Avis au lecteur
Vous allez, j'en suis sûr, lecteur peu confiant, douter de l'existence
et de la signature réelles de l'auteur de cet écrit aussi incomparable
quee véritable. Sachez donc que mon véritable nom est bien
de Rotondis-de-Biscaras
; que je descends en ligne directe de l'évêque de ce beau nom, de ce
nom si véritablement
significatif D
E
R
OTONDIS-DE-B
ISCARAS,
comme vous l'allez voir.
Le premier auteur de ma famille, qui est plus certainement antérieur au
déluge que celui des comtes de Noë, s'appelait D
E R
OTONDIS-DE-B
ISCARAS,
et mon trisaïeul, mon bisaïeul et mon père ayant portés le même nom, ce
nom était de plus inscrit au blason de l'antique noblesse, je
n’ai pas eu de raisons de le changer. Celui des Montmorency, des
Duguesclin n'est pas aussi sonore, et, certes qu'on ne peut lui mettre
en parallèle ceux des Martin (du Nord), des Duchâtel, fût-il un
Tanneguy, voire même un Guizot.
Mon trisaïeul eut un frère très-célèbre dans l'histoire littéraire et
les sermonaires fameux, car, en sa qualité d'évêque, voici un discours
qui lui fut adressé dans les temps par un capucin, discours qui nous
est heureusement resté comme un monument précieux de l'éloquence, de
l'esprit et du bon goût du temps.
Voici comment le capucin apostropha, non son
excellence, mais
sa
grandeur
Monseigneur l'évêque De Rotondis-de-Biscaras.
« Monseigneur ! quand j'envisage votre illustre personne, je
manque de parole pour en exprimer les rares et sublimes qualités ! Oui,
Monseigneur, si les mathématiciens qui ont jusqu'ici constitué tant de
veilles inutilement, et épuisé sans fruit toute la force de leur génie,
pour chercher la quadrature du cercle avaient jeté la vue sur votre
illustre nom de R
OTONDIS-DE-B
ISCARAS,
ils auraient trouvé ce qu'ils cherchent depuis si longtemps ; car nul
mortel ne peut disputer à votre
grandeur qu'elle ne
soit cette
quadrature
tant désirée,
quadrature
que je ne cesserai de publier,
quadrature qui
mettra dans la honte les plus fameux professeurs de mathématiques. Car,
je le répète, qui osera disputer à votre grandeur que le nom de R
OTONDIS
ne soit la
figure
ronde,
figure
la plus utile et la plus agréable à l'oeil qui existe ? Aussi
de quelle utilité n'êtes-vous pas dans ce diocèse, et quelle perfection
ne remarque-t-on pas dans votre grandeur ! B
ISCARAS
c'est la
figure
quarrée jointe à la la
figure ronde. Oui,
mathématiciens, c'est ce que vous chercher depuis tant de siècles : B
ISCARAS,
deux fois quarré,
quarré
devant,
quarré
derrière. R
OTONDIS-DE-B
ISCARAS,
ronde et quarrée
tout ensemble. C'est là,
MONSEIGNEUR, la
véritable
quadrature
du cercle, et c'est ce qui se rencontre dans votre
illustre personne. »
J'espère que personne ne mettra maintenant mon nom en question ; que
l'on comprendra que c'est pour l'arracher à l'oubli que j'ai choisi
pour sujet de mon immortel ouvrage un nom aussi célèbre, aussi illustre
que celui de son excellence Guizot, et vous particulièrement, lecteur,
désormais convaincu, vous voudrez bien me lire avec confiance, et me
croire avec les sentimens les plus distingués votre très dévoué, très
véridique et très naïf narrateur.
DE
ROTONDIS-DE-BISCARAS.
*
* *
AGONIE
MORT ET ENTERREMENT
DE
SON EXCELLENCE
M. GUIZOT
Ministre des Affaires étrangères
Avez-vous connu Debureau ? Ah ! qui n'a pas connu Debureau n'est jamais
allé aux Funambules, et qui n'est jamais allé aux Funambules n'a pu
connaître Debureau. Rien n'est plus clair ni plus logique : le père
Martineau et Jules Janin ne raisonnent pas mieux que cela. Mais comme
tout le monde a connu Debureau, c'est-à-dire comme tout le monde est
allé aux Funambules, tout le monde a vu le célèbre et excellent mime,
et l'a admiré et a ri aux éclats, et a tremblé sur sa vie, surtout dans
la fameuse scène du
Boeuf
enragé, où cet animal le poursuit à outrance, sans
relâche, en un mot comme un enragé, comme un sergent de ville poursuit
un cocher de fiacre en maraude, on un colporteur ambulant en
contravention.
Tout le monde sait donc comme Debureau était pâle, tremblant,
effarouché, ébouriffé... La farine dont il se faisait un masque était
noire alors auprès de son visage naturel....
Tel était M. Guizot lorsqu'il est entré dans la Chambre, lorsqu'il a
jeté un regard sur les nouveaux élus. Il avait été immédiatement et
sérieusement pris du choléra-sporadique (1). Il en était bonnement au
point de la recrue qui entend le roulement des tambours, le ronflement
du canon et le sifflement des halles pour la première fois.
Aussi cet orateur
qu'ont voyait autrefois
Ebouriffant Lisieux des accents de sa voix,
L'oeil morne, maintenant, et la tête baissée,
Semblait être sans corps, sans âme et sans pensée.
Il n'a fait que paraître et disparaître.
Cependant un murmure s'élève et agite l'atmosphère silencieuse du
palais Bourbon ; le démon de la politique Guizotine a frôlé les toits
de son aile, et plusieurs tuyaux de poêle en ont frémi ; vingt têtes de
loup ont failli être jetées hors de leur pivot ; le drapeau, qui
flottait sur le pavillon de l'horloge, en a tourbillonné trois fois, et
l'âme de Charles X en a poussé un long gémissement du fond de sa tombe
de Goritz !... Il n'est pas jusqu'à la ville de Gand qui n'en ait
frissonné !...
On a dit : les députés arrivent, le roi va arriver... Les
portes des tribunes se sont ouvertes ; le public se presse et se
pousse, franchit les cent marches du péristyle, les tribunes
s'emplissent... C'est un pêle-mêle, un tohu-bohu, un empressement, un
brouhaha, des cris, des culbutes, comme à une représentation
de
Don César de
Bazan ou de
Robert-Macaire.
Quelques tribunes sont encore vides ; ce sont celles des aristocrates,
des dames du bel air, des lions de cour, des pairs, des frères et amis
du pouvoir, des privilégiés bourgeois, des députés
dégommés, des
éclectiques politiques, des doctrinaires, des conservateurs
claqueurs... Entre tout ces noms,
ejusdem farinae, ce
qui veut dire de la même boutique, on ne se reconnaît plus...
Mais n'anticipons pas ; il s'agit de l'ouverture de la session de 1847,
de députés nouveaux que personne ne connaît ou ne connaît guère, ce
n'est pas de la petite bière.
Voici les portes de la Chambre qui s'ouvrent et à deux battans, morbleu
! Les gardes nationaux, les
baïonnettes intelligentes,
les
citoyens
actifs sont à leur poste, et l'ombre de Lafayette veille
sur eux, comme sur la meilleure des républiques ; les sergens de ville
ont leurs instructions secrètes, les gardes municipaux, la troupe leur
consigne, et les députés se croisent, se groupent, se séparent,
s'agitent, s'entrechoquent, se saluent, se donnent des poignées de
main, vont, viennent, tournent, flairent comme des limiers qui entrent
en quête. Il y a dans l'air, dans tous les yeux, sur tous les fronts,
cette expression de curiosité, d'inquiétude qui précède tous les grands
événemens. Une heure a frappé à l'horloge des Tuileries ; la patience
se ranime. Je me suis glissé dans les tribunes publiques, ou si vous le
préférez, dans le
paradis
de la Chambre, et j'ai pris place dans le monde de
liberté et d'
égalité au milieu
du peuple, de la canaille, des héros de juillet, des bras nus, des
républicains, des communistes, des bourgeois, des journalistes, des
fouriéristes, des banquistes, des gargotiers et des épiciers.
Tout-à-coup il se fait un mouvement ; je vois que mon public s'incline,
regarde, cherche des yeux... Mais comme ici il est interdit de crier,
de se donner le plaisir des pommes cuites ou des trognons de chou, il
se contente de s'interroger et du geste et des yeux, ou de se
dire
in petto,
c'est-à-dire en soi-même : on commencera..., on ne commencera pas...,
on commencera... Une porte roule enfin et crie sur ses gonds ; c'est
celle de la tribune des députés
dégommés... Qui
est-ce qui entre ? c'est un homme grand, sec, maigre, un vrai Don
Quichotte sortant du tombeau, ou si vous le voulez un géant de pain
d'épice. Comment se trouve-t-il là ? Quelques bravos malicieux se sont
fait entendre ; des ricanemens fanstatiques ont éclaté..., il est seul,
il était donc bien pressé ! C'était pour contempler encore une fois le
banc dont M. Berger l'a chassé, et probablement qu'il ne s'y replacera
plus ! On doit bien au moins une larme et un soupir à ses vieux amis
!... Il a été montré au doigt, on l'a reconnu : c'était M. Jacques
Lefebvre.... On ne s'en est plus occupé.
L'heure marche et nous apercevons sur le seuil de la porte, M. de
Montalivet.
Riant de la gaîté d'une épaisse excellence.
De quoi riait-il ? était-ce de voir tant de gens qui déjà l'avaient
très humblement salué, flatté, caressé, cajolé et avaient protesté de
leur dévoûment, de leur aveuglement et de leur aplatissement ? Nous
l'ignorons ; c'est possible, c'est probable, mais si c'était de folie,
elle est gaie du moins.
Mais si vous
l'eussiez vu de l'air dont il se pose,
Vous eussiez dit un fat, fier de l'ennui qu'il cause.
L'assemblée des tribunes a souri, mais d'un sourire qui comportait plus
de pitié que de sympathie.
Ce petit accès d'hilarité s'est bientôt comprimé lorsqu'est apparue la
figure sévère de M. Dupin. Il m'a semblé qu'on traitait enfin ce savant
législateur, ce magistrat consciencieux et courageux avec plus de
respect et de circonspection ; on semblait déjà voir en lui le nouveau
président.
Non loin de lui se dandinait sur ses courtes jambes, se redressait et
s'effaçait à l'instar de Tom-Pouce, Thiers, surnommé le
foutriquet. On
voyait courir sur ses lèvres le sourire malin et cynique qui le
caractérise, car il promenait ses regards sur les
nouvelles excellences
; et comme pour ajouter au ridicule de ces nouveaux
bourgeois-gentilhommes, il affectait un air vif, dissipé, étourdi,
maniéré, éventé, coquet et mignard comme les marquis de la cour de
LouisXV ou les
muscadins
du Directoire.
A côté de lui nous avons vu se glisser, se faufiler, comme s'il eût
craint d'être aperçu, le Gracchus moderne, le célèbre Odilon-Barrot. Ce
tribun qui fait le modeste, ne pouvait cependant se débarrasser de
l'empois auquel est passé tout son individu ; il ne songeait nullement
à dissimuler sa physionomie hautaine et impérieuse, c'est-à-dire la
puissance de talent et de pensée qui y respire ; mais la raideur de son
caractère s'y trahissait à travers un mélange d'hésitations, de
réticences et d’ambition comprimée ; l'on voyait passer le bout de
l'oreille de son style enflé, cadencé, heurté, saccadé, coupé, haché,
gonflé de dilemmes,
d'ergo,
d'antithèses, d'énumérations, de questions, d'enfilades, de pensées
symétriques, systématiques et académiques, c'est-à-dire toute une
logique et une rhétorique.
Il était suivi, à distance, du sultan du Palais, digne officier du
parquet, adorant la justice à la turque, puritain dans
la forme, mais
idolâtre,
au
fond, des
Bijoux
indiscrets (2). Celui-ci ne liait nullement le plaisir ;
chaque soir il adresse sa fervente prière au génie
Cucufa. Il n'est
pas moins jaloux de la représentation et de célébrité. Tout récemment,
il a tranché du Rollin et du De Fontanes... et s'est montré éloquent
comme un professeur de sixième... Décidément, c'est un grand homme...
Que la toge lui soit légère et la députation profitable.
Après lui, marchait gravement, comme un télescope qui s'élève vers la
voûte lunaire, un homme au front newtonien, aux protubérances
baconiennes ; celui-là, le Monde le connaît : c'est l'Atlas, l'Hercule,
le Samson de l'Académie des Sciences, le grand promoteur de la
télégraphie électrique ; en deux secondes, il fera parvenir le discours
du roi aux Albinos et à la reine Pomaré. Il a converti des fils de fer
en orateurs aussi éloquens que Démosthène et Périclès, et métamorphosé
les mots de notre langue en acrobates. Grâce à sa science sublime et
profonde, le dictionnaire de Napoléon Landais pourra aller d'un bout du
monde à l'autre, sans balancier, plus heureux que Gribouille, traverser
les mers à travers un tube de verre à baromètre, et aussi aisément que
je ne sais plus quel grand prophète qui faisait passer un chameau à
travers le trou d'une aiguille.
Plus loin s'était égaré un nouveau pair, qui a failli se noyer au
milieu des banquettes.
Derrière lui, un autre individu se glissait à l'ombre du trône ; nous
ne le nommerons point, tant il est connu par ses distractions. Il avait
probablement oublié et où il était et que l'on pouvait l'entendre, car
il murmurait cette tartine de Denys de Syracuse :
Aveugle ambition !
cruelle politique !
Invincibles attraits d'un pouvoir despotique,
Dans quel gouffre de maux m'avez-vous entraîné !...
Déchiré de remords, d'horreurs environné,
Chargé du poids affreux de la haine commune,
Le vice m'est suspect, la vertu m'importune,
Loin de moi fuit l'honneur, la foi, la vérité,
Et dans le crime seul je vois ma sûreté.
Et nous l'avons perdu de vue.
Quel est celui-là qui franchit le seuil de la porte, et pose ses jambes
en compas, comme un
héron
au long bec, emmanché d'un long cou, monté sur ses longs pieds ?...
- Belle question !... Parbleu, c'est l'auteur de... l'auteur... d'une
foule d'écrits incomparables ! c'est le nouveau débarqué arrivant tout
chaud de la terre d'Afrique... Observez attentivement, et vous verrez
qu'il remue les lèvres comme un abbé qui dit son bréviaire ou qui en
fait le semblant. Eh bien ! il répète un passage du Koran ; il est
capable déjà d'improviser un discours en langue arabe, mieux qu'un
uléma. Tudieu ! c'est Son Excellence le ministre de l'instruction
publique, M. de Salvandy, enfin. Il a dîné avec Abd-el-Kader ; le
parapluie qu'il tient à la main lui a été donné par l'empereur de
Maroc... Oh ! il a fait de grandes choses en Algérie ! Aussi va-t-il y
expédier un certain M. Ritt, un fameux inspecteur des écoles primaires,
pour y enseigner la lecture, l'écriture et les quatre règles aux
Bédouins. Ce M. Ritt est un génie qui sait tout cela ; aussi est-il
membre de l'Université, comme M. de Salvandy est membre de l'Institut.
– Ah ! il est membre de l'Institut ? dit un mien voisin ; puis il
ajoute :
En France on fait,
par un plaisant moyen,
Taire un auteur, quant d'écrits il assomme :
Dans un fauteuil d'académicien,
Lui quarantième, on fait asseoir cet homme.
Lors il s'endort, et ne fait plus qu'un somme ;
Plus n'en avez phrase ni madrigal :
Au bel esprit le fauteuil est en somme
Ce qu'à l'amour est le lit conjugal.
Puis il ajoute encore : Je plains son Excellence d'être chargée du
portefeuille de l'instruction publique, ou plutôt je plains
l'instruction publique, qui a pour ministre un académicien, à moins
qu'il ne veuille faire des écoliers autant de confrères.
Mais qu'y a-t-il ? quelle agitation !... Toutes les têtes s'inclinent,
tous les cous s'allongent, quel est donc le personnage qui s'avance ?
Est-ce le roi ? est-ce un prince ? C'est tout au moins le futur régent
! Un instant, s'il vous plait ; c'est une nouveauté, c'est une
curiosité comme on n'en a vu depuis longtemps dans la Chambre, depuis
l'auteur de l'histoire des Arbres de la liberté (3). Celui-là
est tout le contraire d'un
prêtre
défroqué, c'est un ex-homme marié qui s'est fait prêtre,
et qui est un prêtre politique, qui, sans blesser Rome ni la
discipline, sera
prêtre
constitutionnel, puisqu'il va prêter, serment à la
constitution ; c'est l'ex-fondateur de l'ex-journal l'
Étoile, surnommé
le
Journal des
Immolations, aujourd'hui rédacteur en chef de la
fameuse
Gazette
de France, la première et la plus grande bavarde de la
légitimité et la plus entêtée, la plus taquine et la plus obstinée
encore qui fût jamais. C'est l'adversaire le plus implacable de
l'illégalité ; un grand redresseur de torts administratifs et
judiciaires ; et, bien qu'il ait été flétri pour avoir rendu, dans un
temps, visite a Henri V, on le dit, au fond, un homme fort honorahle,
estimé de tous les partis, quoique le Journal des Débats ne
l'aime guère. Tous les yeux, tous les lorgnons sont braqués sur lui,
sur ce météore, en soutane, de 1846. On se demande s'il parlera comme
il écrit ; on voudrait déjà l'entendre. Patience, cela viendra. M. de
Genoude a bec et ongles et est peu disposé à faire patte de velours à
leurs excellences.
Puis est entré M. Sauzet, toujours coiffé de la même manière. Cet homme
a véritablement le chapeau de
Fortunatus.
Mais quel silence profond succède au bruit, aux chuchottemens qu’a
causés M. de Genoude ? Ah ! c'est un autre genre d'émotion que produit
la présence de M. de Lamartine. Je me sens pénétré de respect et
d'admiration, et je suis encore sous la suave et patriotique impression
du discours qu'il a adressé aux électeurs de Mâcon. Que de poésie clans
cette noble et belle figure ! et quelle poésie ! Que de beaux vers me
reviennent à la mémoire ! je me sens heureux de ne pouvoir parler!...
J'entends encor ces
voix, ce langage enchanteur
Et ces sons souverains de l'oreille et du coeur.
Quelle est cette nuée de provinciaux qui se presse, se pousse et s'abat
comme une nuée de corbeaux sur un champ fertile ? Mais ce sont les
nouveaux élus des provinces ; ce sont des
indépendans qui
viennent apprendre ce que c'est que la dépendance ; ce sont des
sangsues budgétaires, c'est le nouveau mobilier du Ministère, ce
sont.... Passons sur ces curiosités dont la biographie ne serait pas
moins ennuyeuse que la vue en est peu intéressante. Pourtant, à propos
de ces
indépendans
et de ces
incorrompus,
je me rappelle qu'un certain auteur (4), aux environs de 1748,
c'est-à-dire il y aura tout-à-l'heure un siècle, fit un livre par
lequel il a voulu prouver, et prouva jusqu'à un certain point, ma foi,
si je m'en rapporte à ce que je vois de nos jours, « que
l'homme n'est qu'un animal, un singe à figure humaine, une orgueilleuse
machine perpendiculairement rampante, et il intitula ce curieux livre :
L'HOMME MACHINE. M. Michelet, qui est
un grand homme comme M. De la Mettrie, qui est devenu très libéral
depuis qu'il n'est plus professeur à la suite de Henri V, parce qu'une
chaire au collège de France, vaut bien mieux qu'une place de Pion à la
cour de Charles X, M. Michelet, disons-nous, a publié tout récemment un
livre intitulé
LE PEUPLE, dans l'intérêt,
soi-disant, du peuple, dans lequel il ressucite cet homme machine, et
fait du peuple un
filou,
un
voleur,
un
escroc,
un
banqueroutier,
un
empoisonneur,
un
envieux,
un
libertin,
et présente le peuple , c'est-à-dire notre société, comme un cloaque
immonde, comme un vaste lupanar, comme un bagne universel... merci, M.
Michelet ; c'est très flatteur pour le peuple, pour l'honneur de nos
dames, et très honorable pour la nation. Je les engage à vous voter
unanimement un fouet, une pipe culottée et un bonnet phrygien.
Quel est ce vieillard au dos arrondi, au nez chargé de lunettes bleues,
le front ceint d'une visière verte, aux traits durs et repoussans et à
l'oeil fauve, essayant de marcher, se trainant sous le faix des années,
et de bien autre chose sous quoi plie sa conscience, dont chaque
mouvement semble une convulsion du remords! Il se dirige vers la
tribune de la pairie ; il promène un doigt dans sa bouche, comme pour y
constater la présence d'une vieille dent... Qui donc ; éprouve-t-il le
besoin de mordre ? - C'est M. Pasquier, l'éternel accusateur public de
la Chambre des pairs... Il a entrevu le prince de la Moskowa... Il
parait bien empêché et de son costume et de sa contenance... Nous
l'engageons à jouir des quelques heures de repos et d'isolement qui lui
restent à prendre.
Quel est donc, je vous le demande, cette espèce de chevalier
Falstaff qui a
l'air de
déconfire,
de
pourfendre,
de
renverser
et de
brûler
tout ce qui ne lui offre pas de résistance ? - Comment ! vous ne le
reconnaisses pas à son teint halé,
mauricoté par le
soleil d'Isly ? C'est Scipion l'africain ! c'est Caton d'Utique ! c'est
l'Annibal de la Tafna ! c'est le Barberousse du Maroc ! – Ah !
j'en...... en..... j'entends... c'est parbleu, j'en..... en.....
j'entends bien... – Oh ! il vote comme un bédouin et se bat comme un
ange.
Si, jusqu'à présent, il ne s'est pas emparé d'Abd-el-Kader, c'est qu'il
en fait, au fond du coeur, le plus grand cas, et qu'il se dit souvent :
hélas ! si la France était jamais envahie par l'étranger, s'y
rencontrerait-il un homme, sans me compter, et même en me comptant, qui
résistât ainsi pendant seize longues années, qui défendît avec autant
d'énergie et de persévérance, ses dieux, ses lois et sa patrie, sans
autre ressource que son épée et son génie ? Un mouvement de tête me fit
voir qu'il y avait là beaucoup de gens qui étaient de l'avis du
proconsul Catilina-Bugeaud.
Je ne me trompe pas ! c'est bien l'auteur de l'
épître aux chiffonniers
que je vois là-bas, rassemblant avec effort les quelques cheveux qui
lui restent !...
Usurpateur de la
scène,
D'Apollon petit bâtard,
Attends donc que Melpomène
Soit veuve du grand Ponsard !
Il me semble que M. Ganneron que j'entrevois, la
Presse dans les
mains, est triste et soucieux. - Je le crois bien, il lit un article où
l'on dit que les bourgeois qui ont bien voulu le réélire encore une
fois, pour l'honneur de la canelle et de la muscade, lui tiennent
quelque peu rancune de ses dédains envers eux ; mais qu'il ne s'y
frotte plus ! Qu'il n'oublie pas que des électeurs valent bien qu'un
candidat se présente quand ils l'appellent : des électeurs ne sont pas
le
piquant
comestible dont un épicier dispose selon son bon plaisir.
Et ce gros homme à la redingote boutonnée comme s'il n'avait pas de
chemise, à la face peu spirituelle, ronde, large, grosse, bouffe, à la
tête de buffle, à la taille de cuve, à la voix arcadienne, à l'air
mi-humble, mi-hautain, il me semble le reconnaître ! – Oh ! ce n'est
pas Bethmont, je vous l’affirme ! il en est séparé de toute l'étendue
de la politesse, de l'esprit, de l'intégrité politique, de la
convenance parlementaire et du désintéressement ; Bethmont est
laborieux, patriote éclairé et zélé, amant de son pays et de la liberté
jusqu'au fanatisme ; celui-ci n'est qu'un ambitieux, qu'un fou
mal appris, qui
croit atteindre le but parce qu'il le dépasse. C'est dans la chambre le
John Bull de l'extrême gauche, c'est l'orateur radical et surtout fort
brutal Ledru-Rollin. M. Lesseps lui a fait trop d'honneur en se plaçant
à côté de lui.... Enfin, c'est, selon les dames de la Halle :
…. Il gigante
gentile,
Ch’aveva un c...o,
come un campanile.
Je n'avais encore jamais remarqué ce jeune homme maigre, sec, au teint
bilieux, quelque peu bruni, hâlé par le soleil. Sa tenue est élégante,
simple et sévère. Le voyez-vous qui écrit sur son genou, à l'extrême
gauche. Oh ! celui-là, c'est un ardent admirateur de Montesquieu,
quelque peu disciple de Fourier. Il copie dans ce moment, pour le
journal la
Réforme,
ce passage de l'
Esprit
des Lois :
LE GOUVERNEMENT RÉPUBLICAIN
est celui où le peuple, en corps ou en partie, a la souveraine
puissance ;
LE MONARCHIQUE, Celui où
gouverne un seul, mais selon des lois fixes ;
LE
DESPOTIQUE est celui où un seul entraîne tout par sa
volonté, sans autre loi que cette volonté même. »
Et cet autre qui a l'air de dormir tout éveillé, d'être abîmé dans un
beau rêve ? - C'est le défenseur de la liberté des Nègres, un véritable
humoriste anglais, un philantrope régénéré de 89... Bon citoyen, je te
salue ; la liberté fut le premier bien que Dieu donna aux hommes, et un
dépôt qu'il exigera de lui rendre pur et entier.
En ce moment, comme si un homme de bien en appelait nécessairement un
autre, est apparu M. Oscar de Lafayette. Sa présence a évoqué l'ombre
du défenseur de l'indépendance américaine... Elle semblait triste et
dire, à l'instar du héros martyr de Sainte-Hélène :
« 1830
et
mon erreur !!! »
Et celui-là qui donne humblement les deux mains à
deux Excellences à
la fois ? - Celui-là, c'est un député qui veut manger à deux rateliers
; il est fils d'un sénateur devenu pair de France par droit de
trahison, en 1815, et il veut recueillir le double, peut-être le triple
héritage de son père. – Bon ! c'est un moyen comme un autre d'éluder la
loi sur la pairie et de rétablir l'
hérédité
de
fait.
Je comprends ; la pairie n'est pas un héritage de
droit, mais on
l'échange contre des votes. - Précisément. Donnant, donnant ; une main
pour vendre, l'autre pour recevoir le prix ; c'est le signe convenu.
Marivaux n'avait pas imaginé ce moyen de parvenir.
Qu'entend-je ? On dit dans un groupe voisin qu'il est question d'élever
une statue à M. Guizot ? Je ne me trompe pas, on affirme que M. GÉNIE
qui n'est ni un bon ni un grand
Génie, mais son
secrétaire, son croupier intime, en a soufflé, de son souffle punais,
l'idée, à quelques-uns des frères et amis de Lisieux. On n'est même
arrêté que sur la pose et l'attitude,... un mauvais plaisant a proposé
de le représenter tenant d'une main la
Charte et de
l'autre le
Moniteur
de Gand ; - on craint que l'épigramme ne fasse avorter le
projet.
L'un de mes voisins me voyant bailler comme vous baillez peut-être
vous-même cher lecteur ; dégoûté que vous êtes de tant de turpitudes
qui passent sous vos yeux, me glissa mystérieusement une feuille frais
imprimée, sur laquelle je lus les vers suivans :
Las des fatigues de
la guerre,
Las du commerce des héros,
Prenons une part du repos
Que Louis accorde à la terre,
Dans la foule de nos guerriers,
Soldat obscurément utile,
Je ne partageais les lauriers,
Ni de Saxe,
ni de Bélisle !
J'essuyais les récits mortels
Et les airs tristement capables
De Bugeaud, de nos colonels !
De mille plaisans détestables
J'endurais les fades bons mots...
De leurs festins, la lourde ivresse,
Et leurs plaisirs sans politesse !...
Victime du sort et des sots,
Je m'ennuyais pour la Patrie...
Mais je dis bonsoir aux houris
Et reviens en poste à Paris.
Cependant un nouveau brouhaha s'élève, la foule plus compacte des
députés se presse sur le seuil de la Chambre, je me crois au temps des
miracles : je vois des boiteux qui marchent, des aveugles qui
voient, des muets qui parlent ; vous croiriez que M. Arago ou M.
Pouillet ont électrisé tout le monde.
Chacun se place, qui à droite, qui à gauche, le plus grand nombre au
centre comme les moutons, à portée de la houlette du berger. Arrive
enfin M. Guizot, que nous n'avions fait qu'entrevoir tout-à-l'heure, la
tête haute et orgueilleuse, le front encore plus soucieux et plus
ténébreux, la poitrine effacée, l'habit boutonné comme celui d'une
Landwher. Son
excellence
va se poser à son banc, qu'il appelle de véritables galères. MM. Martin
(du Nord) et Duchâtel passent et saluent son
excellence, qui
feint de ne les pas voir et qui peut-être ne les voit probablement pas
; il en monte à son
excellence
Duchâtel deux pieds de rouge aux pomettes, et le nez de son
excellence Martin
(du Nord) dépasse tout d'un coup, en longueur, celui de M. d'Argout ;
il ne pourra plus, lui aussi, se moucher désormais qu'à bras tendu, et
il lui faudra une paire de pincettes pour prendre une prise de tabac.
En un mot, toutes les
excellences
sont à leur poste. - Incident, événement extraordinaire! M.
Quatre-Barbes, en frôlant les tapisseries qui recouvrent les quatre
planches de sapin qui forment le trône, il s'en échappe une
chauve-souris.
L'animal ailé, l'oiseau des ombres s'élance, parcourt la Chambre,
tournoie avec insistance autour de la tête de son excellence
des affaires étrangères, enfin, las, épuisé, il s'élance et va se
réfugier dans le chapeau de M. J. Lefebvre. Vous jugez du bruit, des
cris, de l'hilarité... Un journaliste de la Gazette de France,
en conclut que c'est d'un mauvais augure pour le ministère en général
et pour son
excellence
Guizot en particulier, que la Chambre de 1847, s'ouvre sous de fâcheux
auspices, tandis qu'un rédacteur de l'É
POQUE,
puis un autre des D
ÉBATS, en déduisent
un
quasi-attentat.
Je ne sais où cet incident aurait conduit si le bruit des tambours
battant aux champs, les cris de portez armes, le cliquetis des
baguettes de fusil ne fussent venus couvrir et faire cesser le tumulte
; c'était le roi qui arrivait... Le roi est en effet arrivé, suivi de
sa famille et d'un brillant état-major. Il y avait dans sa figure
beaucoup de celle de Louis XIV, c'est-à-dire de la noblesse, de la
dignité, de la grandeur ; il y avait surtout, ce qui flattait
davantage, un air de santé et de force. Le roi, fidèle à sa politesse,
qui a toujours été l'une des qualités de nos rois, a salué à plusieurs
reprises et avec bonté, puis sa bouche a dit le discours des ministres
; le roi parle mieux quand il parle d'après les inspirations de son
coeur. Le langage de sa politique n'est pas celui de son intérieur. Ce
que le roi a dit, tout le monde le savait d'avance ; puis il a reçu
le
serment de
trois cents députés. - On a remarqué que c'était le
chiffre de la triste phalange de M. de Villèle. On s'est rappelé les
Thermopyles, mais l'on n'a pas vu de Léonidas. Puis le roi s'est retiré.
Mais c'est alors que son
Excellence
Guizot a commencé à voir l'abîme, et qu'il avait compté sans son hôte,
et son âme en a senti mille horripilations ! C'est alors qu'il a vu de
combien de défections il était menacé, à combien de désappointemens il
devait s'attendre. Comme il félicitait tels et tels de s'être assis au
centre, il en a reçu cette réponse : qu'il n'en fallait rien
conclure, que c'était seulement
histoire de se placer pour une
première fois, mais qu'ils verraient plus tard... Tel
autre lui disait, que de même qu'il avait voulu un portefeuille, de
même il avait voulu être député, et que la bannière qu'il avait adoptée
provisoirement, n'en avait été que le moyen. Bravo ! A
Normand, Normand et demi. Décidément nous sommes dans le siècle de
Gaspards.
Un groupe s'était formé : la conversation était vive, on y parlait
de
progrès,
de
corruption,
de
promesses
fallacieuses, de
manoeuvres frauduleuses,
de
plaintes aux
parquets et d'
enquêtes...
La peur a saisi aussitôt, et à son tour, Son Excellence ; elle s'est
enfuie, et elle est rentrée chez elle avec une fièvre cérébrale. Génie,
le fidèle Génie, son dévoué serviteur, son véritable Sancho, est
accouru, et lui a annoncé qu'il était question de reporter M. Dupin à
la présidence ; que le plus grand nombre paraissait se déclarer pour
lui. Ici, la tête de Son Excellence s'est détraquée, sa poitrine a
râlé, et il a expiré, non pas comme saint Roch, mais entre les bras de
son cher Génie, grinçant des dents, roulant les yeux et la rage dans
l'âme, en prononçant le fameux
Quos ego !
qu'un grand vicaire de ma connaissance a traduit par ces mots
énergiques :
F...u
canaille!!!
Le bruit de cette mort subite s'est bientôt répandu dans tout Paris.
Quelques-uns y ont cru, d'autres en ont douté ; les uns disent
oui, les autres
disent
non
; moi, comme le bon bourgeois de Paris, lors de la mort du cardinal de
Richelieu, je ne dis ni
oui
ni
non.
Cependant la nouvelle prend de plus en plus consistance, et l'on parle
déjà de ses funérailles. C'est le sujet de débats fort vils. Où
l'enterrera-t -on! quelle pompe funèbre lui fera-t-on ? qui portera les
coins du drap ? A la cour, partout, on n'entend que ces mots : ce ne
sera pas
moi
! ni
moi
! ni
moi
! Il faudra cependant qu'on l'enterre, car M. Gannal a refusé de
l’embaumer. Les médecins qui ont fait l'autopsie du cadavre ont jugé
que la mort avait deux causes : une
ambition rentrée et
la
terreur de
perdre son portefeuille ; de là, le ballonnement outre
mesure et la putréfaction immédiate qui se sont développés comme chez
les asphixiés par le charbon.
Ledru-Rollin a déjà fait l'épitaphe de son
excellence, elle
est courte et digne de l'auteur comme du mort :
C'est un
Crachat
à mettre sur sa tombe.
NOTES :
(1)
Sporadique,
c'est-à-dire maladie qui n'est particulière à aucun pays, qui se montre
en tout temps, et qui attaque chaque personne séparément, par des
causes particulières. C'est comme qui dirait un gouvernement à la
Guizot, un discours de M. Thiers, en un mot, un coup de bourse.
(2) ouvrage quelque peu leste de Diderot, qui était aussi un puritain.
(3) M. l'abbé Grégoire. Il fut un jour jugé
indigne de faire
partie de la Chambre des députés, lui qui avait été sénateur, et il n'y
rentra pas ; le même, jugement a été prononcé contre L. de Girardin, et
il y rentre pour la troisième fois. - Progrès.
(4) L'abbé de la Mettrie.