là l’occasion de l’approcher de plus
près, ce qui n’avait jamais déplu à l’intéressée… Au contraire !...
Aussi, ce matin, elle était toute triste parce que son ami l’avait
oubliée.
Non content de la réponse de la servante, Benen voulu, à toute force,
trouver Thibault. Il était huit heures, et ces « messieurs de la ville
» allaient arriver bientôt.
En vain, il chercha partout, passant et repassant peut-être vingt fois
devant la cachette du gas, près de la mare… Il ne trouva rien.
Thibault, pendant ce temps, méditait une vengeance terrible. Il savait
que Benen avait du fourrage… Il savait que Benen dirait à la
réquisition :
- Non, je n’ai pas de fourrage !... » Aussi se proposait-il de prévenir
ces messieurs, de dévoiler les agissements fourbes et malhonnêtes de
celui qui, pour lui, se faisait moraliste.
*
* *
Dans la petite salle de mairie où Benen était arrivé très en retard,
tous les cultivateurs de Vasville, convoqués la veille par le maire,
étaient assis. Au-dessus d’eux, l’immortelle République de plâtre,
qu’un caillou lancé adroitement pourrait rendre mortelle, plongeait son
regard presque voluptueux dans les faux-cols des hommes ; elle
paraissait d’ailleurs sceptique autant qu’indifférente.
… Un son de corne interrompit la conversation banale qui venait de
s’engager. Benen et ses compagnons se dirigèrent vers la petite
porte-fenêtre et virent s’arrêter l’auto ; trois hommes descendirent ;
le premier qui parla fut le président de la réquisition, bel homme,
extrêmement distingué, dont la boutonnière se paraît d’un étroit ruban
violet….
Benen pensait :
- Il les a, li, les palmes ! Dans queuque temps j’s’rai comme cha !... »
Les « envoyés », distraits pour un moment de leurs occupations
personnelles, n’avaient que peu de temps à consacrer au service d’un
gouvernement qui – juste retour des choses – leur rendait bien leur
quasi désintéressement en les payant très peu… Ils étaient pressés…..
Au maire, peu à son aise, ils remirent des listes à n’en plus finir.
Maître Benen était comme perdu : il allait et venait, distribuant à ses
collègues les feuilles de réquisition sans même en prendre
connaissance. Aussi, fut-il surpris de lire, en un moment de répit :
« Réquisition du fourrage.
« Prix : cinquante francs. »
Croyant à une erreur possible, il se retourna vers le président et,
sans un mot, se contenta de souligner de son index le mot « fourrage »…
Le président lui répondit brièvement :
- Oui, nous réquisitionnons le fourrage, et comme vous êtes maire – à
tout seigneur, tout honneur – nous allons commencer par vous.
Benen protesta :
- Mais… je n’ai point de fourrage !.... Mais j’en avons pas fait cette
année !... Mais j’vous assure…. »
Le président, qu’une ironie légendaire rendait terrible, insista :
- Maître Benen, je vous crois !... Cependant, comme nous y oblige la
loi, il nous faut perquisitionner…. Vous savez, c’est une simple
formalité… Montez donc avec moi dans l’auto ; le secrétaire et l’expert
vont nous accompagner… »
Et après un ronflement sourd du moteur, que Benen prit pour la voix du
Remords, l’auto s’éloigna de la mairie, laissant sur place les autres
cultivateurs inquiets sur l’aventure de leur premier magistrat.
*
* *
La ferme Benen était à trois kilomètres. On y arriva vite.
Benen ne tenait plus !... Il allait du président au secrétaire, de
l’expert au chauffeur, répétant :
- J’vos assure, j’avons fait brin de fourrage ! »
Pensez-vous !... Le laisser acheter cinquante francs, quand il aurait
pu le vendre soixante !... Ce n’était pas possible…, et surtout, ce
n’était pas normand !....
Les autorités étaient près de la grange lorsque Benen crut apercevoir
Thibault au coin du mur de l’écurie…. Oui, c’était bien Thibault qui se
faufilait et, devinant le manège de son patron, par rancune, venait
d’ouvrir toute grande la porte du bâtiment au fourrage….
….De loin le président distingua..., puis il regarda Benen avec des
yeux qui disaient :
« Tu as du fourrage ! Je l’ai vu… je le vois !... je le verrai…, tu
l’as eu…, tu l’as…, je l’aurai… »
Alors Benen, confondu, puéril, balbutia une phrase idiote :
- Oui, franchement, M’sieu l’président, j’ai un peu de fourrage…, mais
si mauvais qui vous intéresse point…, ça vaut rien… c’est dur comme du
bois…, qualité inférieure. Vous en occupez point !... »
Les suppliques n’eurent aucun effet : les visiteurs se dirigèrent vers
la grange dont Thibault, que Benen maudissait intérieurement, avait
ouvert la porte révélatrice.
Monsieur l’expert pénétra d’abord et se trouve en présence d’une
quantité considérable de bottes de
fourrage. Il déclara simplement :
- Votre marchandise, maître Benen, nous convient ; mais comme vous avez
dit à notre président que sa qualité était inférieure, au lieu de vous
la payer cinquante francs, nous vous en donnerons trente-deux. »
Le président approuva et fit établir, par son secrétaire, un bon de
réquisition au prix ainsi fixé.
… Benen pleurait maintenant. Il aurait voulu revenir une heure en
arrière et dire :
- Oui, j’ai du fourrage !... beaucoup !... et du bon !... »
Hélas ! il était trop tard….
*
* *
…L’auto de ces messieurs filait, à présent, vers d’autres fermes,
emportant, avec une bonne affaire pour la Patrie, l’histoire de maître
Benen…
Thibault, qui avait écouté derrière le mur, tout fier de lui, rapporta
le petit scandale à la grande Jeanne et aux gens de la ferme. Tout le
pays fut bientôt au courant… et M. le Préfet, de retour de Raumont,
trouva dans son courrier le compte rendu des opérations de la
réquisition qui n’était pas très élogieux pour le maire de Vasville…
M. le Préfet prit un gros crayon rouge et raya de sang, sur son gros
livre des propositions, le nom de Benen (François-Anatole-Damien).
…C’est pourquoi maître Benen qui, pour avoir menti, manqua les palmes
académiques, conserve seulement, comme décoration, le ruban vert «
pomme pas mûre », convenant très bien à son état.
André MARÉCHAL.
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Nous serions reconnaissants à nos Abonnés de vouloir bien
nous indiquer les adresses de personnes susceptibles de s’intéresser à
notre œuvre de Régionalisme Normand. Un numéro spécimen leur sera
envoyé gratuitement.
Organisez-vous,
car à l’heure de la paix, il ne faudra pas être pris au dépourvu. C’est
d’ailleurs votre intérêt et celui du pays.
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Cousin ~ Cousine
____
- Comment c’est vous, ma cousine,
Qui descendez si matin
Cueillir des fleurs d’aubépine
Au fond de ce vieux chemin ?
- En effet, c’est moi, cousin.
- Vous avez raison, cousine :
Se lever tard n’est pas sain.
Venez-vous sur la colline ?
L’air est doux, le ciel serein !
- J’ai peu de temps, mon cousin.
Permettez-moi, ma cousine,
De soulager votre main
Et d’orner d’une églantine
Votre beau nœud de satin.
- Toujours galant, mon cousin !
- Qu’il est joli, ma cousine,
Votre petit pied mutin,
Pour chausser votre bottine
Il faut avoir le pied fin !
- Turlututu, mon cousin !
- Asseyons-nous, ma cousine,
Sous l’ombrage de ce pin,
Le parfum de la résine
Dispense du médecin.
- Nous nous portons bien, cousin.
- Vous rappelez-vous, cousine,
Le bon temps, déjà lointain !
Où dans la même tartine
Nous apaisions notre faim ?
- Les temps sont changés, cousin.
- Vous souvenez-vous, cousine,
De mon superbe dessin :
Ce cœur percé d’une épine,
Fait sur le mur du jardin ?
- Tout s’efface, mon cousin.
- Entendez-vous, ma cousine,
La source allant au moulin ?
Que dit sa voix cristalline
Dans les herbes du ravin ?
- Elle rit de vous, cousin.
- Je vous aime, ma cousine,
D’amour mon cœur est tout plein,
Il sonne dans ma poitrine
Un véritable tocsin !
- Laissez-le sonner, cousin.
- Un petit baiser, cousine,
Sur vos lèvres de carmin ;
Vous aimez qu’on vous câline
A dit votre vieux parrain.
- Mais finissez, mon cousin !
- Je sais pourquoi, ma cousine,
Vous me trouvez trop vilain,
Pourtant, d’après la voisine,
Nous nous ressemblons un brin.
- Taratata, mon cousin !
- Mais quoi, vous partez, cousine ?
- Il est temps !... Demain matin
Je cueillerai l’aubépine
Au fond de ce vieux chemin ;
Je vous quitte. Adieu cousin !...
Louis BARBAY.
Vision d’Hiver
_____
Ce matin, le village est sous la neige. Il semble
Que chaque maison dort sous un capuchon blanc.
Pas d’herbe qui tressaille et de feuille qui tremble,
Sur la campagne plane un silence accablant.
Le soleil s’est levé dans un décor polaire,
Comme un feu qui renaît dans un âtre glacé,
Le fugitif rayon dont la plaine s’éclaire
Laisse le jour plus sombre après qu’il a passé.
La route a disparu, brusquement nivelée.
Des chemins creux aux champs nulle trace de pas.
Devant cette splendeur de neige immaculée,
Le corbeau même hésite et ne se pose pas.
Sous les épais flocons frileusement se cache
Le buisson qui n’a pas l’abri des hauts talus.
A ce morne tableau d’hiver, pas une tache…
Le village sommeille et rien ne bouge plus.
Oubliant un moment la tâche matinale,
Le rude paysan à sa terre enchaîné,
Subit à son insu la torpeur hivernale
Comme le champ lui-même où son corps a peiné.
Et, du lit tiède où ses membres las se détendent,
Par la vitre fermée aux grands froids coutumiers,
Il voit les pâles fleurs de givre qui suspendent
Une dentelle blanche au front des vieux pommiers.
Mais l’heure du bien-être égoïste est suivie
D’un trouble dont son cœur a perçu les échos
Et, dès qu’il a repris contact avec la vie,
Il se reproche presque un aussi bon repos.
Car, les deux poings crispés sur sa tête penchée,
Dans l’angoisse qu’on sent venir aux mauvais jours,
Il songe à son grand fils là-bas dans la tranchée
Où l’on dort quand on peut, ̶ si ce n’est pour toujours !
Paul LABBÉ.
Tempête
____
A Georges FAYARD.
Bien affectueusement.
C. A.
Tels de lourds destriers partant sous l’éperon
Qui les pousse, écumants, au cœur d’une bataille,
Les flots, précipitant leur formidable taille,
Heurtent, puissants béliers, la falaise qui rompt.
Sans trève, d’un élan irrésistible et prompt,
Roulant les blocs épars que sa fureur entaille
Au pied tumultueux de la haute muraille
Se rue, avec fracas, l’innombrable escadron.
Et, dans l’infini sombre, une clameur immense
S’élève, s’enfle, gronde et meurt et recommence,
Plainte de la Nature allant vers l’Eternel ;
Tandis que, s’enlevant dans l’horreur de l’espace,
Tranquille en cet instant tragique et solennel,
Un vol harmonieux de grands goëlands, passe !...
Fécamp, 1917.
Charles ARGENTIN.
═════════════════
Un Honnête Homme
UN ACTE EN PROSE
(Suite.)
___________
GERMAIN.
Réglons donc notre… petit différend. Depuis mon mariage, depuis la
scène orageuse et regrettable en tous points…
DRUARD.
…Regrettable… tu l’as dit.
GERMAIN.
Depuis ce temps-là, vous… semblez m’en vouloir.
DRUARD.
T’en vouloir… T’en vouloir !,.. Le mot est peut-être un peu fort, mais
enfin certainement j’ai été très… et je suis encore très… froissé, tu
le sais bien.
GERMAIN.
Oui, je le sais. Mais vous avez eu tort de vous froisser, voilà tout !
DRUARD. (
Bondissant.)
Hein ? J’ai eu tort…, moi ? Ah ! par exemple !... Et c’est toi qui oses
me le dire encore !... (
Un temps). Comment ! je te donne pour mère
une digne baronne de l’Empire, apportant de l’argent encore et un nom
noble dans notre famille… Je t’élève avec des principes de religion, de
modération, de… une éducation soignée, quoi !... et toi, au mépris de
l’autorité paternelle, au mépris du passé de la famille, tu vas
chercher ton épouse dans un concert ! Et tu voudrais, qu’après une
pareille faute, je…
GERMAIN.
Je prétends, moi, n’avoir commis aucune faute, au contraire !... J’ai
arraché Marguerite à l’atmosphère pernicieuse où elle vivait, pour…
DRUARD. (
Vivement, coléreux.)
Disons le mot : pour en faire (
indignation apoplectique) ta maîtresse
!...
GERMAIN.
Peut-être… Mais pour en faire ma femme aussitôt après…
MARGUERITE. (
Douloureuse.)
Germain !...
GERMAIN. (
Poursuivant.)
…Comme je le devais, car je suis un honnête homme, je le répète, et je
n’ai jamais cessé de l’être…
DRUARD.
Et moi donc !
RAYMOND. (
Intervenant.)
Je vous demande pardon. Je suis peut-être bien audacieux, mais, étant
témoin de votre discussion… bien malgré moi… il me semble que votre
différend est assez obscur. Jamais (
Appuyant sur les mots),
l’honnêteté-de-qui-que-ce-soit ne fut suspectée en cette affaire,
j’imagine ?... Germain a obéi à son amour et…
DRUARD.
Il ne devait pas lui obéir et prendre…
GERMAIN.
Une excellente fille qui, sans parents…
DRUARD. (
Plus brutal que jamais.)
Oui, une
fille…, tu l’as dit !
MARGUERITE. (
Indignée malgré sa retenue.)
Ah ! Monsieur, je ne permettrai pas…
GERMAIN. (
S’étudiant trop.)
Comment, vous venez insulter ma femme ici, chez moi !
RAYMOND.
Bien qu’à la vérité, tout ceci ne me regarde pas, je trouve en effet
odieux…
DRUARD. (
A Raymond.)
En effet, ça ne vous regarde pas, vous !
RAYMOND.
Oh ! mais… est-ce que vous auriez l’intention, Monsieur Druard, de me
prendre à partie ? Je ne suis ni d’âge, ni d’humeur à supporter ces
rebuffades et si…
MARGUERITE. (
Navrée et suppliante.)
Voyons, Messieurs, vous n’allez pas à cause de moi, vous…
RAYMOND. (
Doucement à Marguerite.)
Non, non…, puisque…
GERMAIN. (
Catégorique mais trop calme.)
Enfin, mon père, adressez-vous à moi seul, je vous en prie, et
finissons. Vous me reprochez d’avoir épousé Marguerite… Et cela devant
elle… Déjà ce n’est pas aimable…
DRUARD.
Ah ! je me moque bien d’être aimable !
GERMAIN.
Ce n’est pas très correct si vous préférez. Ensuite, je le répète, en y
réfléchissant vous ne pouvez pas m’imputer comme un crime d’avoir tiré
Marguerite de l’atmosphère du vice où je la découvris…
MARGUERITE. (
Pleurante et navrée.)
Encore !...
GERMAIN.
…Et de l’avoir épousée…
DRUARD.
Il y a des rédemptions qui ne sont pas de notre compétence, à nous,
gens sérieux, qui nous devons aux affaires… Ces rédemptions-là il faut
les laisser à tous ces artistes qui…, enfin… En agissant comme tu l’as
fait, en te mariant malgré ma volonté, tu t’es conduit en mauvais fils,
en révolté…
GERMAIN.
Non, j’ai agi en honnête homme.
DRUARD.
C’est ton point de vue, non le mien.
GERMAIN.
C’est pourtant de vous que je tiens la notion de l’honnêteté.
DRUARD. (
Plus violent toujours.)
En tous cas, je suis honteux, et à juste titre, pour notre famille.
(
Marguerite sanglote discrètement.)
GERMAIN.
C’est possible, j’ai fait mon devoir.
DRUARD. (
Crescendo.)
En fin de compte, tu me tiens toujours tête !... Tu feras le malheur de
ma vieillesse, c’est bien sûr ! Et tout cela, à cause d’une chanteuse,
d’une théâtreuse de troisième ordre !...
MARGUERITE. (
Dressée devant lui.)
Il y en a d’honnêtes, Monsieur !
DRUARD. (
Méprisant, ignoble.)
Je n’en connais pas, moi !
(A suivre.)
Georges NORMANDY.
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ÉCHOS ET NOUVELLES
________
La Commission de législation fiscale a admis le projet du gouvernement
ayant pour objet de frapper d’un droit d’entrée la visite des musées ou
des monuments publics. Toutefois, certains monuments de province
échapperaient à cette taxe. Ce sont, pour la Normandie : Ancien
prieuré de Saint-Gabriel (
Calvados) ; Ancienne Abbaye de
Beaumont-le-Roger (
Eure) ; Château d’Arques,
et
Château-de-Martainville (
Seine-Inférieure).
*
* *
Voici, enfin, fait accompli… L’abbaye de Jumièges est classée.
Un arrêté ministériel du 15 janvier 1918 déclare qu’une partie des
constructions de l’ancienne abbaye de Jumièges est classée, et un
arrêté préfectoral, en date du 30 janvier 1918, le spécifie ainsi :
« ART. 1er. –
L’affichage est interdit, même en temps d’élections, sur
les constructions suivantes qui font partie de l’ancienne abbaye de
Jumièges : église abbatiale, église Saint-Pierre, salle Capitulaire,
grand cellier occidental, caves, souterrains, escalier conduisant au
potager. »
C’est là, évidemment, une question de forme- car il n’y eut jamais
affichage sur les murs abbatiaux, pas même dans les caves et
souterrains, puisque c’était propriété privée…
Bref,
réjouissons-nous, avec les amis des arts de notre belle province, et
remercions Mme Lepel-Cointet…
*
* *
Un ami vieux-rouennais nous écrit sur une cartoline représentant le
Jardin de l’Hospice vu du boulevard Gambetta,
et en nous envoyant un
filet de Georges Dubosc dans le Journal de Rouen : «
Voici une carte
d’un coin de Rouen qui chaque jour se désole. Les vieux platanes du
boulevard Gambetta gisent à terre. Les uns baignent leur tête
centenaire dans le petit bras d’eau qui relie le Robec à l’Aubette ;
d’autres déjà sont débités !! » Georges Dubosc nous apprend qu’ils
avaient déjà été menacés en 1839, en 1878, et en 1902. Ils avaient été
plantés en 1776, après délibération des Echevins, et consultation
demandée à l’Académie de Rouen, au poète d’Ornay et à Daubenton.
C’étaient les plus vieux arbres de Rouen. Edouard de Bergevin les aima
et les peignit. Ils disparaissent, et c’est dommage pour un des coins
les plus pittoresques de Rouen. Ils ne pousseront plus en « pompeux
panache » !
G.-U. L.
UNE MONNAIE RÉGIONALISTE
C’est du Midi que nous vient cette innovation :
La Chambre de Commerce de Marseille se rendant compte de la difficulté
éprouvée par le petit commerce, en raison de la pénurie de billion,
avait décidé la frappe d’une monnaie d’aluminium. Mais cette monnaie
n’ayant cours que dans l’agglomération marseillaise, forçait ceux qui
étaient obligés de se déplacer fréquemment à posséder un choix des
divers jetons émis par les autres Chambres de commerce de la région.
Sur l’initiative de M. Artaud, président de la Chambre de Commerce de
Marseille, on tenta un accord entre les diverses Chambres de commerce
provençales. Aujourd’hui, l’accord est fait et déjà circule la nouvelle
monnaie régionaliste provençale qui porte les noms des différentes
villes ayant conclu l’accord.
C’est un exemple qui devrait bien être suivi en Normandie où les mêmes
difficultés se présentent pour l’utilisation des coupures émises par
les Chambres de Commerce de la région et qui n’ont cours que dans le
ressort de ces Chambres.
En effet si, partant de Rouen, pour le Havre, par exemple, vous
emportez une de ces petites « saletés » remplaçant la monnaie
divisionnaire, dans la capitale normande, vous pouvez être certain
qu’elle vous sera impitoyablement refusée. Est-ce que les Havrais n’ont
pas confiance dans la garantie rouennaise, ou n’est-ce-pas plutôt
qu’ils craignent les microbes véhiculés par ce papier monnaie ?
MUSÉE RÉGIONALISTE D’ÉCHANTILLONS
Nous parlons plus haut de l’organisation économique de la région
limousine. Or, les Limousins n’ont pas perdu de temps. Voici qu’ils
passent immédiatement de l’idée à l’exécution. En effet, voici le
passage d’un discours à la Chambre, de M. Valière, député de Limoges,
qui annonce la création d’un Musée d’échantillons :
Nous avons trouvé le moyen de mettre d’accord des gens qui jusque-là ne
s’étaient pas rencontrés, qui s’ignoraient totalement, qui supposaient
qu’ils avaient des intérêts contradictoires et qui étaient tout surpris
et tout heureux après quelques heures de discussion, de s’apercevoir
qu’ils devaient s’entendre, pour le profit de chacun comme de tous.
En effet, nous avons dès maintenant décidé de construire à Limoges,
un
immense musée d’échantillons.
Personne, parmi les représentants des départements, n’a trouvé
extraordinaire que Limoges soit le centre de la région. C’était la plus
grande ville, le centre des relations, c’était là que viendraient
naturellement les étrangers ; c’était là que se produirait l’afflux du
commerce. Il fallait y avoir les moyens d’information les plus complets
au point de vue agricole, commercial, industriel et touristique.
Ce grand centre sera doté, je le répète, d’un musée d’échantillons pour
lequel, sans aucune hésitation, le Conseil général de la Haute-Vienne,
sur ma proposition, a voté une première subvention de 200.000 fr. La
ville de Limoges a immédiatement décidé de concéder un terrain d’une
grande valeur. Les départements voisins nous ont spontanément apporté
des offres variant entre 50.000 et 100.000 francs.
Nous ne revendiquons pas l’idée, mais nous allons avoir, les premiers,
la réalisation d’une grande idée.
A la bonne heure, voilà de la réalisation. Quand verrons-nous pareille
initiative, chez nous et quelle est la grande ville de Normandie assez
généreuse pour imiter Limoges ?
Caen ? Rouen ?
La ville de Caen a déjà, à son actif, d’heureuses initiatives.
C’est à Rouen, capitale de la province normande, il nous semble, que
devraient être rassemblées les collections destinées à faire connaître
les productions de notre pays. Cette ville a, à sa tête, une
municipalité intelligente et agissante et au Parlement d’actifs
représentants. Espérons qu’ils ne tarderont pas à suivre un si bel et
si utile exemple.
Jean LEGERON
Nous apprenons avec le plus vif regret la mort d’une figure bien
rouennaise ; peintre, miniaturiste, dessinateur, et lithographe de
talent, Jean Légeron était plus connu comme caricaturiste. Il avait
fondé avec le regretté sénateur de la Seine-Inférieure, Julien Goujon,
une publication humoristique : La Cloche d’Argent, dans laquelle il
défendait par le crayon et par la plume, les idées patriotiques. Il
faisait partie de la Société des Artistes rouennais et des Sociétés
d’anciens combattants.
NOTRE AGRICULTURE
Au Conseil général de l’Eure, sur le rapport de M. Monnier,
il a été
décidé d’accorder des récompenses aux femmes et enfants des mobilisés
qui ont assuré l’exploitation des terres. Les 1.200 propositions faites
par les Conseils municipaux ont été agréées par la commission composée
de cinq conseillers généraux. Il sera distribué aux lauréats des
diplômes, dont la gravure et l’impression ont absorbé les 2.000 fr.
votés à cet effet. Il sera nécessaire de faire éditer 2.000 diplômes
afin de récompenser
tous les candidats qui feront l’objet de propositions ultérieures. On
voit que le département de l’Eure continue à montrer le bon exemple
dans l’accomplissement des travaux nécessaires au bon ravitaillement du
pays.
*
* *
Le Conseil général de l’Eure a également relevé à 8.000
francs le
montant du crédit destiné aux concours de pouliches et de poulinières.
Il a également voté une subvention de 200 fr. à la Société
d’encouragement à l’élevage du cheval de guerre. Seules les difficultés
budgétaires ont empêché le vote de crédits plus
élevés.
NOS MINES
Une mission de grands métallurgistes anglais qui a visité dernièrement
la Normandie et la Bretagne pour procéder à l’examen de nos gisements
de fer a rapporté en Angleterre la meilleure impression de sa visite,
et à la suite de son rapport, on annonce que nos alliés sont décidés à
nous acheter, après la guerre, une grande quantité de minerai.
*
* *
Dans nos études sur les Richesses minières de Normandie, nous avions
signalé les fouilles entreprises par le gouvernement, pour rechercher
de nouvelles couches de charbon dans la région de Littry. Ces fouilles
n’ayant encore donné aucun résultat, le conseil supérieur des Mines a
décidé de surseoir aux recherches.
Les établissements du Creusot poursuivent leurs recherches, plus à
l’ouest, dans la région du Plessis.
*
* *
La Société d’Exploitation des Mines de Larchamp a décidé de porter son
capital social de 3 à 4 millions de francs par l’émission au pair de
2.000 actions nouvelles de 500 francs.
NOS CHEMINS DE FER
Paris-Le Havre. – M. Evers, ingénieur havrais, a exposé dernièrement,
à la salle des Ingénieurs civils, rue Blanche, à Paris, le projet
Berlier, du tunnel sous la Seine d’une longueur de 500 mètres, sur le
modèle du Nord-Sud à Paris, pour le doublement de la voie ferrée du
Havre à Paris. On sait que c’est la traversée de la Seine maritime qui
constitue la plus grande difficulté, et que c’est sur ce point que les
avis diffèrent. Le gouvernement propose le système du viaduc (pont
d’une seule arche de 250 mètres de portée et de 67 mètres de hauteur).
Un autre projet de M. Arnaudin, préconise le pont transbordeur. La voie ferrée actuelle date de 1847 ; elle est notoirement
insuffisante pour assurer le service normal des voyageurs et des
marchandises.
*
* *
Chemins de fer de Normandie. – Le Conseil général de la
Seine-Inférieure vient d’autoriser la Compagnie des chemins de fer de
Normandie à augmenter son tarif de 30 % pour les voyageurs et de 20 %
pour les marchandises sur ses lignes d’Ouville-la-Rivière à Motteville
et de Clères à Gueures. L’année dernière, le Conseil général avait
accordé à cette Compagnie une subvention mensuelle de 8.000 francs.
*
* *
Chemin de fer de Glos-Montfort à Pont-l’Evêque. ̶ La
situation de cette Compagnie est également critique. Son déficit
mensuel depuis le 1er janvier est de 12.000 francs en moyenne, aussi la
Société concessionnaire s’est-elle adressée au Conseil général de
l’Eure pour qu’il lui vienne en aide, car elle serait dans l’obligation
de cesser l’exploitation. Une commission a été nommée qui se réunira à Bernay, avec les
Conseillers généraux du Calvados, pour essayer de remédier à la
situation.
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Carnet de Route d’un Architecte
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Une Excursion à Rouen et au Havre en 1893
____
J’avais vingt-huit ans quand j’entrepris ce petit voyage ; j’habitais
alors à Paris où je travaillais comme dessinateur chez un des
architectes les plus remarquables des monuments historiques. C’est lui
qui, pendant le long stage que je fis à son agence, m’inculqua le goût
des arts anciens en m’apprenant mon métier. J’éprouvais donc toujours
une grande jouissance à visiter et à étudier les vieux monuments.
Un soir donc d’un samedi de mai, veille de grande fête, nous prenions
le train, ma sœur et moi, avec notre mère pour cette grande excursion.
Je n’aimais guère alors voyager la nuit, ne dormant pas, lisant peu ;
je préférais le jour pour regarder par la portière les paysages qui se
déroulaient devant nous. Prenant un train de plaisir, je n’avais pas à
choisir, mais trouvai-je le temps du sommeil bien long. Aussi, dès que
l’aube vint blanchir légèrement l’intérieur de notre compartiment, je
mis le nez à la portière et ne voulus plus rien laisser passer. Nous
étions alors aux environs de Vernon, petite ville très intéressante,
que j’eus l’occasion de visiter depuis. Malheureusement, le temps se
couvre de nuages sombres, la pluie commence à tomber, et c’est sous cet
aspect maussade que je vais voir courir tous ces riants paysages
normands. Plus on avance, plus le caractère du pays s’accentue, les
plaines sont plus verdoyantes, les vergers plus fleuris ; la Seine
déroule son cours à travers de belles collines boisées. Voici Gaillon
qui possédait un magnifique château Renaissance, dont un des plus beaux
morceaux est réédifié dans la cour de l’Ecole des Beaux-Arts, à Paris.
Nous passons sous un long tunnel de plus de deux kilomètres pour
revoir la Seine qui se dirige alors vers le nord, au pied des Andelys.
Nous traversons le fleuve à l’endroit où il reçoit son affluent,
l’Eure, près de Pont-de-l’Arche. Nous sommes dans la Seine-Inférieure,
en pleine Normandie, non pas dans cette basse Normandie, si curieuse
autrefois, mais dans celle qui possède les plus beaux monuments, objet
de mes préférences.
Nous approchons du terme de notre voyage ; là-bas, perchée sur les
hauteurs qui dominent la Seine, une belle église, c’est Bonsecours, au
devant de laquelle se détache admirablement le monument de Jeanne d’Arc
; un petit détour et Rouen nous apparaît dans toute sa splendeur,
assise au bord du fleuve, étageant ses maisons et ses tours au milieu
d’une nature ravissante : voici sa majestueuse cathédrale, la couronne
de Normandie, qui est un diadème de pierre, ses mille clochers et ses
beaux ponts. Le coup d’œil est superbe, coloré par un beau soleil de
printemps.
La ville s’éveille, petit à petit, les paysans arrivent au marché,
étalant leurs produits sur les trottoirs, sous les portes cochères, un
peu partout, les portefaix peinent leur dur labeur tandis que les
ménagères matinales vont acheter au meilleur marché. Nous voyons toute
cette animation autour du marché que nous traversons pour nous rendre à
la cathédrale, car c’est dimanche et nous allons à la messe pour
commencer notre journée. Nous avions traversé sous la Grosse-Horloge en
y jetant un rapide coup d’œil ; je n’ai pas besoin de dire combien je
fus distrait pendant l’office, mon admiration dépassait ma piété ;
devant cette nef remarquable j’oubliai que j’étais venu pour prier et
j’étais en extase devant cette œuvre d’architecture.
Nous ne devions pas rester ce jour à Rouen, mais aller passer cette
première journée au Havre en descendant la Seine pour revenir par la
voie ferrée. Le bateau partait à sept heures, nous eûmes juste le temps
de choisir notre chambre à l’hôtel de l’Aigle-d’Or et de nous rendre au
quai d’embarquement ; la cloche de départ sonnait quand nous mettions
le pied sur le pont.
Nous longeons le port de Rouen, long de plus de deux kilomètres ;
depuis quelques années, on y a fait des travaux importants qui
permettent aux navires de fort tonnage d’y accéder. On a une très belle
vue d’ensemble de la ville qui s’éloigne de plus en plus pour se perdre
dans la brume d’un ciel gris. Ce sont maintenant de riants coteaux
boisés sur lesquels s’étagent les coquettes maisons de plaisance des
Rouennais. A droite, une colonne surmontée d’une aigle rappelle que ce
fut là qu’eut lieu la translation des cendres de Napoléon Ier,
rapportées de Sainte-Hélène en 1849. La Seine continue ses méandres ; à
dix-huit kilomètres de Rouen, nous tournons brusquement du sud au nord
en passant devant la petite ville de La Bouille, coquettement assise au
bord de l’eau, puis nous longeons d’interminables coteaux boisés. Autre
boucle nous ramenant vers le sud, le bateau fait escale à Duclair,
importante commune située sur la rive droite. Voici maintenant la forêt
de Jumièges sur une longue langue de terre d’où émergent les restes
importants de son ancienne abbaye ; combien j’aurais voulu les voir de
près, dessiner : les ruines ont toujours tant de charmes !
Le fleuve tourne de nouveau vers le nord-ouest, nous revoyons encore un
peu les ruines de Jumièges, puis nous longeons à gauche la vaste forêt
de Brotonne jusqu’à Guerbaville ; à partir de cet endroit, la Seine est
endiguée jusqu’à l’embouchure de la Risle pour lui donner plus de
profondeur. Caudebec où nous faisons encore escale est une jolie petite
ville déchue, mais située dans un beau site au fond d’un joli vallon ;
elle fut la capitale du pays de Caux et a joué un rôle assez important
dans les guerres entre la France et l’Angleterre. La Seine redescend de
nouveau vers le sud, à l’ouest de la forêt de Brotonne ; la vallée
s’élargit, le paysage devient plus monotone. Le fleuve tourne enfin au
nord-ouest pour former une dernière boucle moins fermée.
Il est deux heures lorsque nous arrivons devant le petit port de
Quillebeuf qui, vu au loin, nous rappelle un peu celui de Paimbeuf, à
l’entrée de la Loire. Un peu plus loin, se dresse la pointe de
Tancarville, à plus de cinquante mètres de hauteur, dominée par les
ruines d’un vieux château féodal du XIIIe siècle dont on aperçoit les
hautes tours.
Nous laissons les falaises de Tancarville baignées dans les alluvions
de la Seine ; le fleuve s’élargit et l’on ne distingue plus rien.
Cependant, voici Honfleur sur notre gauche, puis en face une forêt de
mâts de navires qui nous annonce notre port d’arrivée. Mais avant de
quitter la Seine, nous allions payer notre tribut à la mer qui commence
à se faire sentir, notre bateau roule et tangue quelque peu. Enfin nous
abordons au quai Notre-Dame, il est plus de trois heures.
Une foule de portefaix nous assaille et c’est avec beaucoup de peine
que l’on réussit à se frayer un chemin, cette cohue me secoue et me
fait oublier mon malaise ; j’admire tous ces bassins remplis de navires
de toutes sortes et de toutes nationalités qui font du port du Havre le
premier port marchand du nord-ouest de la France.
Le Havre est une ville assez moderne, sa fondation ne remonte qu’au
commencement du XVIe siècle. Louis XII l’établit dans les marais
salants qui existaient alors à l’embouchure de la Seine, mais sa
prospérité ne commença guère que sous François Ier qui y fit creuser un
port, lui accorda des privilèges et le fortifia. C’est surtout de nos
jours que la ville et son port ont pris un énorme développement. Le
Havre possède de larges et belles rues, de hautes et grandes maisons
bien construites, la plupart en briques blanches, mélangées de pierre,
mais il est pauvre en monuments anciens.
Nous n’avons que très peu de temps pour visiter la ville et son port.
Prenant la rue de Paris, nous passons devant l’Eglise Notre-Dame, la
plus ancienne de la ville, conçue dans un style de transition entre le
gothique et la Renaissance ; sa façade ornée de statues tourmentées
dans le genre du Bernin, me rappelle un peu celle de l’église
Saint-Paul Saint-Louis, à Paris, nous n’en pûmes visiter l’intérieur
qui renferme un beau buffet d’orgue et de jolis vitraux modernes. Nous
arrivons en droite ligne à l’hôtel de ville, en traversant la vaste
place Gambetta, bornée à l’ouest par le grand théâtre, et à l’est par
le bassin du commerce et que décorent les statues en bronze de deux
illustrations du Havre : Bernardin de Saint-Pierre et Casimir
Delavigne, par David d’Angers. L’hôtel de ville est une belle
construction moderne dans le style de la Renaissance, érigé de 1855 à
1859 sur les plans de Brunet-Debaines ; il est précédé d’un beau
jardin. Nous laissons à droite le palais de la Bourse, autre grand
monument du même genre que l’hôtel de ville, mais couronné de six dômes
et nous prenons à gauche le grand boulevard de Strasbourg qui traverse
la ville de l’est à l’ouest. Il est bordé de beaux hôtels, mais paraît
peu animé.
A l’extrémité du boulevard de Strasbourg, de ce côté, on jouit d’une
vue magnifique sur la mer ; je voudrais pouvoir rester là longtemps
pour contempler cet horizon immense d’où viennent les flots qui
s’écroulent à nos pieds, pour suivre du regard les navires qui passent,
qui s’en vont au large ou qui reviennent de bien loin. J’aurais voulu
aussi faire l’excursion de Sainte-Adresse : le temps ne nous le permit
pas.
C’est ainsi que nous passons devant le Musée d’Histoire naturelle
installé dans l’ancien palais de Justice, sans y entrer ; je prends
pourtant un rapide croquis d’une des charmantes échauguettes qui
flanquent les murs de la douane, et nous arrivons à la gare. A 6 h. 45,
nous quittons la ville n’ayant eu qu’un faible aperçu de son port et de
son mouvement commercial.
(
A suivre.)
Charles
CHAUSSEPIED
Architecte des Monuments historiques, à
Quimper.
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Le Gérant : MIOLLAIS.
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IMPRIMERIE HERPIN, Alençon. Vve A. LAVERDURE, Successeur.