Vers une Action Normande
X. – LES CAUSES.
(Suite.)
Rien n’est bon
ou mauvais que par la
pensée.
HAMLET.
Si nous résumons le chapitre des causes – des causes lointaines – nous
dirons que la première erreur d’aiguillage dans les directions
spirituelles de la France, remonte au dix-huitième siècle : ce siècle
qui partit en guerre contre des abus trop réels, n’employa pas la bonne
manière. Est-ce influence des idées absolues qu’il voulait réformer ?
Est-ce résultante du tempérament impulsif de la Race ? Toujours est-il
qu’au lieu de s’inspirer des sages exemples du libéralisme anglais, si
pratique, si réaliste et par là même si conciliant, il fut
intransigeant et
dogmatisa à rebours : il dogmatisa au nom (ce qui
est grave), d’un Credo matérialiste, négateur et destructif. Le
dix-huitième siècle et sa fille hautement reconnue, la Révolution, ne
cherchèrent pas à « adapter », à « réformer », mais à supprimer
radicalement pour remplacer. Ce ne fût plus un noble et réalisable
idéal qui servit de guide aux foules tout à coup privées de leurs
tuteurs, ce fut l’idéologie, cette mère incontestable de toutes les
folies politiques : la démagogie, la surenchère électorale n’en sont
que les descendantes.
Les conséquences se devineraient si l’histoire de France n’était point
là pour les affirmer. Ce sont ces crises d’autorité, de responsabilité
(1), de continuité (2), de compétence que nous avons analysées.
Les philosophes du dix-huitième siècle, les auteurs de la Révolution
française, n’ont pas su ou voulu prévoir les catastrophes que pouvait
entraîner l’aventure tentée sans la prévoyance nécessaire. Ils ont
voulu brûler les étapes, méconnaître le principe – bon pour les
sociétés comme pour la nature -
Natura non facit saltum. Ils ont
voulu enfin émanciper une enfant inexpérimentée,
sans éducation, sans
instruction préalables ; ils l’ont dégagée de tous devoirs au moment
où ces devoirs devenaient essentiels à la bonne marche des affaires
publiques ; ils ont supprimé les étais séculaires, tourné en dérision
les Traditions… et l’on s’étonne du résultat !
Mais si le suffrage universel devait remplacer le monarque, les
ministres responsables, il fallait au préalable lui enseigner ses
devoirs, la mission qui allait lui incomber ! Dieu sait si la mission
de gouverner ne s’improvise pas et si elle est délicate en un siècle où
les rapports sociaux, économiques, internationaux sont devenus d’une
complexité inimaginable !
Quand on songe à l’imprudence de ceux qui remirent dans de telles
conditions, au peuple français encore en enfance les trésors nationaux,
on s’étonne que les choses n’aient pas plus mal tourné : à défaut de
science, d’éducation, le peuple avait l’instinct de conservation, du
bon sens et les magnifiques qualités de la Race ; comme ce fut heureux
! Le système D… nous a sauvés plus d’une fois au cours de notre
Histoire, il ne faudrait tout de même pas l’ériger en doctrine.
Il est nécessaire qu’on arrive à se pénétrer de cette idée que le
suffrage universel ne vaut que par les directions qui lui sont données
et qu’au moment où il devient dans un pays la source de toutes choses,
il importe que ses directions soient honnêtes, claires, averties de
l’histoire et des intérêts vitaux du pays.
Or, la Révolution ne sut pas se dépouiller de l’esprit dogmatique à
rebours dont j’ai parlé plus haut ; il se trouva que l’Idéal qu’elle
embrassa – par passion, par haine de l’ancien régime – fut le plus
opposé à celui d’une démocratie vraiment digne de ce nom ; au lieu de
concilier, elle divisa et pour s’appuyer (dans ce qui fut trop souvent
une lutte entre Français) sur le nombre elle flatta la foule (et ses
bas instincts) au lieu de l’instruire des lourds devoirs qui lui
incombaient.
Ce sont ces vérités qui commençaient à se faire jour avant la guerre et
que celle-ci a mises en pleine lumière pour la grande masse des
combattants qui savent s’unir et collaborer tout en respectant leurs
convictions souvent très opposées. Elles avaient ces vérités, fait
écrire au philosophe si clairvoyant qu’est Gustave Le Bon, dès 1911,
les lignes prophétiques que voici :
« Nous n’avons nullement méconnu, dans cet ouvrage, l’importance de
certaines acquisitions de la Révolution à l’égard du droit des peuples.
Mais avec beaucoup d’historiens, nous avons dû admettre que le gain
récolté au prix de tant de ruines eût été obtenu plus tard, sans
effort, par la simple marche de la civilisation. Pour un peu de temps
de gagné, que de désastres matériels accumulés, quelle
désagrégation morale dont nous souffrons toujours ! Ces brutales
sections dans la chaîne de l’histoire ne se réparent que très
lentement. Elles ne le sont pas encore.
… Quoique l’expérience de la Révolution ait été catégorique, beaucoup
d’esprits, hallucinés par leurs rêves, souhaitent de la recommencer....
Pendant que les rêveurs poursuivent leurs chimères, excitent les
appétits et les passions des multitudes, les peuples s’arment tous les
jours davantage. Chacun pressent que dans la concurrence universelle,
il n’y aura plus de place pour les nations faibles.
Au centre de l’Europe grandit une puissance militaire formidable,
aspirant à dominer le monde afin d’y trouver des débouchés pour ses
marchandises et pour une population croissante qu’elle sera bientôt
incapable de nourrir.
Si nous continuons à briser notre cohésion par des luttes intestines,
des rivalités de partis, de basses persécutions religieuses, des lois
entravant le développement industriel, notre rôle dans le monde sera
vite terminé. Il faudra céder la place à des peuples solidement
agrégés, ayant su s’adapter aux nécessités naturelles au lieu de
prétendre remonter leur cours ; sans doute le présent ne répète pas le
passé et les détails de l’histoire sont pleins d’imprévisibles
enchaînements, mais dans leurs grandes lignes, les événements semblent
conduits par des lois éternelles. »
C’est pour avoir oublié ces lois éternelles, pour avoir méconnu les «
réalités » que la France souffre des maux que nous avons dénoncés. Et
la cause de tout cela, c’est l’Idéologie,
c’est-à-dire la tendance à
croire que tout est autrement qu’il n’est.
Idéologues ceux qui ont dressé l’individu contre l’Etat !
Idéologues ceux qui ont proclamé la bonté foncière de l’homme, conclu à
l’inutilité, des Religions et des Morales (3) ! Idéologues encore ceux
qui n’ont pas voulu croire à la permanence de l’esprit de barbarie
allemande !
Idéologues les pacifistes bêlants et ceux qui ont cru à la force
magique du droit ! Idéologues ceux qui, en démocratie, ne parlent que
de droits et pas de devoirs ! Idéologues enfin ceux qui ont cru que le
candidat serait l’irréductible défenseur des intérêts nationaux contre
les intérêts particuliers, le sien y compris !
Mais répliquera-t-on, la France souffrait d’autres maux d’ordre
différent et il semble bien que les responsables n’aient pas été cette
fois ces « avancés » que vous dénoncez si vigoureusement.
Nierez-vous, me dira-t-on, que les « Enfants de la « Tradition » aient
fait preuve dans tous les champs de l’activité humaine d’une
désespérante timidité – tranchons le mot – d’un esprit de routine
alarmant ?
N’est-ce pas chez les « fils de l’Esprit nouveau » qu’il fallait aller
pour trouver l’application de méthodes commerciales, scientifiques,
industrielles qui avaient fait leurs preuves ? Chez eux : outillage,
réglementation des rapports entre ouvriers et patrons, confort,
hygiène, etc., etc., … indiquaient un souci constant de progrès qu’on
ne rencontrait que rarement chez les autres. En matière municipale qui
n’a conservé dans mainte et mainte petite ville, ce souvenir des luttes
d’avant-guerre, entre les deux partis. Les « modérés » amassaient,
mettaient de l’ordre dans les finances, mais s’enlisaient dans la
routine et se refusaient aux réformes, aux travaux que commandait
l’intérêt public sagement compris ; puis venaient les « avancés » qui
vidaient les caisses municipales, mais dotaient la ville
d’installations modernes, effectuaient des travaux et « réalisaient »
des transformations souvent heureuses et que d’ailleurs les villes
étrangères avaient opérées bien avant nous ! Si bien que l’électeur
n’avait trouvé rien de plus sage que de faire alterner à la mairie «
modérés et avancés » : ceux-ci pour dépenser, ceux-là pour réparer les
brèches faites au trésor et remplir les caisses !
Eh bien nous ne contesterons pas cet esprit de timidité routinière chez
les « enfants de la Tradition » !
M. Paul Bureau dans cet admirable livre : «
La Crise morale des temps
nouveaux » l’a reconnu et mis en relief beaucoup mieux que je ne
saurais le faire !
Soyons justes, toutefois, en disant que toute une phalange s’était
levée dès avant la guerre, formée d’hommes venus des horizons
politiques les plus divers et qui prévoyant les conséquences
désastreuses pour la patrie de ce divorce entre celles que
Waldeck-Rousseau avait appelé les deux jeunesses, avait réagi de tout
son cœur, de toutes ses forces contre le mouvement séparatiste !
Faut-il rappeler
Le Sillon de Marc Sangnier, puis plus tard,
La
Démocratie, les jeunes Radicaux ? Etc.
Ce regrettable esprit existait, mais à qui ou à quoi l’attribuer ?
C’est cela qui importe en cette partie de nos études, laquelle tend à
rechercher les causes de nos maux ? Est-ce à cet « obscurantisme »
dénoncé par les loges comme la résultante nécessaire des religions ? On
pouvait chercher à berner le peuple avec ces histoires misérables…,
avant que les démocraties anglaise, américaine, n’aient apporté jusques
sur notre sol la preuve décisive du complet accord de l’Idéal religieux
et du progrès scientifique ! (4) J’imagine qu’on n’osera plus soutenir
pareilles balançoires à « la Homais » après la guerre ! Venez dans nos
popotes d’officiers et vous verrez quelle entente étroite, quelle
franche camaraderie existent entre « ceux qui vont à la messe » et «
ceux qui n’y vont pas ». La vraie tolérance, la véritable liberté de
pensée, l’union sacrée enfin telle qu’elle doit régner après la guerre,
nous l’avons réalisée au front depuis longtemps.
Non, cet esprit routinier avait d’autres causes : il procédait de
l’intolérance élevée à la hauteur d’un dogme par tout le monde
officiel, par toutes les majorités d’avant-guerre ! Le fils de la
Tradition blessé dans ses sentiments intimes, traité en suspect, en
minus habens s’enfermait dans sa tour d’ivoire : il évitait – souvent
ennemi de la lutte – de se mêler aux foules ; trop souvent, il se
cantonnait dans une attitude d’opposition hargneuse, il ne se frottait
ni au peuple ni aux idées nouvelles confisquées pour leur seul profit
par les mauvais bergers ; ne connaissant pas les Fils de l’Esprit
nouveau, il les jugeait mal, injustement ; de même, il était
sous-estimé par ceux que le candidat avait dressés contre lui dans un
intérêt de basse cuisine électorale et, de fait, il retardait !
Si bien que la France à qui tout (passé, situation géographique, race,
climat) criait qu’elle ne pouvait vivre et prospérer que par l’union
étroite de toutes ses forces fut divisée en deux camps ennemis qui
paralysèrent son activité. Nos charretiers normands disent de leurs
deux chevaux qui ne s’entendent pas que l’un tire à « Hue » pendant que
l’autre tire à « Dia » ! Et l’on sait qu’en pareille occurrence le char
n’avance guère…, quand il s’agit du char de l’Etat, c’est grave !
Cet antagonisme funeste des deux camps à la veille de la guerre est, à
n’en pas douter, la résultante des causes lointaines que nous avons
dénoncées plus haut : il ne peut pas, il ne doit pas reparaître au
lendemain de la Paix ! Il serait criminel de le permettre.
Avant de terminer ce chapitre des causes qu’il me soit permis de dire
pourquoi nous avons le ferme espoir que le pays les a déjà comprises et
qu’il possède assez de maturité d’esprit pour réaliser à la fin de nos
épreuves, les nécessaires conciliations.
(
A suivre.)
G.
VINCENT-DESBOIS.
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(1) Sous l’ancien régime, un Louis XVI, un Fouquet, ont « payé » des
fautes « dans la fonction ». Avons-nous eu rien de semblable depuis un
siècle ?
(2) Une ferme qui change souvent de fermier, me disait un de mes
sergents, « ne gagne pas ». Je crois qu’il pensait à la France.
(3) Une étude passionnante à faire serait celle-ci : De l’Emile de
J.-J. Rousseau à Cempuis ! Si Taine a exagéré avec son Animal féroce
et lubrique, Musset et Pascal : le premier avec son Dieu déchu qui se
souvient des cieux ! et surtout le deuxième, avec son : Ni ange ni
bête ! sont combien plus vrais !
(4) L’œuvre immense et magnifique de l’Y. M. C. A. portera, je l’espère
bien, des leçons profitables dans tous les milieux de France.
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L’Œuvre de Reconstitution
______
Un diplomate des Etats-Unis, M. Davis Jayne Hill, vient de publier une
étude intitulée :
La Reconstruction de l’Europe (1). Ce livre montre
comment les Américains envisagent les problèmes posés, en ces années
d’épreuves, à la vieille Europe, dont l’édifice social est à
renouveler. Au régime primitif qu’il appelle le
tribalisme,
c’est-à-dire l’assujettissement des tribus les plus faibles à la plus
forte, M. David Jayne Hill prévoit que doit se substituer, comme
résultat du conflit actuel, la prééminence du principe de solidarité
humaine fondée sur la suprématie de la loi et du droit.
C’est le contre-pied des principes bismarckiens et de la philosophie
prussienne. Comme le fait remarquer M. Jacques Morland (2) :
l’Allemagne, malgré sa force, n’a jamais pu s’assimiler ni les
Alsaciens, ni les Polonais, tandis que les Etats-Unis par la seule
autorité de la loi, réussissent à amalgamer les races les plus
différentes et à en faire une seule nation. Comparez encore l’union des
races aux Etats-Unis, et leur opposition irréductible dans l’empire
austro-hongrois.
L’Allemagne, pour assurer sa domination, s’oppose à la « Reconstruction
de l’Europe » d’après ces règles du droit nouveau qui seraient la
négation de son hégémonie. Il faut au gouvernement allemand le maintien
de l’état anarchique dans lequel se trouvent les diverses nationalités
européennes : il tente de l’assurer par les paix séparées et par les
démembrements qu’il impose aux peuples les moins résistants. Ainsi il
s’essaie à affermir la supériorité de son autocratie puissante et de
son organisation rigide sur les démocraties qui l’entourent : c’est
vraiment le
Vieux Dieu dressé contre l’idéal moderne. Le devoir des
démocraties est donc de venir à bout de l’impérialisme germanique, qui,
dit M. David Jayne Hill, est moins une forme de gouvernement qu’un
système d’exploitation par des moyens coercitifs.
On voit par là quelles idées-forces ont inspiré les courageux citoyens
de la libre Amérique dans la lutte ardente et effective qu’ils ont
entreprise contre la
barbarie allemande. Quelle puissance peut
résister à l’élan vigoureux de cette nation dressée pour le triomphe de
ces principes de la civilisation que résument les mots : droit et
liberté ?
Il est intéressant de rappeler, à cette occasion, ce que V. Hugo,
heureusement inspiré, écrivait dans une esquisse sur les civilisations
(3) : « Que sera l’avenir de cette société européenne, qui perd de plus
en plus chaque jour sa forme papale et monarchique ? Le moment ne
serait-il pas venu où la civilisation que nous avons vu tour à tour
déserter l’Asie pour l’Afrique, l’Afrique pour l’Europe, va se remettre
en route et continuer son majestueux voyage ? Ne semble-t-elle pas se
pencher vers l’Amérique ? Pour cette terre, ne tient-elle pas un
principe nouveau ? Nous voulons parler ici du principe d’émancipation,
de progrès et de liberté, qui semble devoir être désormais la loi de
l’humanité… Aussi, si ce principe est appelé, comme nous le croyons
avec joie, à refaire la société des hommes, l’Amérique en sera le
centre. De ce foyer s’épandra sur le monde la lumière nouvelle qui,
loin de dessécher les anciens continents, leur redonnera peut-être vie,
chaleur et jeunesse. »
Il y aura un siècle bientôt que ces lignes paraissaient : Hugo ne
prévoyait certes pas au milieu de quelles convulsions se réaliserait sa
pensée. Mais il avait su discerner que le Progrès n’était plus
compatible avec les entraves qui, dans chaque pays de la vieille
Europe, s’opposaient à sa marche : institutions désuètes dont les
peuples ne parvenaient pas à se libérer.
Ce sursaut de l’autocratie allemande aura été nécessaire pour entraîner
l’ébranlement de l’édifice. Et il aura fallu, pour en triompher, le
secours de ce peuple américain dont l’idéal est la liberté et pour qui
seuls comptent « les idéalistes qui ne s’endorment pas dans les idées,
mais qui savent transformer les idées en faits (4) », idéalistes dont
le Président Wilson est l’illustration éclatante.
Ce secours américain nous est non moins indispensable pour réorganiser
notre société française après la guerre. C’est auprès des hommes
d’action d’outre-mer qu’il nous faut chercher des lumières, des modèles
pour enfin donner à nos institutions ce caractère vraiment démocratique
que nos préjugés, nos routines, nos « anciennetés » n’ont jamais pu
leur permettre d’acquérir. Pour qu’aux trois théocraties successives
d’Asie, d’Afrique et d’Europe succède « la famille universelle »,
société des nations annoncée par Hugo, il est nécessaire que se
modifient à la fois les règles qui président aux rapports des peuples,
et les constitutions particulières à chacun d’eux.
A ces conseils qui nous reviennent d’au delà de l’océan, nous ne devons
pas rester étrangers. Tirons profit des exemples que nous offrent les
citoyens de la République américaine. Notre terre peut recevoir encore
de nouvelles semences et les féconder. Jusques à quand le spectacle de
tant de ruines, de souffrances et de morts laissera-t-il dans leur
indifférence les « à quoi bonistes », gens au petit cœur qui consentent
avec un sourire à ce que le sacrifice des autres soit accompli en vain !
Nous devons à nos morts, et nous sommes, vis-à-vis de nous-mêmes et de
nos descendants, dans l’obligation morale d’avoir la volonté de
reconstruire. Notre pays, qui a témoigné d’un courage militaire sans
égal, serait-il donc incapable désormais de tout courage civique ?
Intéressons-nous donc – et encourageons les si leur but nous agrée – à
ceux qui çà et là, bravement et avec foi, se sont mis à l’œuvre : telle
cette « association nationale pour l’organisation de la Démocratie »
(5), parmi les promoteurs de laquelle on trouve avec joie les noms
d’industriels et commerçants normands. Que son programme, plein de sens
utilitaire et pratique, excite au moins la curiosité du plus grand
nombre ; qu’on le discute, qu’on le contredise ! mais qu’on sorte
de cette inertie dans laquelle se complaisent à l’égard de la chose
publique certains Français.
Que ceux-ci démontrent d’abord la vanité de l’effort à faire, au moment
où leurs concitoyens au front comme à l’arrière donnent tant de
témoignages d’énergie ! Dans cette entreprise de reconstruction, la
région normande, fière de son passé, plus fière encore aujourd’hui des
exploits des siens et de sa prospérité, ne voudra pas se laisser
distancer. Les Normands répondront aux appels, qui déjà dans cette
revue, leur ont été adressés : et comme les qualités de la race sont
toujours là, leur décision une fois prise, ils feront leur ce jugement
d’Emerson sur ses compatriotes : « Quand le Yankee mord à quelque
chose, rien au monde qui lui fasse lâcher prise. »
M. ANOYAUT.
___________
(1) Traduit par L. P. Aloux, Payot, éditeur.
(2) Opinion, numéro du 3 août 1918.
(3) Littérature et philosophie mêlées. Fragment d’histoire, 1827.
(4) Emerson, Autobiographie vol. II, édition Colin.
(5) On peut demander au signataire de ces lignes aux bureaux de la
Revue, le programme de cette association, dans lequel nous relevons des
aspirations qui ont toujours été celles de Normandie. Elargir le cadre des départements en constituant douze à quinze
régions, décentraliser certains services publics incombant
aujourd’hui à l’Etat, en maintenant l’unité de législation sur
l’ensemble du territoire. Suppression de l’alcoolisme ; amélioration des logements ouvriers et
paysans ; multiplication des naissances, protection de la santé
publique. Adaptation de l’enseignement à la vie pour préparer directement
l’enfant à la profession et à l’existence sociale.
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L’Organisation Economique régionale
____
EN NORMANDIE
En signalant le projet de partage de la Normandie, en deux régions
économiques, sur l’initiative des représentants de la Basse-Normandie,
je demandais ce que pensaient de cette division les Chambres de
Commerce et les représentants des départements de l’Eure et de la
Seine-Inférieure, et à la demande qui m’en avait été faite, j’offrais
d’ouvrir dans les colonnes de
Normandie une enquête sur cette
question.
Des réponses me sont parvenues qui prouvent que les organisations, du
département de l’Eure surtout, n’y sont pas restées indifférentes.
Ainsi, le 20 septembre doit se réunir à la Préfecture d’Evreux, une
Commission du Conseil général, à laquelle sont convoqués tous les
représentants du département, pour discuter la question qui nous
préoccupe.
De son côté, la Chambre de Commerce d’Evreux doit se réunir dans les
premier jours d’octobre pour étudier également cette question de la
division de la France en régions économiques.
Je pense pouvoir, dans notre prochain numéro, rendre compte de ces deux
réunions.
Dans la Seine-Inférieure, l’une des Chambres de Commerce de ce
département, me répond « qu’elle a décidé de ne faire aucune polémique
dans la presse sur le projet de division de la Normandie en deux
régions économiques. »
Je ne comprends pas très bien cette réponse car dans l’étude que nous
poursuivons de cette question n’est jamais entrée l’idée d’aucune
polémique, mais seulement le désir de la voir approfondir par les
organisations appelées à en bénéficier et d’aboutir à une solution
conforme aux intérêts de la Normandie.
S’il est démontré que la division en deux régions est plus avantageuse
que l’établissement d’une seule, nous l’accepterons sans récrimination,
car tous les régionalistes sincères ne poursuivent d’autre but que la
prospérité de leur petite patrie et non son asservissement à un intérêt
local.
Les Chambres de commerce et les Conseils généraux de la Haute-Normandie
nous semblent avoir compris l’importance de cette question, mais nous
nous demandons s’il en est de même des représentants parlementaires à
qui, sur la demande de nombreux correspondants, nous l’avions par
lettre signalée à leur attention, car peu nombreux sont ceux qui ont
bien voulu nous répondre.
En remerciant ceux d’entre eux qui ont bien voulu nous faire connaître
leur avis, nous souhaitons que tous, à l’exemple de leurs collègues de
la Basse-Normandie se préoccupent de cette question de l’organisation
économique de la région normande, de laquelle dépend pour une grande
part la prospérité du pays.
*
* *
La Chambre de Commerce de Bordeaux a pris l’initiative d’un groupement
qui, sous le nom de
Sixième Région, comprendrait le bassin de la
Garonne et de ses affluents navigables.
La
Cinquième région est constituée et comprend les régions de
Limoges, Angoulême, Cognac, Guéret, Niort, La Rochelle, Rochefort,
Poitiers, Tulle, Périgueux.
Voilà deux régions qui ont compris « que la formule la meilleure de la
région future sera celle qui satisfera le plus grand nombre de besoins
et comprendra le plus grand nombre d’éléments. »
La
quinzième région n’a pas encore pu se mettre d’accord sur le choix
de sa capitale : Orléans ou Bourges, mais voici que le conseil
municipal de Nevers essaie de mettre d’accord les deux villes rivales
en demandant que le siège de la région soit fixé à Nevers.
A. MACHÉ.
_______
Le Faucardement mécanique
dans la Mise en Valeur des Rivières
et Canaux de la Normandie
______
Dans une précédente étude consacrée aux richesses hydrauliques de la
Normandie (1), nous avons fait ressortir l’importance considérable qui
s’attache à l’utilisation de la houille verte, cette force que nos
cours d’eau mettent à la disposition des nombreuses industries et de
l’agriculture de notre région.
Il serait paradoxal de dire que nous avons intérêt à faciliter l’emploi
de cette énergie que la nature nous prodigue gratuitement à travers les
siècles, et cependant, il est de toute évidence que, pour généraliser
cet emploi au profit des grands intérêts régionaux, pour le bien du
pays, de ses laborieuses populations, il est nécessaire de se
préoccuper du régime des eaux, de l’entretien de nos rivières, cours
d’eau et canaux, non seulement pour assurer la parfaite utilisation des
forces hydrauliques, mais aussi pour solutionner un problème qui
intéresse, à la fois, l’agriculture, la batellerie et l’hygiène
publique. Cet entretien des cours d’eau naturels et des canaux comprend
divers travaux ayant pour but de maintenir à la section d’écoulement un
profil déterminé, afin de conserver la vitesse et le niveau du plan
d’eau. Par les curages, les dragages, on enlève les vases, les
atterrissements, on régularise le lit des cours d’eau et les berges.
Une autre opération non moins importante que celles-ci, est le
faucardement, qui consiste en la suppression des végétaux aquatiques
dont le développement est rapide dans les portions à faible pente et,
par suite, à faible vitesse d’écoulement. Certains végétaux aquatiques
opposant une grande résistance à cet écoulement, il en résulte une
élévation de la surface des eaux provoquée, précisément, par la
diminution de la section de débit, due au ralentissement de la vitesse
du courant. Les débordements désastreux et l’impossibilité d’utiliser
l’eau comme force motrice tiennent, dans bien des situations, à cette
élévation du plan d’eau due à la présence des végétaux qui constituent
un obstacle permanent parce qu’on a négligé d’entretenir le lit du
cours d’eau.
Le faucardement des rivières et canaux de la Normandie, leur mise en
valeur par cette opération constituent donc un des facteurs du
développement de nos richesses naturelles, et c’est pourquoi nous avons
voulu étudier, ici, cette question qui est si intimement liée à notre
prospérité régionale. Nous nous empressons, du reste, de remarquer que,
depuis bien des années – au moins douze à quinze années – toute une
région de la Normandie, celle du Calvados, qu’arrosent la Dives et ses
affluents, a subi une heureuse transformation grâce aux travaux de
faucardement effectués sur une vaste étendue. Vers son embouchure, la
Dives serpente dans des terrains presque horizontaux, formant des
marais d’une superficie d’environ 4.000 hectares qui, il y a de cela
plus de soixante ans, étaient improductifs et malsains, malgré les
efforts faits pour les assainir et les mettre en culture. Les travaux,
poursuivis pendant dix ans, de 1865 à 1875, nécessitèrent une dépense
de 1.500.000 francs, soit en moyenne, 375 francs par hectare. Le
Syndicat des Marais de la Dives, qui comprenait 23 communes, fit
établir plusieurs ouvrages d’art (ponts, vannes, etc.) ouvrir 90
kilomètres de canaux, et régulariser 40 kilomètres de cours d’eau, dont
l’entretien exigeait chaque année, une dépense d’environ 30.000 francs,
soit 230 francs par kilomètre et 7 fr. 50 par hectare. Le faucardement,
effectué trois fois par an, de mai à septembre, pour assurer
l’abaissement du plan d’eau, revenait, à bras, de 15 à 18 francs par
kilomètre et par opération – avant la guerre, bien entendu – et encore
était-il difficile de se procurer la main-d’œuvre nécessaire pour
exécuter ces travaux. Dans cette région de la Normandie, la terre est
généralement très fertile, mais pour entretenir les herbages et
obtenir, des cultures, des rendements élevés, il faut de l’eau ;
l’homme doit compléter l’œuvre de la nature. Les travaux de
dessèchement et d’irrigation de la vallée de la Dives qui, avec ses
affluents et ses canaux, arrose des prairies plantureuses, ont fait de
ce pays un des plus riches de la région normande.
La végétation dans les cours d’eau et canaux varie beaucoup, mais elle
est généralement d’un développement rapide, d’où nécessité de
renouveler souvent, durant l’été, les opérations de faucardement.
Jusqu’en 1902, ces opérations s’effectuaient avec le faucard ou faux à
long manche, manœuvré de la rive ou d’un bachot, par deux équipes
d’ouvriers, tirant alternativement, à l’aide de cordes, l’instrument
formé par plusieurs lames de faux dépourvues de talons et articulées
entre elles, chaque lame portant un bout de chaîne qui la maintient
appliquée sur le plafond du cours d’eau.
Le faucardement effectué ainsi à bras d’homme est une opération lente,
coûteuse, nécessitant un nombreux personnel ; aussi lui a-t-on
substitué le faucardement mécanique, qui s’effectue au moyen de la
faucardeuse mécanique, ou bateau faucheur automobile, imaginé par un
ingénieur distingué de la Normandie, M.Amiot, d’Argences (Calvados)
(fig. 1). C’est le
Syndicat des Marais de la Dives qui, le premier,
se livra, en 1902, à des essais de faucardement à l’aide de cette
machine, qui peut rendre aussi de réels services aux propriétaires de
grands étangs, aux associations d’agriculteurs entretenant des canaux
d’irrigation ou de dessèchement, ainsi qu’aux exploitants de varechs
des plages.
La faucardeuse automobile, que nous représentons en élévation (fig. 2)
et en plan (fig. 3), consiste en une barque en fer à fond plat de 6
mètres de longueur sur 1m 50 de largeur, portant à sa partie centrale
un moteur à essence, actionnant par courroies une roue à palettes
disposée à l’avant, et deux scies de faucheuses montées à la partie
inférieure d’un châssis vertical articulé, à l’arrière de
l’embarcation. Le moteur monocylindrique, de 8 H. P., placé vers
l’avant, comprend un carburateur, un réservoir à essence, un
accumulateur, une bobine d’allumage. Après la mise en route, une petite
dynamo actionnée par le moteur assure l’allumage et maintient la charge
des accumulateurs ; on voit aussi un pot d’échappement, une pompe de
circulation pour l’eau de refroidissement, et une manivelle de mise en
route. Sur l’arbre du moteur sont fixées deux poulies, dont l’une
commande par courroie, et d’autres poulies, un changement de vitesse,
lequel actionne, par deux chaînes, la roue à palettes disposée à
l’avant du bateau. Une fourche d’embrayage déplace la courroie sur les
deux poulies – l’une fixe, l’autre folle – du mécanisme, qui comprend
un différentiel pour éviter les torsions de l’arbre de la roue,
lesquelles peuvent résulter d’une usure inégale des chaînes de
transmission.
La vitesse pratique du bateau est de 2.500 mètres à l’heure, y compris
les pertes de temps aux passages difficiles (ponts, etc.). L’axe de la
roue est maintenu, par un châssis articulé aux tourillons ; le
déplacement de l’axe de la roue, dans le plan vertical, se fait à
l’aide d’un volant à vis qui agit sur la traverse du bâti ; on peut
ainsi régler l’immersion de la roue, soit pour l’avancement pendant le
travail, soit pour le passage sous les ponts. Une poulie actionnée par
une courroie commande l’arbre-manivelle qui donne le mouvement aux
scies.
Les pièces de la faucheuse, ou appareil coupeur, sont fixées à un bâti
pouvant coulisser verticalement, attaché à un levier mobile autour d’un
axe et équilibré par un contre-poids. Le bâti est articulé à des
haubans, que l’on éloigne ou rapproche de la poulie et du moteur, afin
de régler la tension de la courroie, déplacement obtenu à l’aide des
volants à vis réunis par une chaîne et des glissières. Des tiges
filetées, près du porte-lame articulé, permettent de régler
l’inclinaison des lames suivant le profil en travers de la section à
faucarder. Le bâti est attaché par un anneau avec le levier de réglage
vertical, en démontant les haubans, en retirant et couchant dans
l’embarcation le bâti de la faucheuse, il est facile de passer sous des
ponts laissant libre une hauteur d’environ 50 centimètres. Trois hommes
assurent le service de la faucardeuse automobile : l’un s’occupe du
moteur, un autre dirige l’embarcation, et un troisième s’occupe du
fonctionnement de la faucheuse, du réglage de la hauteur de coupe et de
l’inclinaison transversale des lames. Le schéma descriptif, représenté
par les figures ci-jointes, donne l’explication de l’agencement et du
fonctionnement de la faucardeuse mécanique. On voit, en avant, la roue
à aubes C assurant le déplacement de l’embarcation et, à l’arrière, la
faucheuse G, dont les barres coupeuses de 2 à 4 mètres de longueur,
reçoivent, comme la roue à aubes, leur mouvement, distinct ou
simultané, du moteur B placé à l’avant. La faucheuse G, suspendue à
l’extrémité d’un levier équilibré par un contrepoids P, suit les
variations du fond par l’oscillation verticale de ce levier. La
faucardeuse peut passer dans les endroits où la largeur du lit du cours
d’eau n’est pas inférieure à celle de l’embarcation, et où il n’existe
pas, en hauteur, d’obstacle inférieur à 50 centimètres au-dessus du
niveau de l’eau. Cette machine peut opérer à toutes profondeurs et, en
moyenne, à raison de 2 kilomètres environ, par heure. Avant la guerre,
on évaluait le prix de revient du faucardement mécanique, amortissement
et entretien compris, à 2 fr. 15 par kilomètre, et à environ 5 fr. 40
par hectare. Pour une largeur de coupe de 4 mètres, la surface d’un
hectare se trouve fauchée, c’est-à-dire faucardée, après un parcours de
2 kilomètres 500, et on peut opérer sur un parcours de 15 à 20
kilomètres, en une journée. Le faucardement à bras d’homme nécessitant
une dépense de 15 à 18 francs par kilomètre – toujours en raisonnant
d’après les chiffres établis avant la guerre – on voit quelle grande
économie procure le faucardement mécanique, car il est évident qu’en
tenant compte du renchérissement général, l’économie subsiste
proportionnelle dans la comparaison du prix de revient du travail
effectué mécaniquement et à bras d’hommes.
Il est à souhaiter que ce remarquable progrès, qui caractérise une
précieuse conquête du machinisme, de l’automobilisme, facilite chaque
jour davantage la mise en valeur des rivières, cours d’eau et canaux de
la Normandie, et assure ainsi à notre région, tout le bénéfice
d’améliorations intéressant l’agriculture, l’industrie, la batellerie
et l’hygiène publique.
Henri BLIN,
Lauréat de l’Académie d’Agriculture de France.
_____________
(1) Voir Normandie n° 16, de juillet 1918.
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Réveillons la Terre de France !...
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Notre éminent ami, M. Emmanuel Boulet, président du SYNDICAT AGRICOLE
DU ROUMOIS,
continue sa féconde campagne théorique et pratique en
faveur de notre agriculture. Il vient d’envoyer aux membres de ce
Syndicat la très utile circulaire suivante qu’il nous communique et que
nous souhaitons voir répandre par toute la presse normande. – N.
Réveillons la terre de France que nous laissons s’endormir. – La
terre est une usine végétale où il faut travailler et apporter sans
cesse toutes les améliorations possibles, et qui pourrait facilement
produire en moyenne le double, ou peut-être même le triple, de ce
qu’elle rapporte ordinairement.
Charles Nordmann disait en 1916, dans la
Revue des Deux-Mondes : « La
France, la plantureuse France, malgré son climat unique et modéré,
malgré la richesse de son sol heureux ; la France initiatrice de tant
de découvertes dans tous les domaines, qui a été l’instigatrice des
principaux progrès de la chimie agricole et la première protagoniste
des engrais chimiques est aujourd’hui, dans l’intensité relative de sa
production du blé, au quinzième rang et devancée par la plupart des
autres pays. »
Dehérain disait : « Quand une terre est convenablement remuée, aérée,
travaillée, l’azote habituellement inerte qu’elle renferme évolue,
devient soluble, assimilable et, si nous sommes réduits à acheter des
nitrates, c’est que le travail du sol tel que nous le pratiquons est
inefficace. C’est aux ingénieurs à se mettre à l’œuvre ; c’est à eux
qu’il appartient d’imaginer un instrument qui divise, remue, secoue,
aère le sol tout autrement que ne font encore nos charrues et nos
herses, qui, certainement, dans 50 ans d’ici, devront être reléguées
dans les magasins de curiosités à côté des pieux durcis au feu des
Gaulois. »
Il est certain que tout ce qui améliore l’aération et la division de la
terre améliore son rendement.
Depuis longtemps, on a remarqué que dans les terres finement divisées,
le blé est remarquablement prolifique.
Les expériences de Grandeau, qui ont donné 43 quintaux de blé à
l’hectare, ont prouvé ce qu’on peut obtenir lorsqu’on traite la plante
comme une récolte sarclée, de façon à la préserver des plantes
parasites et à tenir le sol constamment ameubli et propre.
De 1906 à 1914, la moyenne du blé récolté à l’hectare a été de 32
quintaux en Danemarck, de 25 en Belgique et de 13 en France. La récolte
du seigle, de l’orge, de l’avoine, des pommes de terre et des
betteraves à sucre est également beaucoup moindre à l’hectare en France
que dans certains autres pays. Ces différences de rendement proviennent
uniquement de ce que les méthodes de culture sont chez nous surannées,
beaucoup moins modernes que les méthodes appliquées ailleurs, et qu’en
complément du fumier de ferme nous employons beaucoup moins que les
autres pays les engrais nécessaires qui rendent à la terre les éléments
fertilisants que lui ont pris les récoltes précédentes. Tout vient de
là.
La terre de France est parmi les meilleurs, et en abandonnant la
routine et en suivant les progrès pour la cultiver, elle produira
largement et au de là même si sa population était doublée (1) tout le
blé nécessaire à la fabrication du pain dont ses habitants auront
besoin.
Voici ce que le bureau du Syndicat agricole du Roumois engage ses
adhérents à méditer très sérieusement dans leur intérêt.
Le Président,
Emmanuel B
OULET.
______________________
(1) Georges Ville affirmait, dès 1860, que la terre de France pourrait
alimenter cent millions d’habitants si elle était convenablement
cultivée. – G. N.
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Le Cidre dans l’Antiquité
_____
S’il est une renommée dont la Normandie ait, à juste titre, le droit de
s’enorgueillir, c’est bien celle de son cidre. Dans
Normandie de mai
1917, M. Henri Blin se dit « tenté de consacrer aux mérites, à la
gloire du cidre de Normandie, tous les souvenirs qui attestent, par
d’éloquents panégyriques, par des écrits humoristiques, par des odes et
par des chants, que le « breuvage étincelant » excita, de tout temps la
verve, le talent de nos écrivains et inspira la muse de nos poètes. »
Il y renonçait devant l’abondance des matières. Il est cependant un
témoignage qui me semble assez peu connu : c’est celui du cardinal du
Perron.
Le cardinal du Perron était, dans sa jeunesse, ce qu’on peut appeler un
franc buveur. Après avoir avalé vingt verres de vin, il sautait « à
plein saut », avec des mules et des escarpins, la longueur de
vingt-deux semelles, au grand ébahissement du bonhomme Ronsard.
Néanmoins, il aimait à faire l’éloge du
citre, « excellent breuvage,
sain et délicieux ».
« Il n’y a rien, ajoutait-il, qui consume plus l’humide radical que le
vin, et le citre l’en retient et le fomente… On m’en a envoyé de la
Basse-Normandie en bouteilles, qui est le plus excellent que j’aie
jamais bu ; il passe en délices tous les vins et tous les muscats… M.
de Tiron disait que, s’il laissait l’usage du citre pour prendre du
vin, il mourrait. (1) »
Son Eminence s’en reférait d’ailleurs à l’autorité de saint Augustin.
Les Manichéens reprochaient de son temps aux Catholiques d’être gens
adonnés au vin, tandis qu’eux n’en buvaient point. « C’est vrai, leur
répondait l’évêque d’Hypone ; mais vous buvez d’un suc tiré de pommes
qui est plus délicieux que tous les vins et que tous les breuvages du
monde. » Tertullien appelle aussi le cidre : «
Succum ex pomis
vinosissimum ».
*
* *
Une aussi haute antiquité met en question l’origine de ce breuvage, que
jusqu’ici tous les auteurs s’accordaient à fixer en Normandie. Au moyen
âge, l’auteur de la
Maison rustique écrivait : « Je ne ferai ici
recherche de l’inventeur premier de ce breuvage : dirai seulement que,
comme Noé, transporté du plaisant goût du suc qu’il exprima du raisin
de la vigne sauvage plantée par lui-même, fut le premier inventeur de
faire et boire le vin ; aussi quelque Normand affriandé de la saveur
délicate du jus des pommes et des poires, inventa la façon du cidre et
poiré. Je dis
quelque normand, car c’est en basse Normandie appelé
pays de Neux, où ce breuvage a pris commencement. »
Toutefois les Encyclopédies reconnaissent « qu’au XIIe siècle, le cidre
n’était pas encore en usage en Normandie, comme le témoignent les vers
dans lesquels Baudri de Bourgueil dit qu’à Lisieux on ne connaissait
pas le vin, mais seulement la cervoise (bière) ».
D’ailleurs l’étymologie suffirait à diriger nos recherches en dehors de
la Normandie. Le mot
cidre se rattache étroitement à l’espagnol
sidra, écrit plus anciennement
sizra : en grec et en latin
sikera. Sur la foi de saint Jérôme, les dictionnaires nous font même
remonter à l’hébreu, où le mot
Schechar signifiait toute boisson
enivrante. Ce terme rappelle le nom d’une plante des Indes, le
haschih, qu’au temps des Croisades, le Vieux de la Montagne faisait
mâcher à ses adeptes avant de les lancer au massacre des chrétiens d’où
leur nom de
haschichin, en français,
assassin. Le cidre a sans
doute des effets moins funestes ; mais le cardinal du Perron fait
remarquer « qu’il enivre comme le vin et que l’ivresse en est plus
mauvaise, parce qu’il est plus froid. »
*
* *
Ainsi fixés sur l’origine de son nom, nous pouvons reconstituer, au
moins très sommairement, l’histoire du cidre.
De l’Afrique, les Arabes l’ont apporté en Espagne, et particulièrement
en Biscaye, où les Normands, grands coureurs de mers, sont allés
le chercher. Le cardinal du Perron est formel sur ce point : « Le cidre
bien d’Afrique et il y a longtemps qu’il est en usage en ce pays-là. De
là il est venu en Biscaye et de là en Normandie. Aujourd’hui, quand nos
Normands n’en ont point, ils envoient leurs vaisseaux en Biscaye, d’où
ils en rapportent. »
Voilà de quoi exercer, me semble-t-il, la sagacité des historiens de la
Normandie.
Z. TOURNEUR.
Dieppe, ce 18 août 1918.
________________________
(1) Cf. Perroniana, 2e édition, Cologne, G. Scayen, 1669.
____________________________
Tout en causant…
____
La guerre aura eu cet avantage… Quel mot stupide viens-je d’écrire ?
Comme si cette chose horrible qu’est la guerre, source de tant de
deuils et de larmes, de tant de misères et de ruines, pouvait, sous
quelque point de vue qu’on l’envisage, être avantageuse à qui que ce
soit ou à quoi que ce soit. En dépit du proverbe, un malheur n’est
jamais bon… Je veux dire que le conflit sanglant où la France est
engagée depuis quatre ans et d’où elle sortira victorieuse, loin de la
laisser meurtrie et abattue, suscitera au contraire, dans ce pays, un
formidable et merveilleux sursaut d’énergies nouvelles et insoupçonnées
qui le tirera de la léthargie et de la torpeur où menaçaient de
s’enliser ses forces productives.
Je pensais à cela, à cette rénovation industrielle et économique qui,
au lendemain du jour béni de la paix, complétera magnifiquement le
triomphe de nos armes, en lisant dans le dernier numéro de «
Normandie
» l’article, d’une si intéressante documentation, de M. Henri Blin,
sur l’utilisation et la mise en valeur des forces hydrauliques de notre
belle et riche province.
Ce dernier numéro de «
Normandie » est venu me trouver, non sans
avoir fait quelques détours et subi quelques retards – (par ces
temps-ci, les envois confiés à l’administration des postes musardent
souvent en cours de route et prennent volontiers le chemin des
écoliers) – dans un petit village du pays de Bray, près duquel coule
une petite rivière, la plus jolie et la plus gracieuse des petites
rivières, qui mériterait d’être chantée par un poète élégiaque, comme
la Voulzie le fut naguère par Hégésippe Moreau. Mais l’époque n’est pas
aux vers bucoliques ; des soucis d’un prosaïsme plus impérieux et plus
terre à terre, si je puis ainsi parler à propos d’un ruisseau, nous
sollicitent et nous hantent et c’est étonnant, non ce n’est pas
étonnant, c’est tout naturel et bien humain, comme on a peu de vague à
l’âme, quand on se sent en appétit.
Et à ce point de vue matériel et utilitaire, ma petite rivière du pays
de Bray a aussi son charme ; ses eaux vives et murmurantes ne prêtent
pas qu’à la rêverie, elles recèlent entre leurs longues herbes vertes
qu’incline le courant, de ces truites à la chair fine et savoureuse qui
sont le régal des fins gourmets, car la truite est la reine des
poissons d’eau douce. Mais il faut savoir la prendre, et c’est un sport
auquel je m’entraîne, sans grand succès, du reste, je l’avoue en toute
humilité. Je suis trop distrait, je n’ai pas le coup d’œil assez vif,
ni le poignet assez prompt, et puis, au lieu de suivre d’un regard
attentif la mouche artificielle qui au bout de mon fil, sautille à la
surface de l’eau clapotante, il m’arrive trop souvent de penser à autre
chose, et je rate les plus belles « touches » et je rentre bredouille à
la maisonnette dont le toit moussu abrite ma villégiature agreste.
Ce qui ne m’empêche pas, du reste, de trouver le soir, sur la table
rustique, une belle truite apportée par mon hôte, plus habile et plus
expérimenté que moi dans l’art subtil de la pêche à la ligne volante.
Le lecteur va peut-être se demander par quelle obscure association
d’idées, j’en suis venu, après avoir cité l’étude consacrée par M.
Henri Blin, dans le dernier numéro de «
Normandie », à l’emploi
rationnel de la houille verte normande, à parler d’une petite rivière
du pays de Bray, et des truites que je n’y pêche pas, mais dont je me
régale tout de même.
La transition s’explique. C’est que précisément en suivant, la gaule à
la main, les bords émaillés de fleurs de cette petite rivière poétique
qui semble aujourd’hui ne couler, sous l’ombre des saules, que pour le
seul agrément des yeux et la délectation des « amants de la nature »
comme on disait du temps de Jean-Jacques, car elle ne fait même plus
tourner le moindre petit moulin, je songeais que cette douceur pouvait
se transformer en force et cette poésie en réalisation d’énergies.
Evolution prestigieuse des idées et des choses qui s’accomplira demain.
Cette eau miroitante dont chante si gentiment le clapotis auquel
répond, comme dans un concert alterné, le gazouillis des oiseaux, cette
eau, par la magie de la Fée Electricité, actionnera de puissantes
machines et de formidables engins. Cette petite chose frêle et délicate
qui se meut paresseusement dans les sinuosités de son cours deviendra
un facteur de l’essor économique ; elle donnera l’activité, la vie, la
force aux fabriques et aux usines ; elle révolutionnera le monde
industriel.
Des petits ruisseaux sortent les grandes rivières, disait-on autrefois.
Des petits ruisseaux sortiront désormais la richesse, la prospérité, la
puissance de notre pays.
Et je t’en aime davantage, ma jolie petite rivière du pays de Bray, qui
réflète dans les eaux limpides la douce sérénité et les teintes
changeantes de notre ciel normand. Va, hâte-toi, ne t’attarde plus sous
les ombrages et le long des prés, précipite ton cours, fais de la force
et de l’énergie, travaille, toi aussi, pour la France !
Mais, si c’est possible, garde, à ma chère petite rivière, garde les
truites frétillantes et savoureuses….
Henry BRIDOUX.
____________________
A propos de Vie Régionale
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IMPRESSIONS VERNONNAISES
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La « décentralisation » est à l’ordre du jour et la guerre aura sans
nul doute donné aux aspirations « régionalistes » en même temps qu’une
vision plus nette et qu’une vigueur nouvelle, comme une justification
plus évidente et plus ample.
Il semble vraiment que notre pays, étouffé depuis un siècle et quart
par la centralisation révolutionnaire et napoléonienne – à laquelle,
pour être juste, Louis XIV avait bien préparé le terrain – soit décidé
enfin à briser ces liens trop étroits qui paralysent son développement,
et qu’il aspire à retrouver les règles de sa physiologie normale –
celle à laquelle il dut jadis, et jusqu’au moment où il brisa avec ces
règles, la première place dans le monde.
Il faut sans doute que ces aspirations soient bien profondes et
qu’elles répondent à quelque chose de bien réel pour que la politique,
la politique électorale elle-même, qui s’en soupçonne cependant si
menacée, se soit trouvée obligée de composer avec elles et de sembler
les adopter – afin, n’en doutons pas, de les exploiter à son profit.
Eh bien – lorsque, par une expérience dont je dirai un mot afin de
faire bien comprendre les circonstances tout à fait spéciales, et sans
doute assez rares, qui m’ont permis de l’éprouver – on se trouve en
contact avec « l’élément cellulaire », avec un organisme défini de
cette vie locale, je veux dire avec une petite cité formant un tout
homogène et quasi autonome, ayant toutes les raisons d’avoir sa vie
propre et personnelle, une question, à laquelle on ne songe pas
ordinairement se pose – bientôt impérieuse : ces aspirations ont-elles
chances de succès ? Sont-elles aptes à vivre et à se développer ?
Portent-elles
réellement en elles un germe, un principe de vie – ou
ne sont-elles qu’une survivance, infiniment respectable certes, mais
purement sensitive, du passé ?
Question paradoxale, presque impie, semble-t-il, dans une
Revue qui
est précisément l’expression de cette aspiration vers une vie locale !
Et cependant elle se pose bien à qui éprouve, comme je viens de
l’éprouver,
la puissance d’oubli des
petites villes (1), la sorte
d’empressement même qu’elles mettent à détruire elles-mêmes ce qui est
la substance essentielle de leur personnalité, c’est-à-dire
leur
histoire propre, et à l’anéantir, à la noyer, dirait-on, dans
l’histoire générale – à l’effacer servilement devant celle-ci, même
dans les points où cette excessive condescendance ne saurait se
légitimer par rien.
*
* *
Je ne suis pas né à Vernon et je n’y ai point de famille. Par mon sang,
je suis même plus encore Breton que Normand. Mais j’ai été élevé dans
cette petite ville. J’y ai vécu ces années de jeunesse et d’adolescence
où l’esprit se forme, où le cœur s’éveille, où s’amassent les
connaissances, les impressions et les idées qui mèneront l’homme
ensuite durant toute sa vie. Je n’ai pas d’autres horizons familiers
que les siens : c’est aux lignes de ses collines, au cours de son
fleuve, aux arbres de sa forêt, aux voûtes élevées de son église que
s’accrochent tous mes souvenirs d’enfant, et si je ne suis qu’un fils
adoptif, je ne crois cependant abuser ni des mots, ni des idées en me
considérant comme un enfant de cette cité (2). L’existence m’en a
enlevé à l’âge où la vie réelle s’ouvre pour l’homme ; c’est sur
d’autres bords que s’est déroulée pour moi « la lutte pour la vie », et
je n’ai rien laissé ici – que mon souvenir fidèle, affectueux et
reconnaissant.
Eh bien, lorsque un quart de siècle écoulé, les circonstances me refont
brusquement et pour quelques jours citoyen de Vernon, une chose me
frappe vivement et un peu tristement : c’est de voir déjà presque
effacée – de telle sorte que lorsqu’un temps égal ne sera encore
écoulé, elle sera certainement tout à fait oubliée – la trace de ceux
qui s’identifiaient alors avec le corps même de la cité.
Qu’on ne croie point qu’il ne s’agit tel que de souvenirs personnels,
respectables sans doute, mais dont la collectivité ne saurait
valablement s’encombrer. Les quelques noms sur lesquels je vais
m’arrêter le montreront bien, je l’espère.
*
* *
Au cimetière – sur les pierres duquel j’ai retrouvé tant de noms
familiers ! – se dresse, au-dessus d’un modeste tombeau, une pyramide
où se lisent ces mots :
DUBOIS PÈRE
1804-1875
DUBOIS FILS
1831-1908
DÉCÉDÉS
APRÈS UN SIÈCLE D’ENSEIGNEMENT.
Un siècle d’enseignement ! Cela compte, je pense, dans la vie
personnelle d’une petite ville. Et nombreux sont sans doute ici ceux
qui, directement ou indirectement, avec gratitude ou inconsciemment,
doivent dans leur pensée, dans la formation de leur esprit, dans
l’orientation même de leur sentiment, quelque chose à ce foyer de vie
intellectuelle.
« La pension Dubois » – mais ce fut, il y a cinquante ans, une
véritable gloire locale ! et ce fut pour Vernon un moyen de rayonnement
au moins régional, dont je crains bien qu’elle n’ait jamais depuis
retrouvé l’équivalent.
Elle fut fondée par l’ancêtre, assez modestement, dans une maison qu’on
voit encore à l’angle de deux rues. L’une d’elles a eu le bonheur de
conserver jusqu’ici son savoureux nom de vieille rue de vieille ville
et se nomme encore la rue Porte-Huchette ; l’autre, l’ancienne
Grande-Rue, est devenue la très banale rue Carnot. La vieille demeure,
avec son galbe si délicieux d’antique logis, ses pans de bois, sa
grande porte bâillante qui laisse voir l’escalier, où les marches si
douces et si compatissantes aux jambes des aïeules, s’incurvent en une
grande révolution – la vieille demeure est toujours là. Mais rien n’y
rappelle plus les bons ouvriers qui ont vécu, travaillé et pensé entre
ses murs. Pendant longtemps, une inscription à demi effacée y laissait
lire encore :
PENSION DUBOIS. Une peinture relativement récente a tout
supprimé.
Lorsque le fondateur eut cédé la direction à son fils, l’établissement
passa dans l’immeuble de l’avenue Gambetta – alors le « Grand Cours »,
si je ne m’abuse. Ce fut la période d’activité, de vie débordante, de
succès et de gloire.
Tous ceux qui l’ont connue ont gardé le souvenir vif et net de cette
famille dont la silhouette semblait incorporée à la physionomie même de
sa ville. La nature avait infligé à M. Dubois une gibbosité énorme. On
l’appelait communément « le petit bossu », et pour ses élèves, il était
même plus familièrement encore, « Bosco ». Mais le cerveau avait pris
sa revanche de la difformité du corps. Supérieurement intelligent, doué
d’un esprit à qui sa causticité ne valut pas que des amitiés, pénétré
jusqu’aux mœlles de la vieille formation que donnent les « humanités »
comme nos pères les comprenaient, secondé par une femme supérieure qui
était bien de la même famille spirituelle que lui-même, il sut donner à
sa maison d’enseignement une importance, une splendeur même, qu’on
n’eût pas crue possible, et qui même aujourd’hui apparaît à peine
croyable, quand on constate la torpeur où la petite ville est retombée
après sa disparition.
Classique de toute son âme, et ayant formé dans cette voie des esprits
qui n’eussent rien gagné de plus à fréquenter de plus illustres
maîtres, il avait su cependant s’adapter merveilleusement aux
aspirations si parfaitement équilibrées qui, au lendemain de nos
désastres de 1870, créèrent le
Diplôme d’Etudes de l’Enseignement
secondaire spécial. Ce diplôme n’a pas vécu, sans doute parce qu’il
n’était l’expression que d’une conception haute et désintéressée. Mais
ceux qui l’ont vu en application se sont accordés à reconnaître que,
sans s’abaisser aux basses conceptions de l’utilitarisme immédiat qui
triomphé plus tard, sans viser à cette puérile prétention
encyclopédique qui fait la nocivité et la faillite du « primarisme »,
il avait réussi cette œuvre harmonieuse et rare de « faire des hommes »
adaptés à la vie laborieuse de leur région. Or la vie propre de cette
région est essentiellement
la vie agricole : l’avis unanime fut qu’il
y réussit parfaitement.
Obtenant dans l’ordre des études classiques pures, tous les succès
possibles, l’Institution Dubois triompha vraiment dans la préparation
de ce diplôme, et ce fut de tout le Vexin et de toute la région
circonvoisine qu’afflua vers ce centre la jeunesse terrienne et
commerçante. Les pères y envoyèrent leurs fils : une sorte de
tradition s’esquissa. Par là le cercle s’étendit et la proportion des
parisiens finit par être notable parmi les élèves internes. Et ce fut
alors comme une première ébauche de ce
retour à la terre qui fut si
manifeste à la veille de la guerre. Le mouvement, brisé par les efforts
d’une administration centrale qui n’ignora rien plus que ses devoirs
les plus immédiats, fut alors étouffé, mais il s’agissait d’une
nécessité si vraie que nous l’avons vu renaître. Pourquoi ne
saluerions-nous pas avec respect et émotion ce précurseur qui fut nôtre
? N’est-ce donc pas là le moyen le plus sûr d’affirmer en même temps
notre aptitude à une vie autonome ?
De l’Institution Dubois sont sortis, à côté d’un nombre de médecins, de
notaires, d’avocats, d’ingénieurs suffisant pour attester sa valeur
dans le « plan secondaire », une pléiade de ces hommes qui, dans tous
les domaines de l’activité pratique, fait la
vie vraie d’un pays.
Ceux-là se distinguèrent à ceci qu’ils unissaient à un sens parfait des
affaires, une culture intellectuelle suffisante pour les élever
au-dessus des préoccupations matérielles et les rendre capables de
cette saine généralisation qui est peut-être la plus précieuse de nos
aptitudes françaises.
Eh bien, de ceci qui fut la première réalisation effective de nos
besoins les plus urgents de l’heure présente et de nos préoccupations
les plus vives, - nous le sentons plus nettement que jamais – en vue
d’une
vie régionale, elle-même condition première de la prospérité
nationale, cherchez les souvenirs. Cherchez ce tribut d’hommages par
lequel, si discret qu’il soit, une race s’honore elle-même et se montre
digne de vivre, en s’avérant reliée à sa propre tige nourricière, à la
lignée de ses pères. Cherchez et vous ne trouverez RIEN – rien que le
modeste monument funèbre élevé par la piété de quelques élèves fidèles
et reconnaissants – qui se sont comptés par unités. Mais de la part de
la famille intellectuelle, de la part de la cité – qui par là n’eût
fait que revendiquer son propre patrimoine – rien, ou plutôt moins que
rien ; l’ostracisme et l’oubli volontairement jetés sur ce nom !
C’est que dans l’âpre lutte politique qui résuma si tristement presque
toute la vie collective de notre pays depuis un demi-siècle, le « petit
père Dubois » ne fut pas du parti qui a triomphé. Profondément
religieux, légitimiste convaincu, polémiste d’une perspicacité sans
indulgence et d’une causticité dont l’atticisme n’atténua rien pour le
béotisme à qui elle s’attaqua, il n’avait vraiment aucun titre à une «
faveur » de la part de ceux dont il combattit toujours les idées et les
doctrines.
Mais aujourd’hui qu’il est mort, que le souvenir même de ces luttes va
s’effaçant chaque jour davantage, que nul membre de cette famille qui
fut si profondément, si représentativement vernonnaise, ne subsiste
ici, de qui la présence puisse porter ombrage – aujourd’hui qu’il ne
reste plus que les traces de l’œuvre dont je viens d’esquisser la
physionomie essentiellement « régionale », la cité ne s’honorerait-elle
pas en consacrant ce souvenir ?
Pourquoi faut-il donc réclamer, solliciter presque, comme un acte de
justice, un geste qui, en saine raison, ne devrait être que
l’affirmation, la revendication de ce
patrimoine urbain qui devrait
être s
i jalousement conservé ?
Et certes les moyens ne manquaient pas de réaliser bien facilement ce
double devoir.
Il existe à Vernon une petite rue qui va de la place d’Evreux à
l’avenue Gambetta. L’angle qu’elle forme avec celle-ci est précisément
occupé par l’immeuble où fut « la grande pension » Dubois. Là se trouve
la poterne par laquelle ont passé tant de bambins et d’adolescents qui
sont les hommes déjà mûrs d’aujourd’hui. Au milieu de son parcours, la
même rue possède l’autre maison, plus modeste, où sur son déclin,
désabusé des hommes et des choses, voyant s’éteindre en lui l’œuvre qui
ne devait plus être continuée, et qu’avait dédaigné de reprendre le
fils qu’il avait amoureusement formé pour elle, M. Dubois reçut ses
derniers élèves, au terme de sa longue carrière.
Cette petite voie se dénomme rue Samson. Voilà personnellement quarante
années bientôt que je lui connais ce nom – et jamais je n’ai pu en
découvrir l’origine. Est-ce le « juge » d’Israël, l’homme à la mâchoire
d’âne, qui lui servit de parrain ? L’exécuteur de Louis XVI vint-il ici
cultiver bucoliquement poires et prunes ? je pense que plus simplement
un propriétaire de ce nom abandonna jadis à la ville quelques parcelles
de terrain pour en assurer la « viabilité ». Quelque érudit archéologue
local pourra-t-il nous révéler le mystère de ce baptême ? En tout cas,
ce qui se peut affirmer, c’est qu’aucune notoriété n’en impose la
pérennité.
Comment un conseiller municipal ne s’est-il jamais trouvé pour sentir
la nécessité qui s’impose ici de donner à cette voie le nom de « rue de
l’Institution Dubois (1804-1908) », dénomination suffisamment générale
et impersonnelle pour n’effaroucher, s’il en reste, nul ressentiment
posthume ?
Mais n’est-il pas significatif – gravement, tristement significatif –
pour en revenir à l’idée qui s’exprimait aux premières de ces lignes ;
qu’il faille, pour sentir cela, l’impression d’un vieil enfant revenu à
sa petite ville après vingt-cinq ans d’éloignement – et que nul ne
l’ait jamais éprouvé de ceux
au bénéfice de qui cet acte-là se devait
accomplir ?
(
A suivre).
Louis GAMILLY.
_____________________
(1) Les grandes cités – peut-être simplement parce qu’elles auraient eu trop à détruire ! – ont généralement réussi à sauver quelque chose
de leurs traditions locales. Nous avons en Normandie un exemple de
cela. Notre métropole, Rouen, dont les efforts dans le sens de la
modernisation ont été parfois si peu respectueux de son prestigieux
passé, a cependant « conservé » encore assez pour que ce qu’elle n’a
pas détruit suffise à faire d’elle la plus profondément originale
peut-être de nos villes françaises. Nombre de ses rues ont encore des
noms d’une haute saveur : rue Herbière, rue Ecuyère, rue de l’Epicerie,
rue aux Juifs… J’y allais ajouter une délicieuse dissonnance, mais,
hélas, la rue du Gros-Horloge s’est grammaticalisée ; elle n’est plus
que la rue de la Grosse-Horloge !
(2) L’auteur est ici dans le vrai, car il ne faut pas seulement
considérer comme lieu d’origine, la contrée où le hasard vous a fait
naître. Si le terroir influe sur la formation, pour les intellectuels
surtout il faut aussi considérer le milieu dans lequel l’homme a été
élevé, celui où son esprit s’est formé, où il naquit vraiment à la vie
intellectuelle. N. D. L. R.
~~~~~~~~~~~~~~
Une Promenade à la « Mé »
________
Comme beaucoup de terriens normands, ils n’avaient jamais vu la mer. La
saison, exceptionnellement belle, favorisait les promenades ; ils
résolurent d’aller passer un dimanche du mois d’août à la station
balnéaire la plus rapprochée. Tous trois : le bourrelier Mathieu, sa
femme, rebondie et réjouie, son grand et sec beau-frère, invitèrent à
se joindre à eux leur voisin Blondel, un brave petit paysan rougeaud
qui faisait vivre par son travail sa mère demeurée veuve avec six
enfants.
Après avoir attendu, dans les gares désertes, des correspondances de
trains toujours en retard, après s’être fait cahoter, sur de petites
lignes d’intérêt local, dans des wagons antédiluviens, ils arrivèrent
au terme de leur voyage. Ils étaient partis avant le lever du soleil et
onze heures approchaient. Fourbus, ils commandèrent une copieuse «
collation » à la première auberge venue. De la fenêtre, on apercevait
la mer, au bout de la rue, comme une toile de fond très bleue, très
lumineuse, un peu flottante. Mais ils ne la regardèrent même pas ; ils
avaient la journée pour l’admirer…
Une fois réconfortés, ils allèrent à elle sans se presser. Ils virent
la mer. Ils n’éprouvèrent ni enthousiasme, ni déception, car ils
n’avaient point à son sujet d’idée préconçue. Ils ne poussèrent pas
d’exclamations bruyantes ; ils échangèrent de calmes impressions :
- C’est tout de même grand ! Y en a de l’eau ! dit le jeune beau-frère.
- Dame ! j’voudrais pas être obligé de la « bère », fit le bourrelier
en « riochinant ».
- En v’là des bateaux ! faut pas avoir peur pour aller là-dessus !
remarqua sa femme.
Et ils regardèrent avec étonnement les matelots en costumes du dimanche
qui causaient au bord de la mer, les yeux constamment fixés sur elle.
- N’empêche que c’est un métier de « feignant » conclut le petit
rougeaud qui appréciait uniquement le travail des champs.
Ils furent intéressés, plus encore que par les matelots, par les femmes
élégantes qui se promenaient sur la digue ; leurs jupes étroites les
amusèrent follement, et le bourrelier dit à son épouse :
- Je te « vé » pas là-dedans, ma « pore » Mélie !
Mélie s’esclaffa et fut obligée de s’arrêter pour laisser rire à l’aise
tout son gros corps secoué comme par des éternuements.
Ils continuèrent de se traînasser en bâillant le long de la jetée.
C’était l’heure de midi. Peu à peu, les matelots et les élégantes
avaient disparu. Il ne restait plus rien à voir que la mer toujours
calme et bleue, rien à entendre que le clapotis de l’eau claire sur les
cailloux blancs. La mer ! Ils la connaissaient maintenant ; cela
devenait banal. Et le soleil brûlait la promenade déserte…
- Si on prenait un bain ? proposa le joyeux bourrelier. La partie
serait complète.
La grosse Mélie acquiesça ; le beau-frère Louis fut ravi de
l’idée, car il jugea que le récit de cette baignade rendrait plus
brillante encore dans le village sa réputation d’homme sportif acquise
par ses essais vélocipédiques. Le petit rougeaud objecta que c’était
peut-être dangereux, qu’on ne connaissait pas l’endroit, qu’on pourrait
attraper froid après avoir eu si chaud. Le bourrelier lui tapa dans le
dos en le traitant de capon, et tous se moquèrent de lui.
Ils se déshabillèrent sur la grève, derrière les cabines : Quand ils se
virent vêtus des caleçons rayés loués au bazar, ils s’amusèrent de leur
accoutrement. Seul Louis se prit au sérieux.
Ils s’aventurèrent avec précaution sur la « cale ». Cette partie de la
digue inclinée en pente douce s’avance dans la mer pour faciliter le
débarquement ; en grande marée, l’eau atteint une hauteur d’environ
trois mètres sur ses côtés. Par mesure de prudence, les paysans se
donnaient la main. Ils allaient doucement, doucement, comme s’ils
avaient marché sur des charbons ardents. Dès que l’eau leur parvint aux
chevilles, le bourrelier éclata de rire. Mélie poussa des cris de
pintade, le beau-frère se raidit pour paraître brave, et le petit
rougeaud trembla de tous ses membres. Il était au bout de la bande le
pauvre petit rougeaud ; il trébuchait sur les pierres rongées par le
flot ; une angoisse poignante l’envahissait. Soudain, il glissa sur le
bord de la cale et tomba, entraînant à sa suite le bourrelier Mathieu,
sa femme Mélie et le beau-frère, tous cramponnés les uns aux autres.
Un passant les vit disparaître ; il jeta l’alarme. Pendant ce temps,
les noyés étaient arrivés à se hisser dans une embarcation amarrée près
du rivage, tous, excepté le petit rougeaud. Leur première pensée fut de
s’enquérir de leur ami, et, d’un commun ensemble, ils se penchèrent du
même côté du canot qui chavira. De nouveau, ils piquèrent une tête.
Mais les secours s’étaient organisés. Plusieurs barques furent mises à
l’eau ; de courageux matelots plongèrent. Ils retirèrent sains et
saufs, le bourrelier d’abord, son beau-frère ensuite. On les déposa
dans une chaloupe avec défense absolue de bouger. Mathieu s’assit ;
Louis demeura debout, les dents claquantes, n’osant plus faire un
mouvement ; il regardait avec des yeux hagards la foule amoncelée sur
le quai, et la foule regardait ce grand garçon blême, si maigre dans
son caleçon trempé et qui semblait tellement dépaysé, là, sur mer…
Au bout de quelques plongées, on ramena la femme du bourrelier évanouie
; ses cheveux mouillés pendaient sur ses joues violettes. Roulée dans
une couverture, elle reprit vite connaissance.
Mais, on ne retrouvait toujours pas le petit paysan. Son chapeau de
paille flottait près de la cale, ballotté par les remous… L’anxiété
croissait dans l’assistance. Tous les habitants de la plage étaient là
; tous, « baigneurs » et gens du pays, avaient interrompu leur déjeuner
pour venir voir. Quelques-uns ne savaient même pas ce qui se passait,
sinon qu’il y avait eu un malheur. On parlait bas, on tremblait, on
avait froid sous le soleil ardent… Soudain, l’un des plongeurs poussa
un cri ; deux autres se précipitèrent à son aide et, nageant
vigoureusement, ils ramenèrent le noyé sur la cale.
Un frisson d’enthousiasme traversa la foule ; des applaudissements
rompirent le silence glacial. Les médecins présents furent obligés de
repousser les curieux qui s’approchaient pour voir le sauvé, pour
féliciter les sauveteurs.
Le petit homme rougeaud était boursoufflé ; ses membres pendaient comme
des loques, sa bouche écumait. Après quelques instants de soin, les
médecins qui surveillaient le pouls constatèrent que tout était
inutile. Le malheureux avait coulé à pic, frappé par une congestion
foudroyante.
Au milieu de la foule émue, on emporta le noyé dans le hangar du canot
de sauvetage, là où l’on exposait toutes les victimes de la mer. Il y
passa la nuit, veillé par le syndic de la marine et par le grande Louis
qui demeura figé dans un mutisme et une immobilité impressionnante.
Mathieu et sa femme étaient partis, heureux d’en être quittes à si bon
compte et pressés de fuir la mer, laissant le beau-frère seul pour
répondre de tout. Au matin, on enquêta près de lui ; il ouvrit la
bouche pour parler, mais les sons s’étranglèrent dans sa gorge. Tout le
jour, il erra sur la digue. Les curieux le questionnaient ; il les
regardait d’un air stupide et montrait la mer.
La famille du petit paysan n’arriva que le soir, fort tard ; quand le
télégramme lui avait été apporté d’un bureau de poste distant de
plusieurs kilomètres, le premier train était parti. Blondel fut mis en
bière avant que sa mère l’eût vu. La pauvre femme, privée du soutien de
sa nichée, n’eut pas un cri de révolte ; elle pleura silencieusement et
se fit très humble devant les autorités de l’endroit qui lui offraient
leurs condoléances.
On chargea le cercueil sur une charrette. Il côtoya un instant la mer
chantante et s’en alla le long des routes baignées de clair de lune,
entre les haies parfumées, toutes pleines de la musique des « rainettes
». Une carriole suivait, emmenant la famille de la victime et le
beau-frère de Mathieu, toujours silencieux.
Depuis l’accident, le bourrelier, déjà très écouté dans le bourg, s’est
acquis une sorte de célébrité. Il raconte avec force variantes sa
sinistre promenade à la « mé » ; à l’entendre, il s’est conduit comme
un héros en cette affaire. Aussi, chaque fois qu’il fait son récit,
corsé des détails les plus émouvants, la grosse Mélie interrompt son
ouvrage, et tombe assise en sanglotant.
Le grand Louis a perdu la raison. Dans le pays, on ne l’appelle plus
que le « fou ». Il erre le long des chemins, en répétant d’un ton
stupide :
- La « mé ! » Ah ! la « mé ! »
Il arrête les passants :
- Avez-vous vu la « mé ? » leur dit-il. La « mé », c’est un grand trou
noir. On « tumbe » dedans ! Ça vous prend, ça vous roule ça vous
bourdonne dans « l’zouies » comme une batterie de « s’razin ! » Et puis
on ne « vé » pus rin, rin. »
Les passants hochent la tête et filent.
Il ne peut voir une rivière, un ruisseau, une mare, sans être pris de
délire. Les gamins, au sortir de l’école, quand ils aperçoivent sa
silhouette maigre contre un buisson, crient, en lui jetant des seaux
d’eau dans les jambes !
- Hé la « mé ! » V’là la « mé » qu’arrive !
Et le fou s’enfuit, éperdu.
Pendant les longues soirées d’hiver, lorsque le bourrelier narre avec
complaisance le drame du mois d’août, on entend, à l’endroit le plus
pathétique, au plus fort des sanglots de la grosse Mélie, une voix
caverneuse qui semble sortir du foyer :
- La « mé ! » Ah ! J’lai vue la « mé ! »
- Tous les regards se tournent vers le fou, blotti près de la cheminée.
Un effroi se répand parmi les auditeurs et les plus braves prennent
congé.
Marguerite GENDRIN.
Reproduction permise à toute publication ayant un traité avec la
Société des Gens de Lettres.
~~~~~~~
Un Evénement Régionaliste
______
LE POÈME DU BUGEY (1)
De M. PIERRE AGUÉTANT
Préface de Georges NORMANDY
_____
Dieu soit loué ! Il est encore
… En ces temps d’orage où la bouche est muette
Tandis que le bras parle, et que la fiction
Disparaît comme un songe au bruit de l’action (2),
quelques fous, authentiques joueurs de luth, qui sacrifient à leur
passion de belles formes et des mots harmonieux. Les poètes, comme aux
jours heureux, nous racontent les rêves et les désenchantements de leur
âme inquiète.
Qui donc disait que la poésie était morte ? Elle songeait ! Les hymnes
à la Vie et à l’Amour, les chants d’allégresse et de mélancolie,
emplissent de nouveau les airs de leurs accents. La chair jouit et
souffre, l’âme chante et pleure. La Vie triomphe de la Mort.
Non ! la guerre n’a pas tué la Poésie ! Les poètes, chevauchant leur
chimère, passent au-dessus des charniers et repartent, chercheurs
d’Idéal, à la conquête de l’azur.
Des chants très purs s’exhalent, qui disent la volupté de vivre, une
poésie
……….. Fleurie et chaude de jeunesse
Avec des sons d’azur et des frissons de nids (3).
distille et verse aux âmes ulcérées l’élixir tout-puissant de l’oubli.
Si nous rouvrons avec plaisir les livres aimés, nous nous penchons avec
bonheur sur les très rares, nouvellement parus, auxquels, un peu
inquiets, nous demandons toujours beaucoup, et qui, ô fortune ! nous
donnent quelquefois plus encore.
Le Poème du Bugey est de ceux-ci.
Lorsqu’il inscrivait ce titre au fronton de son livre, M. P. Aguétant
voulait être simple. Il était modeste.
En effet, ce poème (magnifiquement illustré par le maître Johannès Son)
est plus qu’un chant à un coin de patrie, c’est un hymne à la nature, à
la jeunesse, à l’amour, en un mot : à la Vie.
Dans sa lumineuse préface, si lourde de substance et qui est un superbe
manifeste en faveur du régionalisme, M. G. Normandy parle ainsi au
poète :
« La certitude de savoir qu’un être humain, dans quelques siècles,
accordera son cœur au rythme de votre cœur, suffirait à vous permettre
de dédaigner la mort. »
C’est que, justement, le livre de M. P. Aguétant est le poème de l’âme
universelle. Il a lui-même accordé son cœur au rythme du cœur de
l’Humanité. Son âme multiple s’épanche en de multiples sources où
toutes les Aspirations peuvent venir puiser la douce extase de mourir
un peu…
L’adolescent, à chaque page, y verra sourire ses propres rêves et
pleurer ses désillusions, l’homme y entendra gémir les mêmes regrets
des ivresses passées et clamer les mêmes désirs d’inconnu, et le
vieillard y bercera son cœur lassé au murmure cristallin de chansons
juvéniles.
Mais quels sont donc ces vers ? Voici :
Deux ou trois gouttes de rosée,
Les plis d’un bourgeon entr’ouvert,
Le vol d’une aile à la croisée
Sont les syllabes de mes vers…
Un angélus qui se recueille,
Le murmure des firmaments,
La voix du vent de feuille en
feuille,
Voici le rythme de mon chant.
Mais plus doux que les frais pétales
Dont l’aube exprime la saveur
L’arome pur qui s’en exhale
S’est distillé dans votre cœur…
Et tout le livre est d’un ton semblable.
Peut-on souhaiter poésie plus tendre, plus suave, plus jolie ? Chaque
pièce abonde ainsi en vers exquis, en notations délicates et subtiles :
Un souvenir n’est grand que lorsqu’il a meurtri,
Un sourire n’est pur qu’à travers une larme.
……………………………………………………………
Baisers dont le passé s’enivre et s’illumine…
Baisers, baisers d’amour que l’on retrouve en songe,
Que la lèvre reçut et que l’âme prolonge…
Et quelques-unes d’entre elles sont de pures merveilles, dans
lesquelles on ne sait ce que l’on doit le plus admirer, ou la richesse
de l’inspiration, ou la magnificence du verbe.
Qu’on lise donc :
J’ai caressé des fleurs ;
Dans la maison du paysan ;
Soir rose, délicieuse traduction du charme pénétrant et mystérieux des
soirs, de ces soirs un peu mystiques dont l’essence s’infiltre à
travers les pores de la chair, jusqu’à l’âme.
Qu’on lise encore :
Calvaire,
le Souvenir,
Credo et surtout :
Vous
n’oublierez pas que je ne puis me tenir de citer, du moins en partie :
Non ! Non ! ne pas mourir en vous ! non ! ne pas être
L’étranger que l’on croise et ne reconnaît pas !
Maudissez, haïssez ! j’en souffrirai peut-être ;
Mais ne m’oubliez pas !....
Dites… « Nous nous aimions ! Et la douleur fut belle !
Tout le bonheur du monde a tenu dans nos bras ! »
Ah ! qu’importe l’adieu ! L’heure était éternelle !
Et vous n’oublierez pas !....
Peut-il être orchestration plus digne d’un tel chant ? Le lamento viril
qui souligne chaque strophe n’a-t-il pas l’émouvante et sereine
mélancolie d’un son lointain de cor ?
Cette pièce est d’un grand poète. Elle traduit une âme d’élite, de la
même race glorieuse que celle des Musset, des Sully-Prudhomme, des
Samain.
Peintre et poète tour à tour, qu’il nous présente « de délicats et
lumineux pastels » ou qu’il fasse soupirer de suaves harmonies au bois
de ses pipeaux, M. P. Aguétant, par un je ne sais quoi de tendre et de
joli, d’un peu mièvre et de profond tout ensemble, éveille en nous des
émotions très rares et très douces. C’est là la caractéristique d’un
génie extrêmement original.
Et sa poétique, quelle est-elle ? L’esclave de l’Inspiration !
Cet harmonieux échanson m’a tendu une coupe de nectar. J’ai bu jusqu’à
l’ivresse, Hormis le goût de ce breuvage, je ne me rappelle plus.
Qu’ajouterai-je à la louange du poète ? Que l’Académie Française a
ceint son jeune front de lauriers glorieux ? Ce n’était que justice !
Car son livre, tel qu’il est, demeure un des plus solides monuments de
la littérature de ces temps. Que tous ceux-là le lisent, que tourmente
le grand mystère, et viennent y tarir, s’il se peut, leur soif d’infini.
Et voici que deux vers chantent en ma mémoire, les mêmes que M. G.
Normandy a inscrit à la fin de sa préface et par lesquels je clos cette
rapide étude, bien indigne du livre qui en est l’objet :
Les blocs noirs du tombeau n’auront rien étouffé
De cette âme divine et pour jamais vivante.
Théophile DEFESCAN.
_________________________
(1) Le Poème du Bugey, 1 volume, 15 fr., chez Lemerre, Paris.
(2) Alfred de Musset.
(3) Pierre Aguétant.
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Rondeau
___
Pour vous charmer, gracieuse Iselette,
Faut-il porter le casque, l’épaulette,
Le caducée ou bien le baudrier ?
Sur un cheval, monter sans étrier
Et galoper, sans rêne ni gourmette ?
Faut-il aller cueillir la pâquerette
Dans les prés verts en vous contant fleurette,
Ou bien tuer un loup, un sanglier,
Pour vous charmer ?
Je vous désire, adorable coquette,
Comment peut-on faire votre conquête ?
Brutalement, faut-il vous enlever,
Ou tendrement à vos genoux rêver,
Etre savant, ou dompteur, ou poète,
Pour vous charmer ?
Juillet 1918.
V. Louis MARTIN.
~~~~~~~
Les Devis du Bon Temps passé
_______
(
L’Almanach
désuet.)
Gaston LE RÉVÉREND.
~~~~~~~
LES POÈMES DE LA GUERRE
_________________________
Verdun, Amiens, Paris
Portes de France !
HYMNE
____
Notre Verdun, dans cette guerre immense,
A resplendi d’un éclat mérité.
Il a reçu du monde et de la France
La croix d’honneur et l’immortalité.
Sa citadelle est à jamais fameuse,
Avec ses forts restés inviolés,
Et l’épopée, aux rives de la Meuse,
Des cent combats qui s’y sont déroulés.
O Verdun, cité glorieuse,
Ton grand nom sera conservé
Des coteaux que baigne la Meuse
Aux confins du monde, sauvé !
Aux barbares ta résistance
Imposera demain la paix.
C’est toi la Porte de la France ;
Ils ne la franchiront jamais !
Tous ces combats dépassent ce que l’homme
A jamais pu sans doute imaginer.
Quand on dira : « 304 ou Mort-Homme »
Tout l’avenir n’aura qu’à s’incliner.
A Douaumont, à Vaux, comme à Souville,
Nos meilleurs chefs, nos splendides soldats,
Ont ceint le front de l’héroïque ville
De verts lauriers qui ne sècheront pas.
O. Verdun, etc.
De Castelnau, de Pétain, de Nivelle,
Le beau génie a tressé tes lauriers,
Auxquels leurs noms, par la France fidèle,
Avec Raynal seront associés.
Et comme Arras, comme Reims, les martyres,
De tes débris, tu renaîtras un jour.
Et notre orgueil, nos pleurs et nos sourires
T’acclameront à l’égal de Strasbourg !
O. Verdun, etc.
Seule, deux ans, c’est toi qui, Vierge et fière,
Symbolisas le pays délivré.
Et puis la Somme a marqué la frontière
Et notre Amiens dans la gloire est entré.
Foch et Pershing, serrant leurs mains loyales,
Kaiser maudit, ont vaincu tes soldats.
Tu peux viser l’auguste cathédrale :
Comme à Verdun, tu ne passeras pas !
Villes sœurs et victorieuses,
Votre nom sera conservé
Des coteaux de Somme et de Meuse
Aux confins du monde, sauvé !
Aux Teutons votre résistance
Imposera demain la paix.
C’est vous les Portes de la France :
Ils ne les franchiront jamais !
Sur l’Oise et l’Aisne, aux noms couverts de gloire,
Fortifiant le rempart des forêts,
La Marne et l’Ourcq, immortels dans l’histoire,
Avec Châlons et Villers-Cotterets,
Voici surgir la victoire finale
Des Alliés plus que jamais unis.
La France exulte, avec sa capitale.
Verdun, Amiens, auront sauvé Paris !
Villes sœurs et victorieuses,
Votre nom sera conservé
De nos rivières glorieuses
Aux confins du monde, sauvé !
Aux Teutons votre résistance
Imposera demain la paix.
C’est vous les Portes de la France :
Ils ne les franchiront jamais !
Fécamp, avril-juillet 1918.
Eugène LEROUX.
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Partir…
_____
I
J’aime les quais, j’aime les ports
Plantés de mâts chargés de toiles ;
J’aime la mer sous les étoiles,
J’aime la mer sous le ciel d’or.
Cuirassés d’escadre ou vapeurs,
Bricks de commerce ou yachts de course,
Luisants et clairs comme des sources,
Moteurs battant comme nos cœurs,
Je vous admire et vous envie :
Vous nous invitez aux départs….
Je voudrais pouvoir sans retard
Vous suivre tous, toute ma vie !
Partir cent fois, partir toujours,
Aller vers des terres nouvelles
Sous les voiles qui sont les ailes
Des navires géants et lourds.
Fuir les hommes et la douleur
D’aimer qui ne peut vous comprendre
Et n’avoir plus à se défendre
Des importuns et des menteurs,
Vivre sur les flots anonymes,
Toujours mouvants, toujours fleuris,
Songer à ceux qui ont péri
Sous ces monts bleus aux blanches cimes !...
Ils sont morts, jadis ou naguère,
Loin de tous, sans râles, sans cris,
Seuls !... Moi j’aurais un grand mépris
Du trépas si loin de la terre.
Pas de familles éplorées
Autour d’un triste moribond….
Ah ! pouvoir faire le Grand Bond
Dans cette immensité moirée !
Ne point songer à ceux qu’on laisse,
Ne point se savoir regretté,
Disparaître un matin d’été,
Sombrer comme une lueur baisse !
Avoir vu tous les horizons
De notre monde ; – avant les autres ! –
Le Gange où des gavials se vautrent,
Le Far-West, peuplé de bisons,
Le Japon fleuri de glycines,
Les vallons où croît le cyprès ;
Les plaines, les lacs, les forêts,
Le soleil, la neige, la bruine,
Sur tous les sites, sans repos !
Avoir vécu, sans but ni trêve,
Une existence ardente et brève
Parmi l’infini bleu des eaux !...
Hélas ! désirs vains ! espoirs morts !
Le devoir social arrête
Au port ma barque déjà prête…
Je me dois aux hommes encor.
Humain ! tu dois servir tes frères,
Eclairer tous les ignorants,
Ramener au bien les errants,
Aux orphelins servir de père !
Ecoute : les pauvres réclament.
Tu ne dois point, toi, les blâmer….
Tu as souffert : tu dois aimer,
Apprends-leur à trouver leur âme,
Car l’homme est bon… Ferme les yeux ;
Laisse se gonfler les misaines :
Elles emporteront tes peines
Vers d’autres quais, vers d’autres cieux !
Poursuis ta tâche rude et sainte,
Rends à tous ce que tu reçus
Et berce tes espoirs déçus
Au rythme lent des coques peintes
Qui se balancent…. Songe alors
Si tu veux…. la cloche argentine
Des départs teinte en le soir d’or.
Suis du regard les brigantines
Des navires quittant le port,
Le port tout pavoisé de toiles !
Pleure et conviens sous les étoiles
Que tous tes rêves fous sont morts…
Georges NORMANDY.
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Flaubert et ses Amis
________
UNE ÉBAUCHE DE ROMAN (1)
_____
« Mes compliments à votre mari, Madame Colange (2), son canard est cuit
à point. Flô, passe-moi donc deux aiguillettes. »
Et ce délicat et spirituel gourmet de Charles Lapierre, tendait à
Flaubert son assiette. L’auteur de
Madame Bovary avait, ce matin de
juillet 1877, à déjeuner dans sa maison à Croisset, deux de ses
meilleurs et plus intimes amis, Charles Lapierre, le directeur du
Nouvelliste de Rouen, et Auguste Houzeau, le chimiste, esprit
original, tout pétillant de gaieté malicieuse et de verve gauloise.
C’est de celui-là que nous tenons ces bribes de souvenirs, contribution
modeste, mais inédite et nouvelle, croyons-nous, autant que véridique,
à l’histoire anecdotique et intime du grand écrivain dont la statue
s’érige aujourd’hui à Rouen, devant la vieille église Saint-Laurent,
transformée depuis les fêtes du Millénaire, en musée d’art normand.
Par les fenêtres de la salle à manger, ouvertes sur le grand jardin
magnifiquement ombragé qui a disparu depuis pour faire place à une
hideuse fabrique, une senteur printanière et fraîche pénétrait, mettant
dans la vaste pièce un embaumement de verdure et de fleurs. Les trois
convives maintenant se taisaient, s’abandonnant à cette béatitude
rêveuse qui, lorsqu’arrive l’heure du café et des liqueurs, suit les
bons et joyeux repas. Charles Lapierre avait arrêté le feu roulant de
ses mots à l’emporte-pièce ; la tête renversée indolemment en arrière,
sa belle tête au masque d’Henri IV. Il suivait d’un œil vague les
spirales bleuâtres qui s’échappaient de son cigare, tandis que
Polycarpe (c’est ainsi que parfois ses amis appelaient Flaubert) tirait
d’énormes bouffées de sa pipe en terre, toute courte et culottée.
Houzeau grillait voluptueusement une cigarette de tabac d’orient.
Tout à coup, Mme Colange entra en coup de vent : « Une lettre pour
Monsieur ! »
- Zut ! s’exclama Flaubert (Le mot qu’il lança fut peut-être plus
énergique).
Cependant, il déchira l’enveloppe et parcourut rapidement la missive
importune.
- Tiens, fit-il, c’est un mot de Raoul Duval (3) qui m’invite à aller,
la semaine prochaine passer deux ou trois jours chez lui, au Vaudreuil.
Il réfléchit un instant, puis brusquement, hochant la tête d’un
mouvement qui secoua, toute, en l’éparpillant, sa chevelure gauloise :
- Ah ! ma foi, non, je n’irai pas. Duval est un bon ami que j’aime
bien, mais aller au Vaudreuil (4), c’est un voyage trop compliqué, je
me perdrais en route.
- Mais tu es fou, s’écria Lapierre.
- Non, non, je n’irai pas, je n’irai pas, répliqua Flaubert, en
martelant la table d’un furieux coup de poing qui fit tressauter la
verrerie.
- Voyons, Flô, reprit doucement le directeur du
Nouvelliste, ne
t’emballe pas. Réponds-moi, te sens-tu capable de prendre, tout seul,
le bateau, là, en face la grille de ton jardin, et de venir jusqu’à
Rouen ?
- A peu près….
- Bon ! Je t’attendrai au débarcadère, nous irons déjeûner ensemble
chez cet excellent ami Houzeau, qui est là, et qui, comme tu sais,
habite rue Pouchet, tout à côté de la gare. Après déjeûner, on te
conduira à la gare, on te prendra ton billet, on t’installera dans ton
compartiment, et tu n’auras plus qu’à te laisser rouler jusqu’à la
station de Saint-Pierre-du-Vauvray, où Raoul Duval sera là pour te
cueillir et te conduire chez lui.
- Comme cela, je veux bien.
- C’est donc entendu, reprit Houzeau, vous viendrez déjeuner chez moi,
et je vous ferai manger des tripes à la mode de Caen, comme seule ma
cuisinière sait en apprêter, des tripes qui cuisent en mijotant toute
une nuit sous la cendre chaude, dans une marmite en terre dont le
couvercle est hermétiquement clos avec du plâtre….
- De la cuisine hermétique ! fit Lapierre en riant ;
- Tu verras, journaliste ! »
L’amphytrion n’avait pas exagérément vanté les talents de son cordon
bleu. Quand, au jour convenu, les trois amis se trouvèrent à nouveau
réunis rue Pouchet, les tripes dégustées par des connaisseurs experts
dans l’art savoureux du « bien-manger » et arrosées par un cidre
pétillant et mousseux, furent déclarées onctueuses et exquises, à
souhait. Le grand Flô, particulièrement, s’en régala avec un appétit
digne de Gargantua.
Lorsque fut terminé ce repas pantagruélique, égayé comme bien on pense,
par les boutades de Polycarpe, les saillies spirituelles de Charles
Lapierre, et la verve gauloise du maître de la maison, une grande heure
restait à passer avant le départ du train qui devait emmener Flaubert à
Saint-Pierre-du-Vauvray.
Ce fut alors que, pour tuer le temps, le directeur du
Nouvelliste se
mit à raconter une histoire qui, tout de suite, captiva l’attention du
romancier. Cette histoire, c’était la vie, narrée avec ce don
exceptionnel de brillant causeur que possédait Charles Lapierre, d’une
jeune femme appartenant à une famille dont le nom est inscrit à
l’armorial normand, vie tissée d’aventures, de scandales et d’intrigues.
Nommée, grâce à de hautes protections, lectrice de l’impératrice
Eugénie, dans les dernières années du règne, Mlle de P…., s’était fait
chasser de la cour des Tuileries à la suite d’une liaison cyniquement
affichée avec un fringant officier des guides de la garde impériale.
Elle avait été, en 1869, l’une des reines les plus adulées du
demi-monde parisien ; hauts dignitaires de l’Empire, diplomates
étrangers, potentats de la finance, écrivains et artistes
fréquentaient assidûment son boudoir. Belle d’ailleurs, à damner un
saint, et spirituelle comme une Ninon de Lenclos reparue au
dix-neuvième siècle. Comme ses rivales de luxe et d’élégance, elle
disparaît pendant la guerre ; on la retrouve, à Versailles, intriguant
dans le cercle des familiers de M. Thiers ; puis, son étoile pâlit,
elle tombe dans la basse galanterie ; elle se relève par on ne sait
quel coup du sort, et après avoir été la maîtresse d’un colonel de
cavalerie, meurt épouse légitime et respectée d’un amiral de la marine
française.
Quand Lapierre eut terminé son récit, Flaubert se leva d’un bon du
canapé où, paresseusement allongé, il avait, sans l’interrompre, une
seule fois, écouté parler son ami.
- Sais-tu, Lapierre, s’écria-t-il, que tu viens de me donner le sujet
d’un roman qui sera le pendant de ma Bovary. Une Emma Bovary du grand
monde : quelle figure prenante à décrire ! Quel travail aussi,
ajouta-t-il après un silence. Ah ! tant pis ! Zut ! j’irai chez Raoul
Duval un autre jour, on va lui télégraphier que je suis empêché,
malade, mort, n’importe quoi ! Je rentre à Croisset noter tout ce que
tu nous as raconté….
…. Ces notes, s’il les a prises une fois de retour dans son cabinet de
travail, l’illustre romancier ne les a pas utilisées. A-t-il seulement
ébauché ce sujet de roman ? Ce n’est guère probable, car on n’en trouve
nulle trace dans sa correspondance. C’est à peine si on pourrait y voir
une très vague allusion dans un passage un peu énigmatique d’une lettre
à sa nièce, Mme Commanville.
Et c’est grand dommage. Autour de la figure de l’héroïne qui eût été
une admirable étude de psychologie féminine, quel tableau puissant,
pittoresque et imagé Flaubert nous eût donné de la haute société
parisienne à la fin de l’empire. Il la connaissait ; avec les Goncourt,
avec Théophile Gautier, avec Maxime Ducamp, il était un des familiers
du salon de la princesse Mathilde qui aimait à s’entourer d’une cour
d’écrivains et d’artistes, et là, dans ce milieu raffiné, il avait dû
voir et observer bien des choses.
Si Gustave Flaubert n’a pas peint une réplique à l’adorable figure
d’Emma Bovary, il nous a néanmoins semblé intéressant de révéler, dans
quelles circonstances, il en avait, un instant, conçu le projet
irréalisé.
Henry B
RIDOUX.
_____________________
(1) Dans sa causerie du mois de juin notre collaborateur, Henry
Bridoux, faisait, incidemment, allusion aux souvenirs anecdotiques sur
la vie intime de Gustave Flaubert qu’il lui avait été donné de
recueillir de la bouche d’un vieil et fidèle ami de l’auteur de Madame
Bovary, le savant chimiste rouennais Auguste Houzeau, décédé en 1911.
Ces souvenirs personnels doivent former la matière d’un volume en
préparation pour paraître après la guerre. Sur notre demande, M. Henry
Bridoux a bien voulu détacher pour les lecteurs de Normandie, parmi
lesquels se trouvent tant d’admirateurs du grand écrivain normand, le
curieux récit que nous publions aujourd’hui.
(Note de la Direction.)
(2) M. et Mme Colange, qui vivent toujours, étaient au service de
Flaubert, le mari comme cuisinier, l’épouse comme femme de charge et
gouvernante. Ils tiennent encore aujourd’hui, sur le bord de la Seine,
à Croisset, un restaurant champêtre très achalandé avant la guerre, sur
la façade duquel les passagers du bateau de La Bouille peuvent lire, en
guise d’enseigne : « Restaurant tenu par Colange, ex-cuisinier de Monsieur Flaubert. »
(3) Raoul Duval, député de l’Eure sous l’Empire, fut aussi un intime
ami de Flaubert.
(4) Petite commune près de Louviers, où Raoul Duval possédait un
ravissant château.
~~~~~~~
Un Honnête Homme
UN ACTE EN PROSE
(Suite et fin.)
___________
MARGUERITE.
Un succès !
RAYMOND.
… Eclatant !... J’affrontai les examens avec un enthousiasme discret,
et je fus recalé avec une persistance remarquable. Ni leçons
supplémentaires, ni travaux spéciaux, ne parvinrent à attendrir ce que
j’appelais la déveine, mais vous pensez bien que je dessinais quand
même : la vocation !... Les chiffres avaient pour moi des physionomies
particulières, et si le 2 se redressait avec orgueil, le 7 avait l’air
bien ivre… Mais le zéro, le brave 0 que j’obtenais si volontiers, me
réjouissait avec sa bonne face rebondie ! Singulière façon de
comprendre les merveilles de la science, je l’avoue…
MARGUERITE.
Vous êtes impossible !
RAYMOND.
Et là-dessus dix mois de lit… broncho-pneumonie…, commencement de
phtisie, vomissement de sang… et la torpeur exquise que donnent les
maladies qui tuent lentement… Or, dans la faiblesse heureuse où
j’étais, je n’avais plus conscience que d’une chose : le dévouement de
mes parents… Affolés par la perspective de ma mort, ils furent
admirables… Ils me soignèrent avec un grand dévouement, et leur
récompense résidait dans mon sourire indécis de malade. Alors, plus que
jamais je sus quelle reconnaissance et quel culte les enfants doivent à
leurs parents. Je guéris. Ils redevinrent ce que l’époque les avait
faits. Je repris mes bouquins hérissés de formules… Puis je voulus
rompre avec les mathématiques… Mes auteurs s’insurgèrent doucement. Je
ne voulais pas les peiner et pourtant la vocation me martyrisait… Ce
n’est que plusieurs années après que, mon père étant mort, je pus
suivre ma voie. Mais j’avais subi la tyrannie familiale… Et cela aurait
pu, au lieu de me faire gâcher seulement quelques années, me faire
rater toute ma vie…
MARGUERITE.
Je vous comprends, monsieur Raymond.
RAYMOND.
Comment voulez-vous, de gaîté de cœur, chagriner un père qui est prêt à
pleurer quand vous vous écartez de la ligne qu’il vous traça ? (
Un
court temps.) Il y a des tyrannies qui collent à l’homme comme un
maillot de caoutchouc. On brise une résistance violente ; on ne peut
résister à quelque chose qui cède sans lâcher prise. C’est là le mode
d’esclavage le plus atroce que je connaisse pour quelqu’un qui ne fait
pas litière de tout sentiment de justice et de tout sens moral (
Un
temps.) Pourtant, il faudrait parfois avoir le courage de briser ces
attaches implacables. Le bonheur s’acquerrait à ce prix. Et si j’avais
eu moins de sentimentalisme et plus de décision, il est certain que je
serais plus que je ne suis.
(
Ils ne se sont pas quittés des yeux durant cette tirade. Leurs
regards se sont pénétrés comme pour chercher à deviner leurs intimes
pensées réciproques.)
MARGUERITE. (
Voix changée, penchée vers Raymond.)
Oui, Favier…
RAYMOND.
… Chère amie… (
Un temps,) Ce que je viens de vous conter demeure un
de mes plus pénibles souvenirs… Quelles heures au fond de cette impasse
où je serais peut-être encore si la mort ne m’avait ouvert la voie… au
prix d’une grande douleur !... Oh ! la vie est cruelle car (
hésitant)
j’ai vu quelques cas analogues… et ce m’a été une terrible peine… une
résurrection de ma souffrance passée…
MARGUERITE. (
Pâle.)
Je vous comprends… Favier… Mais, comme vous le dites, la vie a des
cruautés inextricables…
RAYMOND.
Mais on peut parfois modifier les circonstances de la vie !... Il y a
des cas où l’impasse n’est fermée que par des scrupules injustifiés,
des imaginations… Et ce qu’un enfant ne doit et ne peut faire… des
hommes peuvent l’accomplir… Le malheur, dans la majorité des cas, naît
de l’indécision…
MARGUERITE.
Il y a des devoirs…
RAYMOND.
Il y a surtout un droit : le droit au bonheur… et j’estime que nulle
créature humaine n’a celui (
appuyant sur les mots) d’attenter
sciemment ou inconsciemment au bonheur de ses semblables…
(
Long silence. Marguerite demeure les yeux à terre. Favier la
contemple avec une tendresse émue qu’il contient difficilement.)
RAYMOND. (
Rompant le silence.)
Mais il me semble que nous avons fait une digression plutôt
formidable... Dire que tout à l’heure nous décrétions que nous
parlerions d’autrefois, pour être gais !... du temps où nous venions
dire des sottises dans votre loge… Ah ! nous en racontions de belles,
alors… et vous riiez, vous riiez… comme une brise printanière soufflant
dans des peupliers… Vous paraissiez heureuse… (
Silence)… Vous
l’étiez… (
Silence)… Et maintenant ?....
MARGUERITE. (
Se raidissant.)
Maintenant… j’ai tout ce qu’il faut pour être heureuse… et… je le suis…
(
Avec volubilité.) Comment ne le serais-je pas ? J’ai le luxe que je
voulais, un mari qui m’adore…
RAYMOND. (
Entre ses dents.)
… A sa façon.
MARGUERITE. (
Sans s’arrêter.)
Des serviteurs, des distractions… Oh ! oui, je suis heureuse… tandis
qu’autrefois… c’était l’incertain…, c’était… (
Répétant,) Oh ! oui, je
suis heureuse !...
RAYMOND.
Il me semblait néanmoins que votre joie…
MARGUERITE.
… Devenait moins bruyante… (
Essayant péniblement de plaisanter.) Dame
! je ne suis plus dans… l’atmosphère…, un peu de tenue ne déplaît pas à
Germain…
RAYMOND.
Eh ! bien, moi !... je me moque de la tenue, vous le savez… et je vais
vous dire des bêtises voulez-vous ?... oh ! ça ne me sera pas
difficile… Et vous rirez comme autrefois, car vraiment nous sommes trop
moroses… Il y a trop longtemps que vous n’avez pas ri… j’aime tant vous
entendre rire…
MARGUERITE.
Vraiment ?...
RAYMOND.
Allons, riez tout de suite… si vous savez encore.
MARGUERITE.
Oui… mais je réclame une bêtise d’abord.
RAYMOND.
Voici. (
Un temps, puis, voix tremblante.) Marguerite… Raymond Favier
est amoureux !
MARGUERITE.
Vous… Ah ! (
Elle tente un rire qui s’achève en sanglots convulsifs.)
RAYMOND.
Marguerite !... Vous voyez bien, que vous ne savez plus rire !
MARGUERITE.
C’est de la nervosité… c’est...
RAYMOND. (
L’arrêtant.)
Oh ! ne rusez plus, Marguerite, je vous en conjure… Je vous ai devinée
et j’ai compris pourquoi vous n’êtes pas heureuse… Vous vous en doutiez
un peu sans doute… Avouez-moi que vous souffrez… Contez-moi votre
peine, ça vous fera du bien… Faites comme vous faisiez autrefois… vous
vous souvenez ?... Vous m’appeliez « révérend père » et vous me
confiiez toutes les douleurs qui gonflaient votre cœur… Tenez, je vais
vous aider. D’abord vous n’êtes pas heureuse… vous avez commis un gros
mensonge tout à l’heure. Vous souffrez et, je le dirai, par Germain…
MARGUERITE.
Je vous assure… Germain fait tout pour m’être agréable…
RAYMOND.
Oui… il vous donne tout ce qui se paie, tout ce qui s’acquiert… Or
l’amour ne s’achète pas… savoir aimer ne s’apprend pas… Peu importe ce
que cela coûte ; ce qui seul intervient c’est que cela vaut.
MARGUERITE. (
Franche.)
Germain m’aime d’une façon irréprochable… Mais, je le crains, son
affection n’atteint pas dans mon cœur à cette région délicieusement
sensible où s’éveille un écho… (
Vivement.) Mais tout cela n’est pas
sa faute… (
Triste.) Il ne se doute pas… Et puis… je lui dois tout,
Favier… ma situation, un foyer, une maison…
RAYMOND.
Et lorsque vous n’aviez rien de tout cela, n’étiez-vous pas plus
heureuse : ne niez pas !
MARGUERITE. (
Bas.)
C’est vrai.
RAYMOND.
Alors il faut en finir. Au fond de ceci, l’amour n’est pas en jeu. Vous
n’aimiez pas Germain.
MARGUERITE.
Je
veux l’aimer.
RAYMOND.
Allons donc !... Qui commanda jamais à l’amour ?
MARGUERITE. (
Effrayée.)
Mais je l’aime…, je l’aime…
RAYMOND. (
Profond et lent.)
Etes-vous sûre ? (
Un temps court.) Répétez-le en me regardant.
(
Silence.)
RAYMOND. (
Avec plus de force.)
Vous avez pour Germain de la reconnaissance, mais pas de l’amour. Vous
donnez de l’amour à Germain comme on donne de l’argent à un créancier ;
mais vous ne l’aimez pas. Votre mariage avec lui fut une méprise. Ce
qu’il faisait pour vous vous a fait prendre la gratitude pour la
passion… et quand vous avez reconnu votre erreur, il était trop tard
pour vous reprendre… légalement.
MARGUERITE.
Je vous assure…
RAYMOND.
Laissez-moi donc achever… Certes, j’ai conscience d’être rude et si je
parlais à toute autre qu’à vous je pourrais craindre d’être odieux.
Mais vous savez bien que mes paroles sont des paroles de justice, et
vous n’ignorez pas quels sentiments m’animent. Je trouve épouvantable
qu’une femme telle que vous se mine petit à petit en s’hypnotisant sur
une imagination d’âme trop probe et souffre – ne protestez plus : vous
l’avez avoué tout à l’heure ! – et souffre à toutes les minutes de sa
vie !
MARGUERITE. (
Se décidant, brusque.)
Eh ! bien, oui, je souffre intolérablement, mais Germain m’aime ; mais
Germain est un honnête homme à qui rien ne peut être reproché ; mais
Germain est mon mari ; mais Germain enfin a fait de moi ce que je suis
!... Que faire ? (
Geste vif de Raymond.) Oh ! rien, allez !... rien…
Je
dois l’aimer… je l’aimerai….
RAYMOND.
Eh ! bien ! non ! c’est de la folie ! L’oiseau ne fuit-il pas les
climats glacés qui le tueraient ?... Il faut vivre. Les conventions
sociales, les unions que la loi sanctionne ne sont que des opérations
commerciales régulières… Et est-ce parce que Germain est honnête
jusqu’à être… insupportable qu’il mérite ce titre de héros ?... Que
faire ? demandiez-vous. Mais fuir, fuir sans rien dire, sans
explications (c’est inutile : il ne comprendrait pas, et si… (
il s’est
rapproché d’elle et lui parle presque bouche à bouche)… si tu voulais…
comme autrefois… tu te rappelles…
MARGUERITE. (
Conquise et fougueuse.)
Raymond…
RAYMOND. (
L’étreignant.)
Ah ! Marguerite, laisse-moi te dire mon adoration… Je t’aime moi, tu le
sais… je t’ai toujours aimée… rappelle-toi… ces nuits de naguère !...
Mais j’étais pauvre, j’étais bohême, moi… Je n’avais pour palais que
les architectures célestes et pour fortune que ma jeunesse et mon
amour… J’étais revenu avec l’intention bien arrêtée de ne pas
m’immiscer dans ce que je croyais votre bonheur… Et si ma passion
d’autrefois ressuscite, c’est que je t’ai vue malheureuse… ma pauvre
petite amie… Je t’adore…
MARGUERITE.
Raymond…
(
Il l’embrasse. Elle se défend à
peine.)
RAYMOND.
Tu vois… Le premier pas est fait !... Allons ne regrette pas… ne recule
pas devant une vie double de bonheur… Nous ne serons pas riches
peut-être… et si je ne suis pas aussi… honnête que… l’autre, au moins
je ne le répéterai pas autant. Elle est si belle notre existence… Ce
sera la libre étreinte sous le ciel, le bonheur réalisé dans la
communion amoureuse… Nous sommes maîtres de notre vie… Oh ! n’aie pas
de regrets, bien-aimée… les jours noirs sont finis, les sensations
fausses sont annulées… C’est, à présent, la vie libre et légère, la vie
normale…
MARGUERITE.
Oh ! Raymond… si vous saviez… comme je me sens bien, près de vous…
RAYMOND.
Marguerite…
MARGUERITE.
… Mais j’ai peur…
RAYMOND.
Marguerite adorée, ne discutons plus, veux-tu ? Laissons-nous emporter
sans remords par le vent qui passe… Laissons les honnêtes gens à leurs
affaires, laissons les surhommes à leurs piédestaux… Nous…, vivons
simplement, mais intensément. Concédons-nous mutuellement certaines
choses….
MARGUERITE.
Ce sera si facile… je t’aime !
RAYMOND.
Je t’adore… (
Un temps). Nous ne sommes que des créatures humaines,
nous, donnant de l’indulgence et en sollicitant à l’occasion. La
société, l’hérédité, l’éducation nous ont fait ce que nous sommes.
Restons-le, et sachons nous faire du bonheur.
MARGUERITE.
C’est facile… avec l’amour…
RAYMOND.
Pauvre aimée qui a tant souffert !... Ce joli front se serait ridé,
vois-tu, dans cette rigidité-ci… Allons-nous en.
MARGUERITE.
Tout de suite ?
RAYMOND.
Oui, tout de suite. Il va revenir. Il ne faut plus le voir…
MARGUERITE.
C’est fou… mais c’est si bon !... (
Appelant.) Marie ! (
A Raymond.)
Où allons-nous ?
RAYMOND.
Vers le bonheur. Il est partout.
MARIE. (
Entrant.)
Madame ?
MARGUERITE.
Voulez-vous me donner mon manteau, mon chapeau et mes gants ?... Et mon
petit sac.
MARIE.
Oui, Madame. (
Elle sort.)
(
Marguerite et Raymond se regardent un temps avec passion, et sans mot
dire, puis :)
MARGUERITE. (
Adorable, mettant les mains aux épaules de Raymond.)
Tu ne me diras pas que tu m’as… « soustraite à l’atmosphère… » toi ?
RAYMOND.
Aimée !... Oh ! maintenant, j’en suis sûr, je serai heureux toute ma
vie… J’aurai des succès car je me sens capable de créer des œuvres
splendides… Nous serons heureux toute notre vie… Tout notre vie,
Marguerite !
MARGUERITE.
Qui sait, Raymond ? Qui sait ?... Tu es sincère en ce moment et tu
crois à tes paroles. Mais, même si tu me quittais dans quelques années…
RAYMOND. (
Protestant et doucement grondeur.)
Marguerite !
MARGUERITE.
C’est possible ; ne proteste pas… Même si tu me quittais quelque jour,
quand les cheveux blancs viendront ou quand une belle inconnue aura
passé dans ta vie… qu’importe ?... Oh ! je n’essaierais plus de
remonter le courant, je te l’assure… Je retournerai à l’enfer
d’autrefois, – du temps où je riais – et je suivrais ma destinée…
RAYMOND.
Voyons, m’amie…
MARGUERITE.
Mais, au moins, j’aurais été heureuse quelques années de ma vie…
parfaitement heureuse !...
RAYMOND.
Ne songeons plus à demain… Viens aimée… Vivons bien nos heures de joie !
SCÈNE V
LES MÊMES, LA BONNE.
MARIE. (
Entrant avec les objets demandés.)
Voilà Madame… (
Après un instant.) Madame sort ?
MARGUERITE.
Oui… Monsieur Favier m’accompagne… Dites à Monsieur qu’il ne m’attende
pas… ce soir…
MARIE.
Bien Madame.
SCÈNE VI
(
Marguerite a suivi la bonne et elle est sortie devant Favier. Au
moment de franchir la porte, elle revient sur ses pas pour reprendre
ses gants oubliés sur la cheminée au pied du cadre qui contient le
portrait de Germain.)
MARGUERITE.
Ah ! mes gants… (
Elle considère le portrait un court instant.) Pauvre
Germain !... (
Soudain.) Ecoute Raymond… c’est odieux ce que je fais
là… ce que nous faisons là…
RAYMOND.
Je devais m’y attendre… le scrupule suprême… Allons, Marguerite, sois
logique, sois courageuse. Viens… Ose !
MARGUERITE. (
Immobile d’abord devant le portrait puis, sur un
mouvement d’impatience de Raymond, avec une résolution subite.)
Tu m’aimes, toi, n’est-ce pas ?... Eh ! bien comprends alors ce que
vais te dire… Imagine – tu le peux en t’interrogeant – le retour de cet
homme à son foyer déserté, sa stupeur, puis sa douleur, son désespoir
sans doute… C’est si inattendu, si violent…, si brutal…
RAYMOND.
Pas plus violent que ta souffrance de toutes les heures à toi ; pas
plus brutal que sa suppliciante hon-nê-te-té…
MARGUERITE.
Il m’aime…
RAYMOND.
Le beau titre de reconnaissance !... Est-ce, cela, une raison
suffisante pour qu’il brise notre amour ? Et nos deux cœurs ne
valent-ils pas le sien, si…
MARGUERITE.
Je n’ai pas le droit…
RAYMOND.
Ainsi c’est entendu. Germain va revenir tout à l’heure. Tu reprendras
ta chaîne, cette chaîne que tu rives volontairement à ton cœur et qui
est plus cruelle que celle qui est fixée aux chevilles des forçats, car
les forçats peuvent blasphémer, eux !... Mais, sois-en sûre, un jour
prochain t’apportera le regret et la révolte… Et (ne nie pas, je te
connais, Marguerite !) tu rompras brusquement ce que tu n’oses dénouer
aujourd’hui… Ce te sera plus pénible d’ailleurs puisque tu auras serré
le nœud de tes propres mains…
MARGUERITE.
Je ne sais ce que je ferai… Je…
RAYMOND.
Je le sais, moi ! Lorsque tu seras lasse, plus lasse encore que tu ne
l’es aujourd’hui, tu te jetteras aux bras du premier libérateur qui
passera sur ton chemin… aux miens peut-être !...
MARGUERITE.
Oui, peut-être…
RAYMOND.
Et tu vivras l’éternel, le banal, le lamentable et malpropre adultère,
la vie qu’on voudrait double et qui n’est que tranchée en deux, les
émois douloureux, les peurs, les reprises, toutes les
hypocrisies, qui précèdent le drame final…
MARGUERITE.
Cette fuite est sournoise, cruelle et lâche.
RAYMOND.
Lâche !... Ah ! l’adultère le sera-t-il moins ?... Son un peu : Si tu
retombes sous le joug, c’est de nouveau l’esclavage. Tu baisseras les
yeux devant Germain, l’ascendant qu’il a pris sur toi, celui qui te
paralyse encore en ce moment, hâtera ta trahison plus sournoise que ta
fuite… Tu te tairas sur un signe de lui comme tu le fais… et tu vivras
cette existence de mensonge et de fraude qui déshonore celles dont les
conventions sociales protègent la réputation… Ah ! la belle vaillance
qui se dissimule dans les voitures de place et dans les frissonnières
!....
MARGUERITE.
Le divorce est une ressource contre cela. Je puis m’en servir…
RAYMOND.
La jolie ressource !... Duperies, comédies, mensonges…, courses,
démarches, affronts avant d’y parvenir, puis souffrances pire parce
qu’elles sont jetées en pâture au grouillement qui coasse autour de la
justice. Ce n’est pas une fin dans les conditions où tu te trouves,
c’est une aggravation… Et en ce qui concerne Germain, crois-tu donc
qu’un divorce le ferait moins souffrir que…
MARGUERITE.
Pourtant, Raymond…
RAYMOND.
Viens, Marguerite. Le fer rouge sur la plaie !... Ou bien, c’est une
abominable agonie qui t’attend…
MARGUERITE.
Mais je voudrais au moins qu’il sache mon départ, qu’il comprenne…
RAYMOND.
Il ne comprendra pas. Mais soit… si tu le veux, écrivons sur ce papier…
non sur cette ardoise qu’il aime à couvrir de chiffres et qui, pour une
fois, fixera autre chose que des comptes… Ecrivons… (
cherchant)…
écrivons (
ayant trouvé)… cela ! (
Il écrit sur un carnet-ardoise
ouvert sur une table)…
MARGUERITE.
Comment mets-tu ?...
RAYMOND. (
Lisant après avoir achevé d’écrire.)
«
SUMMUM JUS, SUMMA INJURIA »… un vieux reste de mes classes… ;
EXCÈS
DE JUSTICE. EXCÈS D’INJUSTICE. (
Incisif.) Il saura au moins traduire…
je pense… Viens !
Variante :
MARGUERITE. (
Nerveuse.)
Oui… pendant qu’un peu de folie me soutient encore…
(
C’est elle qui l’entraîne. Puis, sur la scène désertée, tombe le
RIDEAU.
1907. GEORGES NORMANDY.
~~~~~~~~
ÉCHOS ET NOUVELLES
_______
On sait qu’une deuxième ligne du Havre à Rouen traversera pour
desservir les terrains industriels de la rive droite, dans la vallée
séquanienne, des lieux charmants, entre autres
Saint-Martin-de-Boscherville…. Une ligne de chemin de fer, c’est
l’artère essentielle de la vie du pays, et surtout en ces parages dont
la richesse est énorme. Nous en sommes le plus fervent partisan, mais,
intérieurement, nous faisons tout de même un vœu pour que ce magnifique
coin de Province normande où, comme à Jumièges, dorment de grands
souvenirs historiques et des richesses de notre art architectural ne
soit jamais déparé…
*
* *
Gaston Le Révérend, dans une
Lettre de Province, parue dans le
Paris-Journal du 4 août 1918, s’élance « à travers les revues », et,
d’un coupe-papier parfois habilement manié, ouvre la
Revue Normande, les
Pionniers de Normandie, et enfin
Normandie : « Au pays de
Flaubert, de Barbey d’Aurevilly – écrit le bouillant poète de
Sous la
Bannière aux Trois Lions – les Revues végètent, rares, minces,
sobrement éditées, précieuses. On semble n’avoir là de temps que pour
l’action et pour le sommeil : entendez l’action des mâchoires, le
sommeil de l’esprit. Et c’est miracle qu’il y ait encore des poètes en
ce doux pays… »
Et c’est miracle aussi qu’il y ait encore des Gaston Le Révérend, en ce
doux pays ! Mais rendons hommage à Le Révérend pour ses hautes qualités
de franchise… Nous préférons cela aux compliments dont on nous tue
aujourd’hui… Et si Damon est si malmené par la Province, n’a-t-il pas
médit aussi de cette même Province dont il est sorti, et qu’il oublie ?
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- Ainsi, la Maison des Templiers, cette adorable chose du treizième
siècle, est acquise par les
Amis du Vieux-Caudebec. Voilà une
nouvelle qui fait plaisir… C’est le siège tout désigné de cette très
utile société… Et quant à nous, nous avons souvenance qu’en 1911 nous
écrivions dans le
Normand de Paris, à propos de la transformation des
églises en musées : « … La transformation en musée de nos nefs
médiévales est préférable à la transformation en
écurie, ainsi que
cela se voit pour la Maison des Templiers, à Caudebec-en-Caux… »
Faisons, aujourd’hui, notre
mea culpa, mais formons en même temps le
vœu que soient enlevés ces horribles tuyaux-entonnoirs dans lesquels
crachent les gargouilles… Il est un autre moyen, sûrement, et plus
esthétique, de faire décharger les eaux ?...
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- De Tunis, nous recevons la nouvelle de l’apparition prochaine d’une
revue
Africa, revue de littérature et d’art dont la place sera dans
cette avant-garde littéraire où s’illustrent telles jeunes revues comme
les
Pionniers de Normandie, et parmi les collaborateurs nous
relevons, avec joie, le nom de Marcel Lebarbier.
G.-U. L.
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UN MARIAGE. Le 17 août, a eu lieu à Echauffour (Orne), le mariage de notre éminent
collaborateur Paul Harel dont Georges Normandy traçait la figure dans
notre dernier numéro, et de Mademoiselle Marie Cotrel La Saussaye. Aux nombreux témoignages de sympathie reçus par le poète,
Normandie
est heureuse de joindre ses plus sincères compliments.
POUR LES FAMILLES NOMBREUSES. Le préfet de l’Orne vient de prendre une excellente initiative en
faisant nommer une Commission chargée spécialement d’étudier les moyens
d’aider, de favoriser et d’encourager les familles nombreuses du
département. Faisons des vœux pour que cette Commission trouve rapidement une
solution pratique permettant d’aider réellement les nombreuses familles
qu’aujourd’hui plus que jamais on ne saurait trop encourager.
DÉPUTÉ
BLESSÉ. Au cours d’une des dernières batailles dans la région de
Soissons, le
commandant Josse, député de l’Eure, a été blessé assez grièvement,
alors qu’il chargeait à la tête de son bataillon de chasseurs. Les
médecins qui le soignent à l’hôpital auxiliaire n° 58 à
Neuilly-sur-Seine, ont pu extraire la balle qui avait pénétré de 12
centimètres dans le côté droit, estiment que la blessure est en bonne
voie de guérison, aucun organe essentiel n’ayant été atteint. Nous
faisons les meilleurs vœux pour la prompte guérison du sympathique
et courageux officier.
« QUAND ILS REVIENDRONT… » L’excellent compositeur italien Alf. Amadei vient d’achever la
partition du poème bien connu de notre collaborateur M. Georges
Normandy :
Quand Ils reviendront. Ce poème qui fut créé à Paris par
Mlle R. du Minil, de la Comédie-Française, puis interprété un peu
partout en province et à l’étranger, a été publié en inédit par le
supplément du
Petit Journal et reproduit par le
Monde Latin, le
Jornal do Commercio, le
Journal de Fécamp, etc. La partition de M. Alf. Amadei est d’un effet grandiose. Elle sera
créée cet hiver à Paris, à Chicago et à Rio-de-Janeiro. M. Alf. Amadei qui fut un des plus brillants élèves du Conservatoire de
Parme, est bien connu de l’élite parisienne parmi laquelle il a formé
de brillants élèves. Parmi ses compositions, ses
Six Mélodies
(écrites sur des poèmes de François Fontenay, Charles Baudelaire,
Albert Samain, Jacques Madeleine et Frédéric Bataille) sont
particulièrement connues et appréciées. M. Alf. Amadei les a dédiées à
Mme Marie de Reszke, femme du célèbre Jean de Rezke, avec qui il
entretient les relations les plus cordiales. On murmure qu’avant même sa création à Paris et en Amérique, les
auteurs de
Quand ils reviendront … réserveraient la primeur de leur
œuvre à une riche cité normande qui s’est fait remarquer par son goût
pour les lettres et les arts.
LE CANAL PARIS-DIEPPE. Dernièrement a eu lieu à Dieppe, sous la
présidence de M. Paul Bignon,
député et Président du Conseil général de la Seine-Inférieure, une
réunion du Comité d’études qui poursuit la réalisation du canal
Paris-Dieppe. A cette réunion qui a entendu un rapport de M. Bechman,
ingénieur,
assistaient les personnalités normandes suivantes : M. Julien Rouland,
sénateur ; Bouctot, député ; Berthet, adjoint au
maire de Neufchâtel-en-Bray ; Robbe, président, et Rémy Mouquet,
vice-président de la Chambre de Commerce de Dieppe ; Ropert, adjoint au
maire de Dieppe, les maires de Forges-les-Eaux, Gisors, ainsi que les
membres du Conseil municipal et de la Chambre de Commerce de Dieppe. M.
Bechmann proposerait que le canal vienne directement de Dieppe à
Gournay et que de Gournay un bras soit dirigé sur Beauvais-Creil pour
les transports jusqu’à 300 tonnes et un autre de Gournay sur Gisors,
Gennevilliers pour les transports jusqu’à 150 tonnes.
LA DISTILLATION DES CIDRES. Un nouveau décret prolonge jusqu’au 15 décembre prochain l’interdiction
de distillation des cidres, poirés et lies qui avait été édictée par le
décret du 2 juillet dont nous parlions dans notre dernier numéro.
MONNAIE RÉGIONALISTE A ROUEN. Dans notre numéro d’avril dernier, nous signalions l’excellente
initiative prise par M. Artaud, président de la Chambre de Commerce de
Marseille en créant une monnaie de nickel pour remédier à la pénurie de
billion dont souffrait le petit commerce. La Chambre de Commerce de Rouen, à son tour, d’accord avec le Conseil
municipal de la capitale normande, vient de créer des jetons-monnaie en
aluminium de la valeur de 5 à 10 centimes. Ces jetons portent sur la face les armes de Normandie et de la ville de
Rouen, accolées et l’ancre symbolique des villes maritimes. Au revers,
la valeur et la légende : «
CHAMBRE DE COMMERCE ». Les jetons de 0 fr.
05 sont de forme ronde, ceux de 0 fr. 10 de forme octogonale. La mise en circulation de ces jetons a eu lieu par les soins des
banques de la ville, qui les remettent en échange de la valeur
correspondante, sans que l’échange puisse avoir lieu pour une somme
inférieure à 20 fr. Le remboursement aura lieu dans les mêmes
conditions. Félicitons la Chambre de Commerce et les édiles rouennais de cette
excellente mesure destinée à faciliter le commerce de détail et qui
sera en même temps une mesure hygiénique, car elle restreindra dans une
certaine mesure, la circulation des petites coupures de 50 centimes,
véritables réceptacles à microbes.
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Notre collaborateur, M. G. Le Révérend, tient à
Paris-Journal, depuis
septembre, la « Chronique artistique et littéraire de Province ». Il y
parlera avec plaisir des revues et des livres qu’on voudra bien lui
adresser directement, 23, rue de Rouen, à Lisieux.
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M. Allard qui, sous le pseudonyme de Francisque, a publié de nombreuses
pièces de vers dans
Le Messager de la Manche, vient de réunir dans
une plaquette, sous le titre : « En marge de l’Epopée », des poèmes
pénétrés du plus ardent patriotisme. Cette plaquette est éditée avec le
plus grand soin par la Maison Française d’Art et d’Edition.
AUX FEMMES DES CULTIVATEURS. Le Préfet de l’Eure vient de faire remettre par les maires de leurs
communes respectives 1.200 diplômes d’honneur aux femmes et aux enfants
des cultivateurs qui se sont particulièrement signalés en remplaçant
leurs maris et leurs pères dans la culture de la terre.
UNE CITATION. M. l’abbé Chevreau Alexandre, curé d’Acquigny (Eure), qui est en même
temps docteur, vient d’obtenir comme médecin-chef d’un groupe du 320e
d’artillerie lourde, une seconde citation, que voici : « Médecin d’un dévouement au-dessus de tout éloge. S’est dépensé sans
compter, pendant les opérations de juillet et d’août, en particulier
dans les combats qui ont amené la reprise de Soissons. »
LE CANAL DE CAEN A LA LOIRE. Le ministre des Travaux publics vient de faire connaître à la Chambre
de commerce de Caen, comme suite au vœu qu’elle avait émis de la
prompte reprise des études de ce projet, que l’affaire était à
l’instruction.
MINES DE FER. M. le Préfet du Calvados a pris en date du 6 septembre, un arrêté
relatif à une demande en concession de mines de fer par la Société
anonyme des Tréfileries et laminoirs du Havre, dont le siège est à
Paris, rue de Londres, 29. Cette demande porte sur des mines situées sur le territoire des
communes de Billy, Airan, Cesny-aux-vignes, Ouézy, Bray-la-Campagne,
Fierville-la-Campagne, Condé-sur-Ifs, Vieux-Fumé, Escures-sur-Favières,
Magny-la-Campagne, Canon, Mézidon, Percy-en-Auge,
Ouville-la-Bien-tournée et Thiéville.
CHEMINS
DE FER DE L’ETAT. Régime d’acceptation des expéditions de détail
(petite vitesse) : Par décision de M. le Ministre des travaux publics
et des transports en
date du 8 septembre 1918, applicable à partir du 20 septembre 1918, les
marchandises de détail P. V. remises à l’expédition seront désormais
acceptées dans les conditions suivantes : 1° Dans la limite de 300
kilos par jour, d’un même expéditeur à un même
destinataire, les marchandises acceptées en grande vitesse ; 2°
dans la limite de trois expéditions d’un poids maximum de 300 kilos par
expéditeur et d’une seule expédition par gare destinataire, toutes
autres marchandises que celles visées au 3° ci-après ; 3° dans les
mêmes conditions qu’au 2° ; mais avec poids maximum de 50 kilos au lieu
de 300 kilos, toutes les marchandises encombrantes, c’est-à-dire pesant
moins de 200 kilos au mètre cube.
LES COMMUNICATIONS DE LA NORMANDIE AVEC AMIENS. Communiqué du chemin de
fer du Nord : « Le public est prévenu que dès maintenant le train
marchandises-voyageurs 6928, partant de Rouen à 7 h. 29 va jusqu’à
Amiens. Par contre, le train de voyageurs 1244 partant de Rouen, à 16
h. 40 est limité à Saleux et
ne prend pas de voyageurs pour Amiens. »
UN CANAL BREST A PARIS. L’importance donnée au port de Brest par l’activité américaine a donné
l’idée de relier le grand port de l’Atlantique à la capitale par un
canal qui emprunterait plusieurs rivières de Normandie. Une fraction de ce projet est déjà réalisée en partie par le canal de
Nantes à Brest et Redon, puis de cette ville à Rennes, par la Vilaine
canalisée jusqu’à la capitale de la Bretagne. A ce point, il est nécessaire d’exécuter la jonction, étudiée et prévue
depuis plusieurs siècles, de la Vilaine supérieure à la Mayenne, cette
dernière étant en excellent état de navigabilité jusqu’à son confluent
avec la Sarthe qui, elle-même est canalisée jusqu’au Mans ; il ne reste
plus qu’à rendre navigable l’
Huisne, son principal affluent, de
joindre ce dernier à l’
Eure, également à aménager, puis à l’Orge, qui
se jette dans la Seine, à 10 kilomètres en amont de Paris. On prévoit la construction de voies d’embranchement sur cette voie
principale dont les plus importantes seraient la jonction de la Mayenne
supérieure à l’
Orne, voie qui desservirait la région minéralogique si
riche de la Haute-Normandie et aboutirait au port de Caen, qui se
développe du fait même de l’exploitation de ces gisements – e
t un
canal de l’Eure à la Loire, mettant en communication Le Havre et Rouen
avec Orléans. Il y aurait donc une ligne médiane ouest-est, de Brest à Paris, et
trois transversales nord-sud : Saint-Malo-Redon, par le canal
d’Ille-et-Vilaine – qui existe – Caen-Angers, par l’Orne, la Mayenne et
la Maine, et Le Havre-Rouen-Orléans, par la Seine, l’Eure, le Loir et
la Gouil.
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Carnet de Route d’un Architecte
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Une Excursion à Rouen et au Havre en 1893
(Suite.)
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Nous voici de nouveau à la cathédrale dédiée à
Notre-Dame. Cet édifice est un des plus beaux de la Normandie ; il date
surtout de la belle époque de l’architecture ogivale, mais ne fut
entièrement terminé qu’au seizième siècle. La façade ouest édifiée à
cette dernière époque est majestueuse avec les deux tours qui
l’accompagnent en lui donnant peut-être trop de largeur,
malheureusement les pierres en sont fort dégradées ; un long et
minutieux travail de restauration s’impose. Espérons que le maître
Sauvageot à qui on a confié l’entretien de ce monument saura nous le
laisser dans toute sa splendeur passée. Les deux tours sont
dissemblables, mais s’équilibrent cependant assez bien ; la tour
Saint-Romain au nord fut élevée sur les substructures de l’ancienne
église détruite par un incendie. Elle a 75 mètres de hauteur avec sa
toiture ; la tour de Beurre, au sud, ainsi nommée parce qu’elle a été
construite avec l’argent des dispenses que les fidèles donnaient pour
faire usage du beurre pendant le carême, est de la fin du seizième
siècle ; elle est d’une grande richesse et atteint 77 mètres à son
couronnement démuni de flèche.
Ce qui nuit quelque peu à l’ensemble de l’édifice,
c’est l’immense flèche en fonte qu’on a édifiée en 1824, pour remplacer
celle qui avait été détruite par l’incendie de 1822, et qui était un
chef-d’œuvre de pierre.
A cette époque, on n’avait encore que des
connaissances très imparfaites sur l’art du moyen âge et les monuments
qui furent alors restaurés, ont été bien abîmés.
Les deux portails latéraux sont de toute beauté,
surtout celui du nord dit portail des Libraires parce qu’il y avait
autrefois des boutiques de libraires aux alentours, il est précédé d’un
avant-portail avec de ravissantes sculptures. L’autre portail au
transept sud, ou portail de la Calende, nom d’une confrérie qui
s’assemblait au commencement de chaque mois, possède aussi de très
belles sculptures. Toute la vie du Christ y est représentée ainsi que
des sujets se rapportant, comme ceux de l’autre portail, à l’Ancien et
au Nouveau Testament.
L’intérieur de l’édifice est encore plus remarquable
; j’en avais ressenti la première impression la veille pendant la
grand’messe ; aujourd’hui j’étais heureux d’y revenir tout exprès pour
visiter. L’ensemble est majestueux et plein d’harmonie. Le plan en
forme de croix latine mesure 136 mètres de longueur ; la nef avec ses
bas-côtés 32m30, le transept 51m60 ; le tout recouvert de voûtes
s’élevant à 28 mètres de hauteur. La nef est divisée en trois, mais au
delà du transept, il y a cinq nefs jusqu’aux chapelles absidiales ; les
collatéraux se prolongent autour du transept. L’axe de l’église est
sensiblement incliné vers le nord. Des chapelles ont été ajoutées plus
tard aux collatéraux. Les piliers de la nef portent de larges arcades
que surmonte une élégante galerie de colonnettes et un riche triforium
passant devant des fenêtres hautes qui atteignent les voûtes. Ces
fenêtres ont, la plupart, conservé leurs vieux vitraux. La première
chapelle que nous visitons en entrant à droite vers la tour de Beurre,
possède un beau rétable représentant le crucifiement et la lapidation
de saint Etienne et quelques tombes des treizième et quatorzième
siècles. La dernière chapelle de ce même côté renferme le tombeau de
Rollon, premier duc de Normandie ; la dernière à gauche celui de son
fils, Guillaume Longue-Epée, mort en 943.
Dans le bras nord du transept est un bel escalier de
pierre donnant accès à la bibliothèque du Chapitre. La vue du chœur est
malheureusement obstruée par un mauvais jubé du dix-huitième siècle et
par des grilles qu’il faut faire ouvrir si on veut voir quelque chose.
A droite du chœur est le tombeau restauré de Richard Cœur-de-Lion ; de
l’autre côté celui de son frère aîné Henri Court-Mantel. Le
maître-autel est une œuvre moderne très riche en marbre et bronze doré.
Mais la partie la plus intéressante à visiter est certainement la
chapelle de la Vierge, non seulement en raison de ses belles
proportions, mais surtout pour les magnifiques monuments funéraires
qu’elle renferme. Le premier à gauche est celui de Pierre II de Brézé,
mort en 1465 sénéchal de Normandie, il est de pur style flamboyant et
se distingue par l’élégance de ses proportions ; il forme une sorte de
petite chapelle dans la grande. A côté s’élève le tombeau de Louis de
Brézé, petit-fils du précédent et comme lui sénéchal de Normandie. Il
fut érigé par sa veuve, la célèbre Diane de Poitiers, maîtresse de
Henri II ; il est en marbre blanc et noir et attribué à Jean Cousin et
à Jean Goujon. Ce défunt y est représenté dans le bas, gisant sur
sarcophage entre la Vierge debout à ses pieds et Diane à genoux à sa
tête, et dans le haut, à cheval et tout armé. Sur le côté sont des
colonnes et des statues d’albâtre en forme de cariatides ravissantes. A
la suite la tombe moderne du cardinal de Croy, mort en 1844, érigée en
1857 avec une statue du prélat par Falmès. Le tombeau des cardinaux
d’Amboise, archevêques de Rouen, tous les deux, est peut-être le plus
remarquable ; c’est une œuvre superbe de la Renaissance due à ce même
artiste, Roland Leroux, qui acheva la cathédrale et construisit le
Palais de justice ; il n’avait au moment de sa construction (1518-1525)
qu’une seule statue placée sous un riche baldaquin, mais il fut
modifiée en 1541 pour y placer celle du second cardinal. Il y a
derrière ces statues un riche fond sculpté et doré qui les fait bien
ressortir. Le soubassement est décoré de six belles statuettes
représentant les vertus théologales et dans des niches en haut les
apôtres accouplés deux à deux. Toutes ces sculptures sont d’une finesse
remarquable avec des expressions vivantes, jusque dans les petites
statuettes de moines placées au fond du monument. Enfin pour terminer
la visite des tombeaux, il nous faut mentionner celui du cardinal de
Bonnechose, par le sculpteur Chapu, placé dans une chapelle absidiale.
Nous sortons de la cathédrale émerveillés de tout ce
que nous avons vu. En face du grand portail se voit un beau reste
d’édifice du seizième siècle, dit le bureau des Finances, et qui est
encore une œuvre de Roland Leroux. Le vaste bâtiment derrière la
cathédrale est l’archevêché dont certaines parties remontent au
quinzième siècle. Le portail principal est dû à l’architecte Mansart.
(
A suivre.)
Charles
CHAUSSEPIED,
Architecte des Monuments historiques, à Quimper.
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