Vers une
Action Normande
XI. –
LES CAUSES.
(Suite.)
Peut-on m’accuser de « rêver » à mon tour en escomptant pur
l’après-guerre la continuation de l’union sacrée entre français sur ce
fond d’idées communes ? J’avoue que la question m’a préoccupé jusqu’à
l’angoisse et que j’ai encore à cet égard des minutes de doute
terrible. Qui ne se souvient de l’âpreté, de la mauvaise foi des luttes
électorales d’avant 1914 ? Il est indéniable que presque toujours le
Français victime d’une nature ardente, généreuse, malhonnêtement
exploitée par les rhéteurs et les « ploutocrates démagogues » écoute
bien plutôt les mauvais bergers qui le leurrent et le flattent que les
sages conseilleurs de devoirs. Il est non moins évident que l’éducation
de la démocratie dont on a tant parlé, n’a jamais été même ébauchée… Je
veux croire que la France reviendra des tranchées mûrie par de si rudes
épreuves et qu’elle en rapportera avec l’horreur du « bourrage de crâne
», la claire vision des réalités. Je veux croire – car à quoi bon la
victoire qui vient ? – qu’elle comprendra la nécessité de maintenir,
pour gagner aussi la victoire économique de demain, l’union étroite et
indissoluble de toutes les forces spirituelles et morales qui
auront assuré le salut de la patrie.
Je veux le croire et j’y suis plus qu’encouragé par ce que nous avons
déjà vu. La France naguère encore paraissait côtoyer l’abîme, mais dès
avant 1914, elle avait réagi et la réaction énergique et salutaire
comme celle de tout organisme sain et qui ne veut pas mourir, était
venue – sorte de pré-union sacrée – des horizons opposés, des « fils de
la Tradition, » aussi bien que des « Enfants de l’Esprit nouveau ».
Tenez, lisez ces lignes d’Abel Bonnard, que j’avais extraites d’un
article paru dans le
Figaro, dès 1911 ou 1912, et dites-moi s’il n’a
pas, du fait de tant de jeunes et magnifiques héros, reçu la plus
douloureuse et la plus éclatante des confirmations.
« Après des discordes et des inimitiés affreuses, de nouveau tous ceux
qui observent de qui est, avec scrupule, semblent vouloir se rapprocher
les uns des autres. C’est dans tous les esprits un souci plus pressant
du réel, une subordination plus modeste à ce qu’il nous montre : quand
une opinion se brise, un esprit s’ouvre, et le flot de réalité qui
pénètre par cette brèche est tout chargé d’alluvions fécondes.
« Nous comprenons aussi de nouveau,
la nécessité d’une doctrine morale
qui arrose et nourrisse les êtres dans leurs plus obscures racines et
nous nous rendons enfin compte qu’on n’en a pas créé une pour avoir
titré d’une majuscule quelques mots abstraits, les avoir donnés pour
noms à des cuirasses et les avoir prononcés à la fin des
banquets, en distribuant des décorations banales. L’élixir de la
science selon la parole du poète, cet « élixir divin que boivent les
esprits » nous savons qu’il est si redoutable, qu’il peut troubler les
têtes les plus solides ; à plus forte raison, n’est-ce pas le breuvage
facilement bienfaisant qu’on peut prodiguer à tous comme de l’eau
claire. Mais nous savons aussi qu’une science plus ou moins douteuse
n’est pas la seule instruction, que tout homme, si on ne le sépare pas
de tout ce qu’il est, reçoit des morts dont il sort, du métier qu’il
pratique, de sa terre et de son pays, les éléments d’une sagesse
modeste, grâce à laquelle il ne demeure pas indigent, ni méprisable.
Alors même qu’on veut l’aider, il ne faut pas le priver d’abord de ces
obscurs secours : on n’ennoblit les êtres qu’en les respectant et le
plus humble d’entre les hommes mérites d’abord ce respect.
»
La grande raison d’espérer, elle est dans certains jeunes hommes.
On rencontre un d’eux par hasard, en Province, dans la petite ville où il occupe un emploi, on en trouve un
autre plus loin : l’un est professeur, un autre médecin, un autre
architecte, un autre officier. Ils sont séparés et ne se connaissent
pas. Mais tous ont des traits communs. Pleins du noble dégoût pour les
utopies, ils ont le goût de n’être pas dupes et de raisonner sur ce qui
est. Ils savent que la réalité est la grande école.
Mais s’ils
s’approchent d’elle comme des élèves, ils ne se reconnaissent point ses
sujets et s’ils veulent l’étudier, c’est pour mieux exercer sur elle
leur idéal et les unir harmonieusement l’un à l’autre. Ils veulent
tirer ce qui est vers ce qui peut être. »
Un Peguy, un Psichari pour ne citer que deux noms, nous commandent par
piété filiale, au nom des « puissances de sentiment » si irrésistibles
chez nous, une attitude qui nous est en même temps dictée par nos
intérêts les plus prosaïques.
Rappellerai-je l’entreprise si intéressante, peu de mois avant la
guerre, des démocrates de la Jeune République de Sangnier (1), puis
l’effort persévérant de Deherme et de sa « Coopération des Idées »,
enfin tout récemment celui de
Probus et de cette « Association
nationale pour l’organisation de la Démocratie », patronnée par de
nombreux industriels et commerçants parmi lesquels nous trouvons
plusieurs personnalités normandes de premier plan… Lysis de
La
Démocratie nouvelle lance un quotidien qui me paraît entrer nettement
dans les vues toutes neuves que la guerre a imposées à notre pays comme
une condition
sine qua non de résurrection « 2).
Il n’est tout de même pas possible que la camaraderie des champs de
bataille, que la disparition de ces cloisons épaisses que les
politiciens, par bas calcul, avaient élevées entre nous, n’aient pas
des répercussions durables et heureuses !
L’instituteur a bien souvent avoué sa surprise de se trouver en
communion d’idées sur beaucoup de points avec le jeune bourgeois et le
curé sillonniste d’hier : j’en connais plus d’un parmi ces derniers qui
ont fait les mêmes constatations et je sais quelques secrétaires de
mairie qui sont nettement décidés, une fois rentrés dans leurs
villages, à bannir la politique en menant si c’est nécessaire, campagne
ouverte contre le parlementaire qui voudrait continuer à en faire ses
agents électoraux.
Seuls, peut-être, les fidèles de l’A. F., faisant de leur
intransigeance une règle absolue (par horreur du libéralisme), n’ont
pas participé à ces communions d’idées, mais je ne désespère point au
nom précisément de leur principe essentiel : La soumission réfléchie au
fait…. au fait démocratique ! de les voir, un jour, entrer dans nos
cercles d’études. En quoi pourraient-ils porter ombrage, en effet, ces
groupements d’éléments purement français ! Ils n’auront d’autre but que
la grandeur de la patrie, mais dans un monde où l’on s’efforcera tout
de même de faire un peu plus de place à la loi internationale et un peu
moins aux canons… aux canons boches sur lesquels je me rappelle avoir
lu en 1914, aux Invalides, la cynique devise :
Ultima ratio regis !
Quelque opinion au surplus qu’on ait eu sur les deux seules
formes possibles de gouvernement humain : Monarchie ou Démocratie, il
faut reconnaître que si, du temps de M. de Tocqueville, « la Démocratie
coulait à pleins bords », elle est aujourd’hui en passe de tout
submerger ! Cessons donc de nous quereller sur cette question de la
forme gouvernementale et travaillons dans les limites du possible sur
la matière démocratique qui nous est offerte.
Lysis et Probus, après beaucoup d’autres, ont décrit très clairement
les tares du régime – et ils sont démocrates : leurs critiques se
rencontrent en beaucoup de points avec celles de Ch. Maurras : faisons
l’union sacrée sur ce terrain solide. Les raisons du mal sont assez
généralement attribuées à un ordre de faits qui ne font que confirmer
les raisons que nous avons nous-même données : on les a heureusement
résumées en disant que la France n’était qu’une monarchie décapitée !
Cette opinion qui s’appuie sur l’histoire même de notre constitution,
n’est en rien infirmée par ce que nous avons exposé : bien au contraire
!
Un soir de l’été 1917, nous revenions des tranchées tout en agitant ces
graves problèmes dans ce bois de Beaumarais sis sous Craonne et que
tous ceux qui ont tenu le secteur connaissent bien comme une cible
favorite des artilleurs boches, un superbe peuplier coupé à un mètre du
sol par un 150, attira notre attention : autour du tronc ainsi
foudroyé, des rejets très nombreux étaient poussés un peu dans tous les
sens ; ils étaient verts, ils paraissaient pleins de sève, mais combien
faibles même réunis en faisceau, en comparaison du géant décapité ! » –
Vous avez beau dire et beau faire, déclara mon ami, J. G….., fervent
adepte des doctrines de l’A. F. ceci (et il désignait les rejets), ne
remplacera jamais cela ! – et il montrait le tronc meurtri ! –
Possible, riposta le lieutenant D…, jeune parisien à l’esprit demeuré
gavroche, enfant terrible de notre groupe, mais
ceci est mort et bien
mort tandis que
cela ne demande qu’à vivre ! M’est avis qu’il vaut
mieux aider
cela à vivre que de perdre son temps à
tenter de
recoller ceci ! » N’est-ce pas l’évidence ? Et quel est le bon français
qui refusera aux lendemains angoissants de la victoire de faire tout
pour grouper les rejets – héla si clairsemés ! – du tronc français en
un faisceau dru et fort ! Nous nous unirons donc dans le cadre
démocratique qui est la réalité, qui est le fait. Puisque c’est pour
nous une question vitale, réalisons même unanimité sur l’aveu des
causes que nous avons dénoncées, partant sur l’orientation générale à
donner à la médication d’après-guerre. Je crois que tous ceux que
n’aveugle pas l’esprit de parti (et il serait criminel de voir renaître
des partis au sein de la France meurtrie), accepteront nos conclusions
dans ses grandes lignes.
La France jouit d’une situation géographique, d’une richesse, d’un
climat qui en font la terre bénie du ciel, mais aussi… la proie
toujours convoitée.
Le Français est doté d’une nature impulsive, généreuse, qui lui a trop
souvent fait perdre de vue ce danger, d’où nécessité de devenir plus
réalistes en politique ; la forme démocratique du régime enfin n’est
possible qu’à la condition qu’une forte armature morale prémunisse le
pays contre les dangers de l’égoïsme sous toutes ses formes. Or, les
cultures gréco-latine et chrétienne de qui nous sommes les fils, qui
sont, si j’ose dire, l’argile dont nous sommes pétris – ces cultures
qui signifient amour et harmonie – sont les seules nourritures
appropriées à notre nature, à nos habitudes ; elles seules sont donc,
en y restant fidèles, susceptibles de nous faire atteindre ce haut et
nécessaire degré de moralité : dès lors entreprenons courageusement la
réforme des mœurs : action morale d’abord !
Aux voltairiens attardés à qui le mot de spiritualisme porterait
ombrage, à tous ceux qui avaient entrepris de faire une démocratie
basée sur la matérialisme (ce qui est proprement la pyramide posée sur
la pointe), je dédie l’exemple anglais, l’exemple américain et je
rappelle ces mots de Montesquieu : « La République sera vertueuse ou ne
sera pas. »
Faisons donc l’union, l’union sacrée sur les moyens aussi, et pour
travailler avec ardeur, et avec foi dans l’effort rappelons-nous les «
traits éternels » de la France et conservons-les comme ceux d’une mère
chérie. Aux heures de découragement, souvenons-nous enfin que c’est le
sceptique Renan lui-même qui a proclamé :
« Que notre admirable pays sait bien trouver à travers toutes les
défaites et les décadences un éternel pouvoir de renaissance et de
résurrection ! »
Comment dès lors douter des lendemains de la France à l’aube de la
magnifique victoire que nous assurent les grands soldats de Foch.
G. V
INCENT-D
ESBOIS.
_______________________________
(1) Ils reviennent déjà ardents, généreux comme par le passé, ces fils
spirituels du grand Albert de Mun, et leur Ame française, puis leurs Annales de Guerre nous promettent une belle moisson pour
l’après-guerre.
(2) Ces lignes, vieilles de deux mois déjà, reçoivent une éclatante
confirmation des faits prodigieux qui s’accomplissent chaque jour :
avec quelle calme dignité la France accueille la victoire… et puis les
récents discours de Clémenceau au Sénat, de Maurice Barrès à la
Sorbonne, ne témoignent-ils pas d’une volonté sincère d’union sacrée
pour l’après-guerre.
==================================================================================
L’Organisation Economique régionale
________
Avant de répondre au questionnaire concernant la formation des
nouvelles régions, le Conseil général de l’Eure avait décidé de faire
examiner les délicates questions que soulève ce projet par une
Commission composée de sénateurs et de députés du département, de six
conseillers généraux, des présidents des Chambre de Commerce de l’Eure
et de deux représentants des groupements agricoles.
Cette Commission qui s’est réunie le 20 septembre dernier, sous la
présidence de M. Loriot, député, a, après discussion de toutes les
questions concernant la création projetée, confié la rédaction du
rapport à M. Abel Lefèvre, député.
Nous donnons ci-dessous ce très remarquable rapport qui met en lumière
tous les côtés de la question :
Tout d’abord, l’honorable rapporteur constate qu’en fait, au point de
vue administratif, les divisions régionales existent déjà. Il y a des
régions militaires, universitaires, judiciaires, agricoles, et d’autres
dont la limite varie avec chaque espèce de pouvoir public. La création
d’une région administrative unique mettrait fin à cette confusion.
« Mais, en ce qui nous concerne, demande-t-il ensuite, quelle devrait
être cette région ? Ce ne peut être, à notre avis, que la grande région
normande, comprenant les cinq départements de l’ancienne province
normande.
» Si la limite de certaines régions paraît assez difficile à tracer
dans leur indistinction confuse, le relief de la Normandie s’accuse
encore avec assez de vigueur pour qu’on ne la confonde point avec les
régions circonvoisines. Considérée dans son développement historique,
la Normandie a conservé son unité à travers les siècles. Au point de
vue géographique, assise presque tout entière sur le versant de la
Manche, la Normandie forme un tout naturellement homogène. Au nord et
au nord-ouest, la mer sur près de 600 kilomètres, frontière idéale ; au
sud, la ligne de partage des eaux l’isole du bassin de la Loire ; puis
ce sont les collines du Perche ; enfin, l’Avre, l’Eure, le Perche et la
Bresle forment une autre limite naturelle presque ininterrompue.
» Dans les cinq départements normands, même climat à la fois tempéré et
humide. Les gras pâturages de l’ouest sont le complément des plateaux
fertiles de la Seine-Inférieure et de l’Eure. Des échanges réciproques
résultent de ce contraste. Le Calvados et la Manche s’approvisionnent
de céréales en Haute-Normandie ; celle-ci, en retour, va chercher son
bétail dans la Manche et le Calvados. Le tracé des voies ferrées ouvre
aux uns et aux autres des relations faciles. Les grandes lignes de
Paris-Cherbourg, de Paris-Granville, de
Mortagne-Alençon-Domfront-Avranches traversent la Normandie dans toute
sa longueur ; la ligne Dieppe-Rouen-Le Mans la coupe presque en
diagonale ; enfin, de nouvelles lignes transversales favorisent les
rapports qui existent entre les départements normands. Lorsque le Havre
sera rattaché au cœur de la Normandie par la ligne du sud-ouest, notre
région sera des mieux pourvues quant aux voies de communication.
» Si la création d’une grande région normande peut se justifier, comme
on vient de le voir, par des considérations historiques et
géographiques, elle n’est pas moins justifiée au point de vue
économique. Et pourtant, c’est sur des considérations de cet ordre que
s’appuient certains projets pour morceler la Normandie en deux régions
distinctes : la région de Rouen en comprendrait la Seine-Inférieure et
l’Eure, et la région de Caen, qui engloberait le Calvados, l’Orne et la
Manche.
» Quelle est la thèse des promoteurs de ce projet, qui a trouvé dans le
Calvados de très ardents défenseurs ? La découverte récente et
l’exploitation de puissants gisements de fer d’une riche teneur dans le
sous-sol de la Basse-Normandie a imprimé à cette région un caractère
nouveau. Elle n’est plus seulement le pays classique des pommiers et
des plantureux herbages ; elle tend à devenir un centre minier et
métallurgique de première importance ; elle est en train de s’organiser
en prévision d’une activité dont le développement dans l’avenir sera
certainement considérable. L’extraction du minerai de fer pour les
trois départements du Calvados, de l’Orne et de la Manche est passée de
33.704 tonnes en 1875 à 841.000 en 1913 ; on estime que la production
atteindra plusieurs millions de tonnes dans quelques années.
» D’un autre côté, des formations houillères ont été reconnues dans le
Calvados. On conçoit qu’un magnifique avenir s’ouvrirait, pour cette
région si, à côté du minerai, elle pouvait se procurer les combustibles
nécessaires à sa mise en œuvre. Mais rien ne prouve que le champ de fer
reconnu dans le Calvados, dans la Manche et dans l’Orne se termine à la
limite des trois départements bas-normands. Tout permet de croire, au
contraire, mille indices paraissent le prouver que cette formation
minéralisée se poursuit vers l’est et traverse le département de l’Eure
en s’enfonçant sous le bassin de Paris.
» L’Eure, a-t-on pu écrire, est aussi riche que le Calvados, et on se
préoccupait sérieusement de l’explorer quand la guerre interrompit les
recherches.
» D’un autre côté, des études faites en 1913-1914 par le syndicat de
recherches de la Seine-Inférieure ont établi que le fer existe
également dans le pays de Bray et l’arrondissement de Neufchâtel. Si le
champ de fer normand occupe toute l’ancienne Normandie, du Cotentin à
la Picardie, de la Manche aux collines du Perche, la principale raison
alléguée pour justifier la création d’une région de Caen s’évanouit et
tout le projet s’écroule. D’ailleurs, le fait que d’importants
gisements de fer existent en Basse-Normandie – si considérable qu’il
soit – constitue-t-il un facteur suffisant pour justifier le groupement
qu’on s’efforce de constituer avec Caen pour capitale ?
» Est-ce que la totalité des minerais dont l’extraction va être
prodigieusement intensifiée pourra être traitée sur place ? Comme
pendant aux puissants hauts-fourneaux dont l’édification se poursuit à
Caen, se dressent déjà à Rouen, depuis un an, d’autres hauts-fourneaux
spécialisés, eux aussi, dans la préparation des fontes et aciers. A
Harfleur, la société du Creusot, à qui l’on doit en partie l’achèvement
des hauts-fourneaux de Caen, a fait édifier de très vastes ateliers. Du
Havre à Vernon, des usines et chantiers de construction surgissent de
toutes parts. Le développement de l’industrie extractive des minerais
dans le Calvados, dans l’Orne, dans la Manche, ne pourra que favoriser
l’essor de la métallurgie dans la région rouennaise et havraise, et
renforcer du même coup les liens de solidarité qui n’ont jamais cessé
d’unir la haute et la basse Normandie.
» L’unité de la Normandie s’affirme encore par le caractère de ses
vieilles industries textiles, dont l’importance l’emporte encore, et de
beaucoup, sur l’industrie métallurgique, qui n’en est qu’à ses débuts.
La filature et le tissage du coton et de la laine ne se sont pas
confinés dans une seule région : ils se sont développés à la fois dans
la Seine-Inférieure, dans l’Eure, dans l’Orne et le Calvados. En 1913,
on évaluait à 1.700.000 le nombre des broches en service en Normandie
soit le quart des broches nationales et métiers de draperie. Enfin, à
côté du travail du coton, la Normandie tout entière a perpétué celui du
lin et du chanvre.
» Si donc il est entendu qu’on tiendra le plus grand compte du
caractère économique des régions pour arrêter leur délimitation, il n’y
a pas de doute possible en ce qui concerne la nôtre : la Normandie
historique et géographique doit revivre dans la région administrative
nouvelle qu’on se propose de créer. Les cinq départements normands ont
été découpés dans le cadre de l’ancienne province ; leurs limites se
confondent avec ses frontières. Ils ont une histoire commune. Les mœurs
et coutumes de leurs habitants, leur caractère tenace, leur esprit
sérieux et laborieux les apparentent tout naturellement. La
Seine-Inférieure, l’Eure, le Calvados, l’Orne et la Manche sont comme
les cinq doigts de la main. C’est leur destinée de rester unis et
solidaires.
» On nous objectera qu’il ne s’agit pas de ressusciter l’ancien
fédéralisme provincial. Sans doute, et cela serait d’ailleurs
impossible, un grand nombre d’anciennes provinces s’étant fondues dans
l’unité nationale au point que leurs anciennes frontières ne
correspondraient plus aujourd’hui à rien de rationnel. Mais ce n’est
pas le cas de la Normandie. Tout en contribuant à former l’harmonie de
la grande patrie, la Normandie a conservé sa personnalité. Elle forme,
avec ses cinq départements se complétant mutuellement, un système
organique complet. On ne peut la désarticuler sans compromettre ses
intérêts économiques les plus essentiels.
» C’est pour cette raison que nous protestons à l’avance contre tout
projet qui, s’inspirant de certains points de vue particularistes,
tendrait à dissocier les départements normands. Nous ne désirons la
constitution d’une région normande que s’il s’agit de recréer une
Normandie une et indivisible. »
Le Conseil général de l’Eure est donc en désaccord complet avec celui
de la Seine-Inférieure sur cette importante question, et sans parler de
la réunion en un seul, des deux départements, ainsi que le demande M.
Bouctot, ce qui ne pourrait être réalisé que par une loi, M. le
Ministre du Commerce, passant outre à la protestation du Conseil
général de l’Eure, va-t-il constituer la région de Haute-Normandie
ainsi qu’il l’a prévue ?
Il n’y a guère d’autre solution maintenant qu’il a admis la
constitution officielle hâtive et provisoire
de la région de
Basse-Normandie.
Nous disons provisoire, car la constitution des régions ne pourra
devenir définitive, ainsi que l’a demandé la Chambre de Commerce de
Paris, sans l’intervention du législateur.
Nous avons assez souvent exprimé notre opinion sur cette question de la
région normande pour ne pas nous déclarer complètement d’accord avec
les idées exprimées par l’honorable député de l’Eure dans son rapport :
les cinq départements normands doivent rester unis et solidaires dans
cette question de l’organisation économique.
A. MACHÉ.
==================================================================================
L’Enseignement Agricole
____
La réorganisation de l’enseignement agricole était une de ces
nécessités qui finissent par triompher de l’inertie de nos
gouvernements. L’on s’est décidé, notamment, à prévoir à la base une
plus large diffusion des notions indispensables à la population rurale.
Trois degrés sont prévus : l’enseignement supérieur ; l’enseignement
secondaire et l’enseignement primaire.
L’enseignement supérieur est donné à l’Institut National Agronomique
qui forme les ingénieurs agronomiques, et par les trois écoles
nationales d’agriculture de Grignon, Montpellier et Rennes, formant des
professeurs d’agriculture, des chimistes et des directeurs de stations
agronomiques. Dans ces écoles, fonctionnent des sections d’application
chargées de recherches agronomiques, des essais de machines, etc….
L’enseignement secondaire, visant un but plus immédiatement utilitaire,
est reçu dans les écoles pratiques d’agriculture, les fermes-écoles et
les écoles techniques de spécialités agricoles. Ces écoles pratiques
ont un programme déterminé d’après le centre cultural où elles sont
installées. A chacune d’elles sont annexées soit une ou plusieurs
écoles de spécialités, soit une école d’agriculture d’hiver ou
saisonnière, soit une école ménagère agricole ou de laiterie pour les
jeunes filles. Est également envisagée la possibilité de cours
temporaires pour les adultes ainsi que des conférences de vulgarisation.
Ces écoles assurent, en outre, le fonctionnement d’un comité de
consultation chargé de renseigner les agriculteurs qui s’adressent à
eux et de leur indiquer les perfectionnements les plus récents ou les
meilleurs procédés culturaux.
Les écoles pratiques d’agriculture sont ainsi appelées à devenir les
foyers des recherches agricoles régionales, les centres d’instruction
et d’information pour les agriculteurs mis à même de suivre les
expériences tentées par les professeurs ou de procéder à celles dont
ils prendraient l’initiative. Ce rôle peut être singulièrement fécond
si les syndicats agricoles ne négligent pas d’entrer en relations avec
l’école. Il y a là une collaboration dont les résultats seraient
singulièrement heureux et sur laquelle il convient d’appeler
l’attention des intéressés.
L’enseignement primaire doit être post-scolaire. Il est inadmissible
que dans nos campagnes ce soit le certificat d’études qui tienne lieu
de congé à l’instruction de la jeunesse, désormais dispensée de se
tenir au courant non seulement du mouvement des idées générales, mais
encore des notions les plus indispensables aux progrès de la culture.
La guerre, qui eût dû être un stimulant à ce sujet, a au contraire
suspendu à peu près complètement l’enseignement agricole. Cependant
notre pays en a un besoin plus pressant qu’aucun autre quand on pense
que pour le blé, le seigle, l’orge, l’avoine, la pomme de terre ou la
betterave à sucre, la France obtient des rendements de moitié
inférieurs en moyenne à ceux des autres pays de l’Europe.
L’enseignement primaire sera donné soit par des instituteurs pourvus
d’un brevet spécial, soit par des agriculteurs ou spécialistes résidant
dans la région.
L’on voit par là qu’il est tenu compte dans cet enseignement des
circonstances régionales. Ce n’est pas l’une des moindres dispositions
de cette organisation, dont on peut espérer, pour le monde agricole, un
relèvement du niveau de ses connaissances.
Mais il est un enseignement, aussi indispensable, qui n’est pas à
négliger : c’est celui qui s’adresse aux jeunes filles. Sans doute, la
femme agricultrice ne peut accomplir sa tâche sans de grandes
difficultés. Par un effort merveilleux, des femmes ont, pendant cette
guerre, dépensé une énergie remarquable pour maintenir l’exploitation
du mari mobilisé. Elles ont montré que leur volonté surpassait leurs
forces ; mais cette tâche, qui exige une dépense physique considérable,
elles ne pourraient pas la soutenir constamment. Il n’en reste pas
moins que leur rôle dans la direction de l’entreprise est de la plus
haute importance. C’est pourquoi l’on doit s’appliquer à former des
jeunes femmes prêtes à remplir le rôle qui doit leur échoir d’être des
associées de leur mari. Là encore, ce sera sur une base régionaliste
que sera donné l’enseignement nécessaire.
Dans un précédent numéro de
Normandie, était rappelé un vœu adressé
en 1910 au Conseil général de l’Eure par le Syndicat agricole du
Roumois, demandant qu’en raison des bons résultats constatés dans les
arrondissements d’Yvetot, de Dieppe et de Rouen, il soit instauré
rapidement dans l’Eure une école ménagère ambulante.
Huit ans se sont écoulés. M. Lebureau n’était pas en train de mourir.
Mais la solution semble approcher. Le Conseil général de l’Eure est en
effet actuellement saisi d’un important projet de réorganisation de
l’Ecole d’agriculture du Neubourg. L’actif directeur de cet
établissement entend lui donner une impulsion nouvelle. Dans un
prochain article, nous exposerons quels sont ses projets et verrons une
réalisation pratique de cette rénovation de l’enseignement agricole,
destinée à donner aux régions de France un vif essor pour peu que
chacun y emploie sa bonne volonté.
M. A
NOYAUT.
==================================================================================
Les Industries à exploiter en Normandie
_________
LA CASÉINERIE
____
L’enquête faite en 1915, par la Commission du Travail national auprès
des Chambres de Commerce et des Chambres consultatives des arts et
manufactures, a réuni, pour ce qui concerne le département du Calvados,
d’utiles observations sur la situation de nos industries régionales et
elle a signalé, à côté des industries qui existent actuellement et dont
il conviendrait de faciliter le développement, les industries nouvelles
ayant le plus de chances de réussir ainsi que les produits agricoles
pouvant être industrialisés ou donner naissance à de nouvelles
industries.
Au moment où nous assistons au prélude de la renaissance économique de
la grande patrie qui doit couronner le triomphe de nos armées héroïques
et ouvrir une ère nouvelle de prospérité à ce pays, au peuple français
qui a su et a pu vaincre l’ennemi séculaire, il est de toute nécessité
que, dans l’œuvre de rénovation nationale, chacune de nos provinces
apporte au succès de cette œuvre toute son activité, en augmentant la
puissance productive de son sol et en multipliant les industries
agricoles.
Il est regrettable que l’enquête à laquelle nous faisons allusion n’ait
pas été poursuivie semblablement dans les autres départements
normands. Elle eût été vraiment précieuse, à bien des titres, et
surtout en fournissant à la pléiade des militants du régionalisme, aux
hommes d’action, qui aspirent à voir notre Normandie bénéficier
pratiquement des plus heureuses tentatives de l’esprit
moderne en matière de décentralisation économique, une documentation de
haute valeur permettant d’accroître les sources de richesse de notre
belle province.
Les hommes positifs estiment que ces enquêtes s’imposent pour établir,
dans chacun des départements français, le bilan des forces productrices
existant actuellement et exposer les considérations qui justifient la
création de nouvelles sources de production par l’exploitation
d’industries disposant des éléments capables d’assurer leur avenir.
Parmi les industries nouvelles présentant un réel intérêt pour la
Normandie, pays où l’industrie laitière a une si grande importance, il
faut citer la Caséinerie, c’est-à-dire la transformation de la caséine
issue du petit-lait en un produit se prêtant à de multiples
utilisations industrielles, grâce à sa grande plasticité et à ses
remarquables qualités agglutinantes. Il est d’autant plus nécessaire de
développer chez nous cette industrie que la caséinerie n’échappa pas à
l’emprise boche. Elle aussi fut mise en coupe réglée par les
accapareurs d’outre-Rhin, car jusqu’à la veille des hostilités, les
Boches achetaient à vil prix la caséine française pour nous la revendre
avec de gros bénéfices, après l’avoir transformée en objets variés.
On estime qu’à l’heure actuelle, en tenant compte de la réduction
d’effectif subie depuis plus de quatre ans par notre troupeau de vaches
laitières, la production de la caséine en France, pourrait atteindre
environ 50.000 tonnes, annuellement.
Nos beurreries du Calvados, de la Manche, de l’Orne, de la
Seine-Inférieure, qui donnent la plus grande production de beurre, en
année normale, peuvent fournir largement la matière première
indispensable à cette industrie, la production peut être assurée sans
difficulté, car nombreuses sont les beurreries bien outillées.
C’est le petit-lait, séparé de la crème dans les appareils centrifuges,
qui constitue la matière première de la fabrication de la caséine, de
sorte que la caséinerie peut être considérée comme l’annexe de la
beurrerie industrielle, et ne peut être un obstacle à
l’utilisation du petit-lait pour l’engraissement des porcs ou pour la
fabrication des fromages, car l’extraction de la caséine ne peut se
pratiquer avantageusement que dans les laiteries importantes, traitant
au moins 30.000 litres de lait par jour ; le petit-lait dans ce cas,
est payé plus cher sous forme de caséine que s’il est utilisé d’une
autre façon.
Et de fait, en 1912, les usines d’Orbec (Calvados) et de Surgères
(Charente-Inférieure), alimentées par de nombreuses et importantes
laiteries-beurreries, traitaient à elles seules, annuellement, chacune
vingt-deux millions de litres de lait, produisant huit cent tonnes de
caséine.
Les chiffres ci-dessous donnent un aperçu des importations et
exportations de caséine, depuis 1912 jusqu’en 1917 :
Années Importations
Exportations
___
___
___
1912………… 254
tonnes
7.330 tonnes
1913…………
516 __
8.379 __
1914…………
356 __
5.620 __
1915…………
11 __
4.661 __
1916…………
45 __
4.075 __
1917…………
86 __
2.404 __
Ces chiffres montrent que la fabrication de la caséine va en diminuant
depuis quatre ans, non pas tant à cause des restrictions mises à
l’exportation – qui ne se sont fait réellement sentir que depuis le
début de l’année 1918 – qu’à cause de l’emploi du petit-lait à d’autres
usages tels que fabrication du fromage maigre, du lait desséché et même
à l’alimentation des porcs.
Durant la guerre, principalement en 1918, pour parer à la crise
alimentaire, surtout à l’insuffisance du ravitaillement en viande, la
caséine a trouvé un débouché important dans l’alimentation de l’homme.
A côté de la caséine industrielle, il y a la caséine dite alimentaire.
On estime, en effet, qu’en dehors de la préparation des fromages et de
la consommation directe du lait écrémé, il est nécessaire d’utiliser la
caséine qui, au point de vue de la valeur nutritive, peut remplacer la
viande. Tandis que la viande contient un cinquième de son poids en
matières azotées, la caséine étant exclusivement composée de ces
matières est, à poids égal, cinq fois plus nourrissante que la viande.
Si nous disposions de 50.000 tonnes de caséine alimentaire, cela
représenterait 250.000 tonnes de viande, soit 500.000 bœufs d’un poids
de 500 kilogrammes. Au point de vue énergétique, cette quantité de
caséine produirait en calories, une force considérable ; un gramme de
caséine dégageant dans l’organisme humain, environ quatre calories, on
aurait alors deux cents milliards de calories et comme, journellement,
un homme en dépense 2.400, cet aliment nouveau pourrait nourrir 80
millions de personnes pendant un jour ou toute la France pendant deux
ou trois jours.
La caséine alimentaire a sur la viande cet avantage de coûter bien
moins cher. En Angleterre, on emploie beaucoup la caséine comme
aliment. Les pains et biscuits à base de caséine se conservent très
bien s’ils ont été convenablement desséchés ; ils peuvent rendre de
grands services pour l’alimentation des armées de terre et de mer. En
Amérique, on substitue couramment la caséine à l’albumine des œufs dans
les préparations culinaires.
Le grand intérêt que présente la caséinerie pour une région grande
productrice de lait comme la Normandie, réside surtout dans les
nombreux emplois industriels de la caséine. On fait usage de la caséine
pour le placage du bois, pour la fabrication des agglomérés de liège.
On sait que les ciments et enduits au fromage blanc étaient connus au
moyen âge. La colle de fromage est employée dans la menuiserie et
l’ébénisterie ; elle s’est généralisée dans le glaçage du papier
(papier couché), on emploie dans ce but, les colles de blanc fixe au
lieu et place de la gélatine. La caséine mélangée à la fécule, est
utilisée dans les apprêts par l’industrie linière, dans l’encollage des
tissus de lin, de chanvre, de coton ou de laine, avant le tissage. Elle
entre également dans la préparation des vernis et des couleurs et la
fabrication des matières plastiques ininflammables, industries qui,
avant la guerre, subissaient l’emprise allemande. Les Boches avaient
monopolisé la production de ces matières. L’enquête dont il est fait
mention au début de cette étude signale, parmi les industries nouvelles
ayant le plus de chances de réussir, en particulier dans
l’arrondissement de Caen, la fabrication des produits tinctoriaux pour
remplacer les produits allemands et alimenter nos filatures de coton de
Flers et de Condé-sur-Noireau. La caséine produite en Normandie
trouverait, fort heureusement, des débouchés dans l’industrie
tinctoriale et dans la filature tout à la fois ; ainsi il y aurait
entre ces diverses sources d’exploitation industrielle d’étroites
relations dont notre contrée profiterait.
Un autre débouché offert à la caséine est la fabrication de la
galalithe ou « pierre de lait », concurrent heureux du celluloïd et
élément d’une industrie qui, avant la guerre, avait déjà pris une
importance notable, la galalithe servant à la fabrication de quantité
d’objets de bimbelotterie : peignes, manches de couteaux, pipes,
coupe-papiers, broches, dominos, boutons, manches de parapluies et
d’ombrelles, objets de toilette, etc. On sait que le celluloïd présente
l’inconvénient sérieux de s’enflammer aisément, et qu’il revient assez
cher – comparativement au prix de revient de la galalithe ou fausse
ivoire – à cause du camphre qui entre dans sa fabrication (1).
Nous ne pouvons entrer, ici, dans les détails techniques relatifs à la
préparation industrielle de la caséine, le cadre de cette étude ne nous
le permettant pas, mais nous fournirons ces indications spéciales à
ceux de nos lecteurs qui se montreraient disposés à s’intéresser à
cette industrie, que l’on peut considérer comme nouvelle pour la
Normandie puisque, à ce jour, l’on ne peut citer que les localités
d’Orbec et Pont-l’Evêque (Calvados), où elle était pratiquée avant la
guerre ; l’usine de Pont-l’Evêque s’occupant spécialement de la
fabrication de la galalithe.
Les débouchés nombreux et constants offerts à la caséine doivent
engager les producteurs de lait à s’initier à cette industrie. D’une
façon générale, la caséinerie rurale doit intéresser les nombreuses
laiteries, beurreries et fromageries que compte notre pays normand. Il
faut environ 3.500 litres de lait écrémé pour produire 100 kilogrammes
de caséine parfaite. L’outillage des caséineries comprend, à la fois,
les appareils de la fromagerie et de la meunerie, et en outre, une
sécherie, c’est-à-dire le matériel suivant : un générateur de vapeur,
une machine à vapeur, des cuves pour la cailléfaction du lait, des
presses à caillebotte, un concasseur, une étuve à sécher, avec
circulation d’air chaud, des moulins à cylindre et une bluterie. Nos
laiteries, beurreries et fromageries normandes doivent, plus que
jamais, viser à l’utilisation la plus rémunératrice du lait écrémé,
sous-produit auquel on n’attribue qu’une faible valeur parce que son
emploi est encore limité à l’engraissement des veaux ou des porcs. La
transformation du lait écrémé en caséine assure des bénéfices
supérieurs, et les débouchés pour la caséine sont, en quelque sorte,
illimités. Et puis, il ne s’agit pas d’une industrie nécessitant des
recherches ou des essais : les caséineries existent déjà en France – on
en comptait une vingtaine avant la guerre – elles peuvent rendre des
services en assurant la conservation et l’utilisation en vue de
l’alimentation humaine d’un des meilleurs aliments azotés. Cette
industrie se classe au nombre de celles qui seront nécessaires pour
soutenir, après la guerre, la lutte sur le terrain économique.
Enfin, si, sur ce terrain, et dans l’œuvre de relèvement, nous devons
compter d’abord sur les ressources agricoles, il importe de remarquer
que les industries du lait doivent constituer, de ces ressources, un
des principaux facteurs, et que, sous ce rapport, la Normandie, par
l’importance et la richesse de sa production laitière, est de toutes
les provinces françaises, la plus favorisée.
Henri B
LIN,Lauréat de
l’Académie d’Agriculturede France.
____________________________
(1) L’enquête de la Commission du travail national, dans le département
du Calvados, indique l’existence d’une tabletterie à base de caséine,
près d’Audrieu.
==================================================================================
Tout en causant…
______
Que l’éventualité d’une paix prochaine et définitive, et d’une paix
victorieuse, conséquence de la signature de l’armistice, ait provoqué
chez tous les Français, sans oublier les Françaises, une explosion de
joie unanime, c’est là une vérité tellement évidente qu’elle pourrait
être contresignée par ce bon M. de la Palisse, qui fut aussi, soit dit
en passant, un vaillant capitaine et un maréchal de France.
Mais il n’est pas moins exact de prétendre qu’à ce sentiment
d’allégresse générale dominé par une légitime fierté nationale et une
profonde et vibrante émotion patriotique, s’est mêlée, pour chacun de
nous une satisfaction particulière prenant sa source dans des
considérations d’un caractère plus exclusivement personnel.
L’égoïsme, notre bon petit égoïsme naturel ne perd jamais ses droits.
Et comme aurait dit Kant, ce philosophe prussien qui professait pour
ses compatriotes une si méprisante opinion, il faut toujours que dans
nos concepts, le « subjectif » l’emporte sur « l’objectif ».
Laissons d’ailleurs cette métaphysique et parlons un langage plus terre
à terre, plus compréhensible et moins pédant.
Je veux simplement exprimer cette idée que chacun de nous envisage un
peu à sa façon, et en se plaçant au point de vue de ses petites
commodités les conséquences plus ou moins immédiates de la fin de la
guerre et du retour du pays à la vie normale.
Dernièrement, je me trouvais à un dîner offert à quelques poilus
permissionnaires. Au dessert, au moment où le champagne pétillait dans
les coupes, un de ces braves garçons se leva, son verre à la main. On
crut que se faisant l’interprète de ses camarades, il allait prononcer
quelques paroles de remerciements à l’adresse de ceux qui avaient eu
l’idée de les convier à cette agape. Il porta, en effet, un toast, mais
ce fut celui-ci : « Je bois à une santé qui m’est chère…. la mienne. »
Et il se rassit.
Nous sommes tous ainsi, si nous ne l’avouons pas aussi franchement ;
nous avons tous quelque chose qui nous est chère, notre santé, nos
besoins, nos intérêts, nos désirs, nos plaisirs, nos vieilles
habitudes, nos manies, nos caprices, voire même nos illusions que nous
prenons souvent pour des réalités, et c’est presque toujours à la
satisfaction de toutes ces petites choses, fils menus dont se tisse
notre existence, que nous subordonnons la portée des événements, si
considérables soient-ils.
C’est un événement considérable que la fin de la guerre, et qui ne
devrait ouvrir à l’esprit que de larges et grandioses horizons. Que de
gens, cependant, ramènent cet événement-là à des vues étroites,
futiles, mesquines, le rapetissent, par les réflexions qu’il leur
suggère et les déductions qu’ils en tirent, à la mesure de leur
personnelle compréhension de l’existence, à l’étiage de leurs petites
passions et de leurs vulgaires appétits.
J’ai rencontré tout à l’heure un vieux Rouennais, bon français et
sincère patriote. La certitude de la victoire naturellement le comble
d’aise ; mais savez-vous ce qui le ravit et l’enchante, ce qui épanouit
son visage et l’éclaire d’une expression radieuse de contentement
intime, c’est… que l’année prochaine, en 1919, nous aurons à Rouen la
foire Saint-Romain !
« Pensez donc, me dit-il, cinq ans qu’il n’y a plus de foire
Saint-Romain, à Rouen. On n’avait jamais vu cela ! »
Je lui ferais bien remarquer que pendant ces cinq longues années, il
s’est passé bien d’autres choses qu’on n’avait jamais vues non plus,
depuis que le monde est monde, mais à quoi bon ? Je le laisse tout à sa
joie, une joie qu’il épanche, ce bon badaud rouennais, en évoquant tous
les souvenirs qui se pressent dans son esprit, le cirque Rancy, les
loges fameuses, Cocherie, Delille, Corvi, le théâtre Saint-Antoine, la
ménagerie Bidel, les parades de Decousu. « Vous rappelez-vous, Decousu
? » les marchands de gaufres et de « douillons ».
« Nous l’aurons l’année prochaine, notre foire Saint-Romain ! C’est pas
trop tôt….. »
Nous aurons aussi l’Alsace et la Lorraine, mais pour ce grand enfant,
c’est un détail qui passe inaperçu. L’héroïsme de nos soldats, le génie
d’un grand chef comme le maréchal Foch, la coopération militaire des
Alliés, l’aide américaine, le sang versé, les centaines de milliards
dépensés, tout cela à ses yeux n’a qu’un aboutissement et un résultat
tangibles : la renaissance de la Foire Saint-Romain !
Et il n’est pas le seul à voir les choses sous cet angle vraiment un
peu trop fermé.
Qu’il s’agisse de la Foire Saint-Romain, ou de la réouverture du
Théâtre des Arts, déjà escomptée pour l’année prochaine par les
dilettantes, les snobs et les mécènes qui protègent le corps de ballet,
que de gens, plus ou moins consciemment envisagent dans la conclusion
de la paix, l’heureuse possibilité de reprendre à brève échéance le
cours de leurs anciennes habitudes et de recommencer leur bonne vie de
plaisir d’avant-guerre :
« Eh bien, me dit à brûle-pourpoint, une élégante et charmante jeune
femme, en m’abordant rue Grand-Pont, nous allons les revoir ?
- Nos braves poilus, oui, et nous allons fêter leur retour.
- Mais non, mais non, vous n’y êtes pas, cher ami ! il ne s’agit pas
des poilus !
- Qui donc alors paraissez-vous si contente de revoir ?
- Mais les choux à la crème, les éclairs au chocolat, les babas au
rhum, les petits fours, les meringues ; car, puisque la guerre est
finie, on va rouvrir les pâtisseries, n’est-ce pas ? »
Moi, je le veux bien, mais c’est surtout M. Boret que cette affaire-là
regarde et je ne crois pas que notre sévère ministre du Ravitaillement
soit disposé à souscrire tout de suite aux vœux de nos folies
gourmandes.
Nous n’en sommes pas encore revenus au temps des brioches et des
galettes feuilletées, ce triomphe de nos Ragueneau rouennais et ce
n’est pas encore l’année prochaine – l’année prochaine si proche
aujourd’hui – que nous mordrons dans le gâteau des Rois !
Henry B
RIDOUX.
==================================================================================
CONTE NORMAND
_________
L’Agrégé
___
Tout en me versant un verre de vin dans la salle à manger de son maître
absent, la vieille grosse servante Malvina Tranchepain, me narra ses
misères.
- Ce n’est pas que je sois malheureuse avec M. le percepteur, me
disait-elle, c’est un bon petit jeune homme, point méchant : j’en fais
ce que je veux ; mais il faudrait que je trouve une autre place, j’ai
trop de mal ici pendant les vacances, rapport à « l’agrégé. »
Et Malvina Tranchepain, énorme, lourde, suant pour être allée à la
source me chercher de l’eau fraîche, parmi le cresson frisé, s’appuyait
de ses deux poignets rougeauds sur le coin de la serviette qu’elle
avait étendue en guise de napperon au bout de la table de mon camarade
de collège, chez qui j’étais au cours d’une excursion campagnarde,
tombé à l’improviste, pour me faire offrir une collation.
Malvina Tranchepain connaissait les façons hospitalières de son maître
et bien qu’il fut parti en voyage, elle n’avait point consenti à ce que
je repartisse sans avoir pris quelque chose, une « dorée » de son
beurre salé et un verre de vin avec de l’eau.
- Mon maître ne serait pas content, m’avait-elle affirmé en dernier
argument.
Je demandai à Malvina :
- Mais si vous avez trop de mal, votre maître le comprendra bien ; il
pourrait vous aider à vous placer ailleurs.
Elle tressauta :
- Ne lui parlez pas de cela, mon pauvre ami ; il ne veut pas me laisser
partir, voyez-vous ; il tient à moi ; il me reconnaît bien ; mais il
dirait plutôt du mal de moi pour que je ne m’en aille pas de chez lui ;
je suis prise, voyez-vous ; je ne sais pas comment faire.
Je n’eus pas de peine à la croire ; je voyais parfaitement comment les
choses devaient se passer dans cette maisonnette de campagne, entre
cour et jardin, avec la source tout près pour l’eau, des légumes au
potager, des poules dans la volière, des lapins dans de grandes caisses
de bois, dans ce ménage de garçon calme, rangé, sans autre passion que
les livres et qui s’était fait prématurément la vie d’un sage.
Malvina, en effet, me disait :
- Mon maître, ce n’est rien, c’est comme un enfant.
Elle ajouta naïvement :
- J’en fais ce que je veux.
Mais aussitôt, comme une vision passa devant elle et elle s’exclama
enlevant d’accord au ciel les bras et les yeux :
- Lui, ce n’est rien ; mais c’est l’agrégé.
L’agrégé ! en prononçant ce mot, on eût dit qu’elle apercevait une bête
de l’Apocalypse.
L’agrégé ! C’était le « horsain » d’abord, celui dont elle n’avait pas
l’habitude et qui troublait tout ; l’élégant professeur de lycée
parisien, aux manies d’hygiène moderne qui aimait la campagne à sa
façon, avec des exclamations devant les choux-raves et les lapins ; qui
n’aurait pas su tenir une bêche et qui ne sortait pas une fois sur la
route sans laisser ouverte la barrière du jardin ; qui machinalement
essuyait de nouveau avec sa serviette les assiettes et les cuillères
que Malvina lui tendait de ses grosses mains par-dessus les épaules de
son jeune maître, plus habitué aux simplicités spartiates. L’agrégé
n’avait rien à faire quand il venait à la campagne chez son frère ; il
voyait tout, il fouinait partout, faisait ses réflexions.
- Oui, Monsieur, ses réflexions, comme s’il y connaissait quelque chose
seulement !
Je crus pouvoir ramener Malvina au calme en lui faisant observer :
- Mais M. Paulin, l’agrégé comme vous dites, n’est pas toujours ici, il
est au lycée.
Elle bondit, et d’un air entendu : « Faut croire qu’il a peur d’en user
les planchers de son lycée, car il est toujours pendu ici ; c’est comme
qui dirait sa maison. Je sais bien qu’il n’est pas regardant aux
pourboires ; mais tout de même il me donne trop de mal et puis il a des
idées !
« Et n’a-t-il pas eu l’imagination d’installer dans sa chambre, oui,
Monsieur, dans sa chambre, je ne sais quoi qu’il appelle un
tube !
« Il a un baquet en zinc et puis, sur une planchette, un arrosoir ;
avec une chaînette, il bascule tout ça, et en v’là de l’iau ! Il en use
de l’iau, qu’il en boirait qu’il lui en faudrait pas davantage : je
n’ai jamais vu ça ; c’est une abomination ; il éclabousse tout ; il «
échèque » tout sus mon plancher ; c’est pas lui qui le fait, mon
plancher !
Elle ajouta, interrogeant :
« Croyez-vous d’abord que ce soit si bon que ça de se jeter de l’eau
sur le corps, même quand on est corporé comme lui. Je vous le dis, les
gens d’annuit, ça n’a point les idées comme tout le monde : je
comprends encore qu’on se lave les pieds, des fois, aux grandes fêtes,
comme moi, n’est-ce pas, quand je fais la lessive ; eh bien, j’en
profite, ça n’use point de savon ; mais lui, l’agrégé, c’est tous les
jours ; je vous demande un peu, qu’est-ce qu’il peut bien avoir à
nettoyer ! Et puis n’o l’entend qui mouve, et puis qui frotte, et puis
qui souffle : plus que n’o y donne de l’eau, c’est pas pour dire une
malice, plus y hue !
« Mais qui qui lui charrie toute son iau au premier étage tous les
matins ? c’est moi ; croyez-vous que ce n’est pas fatiguant ? je ne
suis plus une jeunesse, je ne sais pas s’il le sait.
« Et puis quand il est ici, c’est comme en pays conquis. Tout le monde
dévale ; des messieurs comme lui, des professeurs que je ne sais
seulement pas de quoi ils étudient ; mais ça nous change nos habitudes
à nous autres : son frère n’ose point lui dire ; mais c’est gênant, et
puis ça coûte de recevoir comme ça du monde tout le temps.
Et se faisant confidentielle, Malvina, qui s’était excitée, me dit :
- Parce que, c’est pas pour dire, mais ces messieurs, ils veulent
recevoir très bien ; c’est des fils de famille, ça a été bien élevé ;
ça n’a plus leurs parents, tout le linge leur est revenu, ils ont du
beau linge, vous savez bien, des « doubliers » Monsieur, des beaux
doubliers damassés que ça me fait mal de les mettre comme ça sur la
table pour tous ces professeurs qui m’en ont brûlé un avec leurs
cigarettes en baguenaudant, un petit qui vient ici, qui a un binocle et
qui pérore, que je crois bien que c’est un socialiste ; c’est fier,
Monsieur, comme Artaban !
« Eh bien, oui, c’est comme je vous le dis, quand ils ont du monde, il
faut mettre tout le beau linge sur la table ! Et puis, l’argenterie,
Monsieur, ils en ont pour six mille francs d’argenterie à « eusses »
deux. Eh bien ! il faut mettre tout sur la table, même des fourchettes
pour manger des poires, je vous demande un peu ! Des manières pour
gâcher le temps du monde !
« C’est pas lui non plus qui nettoie tout ça, qui passe tout ça au
blanc ; lui, il cause, il devise, il fait des discours, qu’il est là à
crier qu’on l’entend du « carreau » quand il est pris, et puis de la
politique, et puis du socialisme et puis je sais-ty moi ? des histoires
à ne point ramager devant une fille comme moi, qui est honnête !
- Décidément, lui dis-je, vous n’avez pas l’air de l’aimer, monsieur
Paulin ?
Malvina eut peur d’avoir été au delà de sa pensée ; elle rectifia
résolument :
- Pour cha si, que je l’aime bien ; lui aussi il m’aime bien, c’est pas
pour cha ; c’est toujours : « ma bonne Malvina par-ci, ma bonne Malvina
par-là. Comme je suis tranquille pour mon frère de vous savoir chez lui
» ; ah ! mais il a confiance en moi, et il a raison… da ! J’y dis
quelquefois : Monsieur l’agrégé, vous ne comprendrez jamais… Il rit, et
il me dit : ça se peut bien, ma pauvre Malvina !
« Tenez, le jour de Pâques, mon bon monsieur, oui, le jour de Pâques,
ils étaient onze ici, dans cette pièce-là, qu’ils ont mouvé jusqu’à
minuit…, ils mouvaient, ils mouvaient que je ne sais point ce qu’ils
pouvaient faire ; j’entendais les chaises qu’ils rhallaient, après
eusses, sur mon parquet ! Enfin, un raffut, qu’on aurait dit des
chevaux qui cognent dans une écurie. Je vous le demande un peu, le
lendemain, s’il était frais, mon parquet ? J’ai bien vu que Monsieur
était contristé pour moi ; mais, lui, l’agrégé, croyez-vous que ça l’a
gêné : il a « gabillé » son siau d’iau, et puis il est parti sur son
veloce ! j’en ai eu pour la semaine à remettre tout en ordre, que je ne
pouvais plus rendre mon parquet, ni r’avoir mes cuillères qu’ils m’ont
noircies en faisant du punch ; ça flambait, Monsieur, ça flambait que
les voisins ont cru qu’il y avait le feu. Mais j’en suis honteuse, moi,
monsieur, de ces manières-là !
« Que l’autre jour encore que j’étais à « vêpres », M. Paulin m’a
envoyé demander où était le thé pour en faire lui-même, qu’il disait, à
un professeur qui arrivait en « motte à chiquette », vous croyez que ça
n’est pas damnant ?
Le désespoir de Malvina était d’une navrante sincérité. Elle dit encore
:
- Mon maître voit bien que ça m’ennuie d’avoir tout ce monde-là chez
nous ; mais il n’est pas le maître non plus : l’agrégé lui amène
toujours du monde ; toujours des nouvelles figures : ça n’est plus de
mon âge !
Je dis à Malvina :
- Ecoutez, si j’entends parler d’une bonne place je vous l’indiquerai.
Elle prit peur :
« N’écrivez pas, Monsieur, Monsieur se douterait, et il tient à moi ;
il ferait comme d’habitude : il dirait du mal de moi pour me garder !
Et la brave fille me versa un second verre de vin et comme je
m’excusais du mal que je lui donnais, elle me dit :
- Oh ! vous n’êtes pas un professeur, vous, vous ne salissez pas…, mais
les autres !
Et elle s’enfuit, comme au retour d’un cauchemar, en ajoutant :
« Si seulement l’agrégé pouvait avoir de l’avancement… dans le midi ! »
Edward M
ONTIER.
==================================================================================
Les Coquelicots
___
O ! grands coquelicots, dont les rouges corolles
Semblent être le sang riche et vermeil des blés,
Vous qui courbez le front sur les champs ondulés,
Au souffle d’un zéphyr berceur qui vous affole,
Tremblez, car la moisson de jour en jour approche,
Les faux luisent là-bas, dans les matins joyeux,
Et par les sentiers verts où grincent les moyeux,
On perçoit le cahot d’un char qui se rapproche.
Un matin vous fit naître ; une nuit vous effeuille.
Dieu vous créa pour vivre et mourir en un jour,
Et s’il n’a point voulu que vous fussiez toujours,
C’est que vous brillez trop quand le soir se recueille !
O ! grands coquelicots, sur vos tiges superbes
Vous pouvez élever vos fronts avec orgueil,
Et lorsque vous serez en un même cercueil
Couchés avec les blés et prisonniers des gerbes,
Vous ne serez point morts ; votre beauté meurtrie
Restera des épis le sublime flambeau,
Et vous serez vainqueurs de l’éternel tombeau
Mourant comme les blés pour l’éternelle vie !
Août 1918.
Julien JEANNE.
~ * ~
L’Europe est une vaste auberge
Où l’on s’est couché sottement,
Sans voir le bandit allemand
Tirer dans l’ombre sa flamberge.
Elle devient un mauvais lieu
Où tout un peuple sans vergogne
S’enivre, vole, insulte et cogne,
Pour plaire à Guillaume, son Dieu.
L’Europe est une cuve immense
Que mille pressoirs, fort coûteux,
Remplissent d’un sang capiteux
Pour des vampires en démence.
L’Europe a l’air d’un large étal
Pour la clientèle sauvage
D’une planète anthropophage,
Où l’homme est un mets capital.
L’Europe est un amphithéâtre
Où des pays assassinés
S’exposent, nus et profanés,
Sur la dalle humide et rougeâtre.
L’Europe est un vaste menhir
Sous lequel aujourd’hui repose,
Victime d’une horrible cause,
Un demi-siècle d’avenir.
Jean MIRVAL.
===========================
La lune, ombre, fantôme,
Sur la flèche et le dôme,
Sur la tuile et le chaume
Verse un je ne sais quoi,
Verse un charme où s’allie
A la mélancolie
La plus fine folie,
Le plus subtil émoi.
L’oiseleur de chimères
Qui vit près des gouttières,
Est, pour la nuit entière,
A cheval sur le toit ;
Et reçoit dans son âme
La très suave flamme
Qu’épanche Notre-Dame
La lune aux tendres flots,
La lune féminine,
Thaïs et Roseline,
Yseult et Colombine,
Sakountala, Lenclos.
Venez, venez, images,
Venez du fond des âges,
Comme sur une page
Du vélin le plus pur,
Vous peindre sur la lune,
Grisant l’une après l’une,
Magnifique fortune,
Le fou, buveur d’azur !
Mais, ô vertige ! il glisse
De son toit roide et lisse
Et, sauvage supplice,
S’écrase au pied du mur.
Or, quand on le relève,
Son indicible rêve
Que le trépas n’achève
L’illumine toujours.
Car une nuit lunaire
Sur ses pâles lumières
A ce visionnaire,
Apporta plus d’amour,
Que Cléôpâtre ornée
D’or, d’empire et de fard,
Ne fit, chair effrénée,
En mainte et mainte année,
A Julius César.
René-Albert FLEURY.
==================
CONTE DE NOEL
_________
Le Miracle des Roses de Noël
(Légende Normande)
____
A Eléonor DAUBRÉE.
Gysèle de Montbray, l’unique héritière de la vieille et riche maison
des sires de Coustainville, venait, sa vingtième année accomplie,
d’être fiancée au jeune et beau Roger de Hambye, écuyer de Robert, duc
de Normandie, lorsque éclata comme un orage dans un ciel serein,
l’annonce de la première croisade.
Son but était d’arracher les lieux saints aux Turcs qui les souillaient
de leurs atrocités et de délivrer la Palestine de leur joug odieux.
Encouragée et bénie par le pape Urbain II, placée sous l’égide des Rois
de la Chrétienté, prêchée par Pierre l’Ermite, au cri de : « Dieu le
veult ! » organisée par Gauthier sans Avoir, elle avait toutes les
chances de réussir.
Baudouin de Hainaut, Godefroy de Bouillon, le comte de Vermandois, le
duc de Normandie, Tancrède de Hauteville, avec ses Normands d’Italie,
et d’autres puissants seigneurs, furent les premiers à prendre la croix
et à se mettre à la tête de leurs nombreux vassaux pour mener à bien
cette œuvre pie.
Le fiancé de Gysèle, armé chevalier par son suzerain, en présence de la
Dame de ses Pensées, comme on disait à l’époque, fit partie de
l’avant-garde et le mariage que son oncle, l’évêque de Coutances,
devait célébrer en grande pompe dans sa cathédrale, fut ajourné jusqu’à
son retour.
Gysèle en conçut un profond chagrin, qu’elle dissimulait de son mieux à
son entourage, se soumettant sans murmurer à la volonté divine.
Depuis ce jour, elle renonça aux fêtes et aux plaisirs mondains,
revêtit des habits sombres, plus en harmonie avec la détresse de son
cœur, et retirée dans son oratoire, elle adressa de ferventes prières à
la Vierge, consolatrice des affligées, lui demandant de veiller sur son
cher Roger, de le protéger contre les mille dangers de cette guerre
lointaine, pleine de périls et d’embûches.
La veille de Noël, vêtue de deuil, accompagnée de sa vieille nourrice,
elle gagna la forêt de Gratot, où vivait loin des bruits du monde un
ermite du nom de Girbouf, que l’Eglise canonisa plus tard, et qui
faisait des miracles.
Elle supplia à deux genoux le saint homme d’intercéder auprès de la
mère de Dieu, pour que son fiancé lui fût rendu sain et sauf, et qu’il
ne lui arrivât rien de fâcheux, au cours de sa trop longue absence,
promettant si son vœu s’accomplissait, de recueillir dans son château,
douze chevaliers, aveugles et malheureux, à leur retour de la Terre
sainte.
Le vieil ermite, après l’avoir bénie, la releva et lui dit : « La Mère
du Christ exaucera votre prière si vous allez fleurir sa statue d’un
bouquet de roses blanches. »
La pauvre Gysèle crut qu’il se moquait, car où trouver en plein hiver,
à Noël, de ces fleurs, alors que la neige couvrait le champ de son
blanc manteau et que depuis la Toussaint, les dernières avaient disparu.
Prise d’une crise de larmes, elle s’agenouilla aux pieds du moine et le
visage inondé de pleurs, elle pria avec ferveur, abîmée dans un noir
chagrin.
Quand elle recouvra ses sens, elle fut fort surprise de voir que ses
larmes en tombant sur la neige, se ciselaient en quelque sorte et
s’épanouissaient en roses d’une blancheur éclatante.
Elle en fit une gerbe, qu’elle déposa sur l’autel de la Reine des
Anges, dont la toute-puissante intervention avait opéré ce miracle.
….L’année suivante, en ce même jour de Noël, tandis que Gysèle venait
d’entendre la messe épiscopale, un cavalier gris de poussière, ivre de
bonheur, la serra dans ses bras, avant qu’elle ne l’eût reconnu :
c’était Roger, de retour de la Croisade, fier d’avoir combattu les
infidèles et heureux de retrouver la bien-aimée de son cœur, demeurée
fidèle au cher absent.
Manuel M
ARQUEZ.
==================================================================================
L’abondance des matières nous oblige à remettre au prochain numéro la
suite des Impressions Vernonnaises, de notre collaborateur Louis
Gamilly.
==================================================================================
Etudes Littéraires
Sur les Ecrivains Normands
____
LE ROMAN INTERMÉDIAIRE DE LA PROVINCE
A propos de John, le Conquérant, de Paul VAUTIER, et de Mme de la
Galaisière, de Paul HAREL.
___
Nous aborderons cette étude avec le souci d’oublier un instant l’amitié
de Paul Harel et le désir que nous avons d’être agréable à un confrère
de notre âge, Paul Vautier. Trop souvent la réclame tient lieu de
sincérité critique et l’on doit toujours éviter un manque de probité….
même littéraire. D’ailleurs, les deux livres que nous étudierons ici
méritent mieux qu’un appel au lecteur : un examen sincère les fera
certainement mieux apprécier et les placera dans le cadre qui leur
convient.
John, le Conquérant, de Paul Vautier, est l’histoire d’un jeune
anglais, John Marlow, descendu dans une hôtellerie de Roulbec (1),
surnommée « La Planquette » et les étapes de sa conquête par la fille
de son hôtelier. Notre insulaire était venu pour réaliser un assez
vaste projet ; il rêvait de construire un hôtel moderne pour ses
compatriotes en villégiature au pays de Rouen. Or, chose infiniment
dangereuse pour un business-man, Francine Leduc s’enamoure subitement
de son pensionnaire et John s’en retourne à Londres avec deux projets
en tête.
Toutefois, il n’avait livré en aucune circonstance son sentiment
amoureux et Francine en souffrait. C’est sur ces entrefaites qu’Edmond
Heurteloup, un libraire aisé, timide artiste, possédé lui aussi d’un
double rêve, pria sa mère de faire une demande en mariage, ce que fit
l’entreprenante personne, sans succès. Tout laisse croire qu’une fée
secourable entretint la confiance de la petite cauchoise, même contre
le désir de ses parents qui, en bons normands, aimaient les choses
positives. Les mois d’hiver passèrent. La nature reprit sa parure avec
le printemps et John revint. En homme décidé, il organisa un bal au
profit de la ville, et dansa avec Francine parée, sur ses instances, du
costume cauchois. C’était un aveu. Son partenaire le comprit. En vain
essaya-t-il ses dernières séductions. Francine ne se troubla pas de la
désolation du libraire et elle en fut récompensée. John Marlow acheta
l’hôtel en construction d’un américain maniaque et, de ce jour-là, la
belle cauchoise devint sa fiancée. L’hôtel porta le nom de Rollon, et
c’est dans le costume du célèbre guerrier normand, entouré de ses amis
d’outre-Manche, transformés dans le cadre d’un cortège historique, en
pirates Wikings, que John introduisit Francine dans sa résidence
nouvelle.
Une grand’mère broderait sur ce roman un conte merveilleux avec cet art
qu’ont les aïeules, durant leur vieillesse, jusqu’à la mort. « La
morale de l’histoire, dirait-elle à ses petits-enfants, c’est que la
fidélité est une grande vertu, toujours récompensée. Certes, il est
bien naturel.
D’attendre quelque temps pour avoir un époux
Riche, bien fait, galant et doux.
Mais si folle est la nature que toutes et tous n’ont pas la
persévérance de la petite hôtelière. Aussi, suis-je heureuse de vous
léguer le souvenir de Francine comme un exemple de fidélité. »
*
* *
L’auteur de
John le Conquérant habite les rives de la Seine, aux
portes de Rouen, grande cité des lettres. Déjà, Paul Vautier avait
soumis à l’opinion du public normand, un volume de contes intitulé :
Au pays de Maupassant, que nous n’analyserons pas, parce que ce n’est
pas le lieu de le faire. Au contraire, nous essayerons de relever, à
travers le tableau rapidement conclu par une aïeule bénévole, les lois
littéraires et sociales auxquelles l’auteur s’est conformé. Tout
d’abord, ce livre est-il bien, comme le voudrait Paul Vautier, un roman
? Voilà de quoi disserter assez longuement. Un normand avisé dirait oui
et non, sans nier, ni affirmer. Pourtant la critique revêt un caractère
si sérieux qu’il faut bien se prononcer sans détour.
« Le roman, a dit un Goncourt, est de l’histoire qui aurait pu être. »
Certes, John le Conquérant répondrait assez exactement à cette
définition, car il n’est pas impossible qu’un jeune étranger, attiré
par l’attrait d’un site et vaguement désireux d’en retirer un profit
matériel ne s’éprenne de sa jeune hôtesse. Toutefois ce livre touche au
conte par l’envahissement continuel d’une sorte de merveilleux, ce
merveilleux fait de la vie passée qui effleure la réalité de si près,
sans cesser de rester soi-même. Çà et là on voit de vieilles gens
attachées à leur cité, comme Quasimodo à sa cathédrale, luttant par
leur inaction, par le respect des mêmes gestes et le culte de la vie
modérée contre le « siècle » à tel point qu’on peut se demander
parfois, si la description étalée sous nos yeux n’est pas une page très
ancienne. Puis, le mysticisme chrétien ajoute à cet ensemble un
sentiment de langueur, que nos aïeux durent éprouver plus puissamment
que nous-mêmes. Malgré cela et par cela même, John le Conquérant est un
roman intermédiaire, comme cet autre livre de Paul Harel :
Madame de
la Galaisière, dont nous ferons une rapide étude. Le genre littéraire
est presque uniquement régional et dans le cas présent normand (2) ; il
mêle aux qualités du conte ancien, quelques-uns des principes
essentiels du roman moderne.
Les modernes ont beaucoup abusé de la couleur locale, sous prétexte de
fidélité au réalisme. Nos romanciers normands ont su limiter le respect
de la description à la représentation de la vie journalière,
fastidieuse aux lecteurs de convention, pourtant la plus intime et la
plus vraie des réalités.
De plus, ce genre intermédiaire possède ce que Flaubert et Guy de
Maupassant lui désiraient le plus, l’impersonnalité, non pas l’atonie
absolue, mais l’observation exacte des misères et des passions. En
réalité, c’est là une impersonnalité non garantie, car Flaubert a fait
revivre la bourgeoisie de province avec une ironie qui trahissait son
tempérament hautain. Ses compatriotes n’ont pas été pris au change. Au
reste, n’oublions pas que c’étaient des Normands !
Nous éprouvons la même impression vis-à-vis de Paul Vautier. Sans doute
John le Conquérant est une page de la vie, chose tout à fait
impersonnelle. Cependant rien ne ressemble plus aux idées de notre
auteur que celles de son roman. On pourrait même désirer que la
manifestation de ses idées soit plus vigoureuse, mais ce qu’elle perd
en force elle le gagne en ingénuité et en fraîcheur. Enfin
l’imagination se traduit dans le roman de genre par une aspiration au
merveilleux. Cependant sa qualité est indiscutablement empreinte de
vérité ; maniée par des écrivains d’une race posée ; elle s’inspire
naturellement de la
réalité, jamais elle ne s’égare dans l’utopie et
le romanesque. Après avoir lu un de ces livres, on peut conclure que
dans une société plus sensible aux harmonies de la vie, le récit du
roman pourrait s’être réalisé vraisemblablement. En résumé,
John le
Conquérant est un roman régionaliste d’un genre intermédiaire entre le
conte, voire même la légende et la peinture de la vie actuelle.
(
A
suivre.)
Paul
K
OENIG.
__________________
(1) L’auteur a heureusement donné à Caudebec-en-Caux, le pseudonyme de
Roulbec. Rol-becum, rivière de Rollon, afin de préparer l’apothéose qui
termine le
roman.
P. K.
(2) L’étymologie du mot normand (homme du nord), correspond étroitement
au sens que nous donnons à cette définition du genre qui s’étend aux
Etats scandinaves, comme à l’Ecosse et à la Normandie. Il y aurait une
étude à faire sur les livres romantiques des pays du nord ; peut-être
aurons-nous l’occasion d’y revenir.
==================================================================================
L’Effort des Revues à Rouen
_______
Cependant que le train de Paris arrive en vue de Rouen, il travers deux
tunnels qui, à un moment donné, sont séparés par un pont qui chevauche
la Seine. Et, tout à coup, ébloui, le voyageur, amateur de paysages,
peut considérer la glace de la portière transformée en un sublime
vitrail. Et Rouen apparaît, en une surgie prodigieuse, splendit et
resplendit, en la double évocation de la vie du passé et de la vie
moderne. La tour couronnée de Saint-Ouen, Saint-Maclou, et la
primatiale dont la flèche et les tours s’inversent dans les eaux…. Au
premier plan, la vie fluviale commence avec les bélandres rangées à
quai, tandis que dans le lointain, elle s’affirme avec l’apparition du
transbordeur… Et que le temps soit gris, et que le temps soit clair,
Rouen est
belle à toute heure,
belle, affirmons-nous, en songeant à
la beauté qui est femme !
Souvent je l’ai vue, ma ville natale, du haut des collines qui la
cernent, ainsi qu’une bague de prix entoure le doigt d’une femme aimée,
du haut de Bon-Secours, ou du Mont Saint-Aignan, ou en revenant de
Croisset…. Je l’ai vue en les clairs matins de dimanche, alors que la
voix du bourdon abbatial de Jumièges…. bourdonnait, impérieuse ; je
l’ai vue à ces instants où, après une pluie légère, les toits, en
séchant, sont mille facettes ; je l’ai vue par des soirs brumeux où la
cloche du couvre-feu, voix qui retentit depuis le moyen âge, heurte
sévèrement le silence des bois et des collines… La ville, qui selon
Hugo, de ses flèches, « déchire incessamment les brumes de la mer », la
ville des Corneille et des Flaubert, des Maupassant et des Bouilhet,
mieux, la ville des Ducs et des Pouyer-Quertier, la ville est toujours
là qui suscita les œuvres et les actes magnifiques, et aujourd’hui,
plus que jamais, puisqu’elle est le sein où Vulcain est venu forger de
redoutables armes…. Mais descendons dans la ville, cessons de nous
hausser à son front ! Quoi donc la fait si belle ? Si ce n’est encore
la vie de ses rues, de ses ports, le labeur formidable (celui des Ypres
et des Bruges d’autrefois) des marchands anonymes. C’est là une vie que
d’aucuns ont daigné chanter…..
*
* *
Jean Revel est, chez nous, l’un des écrivains les plus ethniques, les
plus représentatifs de notre tempérament. Et son génie est venu jusques
à nous, à Paris ! On regrette qu’un écrivain de cette force n’ait point
formé sous son égide, une revue, ce bon véhicule de toute action d’art.
Voilà qui nous amènerait à déplorer le manque de revues à Rouen, à
Rouen où, pourtant, des journaux, comme le
Journal de Rouen (on y lit
Georges Dubosc), mènent le bon combat…. Mais un journal est, avant
tout, nouvelliste. La
revue tient le milieu entre le
journal et le
livre ; elle est présentée sur un papier plus résistant, idoine à la
conservation du document ; elle affirme des énergies. Ce n’est pas
être désobligeant que de faire cette remarque que les revues meurent
jeunes à Rouen. Est-ce donc que leur tâche est trop considérable ? Non
! Nous ne manquons pas de cerveaux. Au surplus, l’on pourrait faire la
même remarque pour la Normandie, en général ! A quoi cela tient-il ?
Sommes-nous trop individualistes ?.... Je sais bien que
l’individualisme c’est une preuve d’énergie personnelle, de
personnalité. Néanmoins, considérons toutes ces énergies associées, et
supputons la force qui en émanerait ! Dans le midi, des revues,
modestes comme la
Semaine Auvergnate, importantes comme les
Cahiers
du Centre, vivent, font des éditions d’œuvres du plus grand intérêt
pour le folklore…
*
* *
Evoquons ces quelques voix – les revues – qui ont retenti dans Rouen et
aussi dans les pays de la province. Jules Sionville, dans un des
premiers numéros du
Donjon, fondé en 1911, par Eugène Bion,
dénombrait dans un article intitulé
Souvenir aux Défuntes, les revues
rouennaises. C’était la
Revue de Rouen qui eut, parmi ses
collaborateurs, l’érudit abbé Cochet ; la
Revue de Normandie,
disparue en 1871 ; le
Marsouin illustré, revue fondée et dirigée par
l’imprimeur Girieud ; ce
Marsouin était mensuel, militaire,
scientifique, littéraire, etc., et, naturellement, colonial… C’était
une revue courageuse. Elle eut dix années d’existence, de 1899 à 1909 ;
elle réunissait, écrit Sionville, « une curieuse collaboration qui
allait de Rouen jusqu’à Shang-Haï, en passant par Paris Besançon et
Madagascar ! » Vinrent ensuite les
Gaudes de Rouen, trimestriel
illustré (titre original, dû au professeur Girod, originaire de l’est),
cette revue vécut quatre années, de 1900 à 1904, époque à laquelle
apparurent Bourguignons et Comtois lesquels vivaient encore en 1911.
Après, ce fut la spirituelle
Chronique de Rouen ; le
Tam-Tam
(fût-ce aussi une revue coloniale ? » ; le
Tambour (numéro unique !)
; la
Lorgnette, où Boulland de l’Escalle faisait, à ce qu’il nous
semble, de l’esprit dans le genre des
Guêpes d’Alphonse Karr ; la
Cloche d’Argent qui parut par à-coups avant 1886, puis de 1892 à
1894, pour recommencer en 1900, et sombrer en 1911 dans la
politique. Ensuite tinta le
Beffroi, bâti par Jacques
Lorentz mort vers 1911 ; mais le
Beffroi ne bourdonnait qu’au moment
des élections, et il y sonna bien vite son propre glas, et alla
rejoindre dans les collections de la Bibliothèque, la malicieuse
Cloche d’Argent, à qui ces sonneries avaient été fatales. Le
Donjon
passa en octobre 1913, sous la direction d’Alexandre Etienne, esprit
charmant et cultivé. Dans la liste de ses collaborateurs, nous
retrouvons, en somme, toute la Normandie : Jean Revel, René Fauchois,
Robert de la Villehervé, Ch.-Th. Féret, Paul Mérat, Jean d’Armor, Mme
Jeanne Longfier-Chartier, poétesse d’Etrépagny, Edward Montier, Georges
Normandy, Gaston Le Révérend, et d’autres…. Nous citons à tort et à
travers, bien entendu ! La guerre arrêta le
Donjon à son numéro
d’août 1914, consacré à Jean Lorrain…. Souhaitons qu’il reparaisse…
Paul Mérat allait aussi fonder une revue qui devait s’intituler
La
Tour de Beurre, puis en définitive, et plus positivement,
Rothomagus… Et la guerre est venue…
N’oublions pas la
Province, de Robert de la Villehervé, ni la
Revue
Picarde et Normande de Fernand Halley, ni l’
Ame Normande, ni la
Revue Normande (d’abord
Revue du Foyer artistique et littéraire)
fondée par Raymond Postal et Paul Favre. On retrouve, dans cette revue,
bien des noms normands. Ses derniers numéros toutefois forment des
ensembles un peu inégaux, quant à ce qui est du normandysme pur… Mais
cette revue a une gloire acquise, c’est d’avoir révélé un poète :
Auguste Bunoust, et un dessinateur : Pierre Hodé. – N’oublions pas non
plus
la Mouette, du Havre, dirigée par Julien Guillemard….
Voici aussi les
Pionniers de Normandie, gouvernés par Marcel
Lebarbier, et rédigés par les Gossez, les Lebesgue, les Féret, les
Yard, et tous ces noms sont des noms d’entraîneurs. Et voici enfin
Normandie, dont le titre veut embrasser tout l’effort normand, et
nous savons combien son directeur, A. Maché, y apporte de foi…..
*
* *
On voit tout de même que les bonnes volontés ne manquent pas en une
ville, en un pays d’où Rémy de Gourmont, les Fauchois, les Normandy,
les Delarue-Mardrus, les de Régnier, s’exilèrent (pour revenir
quelquefois, il est vrai !)
N’est-ce point Jean Revel qui a dit que Rouen et le fleuve séquanien
étaient
le pouls de la France ?... Aujourd’hui, plus que jamais, et
dans Rouen qui collabore à la victoire, par la vie prodigieuse qui
s’est réveillée en elle, se lèvera bientôt, espérons-le, le bon grain
des revues qui, de plus en plus nombreuses, exalteront son âme ardente,
son âme faite de cette singulière énergie qui inspirait au duc Rollon,
prenant possession de la terre de Neustrie, cette réponse hautaine aux
envoyés du Roi : « …
Nous en resterons les maîtres et seigneurs… » ! A
nous maintenant d’en rester « les maîtres et seigneurs » !
Gabriel-Ursin L
ANGÉ.
==================================================================================
ÉCHOS ET NOUVELLES
________
L’excellent écrivain normand Edmond Spalikowski, vient de publier,
sous le titre : Rimes de Deuil,
une plaquette fort émouvante qui est
vendue au profit des Œuvres de guerre (Victor Petit, éditeur, 48, rue
Carnot, à Vernon).
Ce bon poète qui a abandonné la politique pour la littérature (ah !
comme il eut raison !), devient notre collaborateur. Une poésie, Au
château des Pénitents,
que nous publierons dans notre prochain numéro,
montrera que la guerre n’a pas diminué ses qualités de tendresse et
d’émotion.
UN DÉBUT.
Notre collaborateur Georges Normandy, vient d’écrire une préface pour
présenter au public le premier recueil d’un jeune poète, L.
Hess-Remanda, qui n’a pas encore dix-sept ans. M. Georges Normandy écrit avec raison qu’on n’a pas vu depuis Arthur
Rimbaud un cas de précocité poétique comparable à celui-là. Le recueil de M. Hess-Remanda est édité par la Maison Française d’art
et d’Edition, 16,
rue de l’Odéon, à Paris.
*
* *
Notre excellent confrère, Marcel Lebarbier, des Pionniers de
Normandie,
a été blessé assez gravement le 16 octobre, en essayant de
lancer une passerelle sur le canal de l’Aisne : deux éclats de
grenade…. Il va maintenant aussi bien que possible, et il est en
traitement à l’Hôtel-Dieu de Clermont-Ferrand.
- Paris Journal
est presque un journal normand. Jacques Hébertot y
écrit sur la Question du Slesvig,
et Gaston Le Révérend y continue
ses « Provinciales » !
- On demande une place pour Mme Lucie Delarue-Mardrus sous une coupole…
Nous ne nous y opposons pas, au contraire…. Rappelons que Mme Colette
Yver est de l’Académie de Rouen…. Mme Yver a écrit Princesse de
Science,
le Mystère des Béatitudes,
et Mme Delarue-Mardrus vient de
donner un pénultième ouvrage : Souffles de Tempête…
- Un des derniers numéros de Lutetia
(revue dirigée avec un goût
exquis par Georges Saulgeot), contient un médaillon littéraire signé
And.-M. Forny lequel (ou laquelle), dirige aussi le fulgurant
Tourbillon
à la gloire de notre ami Emile Alder. Cet article est orné
d’un bois
curieux d’Alder, mais qui n’est certainement pas une des
meilleures choses de l’artiste… Bref, qu’il nous soit permis de
signaler dans ce médaillon une imprévue coquille ! ô coquilles ! Il y
est parlé des vers
d’Alder ! Apparemment, il s’agit des verts du
peintre qui sont d’ailleurs fort beaux, – et qui sont néanmoins d’un
poète !
- Ch.-Th. Féret, selon Feuilles au Vent,
prépare un Arc d’Ulysse…
Ce recueil est attendu avec joie par les amis du poète, paraîtra avec
une jolie couverture illustrée par… Mais chut !
- Un de nos derniers échos nous a valu, de la part d’une personne
particulièrement bien renseignée, le mot charmant que voici :
« Le numéro de novembre de votre intéressante revue signale, d’après
le Miroir
du 13 octobre 1918, une inscription attribuée aux Allemands
: « Première étape vers Rouen. 140 kilomètres ». – Il s’agit d’une
inscription antérieure à la guerre et bien française commémorant le
passage de…. Jeanne d’Arc, « 140 kilomètres » n’y figure pas… »
Nous remercions notre correspondant. Au moins, notre modeste écho
n’aura pas été écrit en vain.
- On a représenté à l’Odéon une Chartreuse de Parme !
Et pour nous
qui avons connu l’érudit archiviste du Stendhal-Club,
le bon « père
Paupe », il nous revient en mémoire que Jean Thorel (mort en août
1916), avait aussi composé pour la scène une Chartreuse de Parme,
pièce qui fut reçue en 1913, à la Comédie française. Verrons-nous, un
jour, cette autre Chartreuse
à la scène ?
G. U. L.
LE PRIX JEAN REVEL
. Le prix de littérature régionaliste institué par Jean Revel, le plus
grand des prosateurs normands vivants, a été partagé cette année par la
Société des Gens de Lettres, entre les écrivains Léon Bocquet, V. Hardy
et Pierre Aguétant. Normandie
se réjouit ici tout particulièrement de voir parmi les
lauréats, le poète Léon Bocquet, auteur des Branches lourdes
et
fondateur de la revue littéraire lilloise Le Beffroi
qui révéla des
talents aussi beaux que ceux d’Edmond Blanguernon et de Théo Varlet, –
et le prosateur et poète bugiste Pierre Aguétant dont nous avons salué
ici le Poème du Bugey,
préfacé par Georges Normandy et illustré par
le maître peintre Johannès Son.
L’ALLIANCE FRANÇAISE DE CHICAGO
va adjoindre à sa fameuse bibliothèque, dans le palais des Beaux-Arts
de la grande cité américaine (Fine Arts Bruiding)
, un musée d’art
français. Nous relevons parmi les noms des artistes dont les œuvres
figureront dans ce musée ceux de MM. Bonnat, Ferdinand Humbert, Paul
Chabas, Jean-Paul Laurens, Johannès Son, le maître peintre de la Bresse
et des Dombes, Emile Alder, notre habile collaborateur, Jean-Ch.
Contel, lexovien, chantre des vieilles maisons normandes, etc. L’Ecole
Estienne, dirigée par Georges Lecomte, a fait parvenir à Mme Vve
Westover Harry Channon, l’éminente présidente de la bibliothèque de
l’Alliance Française, quelques-uns de ses chefs-d’œuvre typographiques. Nous ne connaissons pas de procédés de propagande française meilleurs
et plus dignes que ceux-là.
*
* *
Il existe à Varengeville, en pleine Normandie, un vieux manoir – le
manoir d’Ango, le célèbre armateur de Dieppe – classé comme monument
historique. Ce manoir a été vendu cet été, avec les hautes futaies qui
l’entourent et que le nouvel acquéreur a tout simplement l’intention de
raser, supprimant, de quelques coups de hache, un des plus beaux sites
du pays. M. André Lebey a entamé une campagne pour sauver les
arbres d’Ango, mais tous ses efforts se sont heurtés au mauvais vouloir
ou à l’indifférence. Et il raconte, dans Le Petit Messager des Arts et
des Artistes (38
, rue de Turin), ses nombreuses vicissitudes. Le
ministre de l’Instruction publique, lui-même, sollicité d’intervenir, a
avoué son impuissance : « Je n’ignore pas, mon cher ami, a-t-il dit, à
quel degré vous avez raison. On détruit toutes les beautés sylvestres
de la France. Dans certaines régions, le déboisement est tel que des
inondations dangereuses sont survenues. C’est désolant, mais nous n’y
pouvons rien… » Et les arbres d’Ango seront abattus – s’ils ne le sont
déjà. – J. E. (La Liberté.)
___________________
Le Gérant : MIOLLAIS.
_________________________________________________________
IMPRIMERIE HERPIN, Alençon. Vve A. LAVERDURE, Successeur.