Le pommier, outre qu'il enrichit considérablement notre agriculture, orne et embellit en même temps les sites déjà si beaux, si pittoresques de notre Normandie ; sa fleur, en charmant la vue et l'odorat, vient chaque année, au printemps, émailler de la manière la plus agréable nos délicieux coteaux ; son feuillage, d'un vert sombre, répand une douce fraîcheur sur nos riches pâturages qu'il protège contre les chaleurs dévorantes de la canicule.
Est-il rien de plus beau, de plus gracieux, que de voir se détacher, sur le fond jaunissant de nos moissons, la tête arrondie de notre pommier, dont la végétation est si fraîche, si luxuriante ! Combien le moissonneur n'éprouve-t-il pas de plaisir à trouver son frais ombrage pour se reposer un instant de ses fatigues dans le milieu du jour, et prendre le frugal repas qui doit réparer ses forces ; et combien tous ne sommes-nous pas heureux qu'il nous procure un fruit sain, une boisson qui peut passer pour salutaire ; et lorsqu'il est vieux, qu'il se dessèche et meurt, un combustible excellent pour nos foyers ! Rien de plus ordinaire que tout cela pour nos paysans, rien qui attire moins leur attention que le beau spectacle d'un coteau planté de pommiers qui paraissent autant de bouquets jetés sur un tapis de verdure ; souvent même ils sont fort étonnés de voir les étrangers ou les habitants de nos villes s'extasier, sur nos routes, devant deux rangées de pommiers couverts de fleurs ou de fruits : ils regardent cela comme de la simplicité, de l'enfantillage, de la niaiserie même. C'est à tort ; à cet égard, ils doivent s'en rapporter entièrement au jugement des habitants de la ville, parce qu'étant placés à une certaine distance du sublime tableau de la nature, ils sont plus à portée d'en voir et d'en apprécier toutes les beautés que le paysan, qui, lui, est acteur sur la scène des champs, à laquelle il prête le mouvement et la vie.
C'est sans contredit en Normandie, que le pommier prend les plus belles proportions, porte les plus beaux fruits et en plus grande quantité. C'est ce qui a fait dire au gracieux auteur des Etudes de la Nature :
«Le pommier, si commun en France, n'y donne nulle part des fruits aussi beaux et d'espèces aussi variées que sur les rivages de la Normandie, sous l'haleine des vents maritimes de l'ouest. Je ne doute pas que le fruit qui fut le prix de la beauté, n'ait aussi, comme Vénus, quelqu'île favorite».
Puisque nous citons Bernardin de Saint-Pierre, le lecteur ne sera probablement pas fâché qu'on lui rappelle l'origine mythologique et tout-à-fait ingénieuse qu'il attribue au pommier. Ce morceau est d'un style élégant et plein de charmes :
«Ils disent (les Gaulois) que la belle Thétis, qu'ils appelent Friga, jalouse de ce qu'à ses propres noces Vénus, qu'ils appellent Siofne, eût remporté la pomme qui était le prix de la beauté, sans qu'on l'ait mise seulement dans la concurrence des trois déesses, résolut de se venger. Un jour donc que Vénus, descendue sur cette partie du rivage des Gaules, y cherchait des perles pour se parer, et des coquillages appelés manches de couteau (2) pour son fils Sifionne, un Triton lui déroba sa pomme, qu'elle avait mise sur un rocher, et la porta à la déesse des mers. Aussitôt Thétis sema les pépins dans les campagnes voisines, pour y perpétuer le souvenir de sa vengeance et de son triomphe. Voilà, disent les Gaulois-Celtiques, la cause du grand nombre de pommiers qui croissent dans leur pays, et de la beauté singulière de leurs filles».
Le fruit du pommier, la pomme (malum) a de tout temps joué un grand rôle : elle fut la cause de la chute si préjudiciable pour nous de nos premiers parents. Eve, notre mère, fut séduite par la fraîcheur et le beau coloris de la pomme (3). Atalante, s'arrêtant dans sa course pour ramasser les pommes que Hyppomène avait laissées tomber à dessein, se vit obligée de s'unir à lui. Illion, la superbe Illion, fut réduite en cendres à cause d'une pomme qui fut jetée par la discorde au milieu des trois déesses, pendant les noces de Thétis et de Pélée. Au jardin des Hespérides, les trois pommes d'or furent enlevées par Hercule, malgré la vigilance du dragon. Mahomet place une pomme à la droite du Tout-Puissant. En Perse, en Grèce, la pomme faisait, d'obligation, partie d'un repas de noces.
Dans les îles de l'Archipel, où les pommes sont rares, on les recherche, on en fait plus de cas que des oranges à Paris, et les jeunes filles grecques en font, le jour de la Saint-Jean, une espèce de ceinture qu'elles nomment Kledonia et qu'elles portent ce jour-là. Elles gravent leur nom sur ces pommes, les ornent de rubans et de fleurs, et les conservent soigneusement. Si les pommes se flétrissent promptement, c'est un présage funeste. La jeune fille, assez heureuse pour que ces fruits se conservent longtemps intacts, regarde cette circonstance comme l'annonce d'un mariage et d'une longue suite de jours prospères.
De quel pays le pommier est-il originaire ? Dirons-nous, avec les uns, qu'il a pris naissance en Catalogne ? avec d'autres, dans les Gaules ou bien en Asie ? ou bien enfin qu'étant né en Afrique, il est passé de là dans la Navarre et dans la Biscaye, d'où nous le rapportèrent les Dieppois, lors d'un voyage qu'ils firent dans ces contrées, on ne sait trop à quelle époque ? Admettre l'une de ces opinions, d'ailleurs respectable, comme une vérité historique incontestable, c'est, à notre sens, s'abuser. Le pommier, selon nous, eu égard à son utilité, aux services qu'il est appelé à rendre à l'homme, a dû paraître à la fois sur plusieurs points du globe. Cependant, presque tous les botanistes pensent que le pommier est indigène de la partie australe de l'Europe entière ; Théophraste et Pline étaient de cet avis.
Nous nous inclinons respectueusement devant l'opinion des maîtres de la science ; opinion, du reste, fondée jusqu'à un certain point, comme on peut le voir dans les écrits d'Homère, qui nous parle du pommier en Grèce ; de Palladius, de Columelle, de Virgile, qui nous le citent en Italie ; de Tertullien et de saint Augustin, qui le placent en Afrique, et de tant d'autres. Mais lorsque nous venons à considérer que la Normandie est aujourd'hui et a toujours été la seule région où le pommier a pris le développement que nous lui connaissons, nous sommes fondés aussi à admettre, ce qui n'est pas tout-à-fait inorthodoxe, que le pommier est indigène, en grande partie, de cette riche et belle contrée. On a pu trouver le pommier ailleurs, mais ce n'est qu'un petit nombre, et à l'état rachitique et étiolé, ne produisant que des fruits grêles et de mauvaise qualité. C'est donc à tort que l'Afrique revendique l'honneur d'avoir doté nos contrées du pommier. Il est impossible que le pommier, qui aime un sol un peu froid et un air humide, nous soit venu des contrées méridionales. Le pommier, chez nous, résiste à toutes les intempéries des saisons, aux nombreuses et subites variations de notre constitution atmosphérique, ce qui prouve, à nos yeux, d'une manière évidente, que le pommier n'est point français par la naturalisation, mais bien par son origine, et la Normandie, je le répéterai avec Bernardin de Saint-Pierre, est son séjour favori. «Il me paraît bien démontré, dit M. Girardin dans sa lettre à M. Gasparin, sur l'ancienneté du cidre en Normandie, que ce n'est ni aux Navarrais, ni aux Biscayens, ni aux Northmans qu'on est redevable de la culture du pommier en France, et de l'art de brasser les pommes». (Répertoire de l'Académie des sciences, vol. 18, page 1194).
«Le pommier se plaît partout, excepté dans les pays chauds ; mais il se plaît surtout dans les lieux tempérés, ou même humides, et qui ne sont pas trop froids. Il est rare dans le milieu de l'Italie et de la Provence à cause de la chaleur du climat : il est cultivé avec soin, et fort célèbre en Normandie, à cause de la boisson qu'on en fait en ce pays». (Geoffroy, Traité de matière médicale, vol. 7, page 372).
Rozier, dans son Cours d'agriculture, affirme la même chose quand il dit : «Le pommier se plaît dans les vallons, sur les hauteurs des pays tempérés et froids, jusqu'à un certain point ; il réussit très-mal dans les expositions chaudes et dans nos provinces méridionales».
«Lors de la quatrième irruption des hommes du Nord en Neustrie, dit encore M. Girardin, en 862, des titres font mention des allées de pommiers qui entouraient l'antique abbaye de Saint-Wandrille».
Aux XIIe et XIIIe siècles, le pommier se trouvait encore à l'état sauvage dans les forêts de Beaumont, d'Andelys et d'Evreux, et les fruits en étaient abandonnés aux usagers, qui pouvaient les cueillir à certaines époques déterminées.
De nos jours, on en rencontre encore à l'état sauvage dans les bois de la Bretagne, de la Normandie, et dans les forêts du centre de la France. Ouvrons les Chroniques des ducs normands, page 653, vol. 3, et page 335, vol. 2, nous verrons une longue pièce de vers du XIe siècle, du trouvère normand Benoit, dans laquelle il chante l'origine du pommier. Nous ne rapporterons point cette pièce de vers ; nous nous contenterons de reproduire textuellement le résumé de Francisque Michel :
«Un jour Richard étant allé à la chasse, il lui prend envie de voir voler ses faucons. Un héron s'étant enlevé dans les airs, il les lâche tous après lui, les uns après les autres ; bientôt le duc est seul, et, voyant venir la nuit, il craint de perdre ses oiseaux. Il se décide à rejoindre sa suite, dont il entend les cors retentir ; mais l'épaisseur de la forêt, jointe à l'obscurité de la nuit, l'empêche de retrouver son chemin. A force de marcher, il arrive dans une petite pièce de verdure, au milieu de laquelle se trouvait un pommier chargé de feuilles et de fruits ; ce qui l'étonne d'autant plus, que la récolte était faite depuis longtemps. Le duc mange des pommes avec un vif plaisir, et fait une remarque au pommier ; puis il se remet en route. A l'issue de la forêt, il retrouve son monde. De retour à son palais, il leur raconte la trouvaille qu'il a faite, et leur en montre un échantillon. Ses courtisans expriment leur admiration à la vue des pommes, et déclarent n'en avoir jamais vu de si belles. Ils demandent à Richard de leur indiquer l'arbre qui les a produites ; mais, quelques recherches qu'on fasse, il ne put être retrouvé. Le duc fait alors planter dans ses jardins les pépins des pommes qu'il avait apportées. Ils produisirentt une espèce de pommier qu'on appela depuis le pommier de Richard».
D'après cela, nous voyons qu'à l'époque du XIe siècle et même bien avant, le pommier se trouvait à l'état sauvage, dans les forêts de la Normandie, et qu'on récoltait les pommes, dont on faisait, à n'en pas douter, à quelque chose près, le même usage qu'aujourd'hui. Si cette histoire du pommier de Richard ne suffisait pas pour le prouver, ouvrons encore le savant ouvrage de M. Léopold Delisle, à la page 477, et nous verrons Enjuger de Bohon donner aux moines de Marmoutier la dîme de ses pommes de verger et de bois. - En 1183, Robert, comte de Meulan, permit à ceux de Jumièges de cueillir dans la forêt de Brotone des pommes pour leur boisson et celle de leurs serviteurs.
En voilà bien plus qu'il ne faut pour prouver que, dès les temps les plus anciens, le pommier a existé chez nous à l'état sauvage, que depuis fort longtemps on l'y cultive, et que l'Afrique, pas plus que l'Espagne ou d'autres contrées n'ont le droit de revendiquer l'honneur de nous avoir enrichis de cet arbre. Mais Rozier, dans son Cours d'agriculture, volume 8, à la page 215, nous fait une objection dont s'arment contre nous aussi ceux qui, comme lui, prétendent que le pommier n'est pas français d'origine. Le mot espagnol cidra, dit-il, se rapporte parfaitement à notre mot cidre. Les pommiers de la Navarre n'ont pas besoin d'être greffés pour donner de bon cidre ; au contraire, ceux de la Normandie ont besoin de l'être : sans cela ils donnent un cidre détestable. Enfin, il y a certaines espèces de pommes qui portent le nom de pomme de Biscait.
Voici ce que nous répondrons : d'abord, notre mot cidre, comme nous allons le voir plus loin, ne peut venir de cidra, puisqu'autrefois on écrivait sidre. Quant aux pommiers de la Navarre qu'on ne greffe pas, et qui pour cela n'en donnent pas moins d'excellent cidre, je ne sais pas jusqu'à quel point cela est vrai. Parmi tous les auteurs, et il y en a un assez grand nombre qui ont écrit sur le pommier ou sur le cidre, Rozier est le seul qui fasse mention de cette particularité. Du reste, rien encore là qui soit bien étrange : nous avons une foule de pommiers dans notre Normandie, qui produisent d'excellentes pommes à cidre, et qui jamais n'ont été greffés. Le pommier que Richard rencontra dans sa partie de chasse, au milieu de la forêt, était un pommier sauvage, et qui conséquemment n'avait pas été greffé ; cependant Richard mangea des pommes avec un vif plaisir ; et les moines de Marmoutier, et les moines de Jumièges, qui avaient la dîme des pommes de bois, les trouvaient assez bonnes pour faire leur boisson ! Et je tiens pour certain qu'elles étaient excellentes, puisque la boisson qu'on en retirait n'était pas dédaignée des moines qui, en pareille matière, pouvaient passer pour connaisseurs.
Pour les pommes de Biscait, je ne les connais pas ; s'il y en a, rien d'étonnant encore : pour changer, pour varier nos espèces, nous avons pu faire venir des greffes de la Biscaye. Un voyageur, par simple curiosité, par fantaisie, a pu en rapporter de cette contrée : rien d'étrange à cela. Mais dire que c'est le pommier lui-même qui nous est venu de ce pays, c'est dire, parce que nous voyons des pêches, des abricots en Normandie, qu'ils sont indigènes de cette contrée (4). M. de Brebisson, savant naturaliste de Falaise, dans son catalogue des pommiers, ne parle pas du pommier de Biscait. (Voir le catalogue le plus complet que nous ayons dans l'espèce, dans l'Annuaire de la Normandie, année 1841, page 103).
Castel, dans son poème des plantes, n'a pas oublié le pommier dans le chant de l 'automne, et peint le départ des oiseaux :
Marboeuf, s'adressant au cidre, dit :
De quel pays l'art de la fabrication du cidre est-il originaire ? La réponse à cette question se trouve dans les documents que nous allons exposer.
Il est probable que, dès la plus haute antiquité, on a su tirer parti de la pomme comme aliment ; qu'un peu plus tard on aura employé son jus comme boisson, et que là où le pommier a été indigène, là aussi l'art de la fabrication du cidre a pris naissance ; sans doute, le mode de préparation du cidre n'était pas celui de nos jours. Mais peu nous importe, ce que nous voulons établir, c'est que le cidre est connu depuis fort longtemps.
Autrefois, le mode de préparation du poiré et du pommé différait bien moins qu'on ne serait tenté de le croire, du mode usité de nos jours. Palladius, qui vivait, selon l'opinion la plus répandue, vers le Ve siècle, dans son traité De re rustica, lib. 3, cap. 25, page 170, dit :
Plus loin, nous allons voir que c'est ainsi qu'on procédait pour la fabrication du vin de pommes, notre cidre.
Un grand nombre d'écrivains, après saint Jérôme, ont rapporté que le cidre ou pommé était connu des Hébreux, et ils adoptent l'étymologie de sicera, venant du mot hébreux sichar ou sacar. M. Louis Dubois ne partage pas cette opinion : il prétend que le mot cidre vient du mot espagnol cidra. Ce qui nous ferait incliner pour l'étymologie de sicera, c'est qu'en Normandie, autrefois, on écrivait sidre, et qu'en même temps le mot sicera signifiait toute boisson fermentée qui n'était pas du vin. Sicera : omnis potio apud Hebraeos qui inebriare potest. (Dict. de R. Etienne). M. Girardin est parfaitement de cette opinion. (Voir Répertoire de l'Académie des sciences, vol. 18, page 1194).
Quoi qu'il en soit de l'étymologie du mot cidre, ouvrons d'abord les auteurs anciens, et nous allons avoir de nouveau la certitude que le pommier était connu de nos pères, et que la liqueur provenant de la pomme fournissait un vin en usage à l'époque. Dans ces temps, presque toutes les boissons dont on se servait portaient le nom générique de vin ; ainsi, notre cidre, c'était le vin de pommes. C'est ce que nous apprend Palladius, quand, dans son ouvrage De re rustica, lib. 3, cap. 25, page 174, il dit : «Vinum et acetum fit ex malis sicut ex piris antè proecepi. Avec un texte aussi clair, il n'est pas permis de douter que les anciens, à cette époque, retiraient une certaine liqueur des pommes ; c'était notre cidre.
L'époque précise à laquelle l'art de la fabrication du cidre fut connue en Normandie, nous échappe en se perdant dans la nuit des temps. Huet, dans ses Origines de Caen, page 144, dit : «L'usage du cidre, pour le dire en passant, est plus ancien en France qu'on ne s'imagine. Sous les enfants de Constantin, on accusait les Gaulois d'aimer le vin et diverses liqueurs qui ressemblaient au vin, comme nous l'apprend Ammien Marcellin».
Dans la collection des Capitulaires de Charlemagne par Baluze, on voit que, parmi les métiers ordinaires, était celui de ciceratores : ce qu'on entend par ceux qui font de la bière, du poiré, du pommé ou toute autre liqueur bonne à boire.
M. Odollant-Desnos, s'appuyant, dans son ouvrage, sur ce que sainte Radegonde, reine de France, buvait journellement du poiré, fait remonter l'origine du cidre en France à 587.
Julien Lepaulmier, célèbre médecin, né dans le Cotentin, en 1520, prétend que le cidre a été connu de tout temps dans nos contrées.
Mais écoutons Olivier de Serres, dans son Théâtre de l'Agriculture, volume 1er, page 305, chapitre 15 : «L'invention du cidre, dit-il, a premièrement paru en Corstentin, partie de la Basse-Normandie, ainsi qu'on le recognoist par plusieurs tiltres antiques des divers seigneurs de fief, dont les terres ont été données aux habitants, sous les charges, entr'autres, de cueillir les pommes et faire les sidres».
Selon un certain président de la barre, élu à Mortain, la découverte du cidre se serait faite d'une manière assez curieuse ; il rapporte dans son Formulaire : «Qu'un Normand ayant battu une pomme contre son coude, et trouvant qu'elle donnait du jus, se print à la sucer, et que de là il commença à former son idée pour extraire le sidre ; encore les autres nations abondantes en vin, pour plaisir représentent la contenance du Normand battant une pomme au coude, ce qui ne doit prendre à reproche, mais à galantise et gentille invention».
D'après ces autorités, et d'après ce que nous avons dit du pommier, il ressort clairement pour nous que l'art de la fabrication du cidre est, comme le pommier, normand d'origine, et non par la naturalisation ; seulement ce n'est guère qu'à partir du XIVe siècle que l'usage du cidre est devenu si commun chez nous ; avant cette époque, la boisson ordinaire des Normands était la bière : «Il nous semble incontestable, dit M. Léopold Delisle, dans l'ouvrage déjà cité, que la bière était, au XIe siècle, la boisson ordinaire des Normands. Nous en avons pour garant la pièce de vers que Baudry de Bourgueil adresse à Guillaume de Lisieux».
Huet, cité plus haut, dans ses Origines de Caen, page 143, dit que la Grande-Rue s'appelait rue de la Cervoisière, à cause des brasseries de bière qui s'y trouvaient ; c'était alors la boisson ordinaire à Caen. Cette boisson était aussi celle prescrite par les règles des frères du sac qui s'établirent à Caen dans le XIIIe siècle.
C'est donc à partir du XIVe siècle que le cidre est devenu la boisson commune en Normandie, et c'est à cette époque aussi que le commerce des cidres est devenu une source de bien-être, et plus tard de richesse pour l'industrie agricole de la Normandie, aujourd'hui la Bourgogne et la Champagne du cidre, dont le revenu est considérable pour toute la France.
La quantité de cidre qui se fabrique annuellement en France est de 8,000,000 hect., représentant une valeur de 63,000,000 fr. ; sur cette quantité, les cinq départements de la Normandie fournissent à eux seuls environ 5,000,000 hect., représentant une valeur de 39,400,000 fr. Le département le plus riche en cidre est celui de la Seine-Inférieure, qui produit chaque année 1,622,000 hect., représentant une valeur de 12,781,360 fr. Le département le plus pauvre en cidre est celui de la Moselle. Le cidre de Lotif, dans l'arrondissement d'Avranches, a la réputation d'être le meilleur ; après lui on cite ceux du Bessin, de la Manche, de la commune de Montigny près Rouen, et de Guernesey.
Le cidre a eu aussi ses bardes : au VIIIe siècle, il fut célébré en vers latins par le moine Tortain et Guillaume le Breton ; en 1602, Echlin le chanta ; en 1712, Ybert et Duhamel lui payèrent leur tribut ; en 1706, le poète anglais Philips lui consacra ses chants ; enfin de Marboeuf, vers 1770, et Castel, de Vire, vers 1800, rimèrent quelques strophes en son honneur.
La Normandie produit annuellement 5,000,000 hect. de cidre, représentant une valeur de 39,400,000 fr., ainsi répartis :
Seine-Inférieure | 1,622,000 hect. | 12,781,360 fr. |
Calvados | 911,000 | 7,188,680 |
Orne | 858,000 | 6,741,040 |
Manche | 854,000 | 6,739,520 |
Eure | 755,000 | 5,949,400 |
La culture du pommier prenant de l'extension de jour en jour en Normandie, et devenant une source féconde de richesses, il était naturel que les deux académies de cette province s'occupassent de tout ce qui est relatif à cet arbre et à la fabrication des cidres. Aussi, dans le siècle dernier, plusieurs questions sur ce sujet ont été agitées au sein des deux académies de Caen et de Rouen ; dans celle de Caen, surtout, plusieurs Mémoires ont été publiés. Dans ces derniers temps, nous avons vu avec peine un intendant de Caen, animé d'ailleurs de bonnes intentions, qui, partageant un fâcheux préjugé contre le cidre, essaya de détourner en Normandie les cultivateurs de planter des pommiers dans leurs terres à grain. Aujourd'hui, dans toute la Normandie, heureusement, il est peu de personnes, s'il y en a, quii partagent l'opinion de M. de Fontette. C'est maintenant une vérité reconnue, une vérité d'expérience que, dans nos pâturages, dans nos terres de labour, nous pouvons planter des pommiers sans nuire à nos récoltes. Toutefois, ces plantations, pour qu'elles ne soient pas nuisibles, doivent être faites d'après certaines règles qu'il est bon d'observer ; de même que la culture de l'arbre, une fois planté, exige des soins que n'omet jamais l'agronome intelligent. Ces soins de culture, en même temps qu'ils font du bien à l'arbre, qu'ils le font produire des récoltes abondantes, l'empêchent de porter préjudice à ce qui l'environne.
Un grand tort qu'ont en général nos malicoles normands, c'est de planter leurs pommiers trop serrés. Il résulte de ce mode de plantation que les pommiers se nuisent réciproquement, tout en portant un préjudice considérable à tout ce qui croît sous leur ombrage. C'est donc là encore une fausse économie ; car si on laissait un espace suffisant entre les arbres, pouvant se développer facilement, ils porteraient de plus beaux fruits et en plus grande quantité, et les pâturages ou les récoltes de nos champs recevraient assez d'air et de soleil pour être abondants et de bonne qualité.
Malheureusement, dans notre Normandie, nous avons souvent constaté, avec peine, que la culture du pommier est arriérée, est négligée. On regarde que cet arbre, une fois sorti de la pépinière, doit produire sans aucune espèce de culture. On plante un pommier, on en recueille chaque année les fruits, encore sans précaution ; mais quant aux soins, il n'en reçoit pas plus que l'arbre de nos futaies, et encore les arbres de nos futaies sont-ils dirigés d'une certaine façon, sont-ils taillés, sont-ils émondés ; tandis que d'après une déplorable routine, de laquelle on n'a pas encore pu faire sortir un grand nombre de nos malicoles normands, on laisse le pommier se charger de branches inutiles, de plantes parasites qui nuisent considérablement à la conservation du sujet, à la production et à la qualité du fruit.
Ecoutons comment un auteur anglais, M. Marshall, qui a écrit un travail très-curieux sur les vergers et les cidres, s'exprime au sujet de la négligence avec laquelle on cultive le pommier : «Quant aux arbres, on a le tort de ne plus les soigner du moment où les bestiaux ne peuvent plus les renverser. On voit leur tronc chargé de mousse, leurs rameaux qui pendent à terre, et leur sommet chargé ou de touffes de gui, ou de bois inutile, que ne peuvent percer les rayons du soleil. Négligence honteuse et fausse économie ; tous les ans, les propriétaires perdent bien au-delà de ce qui leur en coûterait pour mieux tenir leurs arbres».
Espérons qu'avec le temps, qui peut seul faire disparaître l'esprit de routine et de préjugé si tenace, surtout parmi les classes agricoles de nos populations, et avec le zèle et les efforts intelligents de nos sociétés d'agriculture, qui portent toujours leur attention là où il y a un abus à réformer, une amélioration à tenter ; espérons, dis-je, que bientôt on cultivera convenablement le pommier en Normandie.
Les principaux ennemis du pommier, sont : le chancre, les mousses, le ver blanc, que l'on connaît sous le nom de man et qui n'est que la larve du hanneton (ce ver attaque les racines et fait périr l'arbre, sans qu'on se doute de la cause du mal) ; la surcharge du bois, le gui, la gelée, les vents, les insectes, l'excès de la production, l'âge, etc. De ces maux, il y en a qui sont au-dessus de la prudence humaine, mais il y en a aussi auxquels on peut remédier parfaitement ; tels sont : la surcharge du bois, le gui, la mousse, les chancres, les chenilles, etc.
La surcharge de bois empêche la libre circulation de l'air ; elle empêche les rayons du soleil de pénétrer, pour les vivifier, dans toutes les parties du végétal. Mais le plus grand inconvénient des branches inutiles, c'est d'épuiser l'arbre, en détournant, à leur profit, les sucs destinés à le nourrir ; un autre inconvénient, c'est la prise qu'elles offrent aux vents. Mais c'est en vain que nous nous récrions contre les branches inutiles ; nos malicoles ne peuvent entendre raison sur ce chapitre. Quand ils voient leurs pommiers bien garnis de branches vigoureuses, ils ne peuvent se résoudre à en sacrifier quelques-unes pour redoubler la vigueur et le produit des autres ; le pommier est pour eux une espèce d'arbre sacré : c'est encore le dieu dont on ne pouvait approcher qu'avec des serpes d'or !
Le gui est une peste végétale qui nuit considérablement à nos pommiers, et ce n'est que quand ils en sont couverts, qu'on songe à en détruire quelques plantes. Le gui offre deux inconvénients très-grands : le gui croît et se développe au préjudice de l'arbre sur lequel il naît ; ensuite, il garnit de telle sorte le milieu du végétal, que l'air et le soleil n'y peuvent pénétrer : et qui ne sait que l'air et le soleil sont les deux plus puissants auxiliaires de la végétation ! Sans eux, toute plante languit, s'étiole et meurt, et tout cela en peu de temps.
La mousse, cette vermine végétale, comme l'appelle M. Marshall, voilà encore une plante parasite qui se nourrit aux dépens de nos pommiers, et dont l'inconvénient est d'empêcher la respiration végétale de s'effectuer. Dans le comté de Kent, on reconnaît si bien tout le préjudice que la mousse occasionne aux arbres, qu'il y a des hommes qui font métier d'enlever les mousses, à tant par arbre ou tant par verger. Quant aux chancres, on ne saurait prendre trop de précaution pour les éviter, car ils appauvrissent et ruinent un arbre en peu de temps. Un laboureur du Lieuvain fit part à la Société d'agriculture de Rouen, le 27juillet 1761, d'un procédé que je crois excellent pour éviter les chancres, les rejetons qui poussent au pied des arbres et les pousses sauvages. Il faut pour cela, autant que possible, étudier, dès la pépinière, le tempérament des sujets et leur adapter une greffe analogue, c'est-à-dire, si la sève est hâtive, choisir une greffe hâtive ; si elle est tardive, une greffe tardive. Par ce moyen, on prévient les bourrelets ou engorgements qui se forment au collet et qui donnent presque toujours naissance à des gourmands, à des pousses sauvages, et se terminent souvent par des chancres.
Lorsque les deux sèves sont analogues, c'est-à-dire toutes deux hâtives ou toutes deux tardives, leur marche est uniforme, leur circulation s'établit parfaitement et du même pas ; elles n'éprouvent point, dans certaines parties du végétal, de ces retards qui, en détruisent la régularité de leur marche, sont la cause de la formation de ces bosses, de ces noeuds qu'on remarque souvent le long du tronc des arbres, et qui, plus tard, deviennent le siège des chancres.
Enfin, parmi les ennemis végétaux qui attaquent le pommier, il en est un qui leur fait plus de tort qu'on ne pense généralement : c'est l'écorce sèche et raboteuse dont se couvre assez souvent le tronc des pommiers. Cette écorce, outre l'inconvénient qu'elle a d'empêcher la respiration végétale de se faire, a encore celui d'offrir une retraite, un abri à une foule d'insectes qui ne font que détruire les tissus végétaux ; c'est à nos malicoles à enlever avec soin cette écorce nuisible.
Parmi les principaux ennemis animaux qui attaquent le pommier, nous citerons le man, les chenilles et le puceron lanigère.
Le man, dont nous venons de dire un mot, est un ennemi difficile à combattre, parce que c'est aux racines de l'arbre qu'il s'attaque, et que souvent on ne soupçonne pas son existence. Aussi, chaque fois que vous verrez un pommier languir et dépérir, sans cause connue, hâtez-vous de remuer la terre au pied, et c'est là que vous trouverez la cause cachée du mal, le man.
Les chenilles sont encore un fléau très-désastreux pour le pommier. Dans le Journal économique d'octobre 1766, page 452, il est dit que le moyen de détruire les chenilles n'est pas l'échenillage en hiver, ni l'application de l'huile, de l'eau savonneuse, ni l'emploi des vapeurs de soufre et de la paille brûlée ; mais d'écoconer au mois de juin, entre la Saint-Jean et la Saint-Pierre. Tel est le procédé qu'on suivit en 1761, année fatale aux pommiers.
On observe que les chenilles forment des amas de leurs coques et les fixent de préférence sous les grosses branches, où elles les disposent avec art ; ou enlève cet assemblage de coques et on les dépose dans des paniers pour les brûler.
Le puceron lanigère cause aussi de grands ravages dans nos vergers. Pour s'en débarrasser, M. Dubreuil conseille de passer au-dessous des branches une torche enflammée. M. de Chambray conseille l'emploi d'une dissolution de savon sur les parties de l'arbre attaquées par le puceron lanigère. Enfin, M. Montaigu, de Lisieux, dans une lettre adressée à la Société d'agriculture de Caen, indique, pour préserver les pépinières du puceron lanigère, de semer des haricots ou des fèves de marais entre les pommiers. Ce moyen a parfaitement réussi dans les pépinières de M. Hue, à Beuvillers, près Lisieux.
Il y a encore un très-grand nombre d'insectes qui attaquent le pommier et contre lesquels nous invitons nos malicoles à se tenir en garde (7).
Averrhoës, Hippocrate, Hoffman, Galien et l'école de Salerne regardaient les pommes comme nuisibles. La science, tout en respectant ces opinions, n'a pu les admettre, lorsque, ses données devenant plus claires, plus précises, elle a reconnu par l'expérience l'erreur des doctes des temps anciens, relativement aux propriétés hygiéniques de la pomme et du cidre Julien Lepaulmier, célèbre médecin, né dans le Cotentin en 1520, et qui se guérit, par l'usage du cidre, de l'hypocondrie et des palpitations de coeur dont il était atteint ; Julien Lepaulmier, disons nous, prétend que le cidre est très-sain ; il le vante pour donner du lait aux nourrices et pour tempérer les vices du sang. Selon lui, le petit cidre est préférable : Longoevi sunt, dit-il, qui pomaceo utuntur modo temperanter vivant.
Lémery, dans son Traité des Aliments, préfère le cidre au vin. Deux médecins, MM. J.-B. Dubois, en 1425, et Poissonnier, en 1745, ont soutenu une thèse sur l'usage avantageux du cidre. Hall, auteur anglais, dit que le cidre est une boisson bienfaisante, nourrissante, rafraîchissante ; il ajoute que l'ivresse causée par le cidre est moins à craindre que celle causée par le vin : «Un homme, dit-il, pourrait fort bien s'enivrer deux fois par jour de cette liqueur sans altérer sa santé, parce que cette liqueur est éminemment diurétique».
Geoffroy, dans son Traité des Végétaux, dit : «Le cidre, quand il est clarifié, ne porte pas à la tête ; il n'échauffe pas les viscères ; il passe pour être fort utile aux convalescents, aux phthisiques». Le même auteur regarde que les pommes donnent une nourriture très-salutaires.
Floyer et Baynard, deux médecins anglais, regardent le cidre de bonne qualité comme un spécifique contre l'asthme, contre les maladies du poumon, et principalement contre le scorbut. Selon de Chambray, le cidre est sain : on le digère bien quand il y a un peu d'eau ; quand il est sans eau, il nourrit trop, il gonfle. Il appelle le petit cidre la tisane des Normands. De nos jours, la pomme passe pour un aliment peu substantiel, il est vrai, mais salutaire ; et le cidre est regardé comme une boisson saine, surtout pour les personnes accoutumées à en faire usage. Pour nous, nous croyons fermement aussi que la pomme, comme aliment, et le cidre comme boisson, ne peuvent produire que de bons effets sur les facultés physiques de l'homme. Nous croyons que la pomme, surtout lorsqu'elle est cuite, et le petit cidre possèdent des propriétés hygiéniques incontestables. Quant à leurs propriétés médicales, elles sont plus douteuses. Ainsi, je ne serais pas tout-à-fait de l'avis de MM. Floyer et Baynard, qui regardent le cidre comme un spécifique contre l'asthme, contre les maladies des poumons, et principalement le scorbut. Je doute fort qu'un asthmatique, qu'un phtisique ou qu'un scorbutique se guérit par l'usage du cidre. Quant aux effets du cidre sur les facultés morales et intellectuelles de l'homme, ils ne sont pas bien constatés, la question n'ayant pas été étudiée. M. Louis Dubois a prétendu cependant que c'est le cidre «qui inspira Jean Marot, Malherbe, les deux Corneille, le Poussin et tant d'autres hommes illustres, dont l'imagination brillante ne fut certainement pas inférieure à celle des hommes du Midi». Je loue l'intention bienveillante de M. L. Dubois pour notre cidre de Normandie ; mais il ne m'est pas bien démontré que les hommes illustres dont il parle n'eussent pas été des génies, si, au lieu de boire du cidre, ils eussent bu du vin ou une autre boisson quelconque. Il y aurait à faire là-dessus un genre d'étude tout nouveau et fort intéressant.
(1) Dans l'ancien langage, on appelait pommé la boisson faite avec le jus de la pomme, comme nous appelons encore celui de la poire poiré. Il est fâcheux qu'on ait remplacé l'ancienne dénomination par celle de cidre. Dans le département de l'Orne, aux environs de Mortagne et dans quelques localités du département de l'Eure, on dit encore du pommé.
(2) Les manches de couteau dont il s'agit ici sont des coquillages bivalves et alongés en forme de couteau. On en trouve en grande quantité sur les rivages de la Normandie, où ils s'enfouissent dans le sable. C'est le solen vagina de Linné.
(3) Les auteurs s'accordent à admettre que la pomme qui séduisit Eve était la malum aureum, la pomme d'or, l'orange.
Chez les anciens, le mot pomum avait beaucoup plus d'extension que le mot pomme chez nous, où il ne désigne que les fruits d'un seul genre. Pomum
s'employait pour exprimer tous les fruits, principalement ceux dans
lesquels la partie pulpeuse est très-abondante. La signification du mot
malum était plus restreinte : elle s'appliquait à la pomme proprement dite, et à quelques autres fruits, mais en assez petit nombre.
(4) Le pêcher est indigène de la Perse et l'abricotier nous vient de l'Arménie.
(5) Castel fait ici allusion aux vers d'un poète qui, en vantant le vin de Champagne, s'avisa de traiter le cidre avec mépris.
(6) Le grand Corneille, qui naquit à Rouen en 1606.
(7) Voir dans Olivier de Serres, vol. 1er, page 461, la nomenclature de tous ces insectes.