REGNOUF
DE VAINS, Marc Valentin
(1778-1843) : Mémoire
sur l'amélioration de la race chevaline. Coup-d'œil rapide sur
l'origine
et les progrès de l'amélioration de la race chevaline dans
l'arrondissement d'Avranches (1840)
Saisie du texte : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (30.I.2016) [Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros] obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : Norm 850) de l'Annuaire des Cinq Départements de l'Ancienne Normandie, 6e année, 1840, publié à Caen par l'Association Normande chez A. Le Roy. MÉMOIRE DE M. REGNOUF DE VAINS SUR L'AMELIORATION DE LA RACE CHEVALINE. Coup-d'œil rapide sur l'origine et les progrès de l'amélioration de la race chevaline dans l'arrondissement d'Avranches. ~ * ~
Il serait, je crois, difficile d'établir d'une manière satisfaisante quelle était avant la révolution, c'est-à-dire 1789, la race des chevaux qu'on élevait dans la partie de l'arrondissement d'Avranches, connue sous le nom de Pays Avranchin. Cette recherche serait d'ailleurs inutile pour l'amélioration actuelle de l'espèce, et peu intéressante même pour ceux qui aiment à connaître le passé, seulement pour le comparer au présent. Ainsi ce petit travail ne remontera pas au-delà de l'époque que je viens d'indiquer, et je ne parlerai que de ce que j'aurai vu. Car ce n'est pas l'histoire des chevaux du pays que j'entreprends, c'est simplement un coup-d ‘œil rapide, reporté sur mes souvenirs et sur les observations que j'ai faites depuis mon enfance, où j'aimais déjà ce bel animal, pour ainsi dire avec passion. Mais avant tout occupons-nous d'exposer brièvement la position où se trouvait alors cette branche d'économie rurale. Et d'abord, il est constant qu'avant la révolution de 89, les laboureurs et les fermiers ne se servaient point de juments pour leurs travaux agricoles, mais seulement de chevaux entiers, qu'ils achetaient la plupart du temps de maquignons, qui allaient surtout en Bretagne s'approvisionner d'assez mauvais poulains, qu'ils revendaient fort cher, pour l'époque, aux cultivateurs de ces environs. Et s'il se trouvait quelques juments dans un canton, elles appartenaient habituellement aux seigneurs du lieu, ou à quelques gens riches, qui ne les employaient point à la reproduction, mais qui s'en servaient pour monture, afin de pouvoir accéder à la ville, ou visiter leurs voisins, non toutefois sans quelque danger ; car, à cette époque, les chevaux entiers étaient tellement répandus dans les campagnes, qu'on ne pouvait les parcourir sur des juments, sans courir le risque d'être poursuivi par des chevaux échappés, qui causaient souvent de graves accidents. On peut donc dire avec assurance que dans cette contrée la reproduction y était nulle, ou seulement le produit de quelques accouplements que le hasard procurait dans les pâturages. Tous les hommes de mon âge savent, comme moi, qu'il y a cinquante ans et même seulement quarante, il était impossible de se procurer, aux environs d'Avranches, un cheval de selle, de cabriolet ou de carrosse. Tel était l'état où se trouvait, dans ce pays, la situation des chevaux, peu avant le commencement de notre première révolution. Et certes, ce n'était pas sous les différents régimes qui se succédèrent pendant plusieurs années, qu'on put songer à l'amélioration et à la reproduction de cette industrie rurale. Cependant il est à remarquer que de l'excès du mal il peut parfois sortir des innovations dont les résultats, par la suite, sont profitables au pays : c'est ce qui arriva. La France, en 1793, en guerre avec toute l'Europe, en proie aux commotions civiles les plus meurtrières, soumise à des lois d'une rigueur inouïe jusqu'alors, fut accablée de réquisitions de toute nature. Et comme on levait en masse les hommes de 18 à 25 ans, il ne paraîtra pas surprenant qu'on prît sans difficulté pour la cavalerie (là où on les trouvait) tous les chevaux dont elle avait besoin. Et quant à leur valeur, lorsqu'on voulait bien les payer, ce n'était qu'au maximum, et avec des assignats qui n'étaient plus que des chiffons. Quoi qu'il en soit, ceux de nos agriculteurs qui furent de cette manière dépossédés de leurs chevaux, les remplacèrent, comme ils purent, par des pouliches ou jeunes juments que les anciens marchands, je le répète, se procurèrent encore en Bretagne, et leur revendirent au lieu de poulains entiers, comme avant cette époque. Et pour empêcher qu'on ne les mît elles-mêmes en réquisition, les acheteurs s'empressèrent de les faire emplir, pour les rendre incapables d'être levées pour les armées. Telle est, je pense, l'origine de l'introduction des juments dans l'arrondissement. Mais, sans m'arrêter pour le moment sur ces moyens de reproduction, je m'empresse d'exprimer que ce fut avec les premières années du XIXe siècle, et sous l'influence du puissant génie de Napoléon, que l'on doit faire remonter l'époque précise où l'on commença, je n'ose dire, à s'occuper de l'éducation du cheval, mais du moins de sa reproduction d'une manière régulière. Je vais maintenant suivre la marche de cette nouvelle industrie, en faisant connaître les différentes vicissitudes qu'elle a éprouvées jusqu'en 1819, où elle reçut une impulsion plus active, parce qu'alors le Gouvernement lui accorda des secours. Dans cette circonstance, je n'omettrai point de rendre un public hommage aux soins et aux lumières de M. le marquis de Canisy, auquel on doit presque tous les succès qui ont été la suite de l'exemple qu'il donnait aux classes riches, en s'occupant lui-même de l'éducation des chevaux. Je dirai également qu'en amateur éclairé, et jaloux d'opérer le bien dans son pays, il favorisa puissamment l'élève des chevaux, en accordant généreusement les superbes étalons arabes qu'il obtenait du Gouvernement à tous ceux qui lui présentaient des juments qui pouvaient faire espérer des productions passables. Pour plus de précision, je vais, en invoquant mes souvenirs, donner les noms des premiers étalons qu'il fit venir dans cet arrondissement. Ce fut, je crois, vers 1804, que le Familier, cheval normand, étalon du haras du Pin, fut accordé à M. de Canisy. Successivement, et chaque année, il obtint des étalons plus précieux des haras de l'Empereur. Ainsi nous vîmes au château de la Paluelle, Pacha, Gallipoli, Carthaginois, Néron et Tamerlan, tous chevaux du plus grand prix et des premières races connues. Peu à peu, quelques autres propriétaires marchèrent sur ses traces, soit en élevant précieusement les productions qu'ils avaient obtenues de ces beaux étalons, comme M. le comte de Carbonnel à Marcey, soit en introduisant eux-mêmes dans cet arrondissement des étalons du haras de Saint-Lô, immédiatement après son établissement. Ainsi plusieurs propriétaires obtinrent en station chez eux des chevaux de ce dépôt ; et, à différentes époques, il en fut placé à Lillemanière, chez M. Bunel ; à Saint-Séniers-sous-Avranches, chez M. d'Anjou ; à Vains, chez M. Regnouf ; à Beauvoir, chez M. Galland ; et définitivement à Ponts-sous-Avranches, où la station des étalons est depuis constamment restée. Dire le nom et les races de tous ces étalons me serait impossible sans consulter les registres du dépôt de St-Lo ; mais d'ailleurs cette nomenclature serait peu utile. Je me hâte donc d'exprimer qu'il est facile de concevoir par ce qui précède que le hasard et l'ignorance contribuèrent à mêler des races qui auraient dû rester distinctes et séparées. Et si l'on remarque, en outre, que depuis que le dépôt d'étalons établi à Saint-Lô a placé dans les diverses stations de cet arrondissement des chevaux de toutes figures et de toutes races ; que quelques propriétaires se sont également procuré des étalons sans choix , et sans autre but déterminé que celui de la reproduction et du produit de leur monte, on doit naturellement penser qu'il est résulté de la réunion de toutes ces causes que nous n'avons point de races proprement dites , mais qu'il s'y trouve de nombreuses variétés, dont il est toujours difficile et souvent impossible d'apprécier les premiers types. Avant d'entrer dans d'autres détails, je crois devoir faire remarquer, en récapitulant ce que je viens de dire, que ce fut vers 1800 que la reproduction commença d'une manière sensible et régulière à se manifester ; qu'elle fit des progrès rapides (quant au nombre de poulains obtenus) jusque vers 1809 ou 1810, époque où l'amélioration resta stationnaire pendant quelques années, par l'intérêt mal entendu de ceux qui avaient obtenu des productions, soit des étalons de M. de Canisy, soit des étalons du dépôt de Saint-Lô, et de quelques autres chevaux répandus dans le pays. En effet, de 1809 à 1815, des guerres gigantesques et sans cesse renaissantes nécessitèrent de nombreuses remontes de cavalerie. Elles furent donc ordonnées ; et tous les chevaux et juments passables, dans l'âge de servir, devinrent hors de prix pendant cette période, et surtout à la formation des gardes d'honneur. Alors nos propriétaires, tentés par l'appât d'un gain éphémère, vendirent pour les remontes le peu d'élèves obtenus, comme je viens de l'indiquer. Mais si, pour un moment, nos bourses y gagnèrent, cet arrondissement fut appauvri pour de longues années : car, je le dis ici avec conviction, notre pays se ressent encore de la perte qu'il fit par la vente de quelques juments qui auraient été d'excellentes poulinières. Ainsi on peut faire en passant ce rapprochement, que les guerres du commencement de la révolution introduisirent dans ce pays l'usage des juments, en prenant et payant très-mal les chevaux entiers dont on se servait alors, et que les guerres de la fin de l'Empire retardèrent l'amélioration de l'espèce, en achetant et payant trop cher les chevaux et juments dont l'Empereur avait doté le pays par ses beaux étalons. Il y eut donc, je le répète, stagnation complète dans l'amélioration, surtout dans les trois dernières années de cette période, où les désastres de Russie et l'invasion étrangère paralysèrent tout jusqu'en 1819, où la branche d'agriculture dont je m'occupe prit une nouvelle impulsion, pour la conserver toujours croissante jusqu'à cette époque. Par ce qui précède, je crois avoir indiqué avec exactitude les causes générales qui ont contribué à introduire dans cet arrondissement la reproduction des chevaux ; les causes qui ont concouru à leur amélioration ou à en retarder les progrès. Il me reste maintenant à faire connaître quelle y a été la position de l'élève du cheval jusqu'à ce moment. Depuis 1816 l'amélioration fut lente, mais cependant progressive jusqu'en 1819, où l'administration des haras fournit des fonds pour donner des primes aux propriétaires des meilleures poulinières de la partie méridionale du département de la Manche, qui se composait des arrondissements d'Avranches et de Mortain tout entiers, et de partie de ceux de Coutances et de Saint-Lô. Cette circonscription, trop étendue, exista cependant jusqu'en 1829, où le préfet, après de nombreuses réclamations, prit un arrêté pour qu'il fût établi dans chaque arrondissement de sous-préfecture un concours public, auquel seraient seules admises des poulinières de l'arrondissement. Cette décision, long-temps sollicitée, donna une nouvelle impulsion aux éleveurs de ce pays, qui déjà, par les primes que le Gouvernement leur accordait, avaient compris tout l'avantage qu'on pouvait retirer de l'élève du cheval. Rien désormais ne pouvait donc entraver cette industrie, que l'ignorance et la routine qui produisent presque toujours de fausses mesures , des non-succès, et, par suite , des pertes considérables décourageantes pour ceux qui en sont victimes , et pour les observateurs intimidés par des essais plus coûteux que profitables à leurs voisins. En effet, il est à remarquer que c'est parmi les petits propriétaires qu'il faut des succès , et que tous ceux obtenus par des gens riches profitent très-peu à la masse des laboureurs qui prétendent toujours, au début, que si les riches avaient compté tous leurs déboursés, les profits dont ils se vantent seraient bien capables de ruiner un malheureux fermier ou un petit propriétaire. Cependant je dois ajouter que beaucoup de propriétaires ou fermiers de l'arrondissement n'ont négligé de se livrer plus tôt à l'éducation du cheval, que parce qu'ils ne s'y entendaient pas, qu'ils en craignaient les dangers, en ignoraient les avantages, et qu'ils se représentaient la chose beaucoup plus difficile qu'elle ne l'est en effet : car ce serait aujourd'hui une grande erreur de s'imaginer que les laboureurs de ce pays veulent encore rester ignorants, et croupir dans leur routine par entêtement. Non, ils ne demandent pas mieux que d'apprendre ! ils observent, ils demandent même des conseils ; mais, après les avoir reçus, j'en ai plusieurs fois entendu gémir sur les entraves qu'ils rencontrent sur leurs propriétés ou sur leurs fermes ; et j'avoue que j'ai souvent trouvé leurs embarras si légitimes, que j'ai peine à comprendre l'essor qui existe actuellement dans nos campagnes au milieu des entraves qui nuisent à l'élève du cheval. Quelles sont donc ces entraves ? me dira-t-on peut-être. Eh ! mon Dieu ! que la plupart des riches propriétaires examinent leurs fermes, leurs bâtiments ruraux ! Combien d'entre eux peuvent y trouver une écurie suffisante pour y loger convenablement un cheval d'une certaine valeur ? Combien, sur les parcelles de leurs fermes, y trouveront-ils de champs susceptibles de recevoir à pâturer un poulain entier jusqu'à l'âge de trois ans, sans être exposés à le voir continuellement passer sur le voisin, pour courir après les juments, au risque de se blesser ? etc. Mais, dira-t-on encore, que faut-il donc faire pour se livrer avec avantage à l'éducation du cheval dans ce pays ? Je réponds pour la masse des agriculteurs, petits propriétaires et fermiers, et non pour les riches habitants des campagnes, qu'il faut leur enseigner ce qui leur est possible dans leur situation. Car autre chose est de se livrer à l'éducation des chevaux de luxe ou de courses, ou de se livrer à l'éducation de chevaux en rapport avec les habitudes locales et la nature des propriétés qu'on ne peut changer qu'avec le temps. Je réponds qu'il s'agit, pour être utile, d'exprimer ce qui est seulement possible dans la situation actuelle de l'agriculture ; ce qui est possible dans ce pays de très petite culture, où il existe beaucoup plus de petits fermiers de 500 fr. à 1,000 fr. qu'il ne s'en trouve au-dessus ; ce qui est possible dans ce pays où les spacieux pâturages sont inconnus. Et cependant, pour élever des chevaux d'une certaine espèce, tout le monde convient qu'il faut de l'espace, de vastes terrains à parcourir, et bien d'autres facilités qui manquent absolument à cette localité. Mais, de tout ce qui précède, on se tromperait cependant beaucoup si l'on supposait qu'on n'y peut point élever de bons chevaux ; car il s'y trouve déjà, chez les simples cultivateurs, de bonnes productions pour les remontes de notre cavalerie ; il s'y trouve d'excellents bidets de poste, de bons chevaux de diligences et de bonnes juments pour reproduire ces différentes espèces. Eh bien ! je vous le demande, ces chevaux ne sont-ils point recherchés et utiles ? Au contraire, il s'en fait chaque jour une consommation plus considérable : en un mot, leur vente est facile. On vient vous les demander chez vous, sans avoir l'embarras de les conduire aux foires ; et, je l'avoue, c'est pour moi une grande amélioration, puisque déjà l'on trouve, je le répète, chez nos fermiers et petits propriétaires ruraux, bon nombre de productions, depuis 400 fr. jusqu'à 7 et 800 fr., tandis qu'il y a seulement quarante ans, il aurait été impossible d'y trouver quelques individus de cette valeur, même chez les gens riches. Pour appuyer par des preuves les assertions que je viens de faire , je puiserai quelques renseignements dans le rapport que le sous-préfet faisait , en 1823 , au Conseil d'arrondissement de cette sous-préfecture sur la situation des chevaux. TABLEAU
Du Recensement fait, en 1823, par M. REGNOUF, alors Sous-préfet d'Avranches. Il résulte de ces recherches « qu'en 1823 on comptait déjà, suivant un recensement qui fut demandé par le sous-préfet à MM. les maires, 5,545 juments de tout âge et de toutes origines ; que sur ce nombre, selon les rapports écrits de MM. les maires, 1,299 étaient employées ou pouvaient être employées avantageusement à la reproduction, et étaient susceptibles de donner de bons poulains. » Je pense qu'il existait dans cette assertion un peu d'amour-propre de la part de MM. les maires, pour l'honneur de leur commune ; car le sous-préfet disait dans son rapport : « Un pareil résultat semblerait, certes, annoncer une prospérité très-satisfaisante dans cette partie ; mais telle n'est point malheureusement notre position, quoiqu'il existe dans l'arrondissement un nombre aussi considérable de juments susceptibles de donner des poulains ou qui les donnent peut-être. Si l'on demande : L'espèce s'améliore-t-elle dans cette proportion? Je répondrai : non certainement ; car il ne faut pas confondre multiplication avec amélioration. En multipliant l'espèce, sans choix et sans discernement, on obtient seulement un plus grand nombre de mauvais poulains ; l'Etat n'y gagne rien, et le pays peu de chose, si ce n'est toutefois l'habitude d'élever, ce qui peut donner des espérances pour l'avenir ; etc. (1) ». Ici j'abandonne le rapport du sous-préfet, pour exprimer que ses espérances se sont réalisées et se réalisent encore tous les jours. En effet, il résulte des recherches que j'ai faites au greffe de la mairie d'Avranches, que depuis et y compris 1830, jusqu'en 1838 inclusivement, 216 juments ont été présentées aux concours des primes ; ce qui fait par année 24 juments suivies de leurs poulains, et seulement saillies par les chevaux du Gouvernement, ou ceux des particuliers approuvés ou autorisés. En appliquant ce terme moyen à toutes les années depuis 1819 (ce qui ferait vingt ans), il en résulterait que 480 juments auraient non-seulement été saillies par les étalons du Gouvernement, mais que 480 productions mâles ou femelles seraient sorties de ces étalons. Eh bien ! qu'on ajoute à ce nombre exact et certain toutes les productions inconnues et sorties des juments et des chevaux disséminés dans les campagnes, et qui sont incomparablement meilleures aujourd'hui qu'à l'époque où le sous-préfet fit faire le recensement dont je viens de parler, on concevra que je n'ai rien exagéré dans cette notice, en disant que l'amélioration de l'espèce chevaline était très-satisfaisante dans cet arrondissement, surtout à cause des entraves que j'ai signalées. Et je le dis avec conviction, elle prendra encore un nouvel essor si le Gouvernement et la Société d'agriculture continuent, l'un à protéger l'éducation des chevaux, comme il fait depuis 1819 ; et si la Société, de son côté, ne cesse point de donner ses soins pour seconder les vues du Gouvernement, non-seulement en distribuant des primes, comme elle vient de le faire aux jeunes juments, mais encore en éclairant les éleveurs par des instructions simples qui leur indiquent comment ils peuvent y parvenir, sans toutefois dépasser, par des mesures coûteuses, les faibles ressources dont ils peuvent disposer (2). Avant de terminer, je vais essayer d'atteindre ce but, en me livrant à quelques considérations générales sur ce qui concerne l'éducation du cheval. Mais, avant tout, je commencerai par exprimer que s'il est absolument nécessaire à la prospérité du pays de se livrer à l'éducation des chevaux, il ne l'est pas moins de s'occuper également de l'éducation des bœufs. Aussi, loin d'engager mes concitoyens à préférer l'une à l'autre, je pense au contraire que, dans une exploitation bien entendue, il est plus avantageux de faire marcher de front ces deux branches d'économie rurale, sans en adopter exclusivement une seule , croyant même que l'éducation des bœufs doit être la PREMIÈRE. Mais je recommanderai aux cultivateurs de ne plus nourrir de pauvres et chétifs poulains, comme ils ont fait par le passé, puisqu'il leur est aujourd'hui prouvé que quatre mauvais poulains travaillent moins, coûtent plus à nourrir, et se vendent moins cher que deux bons. L'agriculteur intelligent agirait donc doublement contre les principes d'une sage économie, s'il élevait désormais de mauvais poulains. Il devra également apporter les plus grandes précautions dans le choix des poulains qu'il destinera à la reproduction, en observant même les mauvaises qualités des père et mère, puisqu'un cheval méchant, rétif, maladif ou mal conformé , produit des poulains qui ont toutes ces mauvaises qualités et une crue aussi imparfaite. Et à cet égard, il serait fort heureux que les droits sacrés de la propriété ne s'opposassent pas à la castration forcée de tout cheval entier qui ne serait pas jugé digne de reproduire son espèce : il ne faut donc jamais destiner un mauvais poulain pour en faire un étalon. A la rigueur, les qualités de la mère ne sont pas moins essentielles que celles de l'étalon. Cependant, dans un pays qui commence à améliorer son espèce, et où il serait impossible, sans de grandes dépenses, de se procurer des juments de races supérieures, il faut bien se garder de se rebuter par cet inconvénient ; car sur ce point on convient assez généralement que pourvu que l'on puisse se procurer de bons étalons, peu à peu, et avec des soins et de la constance, on parvient à former une bonne race de chevaux, encore bien que les mères primitives fussent très-communes, si elles sont exemptes de vices héréditaires. Au besoin ce pays serait ma preuve, puisque chez les fermiers et les petits propriétaires ruraux, qui aujourd'hui élèvent de fort bons chevaux, il est de notoriété que leurs juments, il y a seulement trente ans, étaient, je le répète, très-communes et même de qualités inférieures. Mais, pour arriver au but que je viens d'indiquer, je saisirai ce moment pour inviter ceux des cultivateurs qui ont encore l'habitude d'acheter leurs juments chez les marchands qui vont les chercher en Basse-Bretagne, de choisir celles qui auront le moins de poil aux jambes, ce qui d'abord est à l'œil une difformité, et de plus, une des causes principales qui, par la malpropreté qui en résulte-y attirent la plupart des nombreuses maladies qui affectent cette partie (3). D'ailleurs, plusieurs expériences m'ont prouvé, dans ma pratique, que ce défaut était presque toujours plus ou moins transmis par les mères, et qu'en général les poulains participaient beaucoup plus des pères pour les formes supérieures, et des mères pour les formes inférieures. Pour appuyer cette assertion, je prie qu'on se souvienne que j'ai dit, en commençant ce petit travail, que je rapporterais seulement ce que j'aurais vu. Ainsi je vais copier ce que j'écrivais (pour mémoire), en 1818, par suite des observations que j'avais faites sur les productions sorties de PLAISANT, vieux cheval normand, qui a été en station chez moi en 1813 et 1814. Ce cheval sortait du haras du Pin, et appartenait, à l'époque dont je parle, au dépôt de Saint-Lo. « Eh bien ! disais-je, tous ces poulains se font remarquer par une tête plus ou moins busquée, une belle encolure, un beau corps, une croupe bien faite, et tous, presque sans exception, se rapprochent par les jambes, plus ou moins, des juments qui les ont produits. Il faut donc conclure de ces observations qui sont sous nos yeux , qu'il est surtout essentiel que nos juments poulinières aient de beaux et bons membres, si nous voulons améliorer notre espèce ; car un cheval avec un beau dessus, et de méchantes jambes est toujours une rosse.» Je saisirai encore cette occasion pour signaler une coutume vicieuse (et qui est aujourd'hui un peu moins en usage qu'il y a seulement vingt ans) ; je veux parler de l'habitude qu'ont encore un assez grand nombre de cultivateurs d'entraver leurs jeunes chevaux avec des chaînes de fer, dont les deux extrémités sont également en fer grossièrement travaillé. Ces entraves sont ordinairement fort courtes (elles portent le nom de heudes), et servent indifféremment aux chevaux de toutes tailles, d'où il résulte que plus le cheval est grand, plus il faut pour l'entraver lui rassembler les jambes : peu importe que cette entrave l'incommode ; il est pris, il est tellement maîtrisé, qu'à peine dans les premiers jours il peut aller à quelques perches de l'endroit où on lui a adapté cette étrange entrave: mais tout cela n'y fait rien ; il doit s'y accoutumer, au risque de se disloquer les jambes. Dans cet état, les jeunes chevaux s'irritent, se raidissent contre la force qui les retient, se mettent tout en sueur, se donnent des saccades tellement fortes et réitérées, que j'ai vu de ces animaux avoir la partie antérieure du paturon de la jambe de devant écorchée, et les quartiers de la jambe de derrière tuméfiés. Alors les propriétaires les délivrent de ces liens, mais pour les entraver des autres jambes. Enfin, avec le temps ces bons animaux finissent par s'habituer à ces entraves et n'en paraissent ensuite que peu gênés. Mais aussi ce n'est pas très souvent sans qu'il en coûte à leurs maîtres ; car aux uns il vient des formes, aux autres les quartiers deviennent défectueux ; des javarts peuvent en être la suite, et le moins qu'il puisse en arriver est de rendre cette partie difforme à l'œil. Tandis qu'en substituant aux mains de fer des longes en cuir rembourré, seulement pour les premiers jours, tous ces désordres n'arriveraient pas. Cet usage commence depuis quelques années à prendre faveur (4). Autre inconvénient : en parcourant les campagnes, j'ai souvent trouvé ces utiles animaux enfermés dans des réduits si bas, qu'ils ne pouvaient lever la tête sans courir le risque de se la frapper à la poutre voisine. Un amas d'ordures était amoncelé jusque sous leur mangeoire qui, n'étant elle-même jamais nettoyée, quoique sans cesse humectée par la salive et l'haleine du cheval, ne lui offrait pour respirer qu'un air infect et empesté. J'ai encore trouvé des chevaux, surtout des poulains, entassés avec des bœufs dans des étables si petites et si basses, et tellement remplies de fumier, que, dans l’été, ces animaux étaient inondés de sueur comme dans une étuve ; et dans l'hiver, quoique l'air extérieur fût glacial, la température de ces étables hermétiquement closes, était si élevée, qu'en y entrant on craignait d'être suffoqué. Telle était, et malheureusement telle est la manière dont les chevaux sont encore traités dans beaucoup de fermes et chez plusieurs propriétaires. Est-ce entêtement, routine, ignorance ? Ici il faut distinguer : sans doute il y a partout beaucoup de négligence et d'incurie de la part des propriétaires de ces animaux, dans les soins qu'ils leur donnent ; mais, pour beaucoup, c'est par l'ignorance où ils sont que, presque sans frais, ils pourraient mieux faire. Par exemple, de nombreuses expériences ont prouvé que, dans notre climat, pourvu que le cheval soit l'hiver à l'abri de la pluie et des plus grands vents, notre température n'est presque jamais assez froide pour l'incommoder. Or, dans presque toutes les fermes il y a des charreteries ; eh bien ! ce bâtiment peut servir d'écurie. Mais si l'on m'objectait que ce local est d'une absolue nécessité pour mettre à couvert les instruments aratoires qui, sans cela, se détérioreraient exposés à l'air et aux pluies d’hiver, à cette objection je répondrais qu'il serait encore possible à un fermier qui n'aurait point d'écurie (et auquel le propriétaire en refuserait), de loger sainement, avec un peu de gêne et de soins , ses poulains qui, dans une telle exploitation, ne doivent pas être bien nombreux. Ainsi, pour y parvenir, qu'il plante en terre huit ou dix piquets (5) un peu forts ; qu'il les place à dix ou douze pieds en face de la côtière (ou muraille) d'un de ses bâtiments au midi ou levant (mieux au midi) ; qu'il s'y prenne de manière à former, sur ces piquets, ce qu'on appelle vulgairement une tasserie; qu'il y tasse en forme de toit, dans le courant d'octobre, ses pailles de sarrasin, et qu'il les y laisse jusqu'au moment de remettre ses chevaux à coucher dans les champs : voilà une écurie saine, sous le toit de laquelle on peut élever de bons poulains. Cependant chacun sait que, dans ce pays, il est peu de fermiers qui ne puissent, s'ils le veulent, mieux confectionner cette écurie provisoire. Mais j'ai l'expérience qu'avec des moyens analogues (ceux, par exemple, des charreteries quoique exposées au vent et non à la pluie), on peut élever en santé de très-bons poulains, pour y en avoir moi-même élevé. Et je prie de faire attention que je n'indique ces moyens provisoires que pour les jeunes chevaux qui ne travaillent point, et par conséquent ne sont pas exposés à revenir à la ferme baignés de sueur ou seulement échauffés par un travail pénible. Mais, je le répète, elles peuvent strictement suffire pour les jeunes chevaux qu'on élève et qu'on veut abriter en revenant des champs pour les mettre à manger. En voilà bien long, trop long peut-être sur cet article ; mais comme le défaut d'écurie convenable dans la plupart des fermes est un des grands obstacles qui nuisent à l'élève du cheval dans ce pays , j'ai voulu démontrer que si c'était un obstacle, au moins qu'il n'était pas invincible ; et, pour appuyer mon opinion par un témoignage respectable , je citerai La Fosse qui dit positivement « qu'il serait à désirer que les écuries fussent faites comme des jeux de paume, pour entretenir toujours les chevaux à la température de l'air extérieur, ce qui serait plus favorable à leur santé ». NOTES : (1) En 1823, le sous-préfet d'Avranches était l’auteur de cet écrit. (2) Depuis la lecture de ce rapport, dans la séance du 21 mai, M. Olivier aîné, maire d'Avranches et inspecteur de l'Association normande, s'est procuré des documents authentiques qui prouvent que toutes mes prévisions se sont réalisées, même au-delà de mes espérances ; puisque d'après de nouvelles statistiques, dressées en 1837, il existe dans l'arrondissement 8,780 juments, et qu'on y compte 2,100 poulains. Je le répète donc, non-seulement la race chevaline se multiplie, mais elle s'améliore chaque année dans une progression qui doit produire les plus heureux résultats. (3) Au moment même où j'écris ces lignes (mai 1839), de nombreuses importations de juments bretonnes ont lieu dans cet arrondissement, et elles s'y vendent énormément cher. (4) Le croira-t-on, dans des communes voisines du Mont-Saint-Michel, j'ai vu des chevaux accouplés avec ces entraves ou heudes, comme on accouple les moutons, c'est-à-dire l'un attaché par la jambe gauche à la jambe droite de son compagnon ! (5) On pense bien que je n'entends nullement fixer le nombre ni la distance ; chacun choisira la dimension à donner à ce bâtiment provisoire et temporaire. |