BLIN, Henri : La
Pommée normande (1918).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (05.VI.2004) Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (BmLx : 41006) du n°19 de novembre 1918 de Normandie. par Henri Blin, Lauréat de l'Académie d'Agriculture de France. En ces temps de vie chère et de pénurie de sucre, c'est le moment ou jamais de faire valoir les ressources dont la pomiculture normande est privilégiée par les produits qu'elle peut fournir à l'alimentation (1). Les vrais normands, les ménagères normandes, tous les enfants du « pays de la pomme » connaissent la « pommée » préparée, de temps immémorial, avec le jus pur et non fermenté des pommes à cidre, produit alimentaire qui, selon le procédé de préparation employé, se présente sous forme de gelée de confiture ou de marmelade. La « pommée » normande, que l'on appelle aussi « compote normande aux pommes » et, bien plus souvent - quoique l'expression soit moins appropriée à la nature du produit - « raisiné de Normandie », est au jus de pommes à cidre ce qu'est le raisiné au moût de raisins de table. On pourrait peut-être reprocher avec raison à nos pomiculteurs normands, à ceux qui ont la possibilité de ne pas se borner à la seule production du cidre, de n'avoir pas cherché, jusqu'à présent, à exploiter industriellement ce mode d'utilisation, de transformation de la pomme. Qu'on veuille bien considérer, en effet, la situation actuelle au point de vue des ressources alimentaires, notamment en ce qui concerne l'utilisation et la conservation des fruits, en présence de la pénurie, ou, du moins, de l'insuffisance de sucre, et l'intérêt qui, par conséquent, s'attache spécialement à la préparation de conserves de fruits sans sucre. Il est de toute évidence que, par le développement des industries de la pomme - et indépendamment de la pomme séchée dont nous avons déjà parlé ici même - la Normandie, en faisant connaître, par une habile propagande, ses produits, aurait les éléments d'un fructueux commerce. La « pommée » ne devrait pas être seulement un produit préparé et consommé dans les ménages ; elle devrait, par une méthode industrielle de fabrication, vulgarisée dans notre pays, en vue de développer cette utilisation de la pomme, devenir une source de bénéfices à ajouter à la production du cidre. Il convient donc d'examiner, dans cette revue où l'on se préoccupe des intérêts économiques de la Normandie, des moyens de tirer de son sol tous les profits qu'il peut procurer, les conditions dans lesquelles cette industrialisation doit être rationnellement comprise, comment on doit procéder pour faire de la pommée un produit alimentaire de marque, capable de conquérir une large place sur le marché de l'alimentation, surtout dans les circonstances actuelles, alors que les ressources alimentaires sont peu variées et que le rationnement de sucre met obstacle à la préparation des confitures et conserves de fruits utilisant le sucre. Le consommateur paiera toujours volontiers à sa valeur un produit avantageux, vendu à un prix abordable. La « pommée » normande peut être simple ou composée, et avoir le caractère d’une marmelade ou d'une confiture ou encore d'une gelée. Le jus de pommes à cidre, non fermenté, est réduit par la chaleur au septième de son volume, et dès lors, on en obtient par refroidissement, sans addition de sucre, une excellente gelée, ou bien, par simple addition et cuisson nouvelle de quartiers de pommes douces, de poires épluchées, de mélange de pommes et de coings, ou même de poires et de coings, on fabrique des marmelades ou des confitures qui se conservent très bien et constituent le produit dit « Raisiné de Normandie ». Le jus de pommes concentré au septième de son volume donne des confitures de fruits sans sucre, avec leur pulpe conservée par la méthode Appert, c'est-à-dire par ébullition. Ces mêmes jus concentrés servent à fabriquer des compotes ou des sirops sans sucre. Les pommes qui conviennent le mieux doivent être de saveur douce ou à peine amère et acidulées, parfumées, très saines et mûres à point, mais au début de la maturité. Le dernier jus recueilli dans la cuve du pressoir, le « beslou », est plus sucré, plus parfumé, et aussi plus limpide, et c'est celui qu'on doit préférer. Les meilleures de nos pommes douces, à employer pour faire la pommée, sont les variétés suivantes : Binet, Bergerie, Peau-de-vache, Rousse-Latour, Rousse de l'Orne, Ambrette, Aufriche, Belle-Cauchoise, Bonne-Chambrière, Bonne Sorte, Bon Ordre, Bras d'Or, Côtelée de Caumont, Cul noué, Diard, Douze à gober, Ecarlatine, Ente au gros, Feuillard, Filasse, Gagne-Vin, Gallot, Gros Bois, Haut Griset, Joly blanc, Joly rouge, Longuet, Moulin-à-vent, Moussette, Orange, Or-Milcent, Orpolin, et Rouge Duret. Parmi les pommes douces-amères, propres au même usage, on distingue les bonnes variétés suivantes : Argile, Rouge-Bruyère, Barbarie, Gros-Matois, Muscadet, certaines variétés de Fréquin qu'il faut savoir apprécier par la dégustation, puis, celles-ci : Bédan des Parts, Bérat rouge, Bisquet, Boulanger, de Boutteville, Caillouel, Citror, Domaines, Herbage sec, Noël Deschamps, Omont, Ozanne, Saint-Martin et Secrétaire Pinel. La pommée faite dans le département de l'Eure, plus particulièrement dans l'arrondissement de Pont-Audemer, avec la pomme Binet - la blanche ou dorée et la grise - est connue et appréciée de longue date. C'est cette même pomme Binet, une des meilleures de notre riche collection normande, que l'on produit dans la Seine-Inférieure, où on la désigne sous les noms de Gros Binet Gros Binin, Gros-Bethel ; et dans le Calvados, où elle porte le nom de Gros Doux, de seconde saison. Il y a des variantes, dans la préparation de la pommée, suivant les coutumes locales et la nature des fruits employés : pommes à cidre, ou pommes de table. Tantôt on pèle les fruits et on enlève les pépins ; tantôt, et plus particulièrement lorsqu'on emploie les pommes de table, on ne supprime pas la peau ni les pépins, afin que ces parties communiquent au produit un arôme agréable. En tout cas, la préparation est bien simple, et par les années de fortes récoltes, nos pomiculteurs, nos ménagères, devraient voir là une industrie de l'alimentation capable de donner de beaux bénéfices. Les pommes, coupées en moitiés ou en quartiers, suivant leur volume, sont mises à cuire dans un chaudron fermé par un couvercle, avec très peu d'eau (un litre pour dix kilogr. de pommes). On chauffe à feu doux jusqu'à ce que la chair se ramollisse suffisamment, puis on verse dans des terrines, en passant à travers un tamis ou une passoire pour retenir les peaux et les pépins. On laisse refroidir pendant une nuit, en lieu frais, après quoi la marmelade est soumise à une seconde cuisson le lendemain et à une troisième le surlendemain, en ayant toujours soin de remuer fréquemment avec une spatule, jusqu'à ce qu'une petite quantité refroidie ne cède pas son eau. La marmelade ainsi obtenue est alors mise en pots lesquels sont portés deux ou trois fois au four après qu'on en a retiré le pain. La marmelade se recuit et il se forme à sa surface une croûte qui en assure la conservation. Pour aromatiser cette pommée, on peut y incorporer des coings, soit pour cent pommes, une dizaine de coings coupés en tranches. Voilà comment on prépare la pommée avec des pommes de table très ordinaires. Dans bon nombre de nos localités normandes, on utilise les pommes à cidre de la manière suivante : on prend, de préférence, celles qui appartiennent aux variétés de deuxième et de troisième saison, celles qui ont une saveur douce et sont réputées comme « faisant gros », c'est-à-dire donnant un cidre coloré et alcoolique. Les fruits, sains et très propres, débités comme il est dit ci-dessus, sont mis dans une bassine, à raison de 20 kilogr. de pommes pour 10 à 12 litres de jus très limpide, selon qu'elles sont plus ou moins aqueuses ; on fait bouillir jusqu'à cuisson suffisante, ce qui demande deux heures environ ; après quoi on verse le tout sur un tamis. La purée liquide est recueillie ; on la fait bouillir de nouveau, pendant, six à huit heures, en prenant la précaution de la remuer de temps à autre ; l'ébullition doit durer jusqu'au moment où la purée devient assez épaisse pour qu'une petite quantité se solidifie en refroidissant. Cette pommée, qui est une marmelade, est mise alors en pots de grès de préférence à ceux de verre. Pour faire, comme dans le département de l'Eure, la pommée avec la seule variété de pomme dite Binet - fruit à chair ferme, à saveur très douce, parfumée, et de bonne conservation - on opère de façon différente. Le jus est d'abord réduit à la moitié de son volume, et ce n'est qu'à ce moment qu'on y ajoute les pommes pelées, évidées, épépinées et coupées par moitiés ou par quartiers. On fait cuire à petit feu, pendant huit à neuf heures, temps nécessaire en raison de la fermeté de la pulpe et pour que, tout en étant remuées fréquemment, les portions de fruits se conservent entières, autant que possible, et forment une confiture. L'opération s'achève comme celles décrites ci-dessus. Les poires de table et les poires à poiré peuvent être traitées semblablement et donner un produit excellent. C'est ainsi que, dans le pays d'Auge, on fait de la « pommée aux poires », que l'on appelle aussi « raisiné au poiré », avec les bonnes poires appartenant à la variété dite « Grosse Grise », à saveur douce, et dont le jus se rapproche beaucoup de celui des pommes, de même qu'avec la poire de « Frisée », que l'on désigne aussi sous les noms de « Fizée » ou de « Margot ». Il conviendrait de généraliser cette industrie connexe de la pomiculture, et nous aurions tout à y gagner, ne serait-ce que par le commerce très rémunérateur auquel donnerait lieu cette ressource alimentaire aussi précieuse pour le consommateur des villes que pour celui des campagnes. N'est-il pas tout indiqué d'utiliser de cette façon, chez nous, les produits de nos vergers, notamment ces poires de la variété « Grosse Grise », et tant de nos pommes des variétés les plus méritantes, que les Boches surent apprécier de particulière façon, et dont ils importèrent, pendant tant d'années, jusqu'en 1914, dans le Wurtemberg, notamment, des centaines, des milliers de wagons, chaque année ? Dans la revanche économique que nous devrons prendre sur les barbares d'outre-Rhin, après la victoire de nos armes, dans cette oeuvre qui, après la grande guerre libératrice, précipitera la débâcle du germanisme, anéantira à tout jamais les tentatives d'hégémonie mondiale de ce peuple de proie, et ouvrira enfin une ère nouvelle de paix, de liberté et de prospérité aux nations civilisées, unies dans le respect et la suprématie du Droit et de la Justice, toutes les provinces françaises auront leur part contributive. C'est par l'accroissement de la production, la création et le développement d'industries locales, l'expansion commerciale, la multiplicité des initiatives, et enfin par l'action régionaliste, que la France, en pleine possession de ces moyens, augmentera ses sources de richesse. La Normandie n'est certes pas la région la moins favorisée pour concourir à cette oeuvre de prospérité nationale. (1) Il est sous-entendu que l'on doit attribuer à cette étude une portée générale, eu égard aux intérêts de la pomiculture normande, et par les années de bonne récolte de pommes. - Note de l'Auteur. |