Pages
& croquis : 1914-1918
/ textes de Eugène Mary, Jean Gaument, Lucie Delarue-Mardrus, Émile et
Louis Bréhier, Ernest Tisserand, J.-L. Lanfant, Maurice Renard, Étiene
Deville, Bruhier, Pierre Lévy-Falco, Achille Berl, J. Fillion, Auguste
Bunoust, Florent Fels, Charles Hanier, Remy de Gourmont, Gabriel
Pierre-Martin, préface de Louis Lumet ;
illustrés par Jean-Charles Contel, Paul-Elie Gernez, Raymond Bigot, G.
Le Meilleur, Le Poitevin, Maurice Berty, Pasquet, André Frémond, Henri
Marret, Pierre Mourier, Robert Salles, R. de Saint-Delis ; musique
d'andré Caplet et René Vierne.- Lisieux (22, rue du Bouteillier) :
Morière,
1918.- 5 fascicules n. p. sous couv cartonnée illustrée : ill. ;
planches h. t., musique notée ; 34 cm. I : Autour du clocher, les Gardes-Voies, la Mobilisation, les Belges. II : le Front occidental. III : le Front oriental. IV : les Anglais, l'Arrière, Prisonniers allemands. V : Musique écrite au Front. Saisie du texte du texte : O Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (04.IX.2013) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : NORM gf 1963) Ex. n°24/250 en noir. Pour visualiser l'intégralité des illustrations, télécharger la version image au format .PDF (280 Mo). PAGES & CROQUIS 1914-1918 ~*~II
Le Front Occidental VERDUN
SOUVENIRS DE VERDUN (Février-Août 1916) Extrait de Correspondance du Front … NOUS arrivâmes à Avocourt par un mois d'été qui fut extraordinairement pluvieux. Vers le début de ce mois, nous avions traversé, en sortant de la forêt de Hesse, de longues ondulations de terrain parallèles, qui s'étendent jusqu'aux tranchées du bois d'Avocourt : du moins nous vîmes ce bois sur la carte ; car il n'en restait alors que quelques troncs d'arbres d'une médiocre hauteur que la vigueur de l'été avait cependant parés de quelques feuilles. Le terrain, plusieurs fois pris et repris, est profondément labouré. C'est là, dans des tranchées héroïquement creusées sous les obus par nos prédécesseurs, qu'il fallait nous installer. La pluie tombait sans arrêt ; les guetteurs, pour se protéger, disposaient leur toile de tente jaune en manteau ; d'autres, la ramenaient en bourrelet au-dessus de leurs casques, et la laissaient tomber sur leurs épaules, ce qui leur donnait, dans cette pluie, la silhouette de quelque monstre marin. Chacun de nos pas soulevait la boue qui faisait ce bruit de gargouillement, étrange, infiniment triste, dont le souvenir restera à tous ceux qui ont vécu dans la tranchée. A peu de distance, en face de nous, nous entendions le même bruit. La pluie continuait, implacable ; maintenant, la boue s'élevait jusqu'au-dessus du mollet ; des boyaux étaient devenus impraticables, et l'on racontait des histoires d'enlisement. Les hommes, chargés d'aller à la corvée de soupe, à quelques centaines de mètres en arrière, partaient à six heures et revenaient à minuit ; et ils s'entouraient les jambes et les cuisses de sacs à terre pour se garantir tant bien que mal. Mais le moment n'est pas venu de raconter toutes les souffrances de nos hommes, je veux dire seulement comment ils les supportaient. Un jour, un soldat ennemi, sans armes ni équipement, se glissa jusqu'à l'un de nos petits postes. C'était un déserteur. On lui demanda pourquoi il avait déserté : « Parce que j'en avais mare », répondit-il en français, employant un mot d'argot qu'il avait eu, hélas ! le temps d'apprendre depuis qu'il séjournait dans notre pays. Et un soldat fit cette réflexion : « Nous aussi, nous en avons mare, mais nous savons qu'il faut rester. » Humble héroïsme, qui paraîtra à quelques - uns manquer d'enthousiasme ! Phrase qui contient cependant le plus pur du patriotisme, si le patriotisme consiste non pas à s'enthousiasmer en paroles, mais à rester ferme dans l’action. *
* * A VAUX-CHAPITRE, tout paraît nouveau, les hommes et les choses : l'atmosphère de cyclone et de tempête, qui a été créée par l'industrie humaine, a transformé les âmes comme le paysage. Les âpres plaines où bruissaient naguère les bosquets remplis d'oiseaux, où s'élevaient, sous leurs toits de tuiles, les murs blancs encadrés de vigne des maisons du village, sont rases maintenant ; à perte de vue, c'est la gerçure des trous d'obus ; et les plissements des tranchées et des boyaux paraissent marquer l'horreur d'une convulsion de la terre, qui gémit sous le choc effroyable des masses de fer. Ici les éléments prennent un nouveau sens : la terre n'est plus la matière féconde des plantes et des animaux ; elle est je ne sais quelle pourriture infernale, sans cesse mâchée et remâchée par des milliers de dents de fer, instable comme la mer et, comme elle, stérile. L'air vibre de hurlements inaccoutumés ; il est déchiré par les aboiements aigus de nos petits obus, empli par le bourdon puissant et grave des gros calibres ; sur ce clavier géant, d'étranges mélodies se font et se défont ; et des harmonies s’entendent parfois au milieu des dissonances. Le feu est le roi de cette création à rebours. La nuit obscure est souvent crevée par des fleurs de flamme ; l'obus en éclatant rougeoie comme une forge ; la fusée répand une clarté livide, et, à mesure qu'elle tombe, les ombres s'allongent tandis que la nuit reconquiert l'espace ; des étoiles blanches, rouges, vertes, oranges, s'assemblent en constellations qui s'évanouissent bientôt ; de grands papillons aux ailes de flamme verte voltigent légèrement dans l'abîme noir. L'animal a fui. L'homme est seul au milieu de cette nature hostile, sans vie, prête à donner la mort. Seul il peut supporter les maux qu'il a créés. Il est là tapi dans un trou, tache plus noire dans la nuit sombre, le cœur palpitant de l'effroyable attente, la chair hérissée du néant qui le menace. ÉMILE BRÉHIER
Lieutenant au 244e d'Infanterie Extraits
de Correspondances du Front
NUIT noire. Seuls points lumineux vers lesquels l'œil est aimanté, feux de Bengale monstrueux, torches sanglantes, les villages brûlent à l'horizon dans l'immense plaine de la W …. Tristesse des fins de combats livrés au début de la grande Guerre, cet effondrement des foyers. Nous les avions vus passer les jours précédents, ces chariots lorrains à la silhouette allongée : de vieux chevaux épargnés par la réquisition les traînaient sur les routes boueuses. Des ballots étranges de toutes façons et de toutes couleurs s'étageaient en de hâtives combinaisons — et, juchés sur leur faîte, loques humaines, des vieillards aux regards perdus dans le passé, songeaient peut-être à l'Année Terrible. Derrière la voiture, quelques vaches, un poulain folâtrant sous les yeux amusés des enfants inconscients du cataclysme et joyeux de l'imprévu. Sinistre convoi d'épaves entraînées. Et ceux-là étaient les heureux de ce monde, car d'autres, les plus humbles, déménageaient à pied, voûtés sous le poids de quelques hardes indispensables, les femmes poussant devant elles avec lassitude la petite voiture du dernier né. Ces visions « civiles » sont peut-être les plus lamentables qui soient gravées dans ma mémoire de vieux combattant à quatre brisques. Les mois se sont écoulés, les brasiers se sont éteints, et les ruines sont accueillantes aux troupes de la zone ; moins impersonnelles que les baraquements en bois qui ont surgi partout dans les champs et dans les boqueteaux. Les cuisines roulantes se sont installées dans les décombres. Les escouades ont fait leur nid dans les caves, attiédies par cette nouvelle destination. Les bureaux trônent dans quelque pièce restée debout, « quand même ». Malgré de nombreux écornements, les plaies béantes sont recouvertes de toiles de tente, leur pansement normal. La vie a repris ses droits. Seuls souffrent encore les morts du petit cimetière, éventré au pied de ce qui fut l'Eglise ; tombes retournées par les obus, croix fauchées, pierres criblées d'éclats…. Et le « Parigot » toujours goguenard, malgré l'émotion qui l'étreint, ricane : « Toujours les mêmes qui se font tuer ». J. A.-M.
Baraquements d'I….. Mars 1917. *
* * LES
ANIMAUX
LES VACHES DE DRIE GRACHTEN OUI, j'ai vu la joie hurlante et l'ironie féroce, et puis j'ai vu la souffrance, j'ai vu toutes les souffrances, j'ai vu la plus aiguë, la souffrance muette, la souffrance des bêtes... On ne dira jamais ce que les bêtes ont souffert à cause des hommes ! J'ai vu un tirailleur, rouge de sang jusqu’au ventre, qui avait les deux yeux crevés, les orbites enfoncées, et qui trottinait, guidé par un camarade, en soupirant : « Hue, Cocotte ! Hue, Cocotte ! ». Ce n'était rien cela à côté des tortures qu'enduraient les vraies cocottes ! Je le dis, moi qui ai vu en Belgique toute cette cavalerie épuisée, ces chevaux aux sabots décollés et sanglants. Il n'en passait pas un par intervalle, mais tous, tous étaient ainsi, et l'on les comptait par milliers. Et leurs pauvres pieds se tordaient sur la terre pourtant molle, et l'on suivait leur route douloureuse le long de deux minces traces de sang. J'en ai vu un, à Elverdinghe, couché au milieu d'un champ, abandonné. Il maintenait sa tête haute au bout d'un cou maigre où l'on voyait saillir et battre une artère. Il avait un peu d'écume au coin des lèvres et ne bougeait pas. Il retenait sa vie. « Personne ne lui fichera donc un coup de revolver ? » grommela un officier près de moi. Personne, en effet. Tout mon régiment défila devant la bête pantelante, chacun regrettant, sans doute, que le voisin ne l'achevât pas. Et la nuit s'abattit sur l'angoisse du cheval. Et peut-être un nouveau jour vint-il encore se lever sur ses râles... Ce fut le premier dont je dus enjamber l'agonie, ce qui fait que je m'en souviens encore. Mais depuis, que j'en ai vu mourir ainsi sur les routes de la Meuse ou de la Somme, nombreux au point de devenir indifférents, presqu'aussi indifférents que les mains de cire qui sortent parfois au fond d'un trou d'obus. …………………………………………………………………………………………. J'ai vu les trois vaches de Drie Grachten. Ah, cela, c'est une chose abominable. Il n'est pas convenu que les ruminants partagent avec leurs maîtres les fatigues de la guerre et la gloire des combats ! Oui, je les ai vues, ces vaches qui mirent si longtemps à mourir. Ce fut au cours de l'inondation de 1914. Elles se trouvaient à deux cents ou trois cents mètres en arrière de nos lignes. Pendant huit jours nous les vîmes tranquilles, broutant l'herbe de leur petit pré que l'inondation entourait à bonne distance. Puis nous allâmes au demi-repos, et quand nous revînmes, l'eau avait monté, on enfonçait dans la vase jusqu'au ventre, et le pré des trois vaches était comme un misérable carré grand comme une cuisine. Elles s'y tenaient résignées, le museau frôlant toujours la terre. Pendant notre semaine d'avant-postes nous les vîmes toujours derrière nous, apparaître avec l'aurore, sur leur terre qui allait toujours s'étrécissant. Un matin, il ne restait plus que deux vaches. Au dernier de nos huit jours, il restait encore une vache sur une table de terrain... Une semaine après, à notre retour, elle y était encore, toujours debout, toujours le museau baissé vers le sol. Mais il n'y avait plus de sol, ses deux pattes trempaient dans l'eau. Et le lendemain matin, en sortant de mon abri, je découvris un ciel rose de grand gel, qu’ornaient le clocher de Noordschoote, fine dentelle de bombardement, et plus loin ceux de Reninghe et de Guitschoote. Les clochers se montraient toujours, délabrés ou non, mais sur l'étendue totale de l'inondation immense, il n'y avait plus de vache ERNEST TISSERAND
(Extrait des Contes de la Popote) LE CHAT ESPION
LES hommes l'appelaient le chat espion : de fait ses mœurs n'étaient pas celles d'un chat ordinaire. Il avait une fourrure noire et blanche qu'il soignait remarquablement ; jamais, pendant le jour, nous ne le voyions ; à la nuit, il venait on ne sait d'où, d'un bond précis, souple, silencieux, escaladait le moignon d'arbre dont il avait fait son observatoire, et passait la nuit dans l'attitude d'un chat honnête et recueilli, les pattes de devant repliées sous lui et la queue soigneusement ramenée au long de son corps. Il était parfois plusieurs nuits consécutives sans paraître et c'est pour cette raison que l'on doutait de lui. Insensible aux bruits du combat, il feignait de ne pas entendre la basse profonde des canons lointains, le claquement rageur des 75, le miaulement des balles qui ricochaient. Il avait un regard de curiosité amusée pour le guetteur qui se rassurait en brûlant une cartouche et le sillon de feu des fusées, qui mettait des lueurs étranges et froides dans ses yeux, l'intéressait un instant. C'était miracle qu'il y puisse passer une heure sans être touché ; et il y passait des nuits ; je remarquai qu'obstinément il regardait dans la direction de Noyon. Au matin il disparaissait comme disparaissent les ombres et les songes, à la façon d'un génie de la nuit, et je le répète, nul ne lui connaissait de cagna. Il s’enfonçait dans un labyrinthe de boyaux ébauchés seulement, courts, obstrués, abandonnés ; si l'on tentait de le suivre, il venait se frotter à nos jambes avec l'air bien arrêté d'un chat que l'on ennuie et qui fait la concession d'une politesse pour qu'on le laisse en paix, et qui n'en démordra pas. J'ai toujours eu de la sympathie pour les chats. J'aime leur indépendance, la gracieuse sobriété de leur mouvement, l'exquise discrétion de leur vie intime ; ils n'ont ni l'obséquieuse servilité du chien qui ne sait qu'obéir et meurt au petit poste la chaîne au cou, ni le courage stupide du cheval qui s'obstine à vivre pour souffrir encore. Celui-là m'intriguait ; les drames humains ont-ils leur place au cycle mystérieux et troublant de la pensée des bêtes ? Et alors, dans la tranquille sérénité de son jugement de chat, qui l'étonnait le plus de l'étendue de notre inconscience ou de l'immensité de notre malheur ? Je le soupçonnais bien d'aller chez les autres, en face, mais je n'en eus aucune preuve si ce n'est l'explication qui me fut donnée de sa disparition. Nous avions été quelques jours sans le voir, ce qui était normal, quand l'après-midi du 7 mars les lignes ennemies furent soumises à un sévère pilonnage qui nivela les tranchées, écrasa les arbres ; les nôtres s'y précipitèrent ensuite et nul être vivant n'y fut rencontré. S'y tenait-il ce jour-là et y a-t-il trouvé la mort que l'imagination d'aucuns s'est complu à lui attribuer ? Sans doute, car nous ne le revîmes point. C'est là un mystère qui jamais ne s'éclaircira, et je le range dans la catégorie des mystères qu'il ne serait pas bon de pouvoir expliquer. Car la vie serait trop bête et trop laide si on en retirait ce qui fournit matière à rêveries. EUGÈNE MARY,
Sous-Lieutenant au 205e d'Infanterie. *
* * ...Et sur le clocheton, le coq se dresse et brille Fièrement campé même lorsque tout dort, Le panache sacré de toutes ses faucilles Tombe derrière lui, comme une gerbe d'or…. J.-L. LANFANT Perles (Aisne) - 1917 VIEUX NOËLS DE FRANCE
à René VIERNE Extraits
de Correspondances du Front
...DANS la petite chapelle édifiée au revers du ravin, à mi-coteau, ceux que les obligations du service n'ont pas retenus à un poste, ceux qui ont l'âme pieuse et l'esprit artiste, sont venus assister à la messe de minuit. Comme cette petite chapelle semble grande dans les bois ! Elle rappelle qu'il existe une civilisation ailleurs. Elle oppose sa spiritualité à la réalité de notre vie primitive et errante. Des menuiseries ogivales ornementent sa construction rudimentaire. Un peintre lui a donné l'illusion de vitraux en coloriant avec goût une toile huilée tendue aux châssis des baies. Un harmonium est là. Notre organiste, René Vierne, y prend place. Devant lui, en demi-cercle, quelques poilus sont assemblés — frères d'armes et frères d'art. L'assistance est nombreuse ; officiers et soldats sont mêlés, les hiérarchies sont confondues en une seule émotion. Chacun se recueille. Tous ces hommes ont la figure grave, le regard lointain. Il est évident que la pensée de chacun n’est pas ici. Une même vision la retient : celle du foyer où des sourires, des caresses ne seront pas échangés en ce jour du triomphe de l'Amour... L'Aumônier s'approche de l'autel. Il s'agenouille et prie. Un violon sanglote. La grande âme de César Franck vibre. Après s'être revêtu selon les rites, le prêtre officie. Alors les chanteurs entonnent de vieux Noëls de France. Tout un passé surgit. Les visages esquissent un sourire un peu douloureux, un peu attendri, un sourire fait d'un mélange d'angoisse et de quiétude, de souvenance et d'espoir. La dureté des regards s'atténue sous l'influence de ces chants séculaires imprégnés d'un sentiment si naïf, si intime. Ce regard, particulier aux Poilus du front et au fond duquel quelque chose est resté des spectacles de bestialité et d'effroyable grandeur, devient doux et tendre à la vision du Berceau, du calme foyer, images évoquées par ces Vieux Noëls où murmure l'atavisme berceur de l'âme de la France. Toute la touchante tradition de l'Art populaire, glorifié par les Poilus de notre petite Maîtrise, produit son enchantement. L'Art mystérieux, troublant, consolait, triomphait. Vieux Noëls, chants du passé, dont la grâce est toujours jeune, combien les Poilus de France vous chantèrent avec amour en cette nuit de Noël 1916. Et sous le grand ciel où brillaient limpides toutes les étoiles du firmament, — plus scintillantes ce soir-là, semblait-il — la Poésie, la Divine Poésie, sereine, indifférente aux rugissements furieux des canons, manifestait simplement, avec douceur, avec pitié son triomphe éternel. C'est pourquoi dans cette petite chapelle isolée parmi les bois meurtris, aux abords de la fournaise, en cette nuit de Noël 1916, tandis que notre Maîtrise interprétait de vieux noëls de France, les bougies eurent des lueurs comparables à celles des étoiles … J.-L. LANFANT,
Caporal au 24e Territorial d'Infanterie. Verdun, Noël 1916 Camp des Réunis *
* * A LA GLOIRE DU PINARD
A G. PIERRE-MARTIN
Pinard ! Mot éclatant sous les
éclats d'obus !
Pinard ! Qui sur le Front coule comme Jouvence ! Pinard du sol sacré de notre Belle France, Ton nom est immortel, breuvage des Poilus ! Qu'importe le « bouquet » ! Le Pinard dédaigna L'embuscade profonde où les Grands Crûs vieillissent, Il préfère encaver dans les bidons propices Le Rubis précieux que la Vigne saigna. Il nous semble, en effet, boire dans notre quart Un autre sang vermeil, généreux, qui compense Un peu du sang versé pour notre douce France, Et le cœur bat plus fort !... Donc, Gloire à toi. Pinard ! Fraize (Vosges), Février 1918 J.-L. LANFANT.
Caporal au 24e Territorial. A Madame H. ELIOT « Ce qu'il faut, c'est reconnaître l'amour et la beauté triomphant de toute violence. Ce n'est pas quelques saisons de haine et de dol qui supprimeront la beauté éternelle et cette beauté nous en ayons tous un dépôt impérissable. » « .....Jamais nous n'aurons mieux eu l'impression que toutes ces agitations et tous ces délires humains ne sont rien en regard de la part d'éternité que chacun porte en soi. » « Il faut éprouver que tout attachement humain est peu et ce qui est vraiment nous, c'est l'élan de l'âme. » (Lettres d'un Soldat —
Août 1915)
… LES grands tumultes collectifs des hommes suscitent le drame éternel, dans sa suprême désespérance, de l'âme divine en proie au déchaînement monstrueux des puissances de la matière, l'étreinte de la bête et de l'esprit. La guerre révèle les hommes dans toute la somme de leur sauvagerie primitive et de leur cruauté, aussi bien que dans leur pouvoir de foi et d'idéalisme. Comme en une lutte désespérée, où l'esprit qui souffle à travers l'existence des êtres chercherait à se dégager des liens étroits et torturants de la matière qui l'enserre, les enthousiasmes religieux pour la patrie ne peuvent s'évoquer sans l'affreuse rançon d'animalité et de férocité de la brute déchaînée. Des causes cruelles, obscures, que nous sentons à la source de toute vie et de toute combinaison d'organismes, plus fortes que la raison ou que les volontés individuelles, mènent les êtres comme en un vertige dément et les font s'entredéchirer sans fin. Mais il n'est éternellement, au milieu des débordements de la bestialité, qu'un point fixe dominant les malédictions originelles qui pèsent sur notre existence et c'est la révélation intérieure des puissances spirituelles qui nous animent secrètement. Dans la tourmente où tant de vies sont violemment battues, brisées ou anéanties, l'esprit est pareil au naufragé qui refait le point. Au sein des réalités horribles, à une hauteur inouïe de tortures où des amours sont brisées brutalement et où des idéals sont jetés aux bas-fonds, souillés et foulés, la pensée dans laquelle l'homme avait mis sa dignité, sa supériorité, ses croyances, demeure encore la base suprême, l'ultime planche de salut ; l'esprit entraîné par le tourbillon immense, conserve toute sa faculté de souffrance, d'aspiration, d'amour et d'espoir. Au-dessus de la mêlée sanglante, il y a l'âme de la nation qui pleure, qui saigne et qui prie, il y a cette force mystérieuse née au cœur des ancêtres, une sorte de religion traditionnelle d'une divinité protectrice du foyer et du sol avec laquelle les grandes âmes de ceux qui vont mourir communient. La terre de la patrie, dans le ciel qui l'enveloppe, apparaît ainsi qu'un sanctuaire, ainsi que la nef d'une vaste cathédrale dont la douleur est l'universelle présence, où les cœurs sont unis dans une supplication commune, dans les mêmes terreurs angoissées, dans les mêmes deuils. Les puissances idéales ne seront pas anéanties ; elles subsisteront et auront le dernier mot, car elles sont la signification profonde de la vie. Même si la progression spirituelle ne devait jamais être connue de nous, notre soutien contre la désespérance et contre l'horreur reste toujours dans notre pensée, dans notre cœur, dans notre pouvoir d'aimer qui sont notre seule source de lumière, notre plus sûre révélation en dehors de toute certitude, en dehors même de toute consolation. La nature nous montre également des alternatives de mort et de renaissance, d'hivers et de printemps. Derrière les nuées sombres amoncelées et au-delà des tempêtes, l'azur sans bornes s'étend perpétuellement au milieu du flot des puissances instinctives des ténèbres, l'esprit dure aussi sans fin, indestructible. La nature efface les tombes, nivelle la terre bouleversée, fait disparaître toute trace des cadavres amoncelés. Par un travail de lente désintégration, de transformation, d'échanges atomiques, de chimies invisibles et de reconstitution, pareil à l'œuvre des nécrophores, elle refait de la vie avec des dépouilles. Elle jette sur les charniers, sur les terribles destructions humaines, sur les hideurs et les pourritures accumulées par les délires des hommes, son sourire immuable ou la tristesse de sa pensée, qui marquent la poursuite invariable de la loi de la vie, ainsi qu'une révélation continuelle de la spiritualité, de la pureté et de la beauté de l’âme universelle dominant les abjections, les immondices putrides de la matière. Pendant que tant de barbarie s'épand sur le monde, l'immense pitié tombe toujours le soir avec les appels des cloches sonnant, vers l'approche du crépuscule, aux tours des vieilles églises. Appels douloureux à la prière qui réveillent toutes nos faiblesses, nos besoins de soutien, d'espoir et de foi ; appels semblant venir d'en haut, de puissances mystérieuses qui seraient liées à notre être intime par des attaches inconnues, comme des souffrances, des tendresses qui flotteraient avec les vibrations aériennes et nous attireraient vers l'infini. MAURICE RENARD,
Lisieux, Hôpital 29. REIMS
REIMS ! La ville du sacre, la ville de Jeanne d'Arc, le berceau de la France, la merveille de l'art gothique. Reims, n'est plus ! Un ouragan de fer et de feu, vomi par les canons germaniques, s'est abattu sur elle Debout, impassible sous la mitraille, la vieille cathédrale, le joyau de pierre ciselé par les imagiers de jadis, brave l'orage ! Les anges, les saints, les rois sont décapités, amputés, mutilés et, malgré tout, restent debout sur leurs socles ! Les verrières diaprées, fondues par l'incendie, se sont répandues en larmes de pourpre sur les murailles vénérables trouées de brèches béantes ! La flore des chapiteaux s'est refermée dans un émiettement de pierres arrachées aux voûtes et aux formerets, pressés à outrance par les obus gigantesques ! La nef de la basilique est jonchée de décombres amoncelés par des mains criminelles ! La morne solitude des ruines emplit l’immense vaisseau, et le silence de la mort, troublé par le bruit sinistre des projectiles qui éclatent et des pierres qui se détachent des murs, remplace les vivats, les Noël des sacres des anciens jours et les lentes et capricieuses mélopées de la liturgie sainte ! Des ruines, des ruines partout !... Des amas de pierres là où quelques mois à peine s'élevaient encore des temples, des logis, des manoirs ! A terre, la vieille abbatiale de Saint Remi dont la construction remontait à 1041 et qui renfermait de véritables richesses artistiques ! A terre aussi, les églises Saint-Jacques et Saint-Maurice, dont l'origine se perdait dans les ténèbres de l'art roman ! A terre les palais, les hôtels, les demeures du riche comme du pauvre, le fer des hordes teutonnes a tout renversé ! Les milliers et les milliers de projectiles qu'une rage inconsciente lança sur la paisible cité témoignent de l'ardente démence des barbares d'Outre-Rhin ! Le crime de Reims restera le plus infamant stigmate qui ait jamais été imprimé au front d'une nation orgueilleuse ! L'histoire enregistrera impartialement cette suprême barbarie et les petits Boches de toutes les générations à venir auront sur la conscience ce crime impardonnable que rien ne pourra jamais faire oublier. Et ce sera, pour cette nation superbe, la honte éternelle, le boulet infamant que tous traîneront péniblement jusqu'au dernier jour ! De même que le souvenir du vase de Soissons, brisé par la francisque d'un roi franc, a survécu aux empires et aux siècles, de même Reims restera pour les Allemands le spectre vengeur qui se dressera toujours devant leurs yeux épouvantés et suppliants ! Et quand bien même, suivant le mot de Saint Rémi, ils adoreraient ce qu'ils ont brûlé ; quand bien même la Germanie tout entière userait ses genoux sur les pierres frémissantes de la basilique de Reims, rien ne pourra effacer cette tache sanglante qui ternira toujours la réputation d'une nation à jamais déshonorée ! ÉTIENNE DEVILLE
LA STATUAIRE DE REIMS PARMI les ensembles qui forment la parure de nos façades gothiques la statuaire de Reims se distinguait par sa magnificence et marquait dans l'histoire de notre art national une étape importante. A Paris, à Laon, à Chartres, à Amiens règne sur les façades une certaine uniformité de style qui n'est pas sans grandeur : c’est le triomphe de l'inspiration théologique et de la discipline d'atelier. A Reims, au contraire, la vie a brisé les cadres étroits du passé et des personnalités puissantes s'affirment. Malheureusement nous ne connaîtrons jamais les noms de ces vieux maîtres qui furent les véritables initiateurs de l'art français, mais du moins leurs créations, toujours radieuses après tant de siècles, attestaient la grandeur de leur génie. Ici les deux Madones de l'Annonciation et de la Présentation, si touchantes dans leur attitude pleines d'humilité et leurs draperies souples aux plis à peine marqués, d'une simplicité presque monacale, expriment une foi ardente dont un accent de tendresse est venu tempérer la gravité. Il y a des Vierges d'un aspect plus triomphal, mais jamais peut-être la figure de l'humble ouvrière de Nazareth, de la mère de Jésus, n'avait été rendue avec cette vérité et dans la Vierge de l'Annonciation on retrouve quelque chose de la suavité des Madones siennoises. Par un véritable contraste, la Vierge au trumeau et la reine de Saba ont une allure presque mondaine. La première se dresse au centre de ce cortège de statues, majestueuse comme une reine de France dans le manteau aux larges plis qu'elle relève avec une aisance pleine de noblesse : une abondante chevelure surmontée du lourd diadème fleuronné encadre la figure, dont le sourire maternel adressé à l'Enfant Jésus qu'elle porte sur le bras, n'est pas exempt d'une certaine afféterie. De son côté, la reine de Saba, aujourd'hui, hélas, affreusement mutilée, évoquait la grâce aristocratique des grandes dames de la cour de Saint Louis et le maître qui créa cette belle figure avait aussi laissé sa marque sur les belles statues de l'Eglise et de la Synagogue au transept sud. Une parenté certaine relie ces trois œuvres. On y trouve la même physionomie méditative et la même robe, serrée à la taille par une ceinture étroite, dont l'étoffe lourde est creusée de plis profonds qui retombent à flots sur les pieds. Une manière différente apparaît dans les statues de saint Joseph et de la prophétesse Anne dont le sourire spirituel et un peu narquois semblent exprimer l'esprit malicieux de la race champenoise ; drapés avec aisance dans de bonnes étoffes aux plis d'une franchise vigoureuse ils représentent au plus haut degré toutes les qualités du terroir, et il n'est pas téméraire de retrouver en eux les traits des bourgeois de Reims dont ils sont les portraits sincères. L'atelier dont ils sont sortis est le même qui a produit l'Ange de l'Annonciation et surtout l'Ange de saint Nicaise, le délicieux « Sourire de Reims », dont la tête charmante, détachée par un éclat d'obus, a pu par bonheur être sauvée. Mais la maîtrise de nos sculpteurs du XIIIe siècle était telle, leur science technique avait atteint une telle perfection qu'ils ne se contentaient pas d'imiter la nature et se plaisaient parfois à lutter avec les modèles antiques que leur fournissaient sans doute les vestiges gallo-romains de Reims. Un souffle de Renaissance anime la belle statue du grand prêtre qui fait suite à celle de la reine de Saba et qui se drape avec noblesse dans la toge d'un empereur romain. Mais le chef-d'œuvre incomparable de cet atelier « antique » est le groupe justement fameux de la Visitation dont les draperies légères aux plis harmonieux nous rappellent la grâce et le rythme des statues du Parthénon. Le maître inconnu qui les exécuta au temps de saint Louis avait réussi à comprendre la beauté à la manière de Phidias. Dans ce musée incomparable qu'est la statuaire de Reims s'affirment encore bien d'autres tempéraments vigoureux et ce n'est pas seulement dans les grandes statues des portails, c'est jusque dans les parties hautes qu'ils se révèlent : anges des contreforts aux ailes éployées, milice céleste formant une garde d'honneur autour de la basilique du sacre, prophètes de la voussure qui surmonte la rose méridionale et dont les physionomies si vivantes expriment avec un accent réaliste qui nous étonne toutes les variétés d'éloquence, enfin ces figurines malicieuses et ces têtes grotesques qui représentent toute la verdeur de l'esprit gaulois et se rattachent au même courant facétieux que nos fabliaux et nos « soties ». Par sa variété d'accents, la statuaire de Reims représentait la vie dans sa complexité. Si la cathédrale de Reims résumait en elle l'histoire de la vieille France, on peut dire aussi qu'elle était le berceau de notre sculpture moderne. C'est avec un serrement de cœur que l'on songe que ces chefs-d'œuvre de nos vieux maîtres sont sinon anéantis, du moins mutilés d'une manière presque irréparable. Et l'on se demande comment un peuple qui prétend représenter une culture supérieure a le courage de s'acharner depuis trois ans contre ces statues de pierre ! C'est là le crime inexpiable pour lequel aucun pardon n'est possible et lorsque leurs glorieux débris, aujourd'hui préservés, reparaîtront un jour à la lumière, ils se dresseront de nouveau à la façade de la cathédrale désolée comme un opprobre éternel pour la race maudite qui a fait le rêve monstrueux de supprimer l'histoire et d'anéantir la beauté ! LOUIS BRÉHIER
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* * RIEN A SIGNALER
— Caporal B……, vous irez en patrouille à la tombée de la nuit. — Bien mon Lieutenant. — Mission : avec quatre hommes de votre escouade, explorer soigneusement le secteur C 3, en face de nous ; atteindre les fils de fer boches ; me rendre compte avant minuit de tout ce que vous aurez vu et entendu. — Compris, mon Lieutenant. Je me dirigeai hâtivement vers la guitoune de la 9e escouade. — Bude, Ducroix, Beicle, Quertier ! Dans une heure, en patrouille. Arrimez vos pans de capote, six grenades par homme sans oublier Maître Browning. A l'orée de la nuit, nous arrivâmes tous les cinq au petit poste d'écoute. Les premières fusées montèrent au ciel, tracèrent en pointillés lumineux des demi-ogives fugaces, puis éclatèrent mollement. Une clarté blafarde se répandit sur le paysage désolé créant des ombres dures, sinistres, fantastiques. A mi-voix, j'expliquai à mes hommes la mission à accomplir ; puis, je franchis le parapet et me glissai sous les fils de fer Qui n'a lui-même pratiqué cette marche de fauve, dans le noir, l'inconnu, ne peut en imaginer toute la difficulté, toute l'horreur ! Je rampai prudemment. Mes genoux, mes mains enfonçaient dans la boue gluante particulière aux pays de Somme... Tout à coup, devant moi, une ombre allongée ! Je retins mon souffle, je ramassai mes muscles prêt à bondir... mais je perçus une odeur fade : ce n'était qu'un cadavre ennemi. Instinctivement, je l'évitai. J'atteignis un trou d'obus ; je m'y blottis. Derrière moi, des formes indistinctes peinaient en zigzaguant : mes camarades me suivaient... je repartis en avant. Dix fois, vingt fois, que sais-je ? l'oreille au guet, l'œil fixe, je recommençai, inquiet, me demandant toujours si dans le prochain trou d'obus un Allemand ne serait pas embusqué, pour me fusiller à bout portant. J'entendais distinctement à présent les voix des boches qui semblaient psalmodier de vagues liturgies, Soudain, tout près, des coups de feu ; le claquement sec et doublé des Mauser et aussitôt deux, trois, dix fusées éclairantes. Je me fis tout petit dans mon trou, aveuglé... La lumière fit taire le bruit. Après la dernière fusée : la Mort dans les Ténèbres ! Je prêtai l'oreille à droite, à gauche, espérant entendre remuer l'un de mes camarades. Rien. Seraient-ils donc blessés, tués peut-être, ou bien m avaient-ils abandonné. A ceux qui ont combattu, à ceux qui « savent », j'avouerai sans honte qu'à ce moment j'eus le frisson de la peur. Je me trouvais tout seul, désorienté, abruti, à quelques mètres des lignes ennemies. Heureusement, cette maudite impression dura peu. Après les grandes tourmentes, les grands calmes. Je me sentis subitement très capable de raisonner. Ma première pensée lucide fut celle que j'étais le « chef ». O puissance mystérieuse de deux humbles petits galons de laine ! Je n'y avais jamais songé auparavant en les voyant sur ma manche, je les trouvais même un tantinet ridicules. Et pourtant n'était-ce pas eux qui faisaient de moi le « responsable » ! Et si mes hommes, à cet instant, étaient comme moi, apeurés, tremblant comme des mazettes, dans leur trou ? A qui incombait donc la charge de les rassurer, de les guider, de les ramener ? Oublieux du danger, je me couchai tranquillement sur le dos, les yeux au ciel et, dans une sérénité parfaite, je me mis à siffler une valse célèbre, le succès de l'escouade, que chacun de mes poilus connaissait par cœur. Les Boches crurent-ils que cela venait de chez eux ? Ils ne tirèrent même pas un coup de fusil. Bientôt, j'entendis à ma droite une timide reprise du refrain connu. A gauche, des ombres rampèrent : Mes camarades se regroupaient autour de moi. Je fis le signal convenu pour le retour dans nos tranchées. Un peu avant minuit, je me présentai au chef de section. — Rien à signaler, mon Lieutenant. Tout est calme. — Bon. N'oubliez pas que votre escouade est de veille à 4 heures Tels sont, dans leur simplicité, sans gloire, les actes multiples de l'immense drame. Et demain, des milliers de gens qui auront bien dormi liront avec un désappointement à peine contenu le plus banal des communiqués : « Nuit calme, rien à signaler ». BRUHIER, Sous-Lieutenant au 119e d'Infanterie. INSTANTANÉ
DES ruines ? Pas même ; un magma de mortier, de poutrelles et de cadavres, des miettes de briques, des carcasses de murailles ébréchées ; ici, l'entrée à demi-éboulée d'une cave ; là, un amoncellement de terre, l'Eglise, telle un cétacé, partout, la boue…. Une tranchée ? Une fissure à peine ébauchée, de dessin illogique, s'approfondissant, par endroits, en cavités monstrueusement circulaires, cessant, avortée… Une compagnie ?... Une bande de pauvres hommes, armés et casqués, affamés, plus las, et attendant la Relève… Ce fut l'Attaque qui arriva…. Ils avaient déjà attaqué la veille, mais ils n'étaient pas assez décimés ; il appartenait à leur Bataillon d'achever la conquête du village…. Le village ? N'est-il pas ironique d'appeler ainsi ses entrailles éparses ? Leur Compagnie, du reste, serait en Réserve, ayant déjà marché en première vague. Ainsi, il n'était pour eux que l'attente dans leurs entonnoirs et leurs déblais, des bombardements et des tirs de barrage ; attente aussi angoissante, peut-être, que celle de leurs camarades qui allaient donner l'Assaut, moins glorieuse, certes, aux yeux du Public, qui s'obstine à embellir ce qui est affreux, pour demeurer plus allègrement égoïste. Enfin, ils n'avaient même pas à aller au-devant de la Mort ; c'est Elle qui allait tomber sur eux….. Leur Compagnie était en Réserve…… Le Sous-Lieutenant, qui était vêtu d'une capote de premier soldat, en tira son « Vest-Pocket » d'un geste habituel. La Guerre était pour lui un spectacle infiniment rare ; aussi, la photographiait-il beaucoup. Il avait sur la Sambre et sur l'Oise, et en Artois et à Verdun, perdu bien des illusions, mais il lui restait beaucoup de curiosité. Du reste, pour n'être pas militaire, la discipline de son esprit était assez ferme pour qu'il habillât son scepticisme, en présence de sa Section, d'une conviction confiante... Le Sous-Lieutenant jouait avec son appareil… L'Artillerie française tirait en tempête. A cent mètres de la Compagnie, en avant d'elle, les obus lourds pulvérisaient la poussière, des troncs ossifiés éclataient parfois ; une musette vola, avec des boiseries..... Les hommes regardaient heureux…. L'Artillerie française mutilait le ciel de ses cris ! Les déserteurs apparurent subitement, courant vers la Compagnie, à travers les décombres enchevêtrés. A la vue de ces ennemis, les fusils s'alignèrent sur le parapet, les fusiliers mitrailleurs appuyèrent sur les poussoirs ; les grenadiers V. B. chargèrent leurs tromblons ; le Sous-lieutenant ouvrit son « Vest-Pocket »... ils étaient cinq ou six Allemands, déséquipés, sauf l'un d'entre eux, qui, sous leurs uniformes verdâtres et leurs casques en saladiers, levant les bras, ressemblaient à des arbres mouvants, agitant leurs branches. Le Sous-Lieutenant regarda dans son viseur…. Les déserteurs s'approchaient. L'un d'eux, un Capitaine, reconnaissable à ses pattes d'épaules, et qui avait gardé son étui à revolver, y porta la main... Dans la tranchée, un Caporal l'ajusta ; le Sous-Lieutenant regardait toujours dans le viseur... les déserteurs étaient tout près, accourant ; le Capitaine voulut-il sortir son pistolet de son étui ? Le Caporal fit feu…. Le Sous-Lieutenant prit un instantané…. Le sang du Capitaine allemand, qui tombait, le corps troué, de son dos béant jaillit par trois fois, puissamment…. Saillisel, 11 novembre 1916. PIERRE LÉVY-FALCO,
Sous-Lieutenant au 119e d'Infanterie. |