Il vient d’être fait à Lisieux, rue du Pont-Mortain, dans les fouilles
que nécessite la construction du nouvel immeuble de la Société
Générale, une découverte de fragments antiques aussi intéressants par
la valeur archéologique de quelques-uns d’entre eux que par la
situation du terrain où ils ont été trouvés. Ces fragments, au nombre
d’une vingtaine, sont divers ; il en est qui sont couverts
d’imbrications en forme de feuilles ; d’autres, plus importants,
présentent des bas-reliefs, malheureusement mutilés. Je vais décrire
brièvement les deux principaux de ceux-ci, les seuls qu’on puisse
réellement discuter.
Sur le premier apparaît une femme, vue de trois-quarts, et tenant un
enfant sur ses bras. On ne voit que la partie supérieure de son corps,
l’inférieure, à partir d’une ligne brisée courant au-dessous de la
ceinture, ayant disparu par suite de la rupture ancienne de la partie
qui la contenait. Je pense que cette femme devait être assise. Sa tête,
bien modelée, copiée certainement d’après nature, est très expressive,
la chevelure qui la couronne était bouclée par touffes, suivant une
mode romaine bien connue ; cette chevelure ne comporte aucun ornement.
On ne trouve sur le corps aucune trace de tunique ; par suite, la
palla, agrafée sur l’épaule droite, cache directement le sein de ses
plis incurvés observés justement. L’enfant, lui, est tout nu ; il est
de bonnes proportions, mais sa figure est extrêmement curieuse ; il
dirige vers la femme, vraisemblablement sa mère, ses bras en la
regardant.
Le second fragment, beaucoup plus mutilé, me semble représenter un
suppliant dont on n’aperçoit que la partie antérieure de la face et les
bras : en regard de lui se voit le haut d’une colonne cylindrique dont
le chapiteau, à la corbeille en tronc de cône renversé, limité par une
astragale torique et un tailloir rond à surface unie, supporte de part
et d’autre les retombées d’arceaux à plein cintre. Si j’examine la
face, vue de profil, à gauche, elle m’apparaît un peu grasse et devant
à ses yeux fermés une expression de recueillement méditatif et de
tristesse. Le geste des bras est d’un homme qui implore ; ils sont
tendus, la main gauche large ouverte et la droite tenant une offrande
aujourd’hui disparue. Le corps était revêtu d’une tunique à courtes
manches et les poignets portent des bracelets.
Je ne pense pas ces deux fragments de la même époque ; le premier est
bien supérieur au second ; je l’attribuerai volontiers au IIIe siècle
de notre ère, à raison de certains détails et aussi de sa franchise
d’exécution. L’autre serait par conséquent postérieur. Je n’émettrai,
bien entendu, ici aucun avis sur leur destination primitive : rien ne
m’autoriserait à avancer sur eux une opinion quelconque.
J’ai dit qu’ils étaient importants par suite de leur situation locale.
Dans un ouvrage que je viens d’écrire et dans lequel j’ai étudié, à
l’introduction, l’histoire des fortifications gallo-romaines de
Lisieux, j’ai dû conclure à la co-existence de Noviomagus et de Lexovii
(Lisieux), réfuter, par suite, la tradition qui prétend que celui-ci
aurait été fondé par les habitants de celui-là, après sa ruine aux
environs de 385, au moment des terribles invasions saxonnes. J’ai
démontré aussi, en apportant des textes, que les murailles élevées
alors bordaient, sur leur front occidental, la rive droite de
l’Orbiquet des boulevards au coude de l’Orbiquet, près du Pont-Mortain,
pour se diriger ensuite vers le portail occidental de la Cathédrale. La
découverte qui vient d’être faite à Lisieux confirme, de même que les
antérieures, la co-existence dont je parle : comme les débris qui la
composent ont été trouvés à plus de 3 mètres sous terre, l’opinion que
je soutiens me semble indiscutable. Il est probable qu’avant
l’édification de l’enceinte gallo-romaine, Lexovii avait des
dépendances sur la rive gauche du ruisseau et que ces dépendances ont
été ruinées à l’époque des conquérants saxons ; il est regrettable
qu’aucune inscription n’ait pu être rencontrée venant éclaircir ce
point d’histoire ; en tous cas la présence de fragments antiques en
dehors de cette enceinte et aussi près d’elle que le furent ceux que je
viens de décrire ne peut être expliquée, en l’absence de tout texte,
autrement que je le fais.
CH. E
NGELHARD,
Correspondant des Antiquaires de France.