Audiobooks by Valerio Di Stefano: Single Download - Complete Download [TAR] [WIM] [ZIP] [RAR] - Alphabetical Download  [TAR] [WIM] [ZIP] [RAR] - Download Instructions

Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
HTML+ZIP- TXT - TXT+ZIP

Wikipedia for Schools (ES) - Static Wikipedia (ES) 2006
CLASSICISTRANIERI HOME PAGE - YOUTUBE CHANNEL
SITEMAP
Make a donation: IBAN: IT36M0708677020000000008016 - BIC/SWIFT:  ICRAITRRU60 - VALERIO DI STEFANO or
Privacy Policy Cookie Policy Terms and Conditions
Le Solitaire des Ardennes, anecdote intéressante (1821)
[Colportage] : Le Solitaire des Ardennes, anecdote intéressante.- Caen : Chalopin, 1821.- 40 p. ; 14 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (07.VIII.2008)
Texte relu par : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées (y compris, fautes et coquilles de l'édition).
Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (bm Lx  : Norm br 1104).

Le solitaire des Ardennes
anecdote intéressante

~*~

MATHILDE de Gerville, veuve du Comte de Valmaure, quelques années avant la mort de son époux, étoit devenue héritière, du côté maternel, du Marquisat de Négremont, situé dans les Ardennes, & qui étoit Franc alleu d’où relevoient plusieurs fiefs assez considérables. Rendue à sa liberté par la perte d’un mari auquel le devoir l’avoit unie sans l’aveu du penchant, mais à qui la raison, l’estime & la reconnoissance l’avoient attachée par des noeuds plus solides que ceux de l’amour, elle ne respira plus d’autre bonheur que celui de l’indépendance. Pour s’y livrer entièrement, elle avoit vendu tous les biens qui lui appartenoient dans le Pertois (1) où elle étoit née, & du produit de cette vente elle avoit augmenté son domaine de Négremont où elle étoit venue se retirer dans le dessein d’y régner tranquillement au milieu de ses vassaux.

Si la beauté ne donne pas la puissance, elle sert du moins à en faire chérir les droits. Mathilde n’étoit pas encore dans sa vingt-sixième année lorsque les Ardennes s’embellirent de l’éclat de ses charmes, & virent tempérer la rudesse de leur climat, par les agrémens de son esprit, & la douceur de son caractère : aussi ravis des belles qualités de son âme qu’éblouis de ses attraits, tous ses Vassaux se disputèrent l’honneur de lui rendre le premier hommage. Touchée de leur empressement, elle ne parut point s’énorgueillir de l’effet que sa vue produisoit sur tous les coeurs. Pour rendre son triomphe plus complet, elle ne voulut point en effleurer la gloire en excitant, par aucune attention particulière, la moindre rivalité. Cependant, malgré les efforts de sa modestie, malgré les soins qu’elle prit pour déguiser toute espèce de préférence, à travers le voile de la plus adroite politique, on crut s’appercevoir que les respects d’Arnaud, Sire de Clarange, avoient été les mieux reçus. Le préjugé étoit pour lui ; c’en étoit assez pour éveiller la jalousie.

Ce Sire de Clarange étoit un heureux aventurier, dont la fortune sembloit prendre plaisirs à élever le crédit sur les ruines de l’amour. C’étoit un esprit liant, souple, affectueux, prévenant ; personne n’entendoit mieux que lui à concilier son humeur avec toutes les fantaisies des femmes, à se prêter à tous leurs gouts ; il savoit se plier à tous leurs caprices ; tantôt original, tantôt singe, il se varioit suivant les jours, les heures, les momens ; il philosophoit, il déraisonnoit, il folâtroit, il pleuroit au gré de celles qu’il courtisoit : fait pour ne se rebuter de rien, il n’étoit jamais éconduit ; avec l’air le plus avantageux, il avoit l’art de se rendre intéressant, il ne parloit de sa valeur que du ton qui fait croire aux braves, & il n’en étoit que plus considéré des belles, & redouté de ses rivaux. Trois femmes, qu’il avoit épousées successivement & dont il avoit eu la précaution de s’assurer l’héritage, avoient contribué à le rendre le plus puissant des Vassaux de Mathilde. Et quoique le chagrin les eût moissonnées toutes trois, on s’envioit encore l’honneur de plaire au délicieux Arnaud : il semble qu’un homme de mauvaise foi soit une pierre d’aimant pour les femmes ; elles s’y attachent en dépit de la raison & d’elles-mêmes, leur vanité ou leur coquetterie, les rend toujours dupes des fausses apparences.

On devine bien qu’Arnaud ne manqua pas de profiter de la première impression que l’on présumoit que son hommage avoit faite sur le coeur de la nouvelle Marquise de Négremont. Ses visites furent d’abord fréquentes, ensuite il eut l’air de se moins prodiguer, peu à peu il céda aux reproches que l’on lui fit de sa rareté, & finit par devenir essentiel. Par ce manége, il s’étoit flatté de captiver le coeur de sa Suzeraine & il comptoit déjà ses égaux au rang de ses Vassaux. Cependant Mathilde écoutoit encore assez la raison pour ne point s’abandonner aveuglément aux dangers d’un penchant qui l’auroit conduite à sa perte. En s’attachant Arnaud par des égards, elle n’avoit d’autre vue que d’en faire un esclave, dévoué à toutes ses volontés. D’ailleurs, le plaisir d’humilier ses rivales satisfaisoit en secret sa vanité. L’amour-propre est naturel chez les femmes, c’est un foible inséparable de leur être ; il devient en elles une source d’esprit & d’agrémens. Pourrions-nous leur reprocher un défaut qui ne sert qu’à les rendre plus aimables ? Jalouse de sa liberté, & veuve d’un époux qui, par les plus tendres complaisances & les procédés les plus honnêtes avoit sçu fixer son estime, la Marquise sentoit tous les risques qu’elle couroit, en s’exposant aux caprices d’un homme chéri de toutes les femmes, & par conséquent, fait pour les trahir toutes.

Depuis six ans, on ne parloit dans les Ardennes que de l’étrange bisarrerie d’un Solitaire, nommé Basile, qui faisoit sa demeure entre des rochers  peu éloignés des bords de la Semoi, vers l’endroit où cette rivière prend sa source. Le château de Négremont n’en étoit qu’à environ trois milles de distance. La manie de cet homme extraordinaire étoit de fuir tout commerce avec les humains. Seul avec un Serviteur dont il étoit plutôt l’ami que le maître, ils s’occupoient ensemble à cultiver quelques portions de terre qui lui appartenoient & qui fournissoient à leurs besoins. Une grotte qu’ils s’étoient bâtie eux-mêmes, leur servoit de retraite, & ils s’y étoient rendus inaccessibles à tout le monde. Lorsque la chaleur interrompoit leurs travaux, Basile alloit chercher dans l’épaisseur des forêts un asile contre les ardeurs du soleil, & s’y livrer à ses profondes rêveries. Si quelqu’un le rencontroit ou vouloit l’aborder, il savoit bientôt se dérober à sa vue ; si quelquefois on osoit le suivre ou l’interroger malgré lui, la fierté de ses regards en imposoit aux plus indiscrets. A la noblesse de sa figure, dont les traits sembloient altérés par la douleur, à la dignité de sa démarche qui démentoit la simplicité de ses habits, il étoit aisé de juger que c’étoit quelque homme d’une naissance élevée, qui étoit venu ensévelir dans ces déserts son nom & ses malheurs. Du moment que l’on l’avoit vu, on n’éprouvoit plus, à son égard, d’autres sentimens que ceux du respect & de l’attendrissement & on se retiroit toujours plus pénétré de sa tristesse qu’offensé de sa misantropie.

Un soir que la Marquise donnoit à souper, on fit tomber la conversation sur le chapitre du Solitaire, & le portrait singulier qu’on lui en fit, excita si fort sa curiosité qu’elle se mit dans la tête de le voir, & de lui parler à quelque prix que ce fût. Le Sire de Clarange, qui n’avoit cessé de disserter sur les différens jugemens que l’on en avoit portés, voulut bien le ranger dans la classe de ces prétendus philosophes, dont l’extravagance fait tout le mérite. L’oisiveté, dit-il, a ses charlentans comme l’industrie ; il y a des ambitieux de toute espèce, & tel qui n’auroit joui d’aucune distinction en vivant parmi les hommes, sait en acquérir en fuyant ou en dénigrant leur Société. Tout dépend du jour dans lequel on est vu ; la manière de s’annoncer donne l’opinion, & l’opinion fait le reste. Il cita à ce sujet beaucoup d’exemples de personnages ridicules, dont la folie publique avoit immortalisé l inutilité, & trouva que c’étoit mettre la célébrité à trop bas prix que de s’occuper d’un être comme Basile. Les hommes, ajouta-t-il, se dégradent eux-mêmes en estimant les fous qui les méprisent ; songeons à ceux qui nous aiment, oublions ceux qui nous haïssent. Ce discours ne refroidit point l’empressement que la Marquise témoignoit de voir le Solitaire. Clarange, piqué, mais cherchant à déguiser son humeur sous une feinte gaîté, lui proposa, puisque chacun en parloit avec tant d’admiration & désiroit de le connoître, d’aller l’enlever dans sa cabane & de le promener dans ses terres comme un animal curieux. Cette cérémonie achevée, poursuivit-il, dès qu’il a fait voeu de dét[e]ster le genre humain, pour le remettre à son aise, nous lui ferons faire l[e]s honneurs de votre basse-cour.

La Marquise improuva l’indécence de cette proposition & de la plaisanterie. Clarange, lui répondit-elle, j’avois meilleure opinion de votre coeur ; sachez que la vertu est respectable en quelque lieu qu’elle habite, & que ce n’est pas le moindre effort que d’apprendre à borner ses désirs. Tranquille dans sa chaumière, Basile n’y est à charge à personne : Content de peu, il vit sans ambition ; sa pauvreté l’exempte de remords. Si tous les hommes cherchoient comme lui à devenir indépendans de la fortune, croyez que la société y gagneroit beaucoup. L’égalité rendroit plus étendue la chaîne qui nous lie. La médiocrité n’est pas toujours si loin du vrai bonheur que l’opulence ; ne nous éblouissons point de notre grandeur, & respectons le Sage qui ne sait point l’envier.

Tous les convives applaudirent autant à la justesse de cette réponse qu’aux grâces avec lesquelles elle fut prononcée. Clarange, confus, rougit de son indiscrétion, justifia l’inconséquence de ses avis en feignant qu’ils n’étoient qu’un pur badinage par lequel il avoit voulu éprouver ceux qui l’écoutoient, & ajouta que l’indignation générale qu’il avoit excitée parmi eux faisoit l’éloge de leurs sentimens.

Lorsque la compagnie fut retirée, la Marquise repassa dans sa mémoire tous les points de conversation auxquels la vie solitaire de Basile avoit donné sujet. Les différentes raisons qui justifioient la haute idée que l’on avoit de sa naissance excitèrent en elle la plus tendre pitié. Elle cherchoit à deviner quels pouvoient être les motifs qui l’avoient déterminé à briser volontairement tous les noeuds de la société pour s’anéantir dans un désert. La haine constante qui le séparoit du monde à la fleur de son âge, le chagrin dont il paroissoit dévoré, l’ennui qui le suivoit partout, & qui sembloit faire ses uniques plaisirs, ne venoient, sans doute, que d’un coeur griévement blessé, & l’envie qu’elle avoit d’en pénétrer la cause l’entraîna dans les plus sérieuses réflexions.

Le lendemain, dès qu’elle fut visible, le Sire de Clarange ne manqua pas, suivant son usage, de se rendre chez elle pour s’informer comment elle avoit passé la nuit : Clarange lui demanda si c’étoit à quelque mauvais rêve qu’il devoit imputer le changement qu’il remarquoit en elle ; & le ton de froideur avec lequel elle lui répondit, lui fit croire qu’il venoit de commettre une indiscrétion.

Mathilde imaginant  enfin que le plus sûr moyen de dissiper ses ennuis, étoit de s’entretenir de l’objet qui les avoit causés, elle revint sur le chapitre du Solitaire, & pria Clarange de lui avouer de bonne foi ce qu’il pensoit de cet homme dont on faisoit tant de recits, & s’il ne seroit pas tenté, comme elle, de soupçonner que c’étoit quelque passion qui le réduisoit au parti désespéré qu’il avoit pris de renoncer à toute société. Il est vrai, lui répondit Clarange, que l’amour nous porte souvent à d’étranges extrémités, & je ne pardonne qu’à ses fureurs de nous brouiller avec l’humanité. Je sens de plus en plus de quoi ce sentiment peut nous rendre capables ; & la vraisemblance, justifiant vos soupçons à l’égard de Basile, me fait prendre un intéret particulier à ses infortunes. Pour moi, reprit la Marquise, je ne saurois entendre parler d’un amant malheureux sans partager ses peines. Je n’ai que trop appris à connoître les funestes effets d’une passion si dangereuse. Clarange, surpris de ce discours, qu’elle n’acheva qu’en poussant un profond soupir, s’empressoit déja à lui demander les raisons qui la faisoient parler ainsi. Vous, Madame, lui-disoit-il, êtes-vous faite pour avoir la moindre idée des malheurs de l’amour ? non, le ciel n’a dû vous former que pour en connoître les douceurs. Il alloit poursuivre, lorsqu’une troupe de Gentils-hommes entra chez la Marquise, ayant à leur tête le Chef de sa Vénerie, & vêtus du même uniforme. Dans le dessein de lui faire leur cour, ils venoient l’inviter à être témoin ou compagne de la chasse qu’ils se préparoient à donner à un sanglier monstreux qui désoloit les Ardennes. La Marquise, jugeant que la solitude des bois convenoit parfaitement à la mélancolie où l’amer ressouvenir de ses premières chaînes venoit de la replonger, accepta la partie avec plaisir & voulut partager l’honneur de cette journée. Le galant Arnaud se chargea de remplir auprès d’elle les fonctions d’Écuyer, & courut sur le champ lui faire seller un cheval dont il pouvoit garantir la légéreté, la souplesse & la docilité.

La belle Mathilde, vêtue en amazone, traversa comme en triomphe la ville de Négremont. Après une course assez longue & pendant laquelle on avoit tué quelques loups & autres animaux sauvages, on convint d’aller faire alte dans un endroit de la forêt, où, par les soins d’Arnaud, le pourvoyeur de Mathilde avoit su préparer, sous une riche tente, un repas impromptu qui fut trouvé délicieux. Arnaud se félicitoit de voir la Marquise reprendre sa gaîté ordinaire, & l’on se promettoit bien de ne pas retourner au château que l’énorme sanglier ne fût détruit. Un des gardes de la forêt vint alors avertir qu’il avoit apperçu la bête de très-loin, & qu’elle paroissoit diriger sa course vers l’endroit où l’on étoit rassemblé. Dans l’instant les chevaux sont bridés & les Cavaliers en état d’attaquer le monstre qui s’avance vers eux. La Marquise veut avoir la gloire de lui porter le premier coup, & tous à l’envi lui cèdent cet honneur. Elle tend son arc, & la flèche qu’elle lance atteint vers l’épaule l’animal, dont la blessure irrite la fureur ; ses yeux s’enflamment de rage, & il se rue contre les assaillans avec tant de violence & en poussant des cris si affreux, que le cheval de la tremblante amazone l’emporte à travers les sentiers pratiqués dans la forêt, tandis que les Chasseurs, occupés à combattre le sanglier, ne s’apperçoivent point de sa fuite.

Revenue à elle-même, elle se trouve égarée au milieu de diverses routes qu’elle ne connoît pas. Incertaine du chemin qu’elle doit suivre, elle se laissa conduire au hasard par son coursier ; elle entra enfin dans une plaine qui séparoit la forêt & qui étoit bornée, d’un côté, par de hautes montagnes, & de l’autre par de simples collines. Sur une de ces éminences elle découvre une petite maison d’une structure singulière. Dès quelle en est assez près pour pouvoir se faire entendre, elle sonne du cor ; & personne ne parroissant, elle traverse un chemin frayé entre les collines, qui la conduit dans un vallon assez spacieux. Elle sent une espèce de soulagement en voyant que les terres en sont cultivées. Ce vallon étoit terminé par un cercle de rochers qui sembloient former un précipice, au fond duquel elle n’ose jeter les yeux qu’en frémissant. Mais quelle est sa surprise, lorsqu’une grotte bâtie dans cet abyme lui fait conjecturer qu’il est habité. Cette vue la fait songer au Solitaire Basile, & elle pense reconnoître sa demeure. Joyeuse de pouvoir satisfaire sa curiosité, elle côtoye ces rochers. En tournant les yeux du côté opposé, elle voit de loin, à l’entrée d’un bois épais, un homme d’un âge avancé assis près d’un arbre, & qui s’amusoit à lire. Elle court vers ce Vieillard que l’éclat de sa beauté ravit d’étonnement. Bercé de la lecture des fables, il croit que c’est quelque divinité qui descend des cieux pour s’entretenir familièrement avec lui, & se prosterne devant elle. Levez-vous, lui dit-elle, en souriant ; le hasard seul me conduit ici, & mon dessein n’est point d’y troubler la paix dont vous jouissez. Si, pour achever de vous rassurer, il faut me nommer à vous, je suis la Marquise de Négremont ; je me suis égarée dans ces bois, & je vous prie de vouloir bien m’enseigner la route qui mène à mon château.

C’étoit au bon homme André, au fidèle serviteur de Basile, que Mathilde parloit. Madame, lui dit-il, je m’offrirois volontiers à vous remener à votre château si la loi à laquelle je me suis asservi de ne jamais m’écarter de cette solitude ne me le défendoit absolument. Je sais bien qu’il y a dans ces cantons une ville de Négremont, mais je vous avouerai que la carte des chemins s’est furieusement brouillée dans ma cervelle : pour ne vous point tromper, un plan exact & très-bien détaillé de ces forêts fait un des ornemens de la grotte que nous habitons ; en le consultant, vous ne pourrez plus vous égarer. Permettez-moi de vous quitter un moment & de descendre… Pourquoi lui répliqua la Marquise ; n’oserois-je vous accompagner ? De grace, laissez-moi satisfaire le désir que j’ai de connoître cette grotte. Le bon André, yvre de joie de pouvoir obliger une si charmante personne, oublia la défense que son Maître lui avoit fait de ne recevoir chez lui aucune créature humaine. Il étoit sûr que Basile ne reviendroit pas avant le coucher du soleil, & ainsi il craignoit moins d’encourir sa disgrâce.

La Marquise, étonnée de l’honnêteté de ce Vieillard, commençoit à douter qu’elle fût dans la solitude de Basile, &, comme il se mettoit à attacher à un tronc d’arbre la bride de son cheval, qui n’auroit pas pu descendre avec eux jusqu’à l’entrée de la grotte, elle lui demanda s’il n’y avoit point de risque à laisser ainsi cet animal seul dans un lieu où des brigands pouvoient survenir & l’emmener. N’ayez aucune inquiétude, Madame, lui répondit André. Le Maître que je sers a rendu l’accès de cet asyle si redoutable qu’aucun homme mal intentionné n’oseroit s’y montrer. L’exemple que sa valeur fit autrefois de ces scélérats les en écarte pour jamais. Quel est donc, reprit-elle, cet homme si courageux que l’on n’oseroit plus venir troubler dans sa retraite ? Seroit-ce Basile, dont on m’a raconté des choses si merveilleuses ? C’est lui-même, Madame, c’est ce mortel aimable qu’un sort funeste, qu’une douleur cruelle enterre tout vivant dans ce gouffre où ses propres mains lui ont creusé un tombeau plutôt qu’une demeure, & où tant de vertus n’étoient pas faites pour être ensevelies. -- Que cette peinture que vous me faites de sa situation m’intéresse vivement en sa faveur ! apprenez-moi donc quel étrange désespoir l’a pu conduire ici. -- Il m’est impossible de vous satisfaire sur ce point ; ses malheurs sont un secret que j’ai toujours ignoré. - Mais depuis quand le servez-vous ? par quelle aventure vous trouvez-vous ensemble dans ce désert ?

Depuis un temps immémorial le bon André n’avoit goûté les délices de converser avec une jolie femme. Aussi s’empressa-t-il à profiter d’une occasion qu’il étoit bien assuré de ne point retrouver si-tôt. Il invita la Marquise à descendre dans la grotte pour entendre plus à son aise le récit qu’il avoit à lui faire, elle y consentit sans peine, & ne lui refusa point la grace d’accepter sa main ; cet honneur le combla d’aise & il tressailloit de ravissement. Comme il tournoit du côté du bois, elle ne put lui cacher son inquiétude qu’il dissipa en lui faisant comprendre qu’il eût été impossible de pratiquer, à travers ces rochers escarpés, un chemin assez facile pour pénétrer sans danger jusqu’au terrein qu’ils environnoient. Le hasard, continua-t-il, a prévenu les desseins de Basile à cet égard, en creusant depuis cette petite hauteur que vous voyez un peu avant dans les bois un souterrain, dont une porte, que nous avons construite, ferme l’entrée, & qui conduit, par une pente douce jusqu’au lieu que nous habitons.

En discourant ils arrivèrent à cette porte. La naïveté d’André & la bonhomie qui régnoit sur sa figure rendirent la confiance à la Marquise ; elle s’abandonna sans crainte à la discrétion de son conducteur & entra, en se courbant, comme lui, sous cette voûte épaisse qui s’élevoit à mesure qu’ils avançoient. Ils parvinrent ainsi aux pieds des rochers. En entrant elle vit sur la droite une source d’eau qui tomboit d’une espèce de cascade dans un bassin étroit, au bout duquel elle s’alloit perdre dans le sein de la terre.Elle fit asseoir André à côté d’elle & le pria de lui raconter par quelle aventure il se trouvoit attaché au service de Basile, ainsi que les détails de la vie qu ils menoient dans cette affreuse solitude.

Vous avez dû remarquer, Madame, avant que d’entrer dans le vallon qui mène à ce désert, une maison peu étendue, bâtie sur une colline, & d’une architecture extraordinaire. C’étoit la demeure d’un savant Philosophe nommé Balthasar Prinxelles, que le Baron de Saint-Arsenne à qui appartenoit la plaine voisine, & la forêt qu’elle sépare de celle où vous vous êtes égarée s’étoit attaché particulièrement ; il le logeoit dans son Château, & il y avoit dix ans environ que j’étois au service de cet homme célèbre, lorsqu’il vint fixer son séjour dans l’hermitage que vous avez vu ; le Baron l’avoit fait construire à ses dépens, & avoit cédé en pleine propriété à Balthasar, tout le terrein qui l’environne, ainsi que le vallon & le bois que bornent ces rochers. Astronome, Géomètre, Chymiste & Botaniste, ce grand Philosophe employoit les dernières années de sa vieillesse à perfectionner dans ce réduit solitaire, toutes les découvertes qu’il avoit faites dans ces différentes Sciences où il excelloit. Sa maison étoit composée de plusieurs laboratoires propres aux divers genres d’étude qu’il s’appliquoit à approfondir. N’ayant choisi que moi pour témoin de ses travaux, rien ne pouvoit le distraire de ses occupations dans un endroit si écarté. Il y trouvoit sous sa main les plantes dont il analysoit les vertus ; & les hautes montagnes qui s’élèvent de l’autre côté de la plaine, lui servoient d’observatoire : il traça lui-même le plan des forêts voisines, qui tapissent une partie de cette grotte.

Il y avoit deux ans que nous avions renoncé au commerce du monde, & que nous nous occupions dans cette retraite, lui à l’étude & moi à le servir, cultivant ensemble la terre qui nous nourissoit ; lorsqu’un soir, dans la saison où l’approche des frimats commence à dépouiller les arbres de leur verdure, nous promenant sur la colline du côté du vallon, un moment avant que le soleil nous privât de ses rayons, nous entendîmes un bruit de feuilles que le pas d’un homme repoussoit avec violence. Nous tournons la tête vers l’endroit d’où ce bruit venoit, & nous appercevons un guerrier armé de toutes pièces & de la plus haute taille, qui s’avance avec fureur jusqu’auprès de ces rochers. Là, il s’arrête & lève la visière de son casque ; la noblesse de ses traits étonne Balthasar : après avoir jetté les yeux de tous les côtés, sans faire attention que mon maître & moi l’observions, il lève les mains au Ciel avec les regards du désespoir, puis les étendant vers les rochers, il ne nous laisse plus douter qu’il ne veuille s’y précipiter. Balthasar effrayé lui crie aussi-tôt : arrêtez malheureux ! qu’allez-vous faire ? A ces mots, l’inconnu se détourne & vient à nous. Loin de reculer, Balthasar marche à sa rencontre. La fermeté & l’air vénérable de ce sage l’interdisent d’abord ; ensuite prenant la parole : ô mon père ! s’écrie-t-il, par quelle pitié cruelle empêchez-vous un infortuné de chercher dans cet abîme la fin de ses tourmens ? Mon maître, attendri par ces mots prononcés avec toute l’énergie de la douleur, épuise tout le charme de son éloquence pour calmer la violence de ses transports ; bientôt il parvient à lui faire sentir combien le désespoir est indigne d’une grande âme, & le détermine enfin à accepter l’hospitalité qu’il lui offre dans son hermitage.

Nous rentrons avec cet hôte dont nous avions eu peine à soutenir la marche chancelante ; nous le dépouillons de son armure, & nous le couvrons de vêtemens plus commodes. Le noir chagrin dont son coeur est enveloppé, ne lui permet pas de faire honneur au repas frugal que je sers. Balthasar l’invite à prendre du repos, & le conduit dans une chambre où je venois de lui préparer un lit ; mais craignant que l’accès de ses fureurs ne lui reprenne pendant la nuit, il ne le quitte point. Le charme de ses discours adoucit la plaie de cette âme déchirée ; la sérénité revient sur son visage, un léger sommeil ferme quelque temps les yeux appésentis, & à son réveil il consent à prendre quelque nourriture. Balthasar l’ayant initié, par la suite, dans des découvertes qu’il avoit faites des secrets de la nature, l’amour de l’étude dissipa ses ennuis ; & sous le nom de Basile, (car le secret de sa naissance & de ses aventures fut renfermé entre mon Maître & lui) il devint compagnon de notre solitude & de nos exercices. Les complaisances que Balthasar avoit eues pour lui furent bien payées : environ deux mois après un nombre de brigands étant venu nous investir dans notre hermitage, le courageux Basile repoussa leurs attaques avec tant de valeur qu’aucun deux ne put échapper à la vigueur de son bras ; & cet exploit le rendit si redoutable, que depuis on ne s’avisa jamais de venir nous insulter.

Balthasar & lui vécurent ainsi pendant deux ans, dans la plus parfaite union. Alors mon maître succombant sous le pois de l’âge, rendit sans souffrances, sans remords & sans regrets, une vie que ses travaux avoient illustrée, qu’il avoit toujours passée dans la pratique de la vertu, & dont aucun vice n’avoit souillé la pureté : il laissa Basile héritier de la solitude qui lui appartenoit, & je restai au service de ce nouveau maître auquel j’étois déjà accoutumé.

Basile, étayé de la sagesse de Balthasar, ne fut pas plutôt privé d’un appui qui lui étoit si nécessaire, qu’il retomba dans la plus sombre mélancolie. Il ne trouva plus dans les charmes de l’étude aucune dissipation. Livré à l’ennui qui le consumoit, il alloit s’enfoncer tout le jour dans le plus épais des forêts, où le hazard lui ayant fait découvrir ce souterrain, il trouva que l’hemitage que Balthasar lui avoit laissé ne le cachoit pas encore assez aux regards du monde ; il résolut de l’abandonner & d’établir sa demeure au milieu de ces rochers. Je l’aidai à élever cette grotte dont il fut l’architecte ; & ce travail, en remplissant le vuide de ses momens, rendit son âme à la tranquilité.

Par ce que vous venez d’entendre, vous jugez bien, Madame, que Basile n’est point un homme que la misantropie a banni de la société, dont il auroit ; sans doute, fait les délices. Ce n’est point par une haine dénaturée qu’il fuit ses semblables. Accablé de son infortune, il veut la cacher à tous les yeux. Son âme est fière & sensible, son caractére est doux & généreux, il ne se rend inaccessible aux grands que de peur d’en être humilié, & aux malheureux que dans l’impuissance où il est de les soulager.

La Marquise, charmée de ce récit, voulut en marquer sa satisfaction au Vieillard en lui présentant de l’argent, qu’il refusa comme un bien qui lui devenoit inutile. Il vaut mieux, Madame, lui dit-il, en aider quelque indigent à qui il feroit nécessaire, que moi qui ne sauroit en faire usage. Le désintéressement & la politesse d’André donnèrent à la Marquise une idée du vrai bonheur que son esprit ne se seroit jamais formée. Elle courut alors à la grotte, dont elle admira la structure élégante, la distribution commode & l’extrême propreté : elle y examina le plan de la forêt de Négremont qui en faisoit un des ornemens, & après avoir reconnu le chemin qu’elle devoit prendre, elle ouvrit une porte, qui étoit celle d’un cabinet où, étant entrée, elle ne put revenir de sa surprise & fut prête à s’évanouir en considérant un buste fait de terre glaise, & dans lequel elle crut retrouver quelque chose de sa figure à l’âge de seize ans. Par quel événement, dit-elle à André, avec émotion, ce buste est-il ici ? C’est, lui répondit-il, l’ouvrage de Basile ; il l’a pétri & formé lui-même. C’est apparemment l’image d’une personne qui lui fut chère, car depuis quelle est placée dans ce cabinet, il s’y renferme tous les jours pendant plusieurs heures ; je l’ai même surpris quelquefois la regardant & versant des ruisseaux de larmes. Le trouble de la Marquise augmente ; elle lui fait mille questions sur Basile, dont elle le prie de lui détailler le portrait ; & les réponses d’André ne faisant que redoubler son agitation, elle veut absolument attendre dans la grotte que son maître revienne pour éclaircir à la fois tous ses doutes.

Mais, dans cet instant, les échos retentissent du son de plusieurs cors, & la Marquise sent que ce sont ses chasseurs qui la cherchent. André effrayé se jette à ses genoux pour l’engager à se retirer & à ne point l’exposer aux reproches de Basile : il l’assure que, tant qu’il entendra du monde dans la plaine, il ne rentrera point ; il lui persuade enfin qu’en revenant souvent dans le bois à l’heure où il se retire ordinairement, elle trouvera assez d’occasions pour le surprendre & le questionner sur ce qu’elle désire savoir de lui. La Marquise n’insista point davantage, remonta le souterrain, retrouva son coursier, prit congé d’André, regagna la plaine, combla de joie les chasseurs inquiets, & revint avec eux dans la ville. Chemin faisant, Clarange, qui s’étoit informé à la Marquise de l’endroit où on l’avoit retrouvée, lui demanda si, ayant été si près de la demeure du solitaire, elle n’avoit pas eu la curiosité d’aller lui faire une visite. Elle rêve au lieu de lui répondre, & l’émotion qui accompagne son silence, fait soupçonner à Clarange qu’en effet elle a vu ce misantrope : elle s’efforce de contraindre son agitation, & feint de n’avoir pas su qu’elle fût si proche de son habitation. Aussi-tôt, changeant de conversation, elle reprend un air de gaîté & parle de choses tout-à-fait étrangères à Basile. On rentre dans le château & les chasseurs conviennent que la Marquise ayant eu l’avantage de porter le premier coup au sanglier, c’est à elle qu’en appartiennent les dépouilles : elle reçoit ce trophée de la manière la plus reconnoissante ; mais toute occupée de ce qu’elle avoit vu dans la grotte, & ne se sentant pas en état de faire librement les honneurs de la soirée, elle prend prétexte de la lassitude que lui ont causée les fatigues de la journée & le besoin qu’elle a de repos pour congédier son monde sans retenir personne à souper. Clarange est obligé, par complaisance, de se retirer comme les autres.

Le discours d’André avoit réveillé dans l’âme de la Marquise le souvenir d’un jeune Chevalier que sa beauté naissante avoit rendu éperdument amoureux d’elle, & que son mariage avec le Comte de Valmaure avoit réduit au plus cruel désespoir. Sa mort qu’elle s’étoit long-temps reprochée, lui avoit coûté des regrets d’autant plus sensibles, qu’elle auroit craint de les laisser éclater aux yeux d’un époux qui ne la soupçonnoit pas d’avoir jamais aimé. Le temps, la raison & le tourbillon du monde, au milieu duquel elle avoit vécu, étoient venus à bout d’assoupir une douleur à laquelle elle avoit été sur le point du succomber. Le sort de Basile lui en rappella toute l amertume. Hélas ! se disoit-elle à elle-même, si c’étoit quelque amant aussi infortuné que le jeune Archambaud qui, désespéré de la perte d’une maîtresse enlevée à ses voeux, fût venu cacher dans la solitude sa honte & ses disgrâces, que je le plaindrois de ne pouvoir plus trouver d’autre soulagement à ses peines que d’en confier le secret à des rochers insensibles !

Bientôt après se livrant à des espérances auxquelles elle avoit cru devoir renoncer pour jamais, elle fait appeler une de ses femmes, nommée Gilberte, qui la servoit dès le temps qu’elle demeuroit au couvent, et qui avoit été la confidente de ses amours avec Archambaud. Elle lui fait part de ses aventures du jour, de ce qu’elle a vu dans la grotte du solitaire, et de ce qu’André lui avoit dit au sujet de cette figure que Basile avoit pêtrie de ses propres mains. Gilberte est bien éloignée de soupçonner, comme sa maîtresse, que Basile puisse être ce même amant qu’elle a tant regretté. Réfléchissant sur les erreurs auxquelles l’amour expose la foible humanité, elle lui dit que, peut-être préoccupée d’un ressouvenir trop tendre, elle s’étoit imaginée retrouver ses premiers traits dans cette figure qui l’avoit frappée, ou que le solitaire lui-même, en voulant se tracer l’image d’une personne qu’il chérissoit, l’avoit représentée sous un air que l’opinion seule lui faisoit trouver conforme à son modèle, et d’ailleurs, poursuit-elle, comment pourriez-vous espérer jamais de revoir Archambaud ? avez-vous oublié que le lendemain qu’il vous eut écrit cette lettre par laquelle il vous annonçoit qu’il alloit se priver de la vie, on trouva, sur les bords de la Sault, le corps d’un jeune guerrier percé d’un coup d’épée qu’il s’étoit donné lui-même après s’être défiguré de manière à n’être plus reconnoissable. Personne n’a jamais douté que ce ne fût celui que vous avez pleuré. Il n’y avoit que la perte d’un objet tel que vous qui pût réduire un amant à cet extrême désespoir, et sans doute le Sieur Archambaud étoit capable de donner une pareille preuve de son amour. Les raisons de Gilberte ne dissuadèrent point la Marquise de ses idées. Pourquoi, lui répondit-elle, veux-tu qu’Archambaud ait été alors le seul infortuné que l’amour ait pu réduire au parti violent de se défaire lui-même ? Le pays qu’arrose la Sault n’avoit-il point d’autre beauté plus faite que moi pour inspirer des transports si furieux ? Enfin je ne serai point tranquille que je n’aie parlé à Basile, qu’il ne m’ait instruite de ses aventures ; et quelques difficultés que je trouve à obtenir cette grâce de lui, je ne me rebuterai point.

Elle convient donc avec Gilberte de ne plus être visible pour personne, afin de prévenir tout obstacle contre le dessein qu’elle a formé d’aller tous les soirs à la rencontre du Solitaire jusqu’à ce qu’elle ait pu saisir un moment favorable pour le faire parler. Le lendemain et les jours suivans, l’ordre qui défendoit l’entrée du Château à tous les Courtisans de la Marquise, fut exécuté à la rigueur, même à l’égard de Clarange, qui en fut vivement piqué. Vers le soir, la Marquise vêtue en homme et accompagnée d’un seul Ecuyer, sortit par une porte du jardin, courut à cheval au Vallon qui rendoit à la demeure du Solitaire, et fit rester son Ecuyer en deçà de la Colline afin de paroître seule. Trois fois elle fit inutilement cette démarche. Un accident en fut la cause. Le jour même de l’entretien qu’elle avoit eu avec André, Basile étoit revenu du bois ayant été mordu à la jambe par un serpent qui s’étoit dérobé à sa vengeance, et dont le dard venimeux lui avoit fait une plaie qui fût devenue mortelle sans le secours des herbes salutaires dont il connoissoit la vertu et qu’il appliqua sur la partie offensée. Ce contre-temps l’avoit retenu enfermé chez lui.

Mais la quatrième Aurore avoit à peine commencé à naître que, se sentant parfaitement guéri, il étoit sorti suivant sa coutume ; et, au moment où le soleil alloit disparoître, la Marquise qui étoit encore venue à sa rencontre, et qui se tenoit assez près de l’endroit où étoit la porte du souterrain, l’apperçut de loin. Il étoit accompagné d’un chien fidèle qui le suivoit toujours, et qu’il aimoit comme le seul être qui fût en état de le rendre heureux. Ce chien rapportoit à la grotte le gibier que son maître avoit tué. Basile, outre son arc et ses flèches, étoit armé d’une énorme massue dont il se servoit pour combattre et assommer les monstres qu’il rencontroit dans les forêts. Arrivé à la porte du souterrain, l’air terrible et sauvage que lui donnoient ses vêtemens, effraya tellement la Marquise qu’elle n’osa l’aborder, et laissa refermer sur lui la porte sans avoir eu le courage de lui rien dire. Il n’avoit pas paru faire la moindre attention à elle, et elle étoit presque certaine qu’il ne l’avoit point remarquée ; mais elle croyoit l’avoir observé d’assez près pour pour n’avoir plus à douter qu’il n’étoit point celui qu’elle pensoit retrouver. A l’exception de la majesté de sa taille, elle n’avoit rien reconnu en lui de son cher Archambaud. Elle rejoint son Ecuyer, et ne lui cache point la confusion où elle est du peu de succès de sa démarche. Mais il ne lui suffit pas de s’être assurée que Basile n’est point celui qu’elle soupçonnoit, elle veut absolument apprendre de lui ce qu’il peut être, et se promet bien d’être moins timide à l’avenir.

Le Sire Clarange, qui avoit mis dans ses intérêts une jeune femme de chambre de la Marquise, avoit sû par elle, que sa maîtresse alloit tous les soirs courir la forêt avec un seul Ecuyer, et qu’elle n’en revenoit qu’à la nuit fort avancée. Depuis le souper qu’il avoit fait chez elle, et pendant lequel le Solitaire avoit été l’objet de la conversation, il avoit pris pour lui une haine d’autant plus vive que la Marquise avoit eu l’air de se laisser prévenir en faveur de ce bisarre personnage. Soupçonnant qu’elle ne se rendoit invisible tout le jour que pour avoir la liberté d’aller s’entretenir la nuit avec Basile, il avoit été l’épier dans la forêt, et, s’étant mis en embuscade, il l’avoit vue entrer dans le Vallon après avoir laissé son Ecuyer dans la plaine où elle n’étoit venue le rejoindre que long-temps après : c’étoit dans le moment qu’elle s’en retournoit avec la foible satisfaction d’avoir pu considérer de près le Solitaire. Furieux de se voir compromis avec un rival de cette espèce, il voulut, dans le premier mouvement de sa colère, éclater aux yeux de la Marquise ; mais jugeant bien qu’il ne feroit qu’aigrir son humeur en n’usant d’aucun ménagement avec elle, il se contenta de la suivre de loin, et rentra chez lui dans la résolution de ne s’en prendre qu’à Basile de l’affront qu’elle faisoit à sa flamme. Le désir de se venger l’occupe jusqu’au retour du Soleil. Alors il ordonne à un Hérault de monter à cheval et d’aller porter de sa part au Solitaire les menaces les plus terribles s’il refuse de rompre tout commerce avec la Marquise.

Basile à qui les charmes d’un sommeil doux et paisible qu’il venoit de goûter pour la première fois dans sa retraite sembloient présager quelque évènement heureux, s’étoit levé avec l’Aurore. Le calme inconnu dont il se sent récréer fait succéder les idées les plus agréables aux tristes pensées qui l’avoient occupé depuis si long-temps. Il sort de sa grotte, et, après avoir respiré dans le Vallon la fraîcheur du jour naissant, il s’assied entre deux petites pointes de rochers et se met à composer quelques vers latins sur le bonheur d’une ame affranchie du joug des passions.

Le Hérault de Clarange arrive, et interrompant le chant des oiseaux par les cris de sa trompette, il s’avance auprès des rochers qui cachent Basile et d’où il découvre sa grotte. Certain de se faire entendre de cet endroit, il prononce à haute voix ces paroles menaçantes :

« De la part d’Arnaud, Sire de Clarange, Chevalier sans reproche, je viens signifier au Solitaire Basile de ne plus recevoir désormais les visites de la Marquise de Négremont, s’il ne veut point se voir brûler tout vivant dans sa Chaumière, c’est l’avis que mondit Loyal Seigneur lui fait donner par moi. Qu’il y songe. »

Basile, qui s’amusoit à écrire, sent ranimer par cette bravade l’ardeur guerrière qui avoit rendu ses premières armes si redoutables. Il se hâte d’y faire la réponse dont il étoit capable. Le Hérault, ne voyant paroître personne, répète jusqu’à trois fois la menace de Clarange, et, s’imaginant que le Solitaire n’osoit se montrer, il se disposoit à repasser le Vallon, lorsque Basile, courant à lui, lui crie d’une voix foudroyante : arrête, organe insolent d’un téméraire Chevalier ! prends cette réponse que je fais à ses menaces, cours la lui porter, et qu’il ne t’arrive jamais de te remontrer ici ou je…. Le Hérault, épouvanté de l’énorme massue qu’il lève en lui parlant, ne lui donne pas le temps d’achever, et ayant pris le billet avec précipitation, il regagne à toute bride la route de Clarange. La peur, qui le glace, le trouble au point qu’il perd dans la forêt l’écrit de Basile. Celui-ci, étonné des menaces qu’il venoit d’entendre, ne sait à quoi les attribuer. André, qui étoit dans la grotte, n’en avoit pas été peu alarmé ; il vient trouver son maître, et sa conscience ne lui permet plus de lui cacher la visite que la Marquise de Négremont lui avoit faite, et Basile pardonne à la sincérité de son aveu une faute qu’il n’a commise que par bonté.

La Marquise, retournant au Vallon à l’heure ordinaire, alloit quitter la forêt, lorsque son Ecuyer apperçoit le billet que le Hérault avoit égaré. Sa curiosité le lui fait ramasser, et il le présente à sa maîtresse, qui reste interdite en y lisant la réponse du Solitaire conçue en ces termes :

« Le Solitaire des Ardennes, offensé de l’audace du Sire de Clarange, soi-disant Chevalier sans reproche, est capable de rompre, pour l’éprouver, le voeu qu’il a fait de se rendre inaccessible à tous les hommes. Si cet aggresseur, bien secondé, veut se trouver cette nuit, lorsque la lune sera dans sa plus brillante clarté, à l’étoile des limites, il connoîtra ce qu’est Basile, qui le défie et l’attend avec un second dont il répond comme de lui-même. A cette nuit. »

L’étoile des limites étoit un espace qui se trouvoit dans la forêt, à moitié chemin de la demeure du Solitaire à celle de Clarange, qui étoit percé de diverses allées qui conduisoient à autant de Seigneuries différentes : elles donnoient à ce lieu la figure d’une étoile, d’où il avoit pris son nom.

La Marquise, empressée d’éclaircir un mystère dont elle peut tirer le plus grand parti, revole vers son Château dans l’intention de faire faire promptement toutes les informations nécessaires pour savoir à quoi s’en tenir sur ce cartel : elle rencontre heureusement le Hérault de Clarange qui, honteux de sa frayeur, n’osoit reparoître devant son Seigneur et n’avoit cessé pendant tout le jour de battre la forêt pour tâcher d’y retrouver le billet perdu. Il confie à la Marquise le sujet de sa crainte et de son embarras. Charmée que sa faute lui procure le moyen de parler au Solitaire, elle lui conseille de dire à son maître que Basile n’a point fait de réponse à sa menace, et elle lui promet en même-temps que Clarange n’aura bientôt plus lieu de se plaindre d’elle ni d’être jaloux. Le Hérault la remercie et la quitte, très-safisfait du conseil et des assurances qu’il lui a donnés. La Marquise, étant chez elle, instruit sur le champ son Ecuyer que son dessein est d’aller remplir la place de Clarange à l’étoile des limites. Raimbaud, lui dit-elle, en badinant, il faut que tu me serves de second dans cette affaire décisive et je compte également sur ton zèle et sur ton courage. L’Ecuyer avoit un fils qui entroit dans sa quinzième année, et à qui il venoit de donner ses premières armes ; sa taille étoit à peu-près semblable à celle de la Marquise. Raimbaud courut aussitôt chercher l’armure, et la Marquise l’ayant essayée, s’y trouva comme si elle avoit été faite pour elle : elle ne voulut point la quitter de la soirée, et elle attendit avec une extrême impatience le moment d’aller au rendez-vous.

Basile, revêtu de sa cuirasse et décoré de ses éperons dorés, fit armer aussi le bon André. Ce fidèle serviteur avoit été soldat dans sa jeunesse, et s’étant distingué dans ce métier, il avoit toujours conservé ses armes comme le témoignage précieux de son ancienne bravoure : il sentoit, ainsi que son Maître, ranimer sa première valeur, et il se préparoit à mériter l’honneur qu’il lui faisoit de le choisir pour son second. A l’heure marquée ils se rendent au lieu indiqué : ils ne furent pas long-temps à attendre leurs adversaires, qui descendirent de cheval comme à dessein de rendre le combat égal entr’eux. Ils se présentèrent tous quatre l’un à l’autre la visière du casque levée. A la faveur des rayons de la lune, le Chevalier supposé parut aux yeux de Basile dans un âge encore si tendre qu’une noble pitié étouffa subitement dans l’âme de ce héros tout sentiment de vengeance. Jeune insensé, lui dit-il, par quelle aveugle haine pour toi-même voudrois-tu me forcer à te combattre ? Crois-moi, désavoue ta menace indiscrète. Je ne connois ni ne veux connoître la Marquise de Négremont dont tu es si jaloux. Cette satisfaction de ma part doit te suffire. Borne-là la témérité de tes injustes ressentimens. J’aurois plus de regret de t’avoir privé du jour que ma victoire ne me feroit d’honneur. La Marquise, quoique touchée de son humanité, ne put s’empêcher de rire de sa méprise, et ne voulant point la prolonger inutilement, elle lui fit l’aveu du stratagême dont elle venoit d’user pour obtenir de lui un entretien qu’elle désiroit avec tant d’ardeur.

Le premier mouvement de Basile fut de lui échapper par une fuite précipitée ; mais il étoit né tendre et sensible : il laissa triompher l’ascendant que le sexe étoit fait pour avoir sur lui. Les sermens que la Marquise lui fit de ne lui point laisser de repos qu’il n’eût satisfait sa curiosité par le récit de ses infortunes ; les assurances qu’elle lui donna de ne jamais trahir son secret, la confidence réciproque qu’elle lui promit des malheurs qu’elle avoit aussi éprouvés ; et enfin les moyens de consolation qu’elle lui fit entrevoir dans cette confiance mutuelle de leurs coeurs, toutes ces raisons, dis-je, vainquirent la résistance de Basile. Ils s’éloignèrent d’André et de Raimbaud, à qui ils défendirent de les suivre, et s’étant placés sur une hauteur d’où ils ne pouvoient être entendus, la Marquise permet au Solitaire de lui taire les noms des personnes qui avoient eu part à ses aventures ; et à cette condition il commence ainsi :

« Pourquoi me forcez-vous, inexorable Marquise, à vous révéler un destin qu’un éternel oubli devoit cacher à l’univers ? De toutes les victimes dévouées à l’amour, il n’en est point, sans doute, qui ait moins mérité que moi ses rigueurs et qui en ait été plus cruellement accablé. Issu de ces braves Leudes qui aidèrent Clovis à fonder l’Empire des François, l’origine de ma naissance se perd dans la nuit des temps. J’avois à peine atteint ma dix-huitième année lorsqu’ayant servi Louis dans une guerre contre l’un de ses plus puissans Vassaux, j’y soutins l’honneur du nom de mes ancêtres, et méritai celui d’être armé Chevalier par ce Saint Roi. (2) Revenu dans la maison paternelle que le désir de la gloire m’avoit fait abandonner, j’eus bientôt une nouvelle occasion de me signaler.

Un perfide Chevalier, dont l’air avantageux commençoit à me déplaire, n’ayant pu réussir à séduire une Dame aussi belle que respectable, et dont le mari étoit Seigneur d’un fief voisin de celui de mon père, avoit osé, par une méchanceté des plus noires, publier les faveurs qu’il supposoit avoir reçues d’elle. Le mari, furieux de cet outrage, alloit livrer sa femme aux rigueurs des lois. Indigné de la déloyauté du Chevalier, je courus le démentir et le défier. J’eus le bonheur de venger l’innocence ; vainqueur de l’imposteur, que j’avois laissé mort sur le champ de bataille, je me hâtai d’aller moi-même annoncer à la Dame l’exemple que j’avois fait de son lâche calomniateur. Les transports de sa joie ne furent pas moins vifs que les témoignages de reconnoissance que je reçus de son époux, dont je venois de réparer l’honneur.

Ils avoient une fille, âgée d’environ seize ans, et à la beauté de laquelle je ne saurois rien comparer : elle étoit dans un couvent peu éloigné de leur terre. La Dame, ne pouvant trop tôt porter à cette fille qu’elle adoroit, une nouvelle si intéressante, me pria de l’accompagner et me présenta à sa chère fille. Jamais victoire ne fut mieux payée que par le plaisir que le succès de mes armes répandit dans l’ame de la jeune personne. Un vainqueur est toujours bien séduisant dans les premiers momens de sa gloire. Je m’apperçus que ma vue produisoit sur son coeur le même effet que ses charmes venoient de produire sur le mien, et nous nous quittâmes également prévenus l’un pour l’autre. Je partageai les jours suivans entre les soins que j’allois rendre le matin à la fille, et le soir à la mère, de chez laquelle l’aveugle jalousie du mari me congédia bientôt. Le service important que j’avois rendu à son épouse me donnoit tant de droit sur sa reconnoissance, qu’il ne me voyoit plus sans inquiétude. Sa délicatesse étoit extrême sur les dangers de l’honneur conjugal, et, par un excès de scrupule, il devient à mon égard le plus ingrat des hommes. Forcé de suspendre mes assiduités auprès de la mère, je les redoublai auprès de la fille, et nous comptions déjà tous deux les momens que nous passions sans nous voir.

Cependant mes parens étoient sur le point d’arrêter mon mariage avec une des plus riches héritières de ma province, et de son côté, le père de ma tendre amante lui destinoit un parti des plus avantageux ; son obéissance pour ce père qu’elle craignoit, me fit trembler : elle osa pourtant me promettre d’opposer toute la résistance de l’amour au despotisme de la nature. Pour moi, je ne cachai point à l’auteur de mes jours l’éloignement que je sentois pour la femme qu’il m’avoit choisie ; je l’irrite au point qu’il me menaça d’exhérédation ; mais rien n’étoit capable d’ébranler ma constance, et j’aurois mieux aimé renoncer à toutes les fortunes du monde qu’au plaisir d’être fidèle à ma charmante maîtresse.

Une nouvelle croisade que le Roi fit publier par toute la France, causa notre séparation. Mon père, pour me distraire d’une passion qui me dominoit malgré lui, me fit comprendre au nombre des Chevaliers que notre Suzerain nomma pour accompagner Louis en Afrique. Familier avec la gloire, et né pour la chercher, je ne gémissois point d’être forcé de lui consacrer des momens que je dérobois à l’amour. Tout mon regret étoit de partir incertain de la foi de celle que j’adorois. Les sermens réciproques que nous nous réitérâmes à l’envi, les soupirs, les sanglots, les tendres larmes qui rendirent nos adieux si touchans, bannirent de mon coeur une défiance qui ne m’eût point laissé de repos. Je m’éloignai plein de l’espérance de la retrouver aussi fidèle que je lui avois juré de revenir.

Arrivé à Carthage avec l’armée de Louis, il semble que le désir de me rendre plus digne de l’objet qui fixe tous mes voeux, excité ma valeur aux plus rares prodiges. Maîtres de cette ville, sur les murs de laquelle j’avois planté le premier l’étendard des François, nous portons nos efforts contre Tunis. Pendant le siège une maladie épidémique fait d’horribles ravages dans notre camp ; le Roi lui-même en est attaqué, et la mort de ce Prince, que ses éminentes qualités et ses vertus guerrières avoient rendu si cher à tous ses sujets, ayant interrompu nos exploits contre les infidèles, et mis fin à cette guerre, nous nous disposâmes à revenir chacun dans notre patrie.

J’avois écrit régulièrement à la personne que j’aimois, et j’étois dans une inquiétude continuelle de n’en point recevoir de réponse. Un affreux pressentiment m’avoit préparé sans cesse au coup mortel dont je devois être frappé à mon retour, que je pressois avec toute la vivacité d’un amant qui se doute qu’on le trahit. J’étois accompagné d’un jeune Chevalier de la maison d’Orcimont, en Ardenne, et dont j’avais fait la connoissance pendant cette dernière guerre ; il aimoit comme moi, et la confidence que nous nous étions faite de nos amours, nous avoit unis de l’amitié la plus étroite. Comme il se nommoit Amanjeu, et sa maîtresse Marie, la conformité des premières lettres de nos noms et de ceux de nos maîtresses, faisoit que nos armes étoient décorées des mêmes chiffres, auxquels nous joignîmes les mêmes devises. Nous étions ausssi d’une taille égale ; et la visière du casque baissée, on nous prenoit l’un pour l’autre. Il n’étoit pas étonnant que la fortune eût pris plaisir à rapprocher deux coeurs qu’elle réservoit à ses plus barbares caprices. Il revenoit avec moi dans la douce espérance d’être bientôt l’époux de la fille du Marquis d’Arlon.

Arrivé dans une hotellerie à quelques milles en déçà du Pays dont j’étois l’héritier, et près de la terre où étoit née ma perfide maîtresse, Amanjeu reçoit la nouvelle que son père, s’étant révolté contre son Souverain, avoit été dépouillé de ses biens et banni à perpétuité avec sa famille des terres de son obéissance. Ce malheureux père étoit mort de chagrin ; et le fils privé par cet événement d’un état qui le rendoit digne de s’allier avec la maison d’Arlon, sentit bien qu’il falloit renoncer à ses prétentions. Il contraignit devant moi la douleur dont il étoit pénétré, et m’ayant chargé d’un dépôt qu’il m’avoit fait promettre, foi de Chevalier, d’aller remettre moi-même, de sa part, à la Demoiselle d’Arlon devant qui il ne pouvoit plus paroître, il me quitta sous prétexte d’aller donner quelques ordres à ses valets. Alors j’apprends, à mon retour, que l’hymen a mis un autre que moi en possession de celle que j’aime. Furieux d’un outrage à l’excès duquel toute ma raison cède, j’écris à ma parjure maîtresse que, n’ayant appris à chérir le jour que pour elle, puisque sa foi m’étoit ravie, j’allois abréger par ma mort des tourmens qu’une vie odieuse ne feroit que prolonger. C’étoit aussi le seul remède que je voulais apporter à ma douleur. Je cours chercher mon ami pour dégager ma parole et lui rendre son dépôt ; mais c’est en vain que je le demande par-tout. Enfin ayant porté mes pas sur les bords de la rivière voisine, je le trouvai étendu sur la terre, et je vis bien qu’il s’étoit percé lui-même de son épée. Il était si défiguré que je ne pus le reconnoître qu’à ses armes.

Ce douloureux aspect me fit oublier quelque temps mon propre malheur pour déplorer celui d’un ami. Engagé par un serment inviolable à porter moi-même le dépôt qu’il m’avoit confié, je pensai qu’en imitant son désespoir, une mort volontaire ne dégageoit point ma parole de Chevalier. Je résolus donc de satisfaire mon honneur en remplissant ma promesse avant que de m’affranchir des liens de la vie. Je me dérobai sur le champ à tous les yeux, je dirigeai ma course vers Arlon, j’exécutai les dernières volontés de mon ami, et le hasard m’ayant conduit à ces rochers où je me suis bâti une demeure, j’allois m’y précipiter lorsqu’un Sage, par la force de son éloquence, me rendit à ma raison. J’ai sû que mon serviteur André vous avoit fait le récit de la vie que j’ai menée depuis ce temps. Ma plus douce occupation fut de former de mes mains l’image de celle que j’ai tant chérie. Je l’adore toujours sous le premier nom qu’elle a porté, tandis que mon coeur la déteste sous celui que l’hymen lui a donné.

La Marquise s’efforça de ne point interrompre ce discours qu’elle écouta dans un trouble continuel. A mesure que Basile parloit, elle reconnoissoit mieux le son de sa voix ; elle retrouvoit dans ce récit l’histoire de ses propres aventures : mais il l’a crue perfide, et il paroît animé contr’elle d’une haine implacable. Voudroit-elle se découvrir à lui sans s’être assurée d’abord de ses vrais sentimens et sans s’être justifiée ? Ah ! généreux Chevalier, lui dit-elle, que j’aurois de plaisir à vous voir bientôt réunis avec cet objet dont l’image vous est encore si chère ? -- Moi, Madame ! je pourrois pardonner à cette ingrate ? Non, si je la revoyois, je ne chercherois qu’à punir son infidélité, en affectant pour elle la plus cruelle indifférence. -- Mais, si je vous apprenois que l’on vous a trompés tous deux. -- Quoi ? Madame, sauriez-vous le secret de ma naissance ? -- Oui, je vous reconnois. L’imposteur que vous avez puni de sa lâcheté, étoit Saint-Amand ; la Dame dont vous avez vengé l’honneur Eléonore de Marganne, femme du Baron de Gerville ; leur fille, que le Comte de Valmaure épousa, se nommoit Mathilde, et vous êtes Archambaud, fils du Sire de Vitry. (3) Suis je au fait ?

Archambaud reste interdit, et la Marquise continue ainsi de lui parler : sachez que toutes vos lettres pour Mathilde furent interceptées, et qu’elle ne vit jamais de votre écriture. Un serviteur fidèle à qui vous vous étiez confié, interceptoit aussi celles qu’elle vous écrivoit. On lui fit accroire que votre silence venoit de la résolution que l’on vous avoit fait prendre d’accepter le parti que votre père vous avoit choisi, et ce ne fut que pour se venger de votre manque de foi qu’elle se détermina à donner sa main au comte de Valmaure. Non, Madame, quelque soin que vous preniez de la justifier, je ne lui pardonnerai jamais d’avoir pris un autre époux ; elle devoit mieux me connoître, elle devait s’être mieux informée, avant que de trahir mon amour. -- Que vous êtes injuste, hélas ! et que ne l’avez-vous vue dans le moment où, après avoir reçu la lettre désespérée que vous lui écrivites, succombant à sa douleur… ! -- Que dites-vous, Madame ? Quoi ! Mathilde est morte pour moi, et j’outrage encore sa mémoire ! ah !  malheureux.

Il ne peut en dire davantage et tombe évanoui aux pieds de la Marquise. Saisie de l’état où elle le voit, elle veut appeler du secours, mais sa langue embarrassée n’a plus la force d’articuler. Elle baigne de ses larmes le visage d’Archambaud, qui revient au bout de quelque temps, et rouvre les yeux en poussant un profond soupire. Elle éclaircit son erreur, et, certaine que son amour pour elle est toujours aussi tendre, elle veut ménager sa surprise en le préparant par degrés au bonheur de la retrouver. Il avoit été sur le point de mourir de douleur, il est prêt d’expirer de joie. Le plaisir que ces amans goûtent à se reconnoître est plus fait pour être senti que pour être exprimé. La Marquise instruit le Chevalier de la mort du Comte de Valmaure et de l’évenement qui l’a rendue maîtresse du domaine de Négremont, dont elle veut que la possession, le venge de la perte de la Sirie et de Vitry ; Robert, son père, l’ayant cédé avant que de mourir, même en cas de retour de son fils qu’il déshéritoit, au Comte de Champagne qui l’a rénnie à cette province. (4) Elle le détermine sans peine à renoncer à sa demeure sauvage, et à accepter un appartement qu’elle lui offre dans son château. Ils vont rejoindre Raimbaud et André qui se sent rajeunir par le plaisir de renouer avec la société, et qui désire bien sincèrement de ne jamais retourner à la grotte. La vieille Gilberte, qui s’impatientoit d’attendre la Marquise, ne fut pas moins contente que sa maîtresse en revoyant Archambaud.

La Marquise, voulant se divertir de la surprise de ses courtisans, les fait inviter le lendemain à dîner. Dès qu’ils furent tous rassemblés, elle passa dans le salon où elle les avoit fait prier de rester jusqu’à ce qu’elle fût en état de se montrer, et leur fit part du dessein qu’elle avoit pris de leur donner un suzerain. Clarange s’imagine que la menace qu’il a fait faire au Solitaire opère ce bon effet sur l’esprit de la Marquise, et il ne douta pas que ce ne soit lui que ce choix regarde. A l’instant, la Marquise fait paroître Archambaud couvert de ses armes : elle le présente aux invités et leur fait connoître en lui le Solitaire : elle leur dévoile le secret de leurs amours. Au nom illustre d’Archambaud de Vitry, tous sont pénétrés de respect et d’admiration. Clarange vit bien que, s’il ne déguisoit sa confusion, il alloit devenir la risée de toute l’assemblée ; pour prévenir les railleries, il affecta de prendre galamment son parti, et, loin de montrer de l’humeur, il félicita son rival avec autant d’empressement qu’il en avoit marqué à rendre hommage à la Marquise ; il eut même l’esprit de s’en faire par la suite un protecteur et un ami.

Les deux amans, devenus époux, se dédommagèrent de leurs malheurs passés par les charmes de l’union la plus parfaite ; ils vécurent ainsi jusques dans une extrême vieillesse, laissant pour héritiers de leurs biens des enfans qui héritèrent aussi de leurs vertus.

FIN.


NOTES :
(1) Le Pertois est une Contrée de la Champagne, qui a pris son nom du bourg de Perte ; on l’appelloit aussi Partois, mais mal-à-propos, puisqu’il dérive de Perte, et que l’on n’a jamais dit Parte, comme il est prouvé dans les Capitulaires de Champagne, où ce pays est appellé Pagus Pestisus.
(2) On ne doit pas être étonné que l’on ait fait dans cette anecdote une Marquise du temps de St.-Louis. Les Seigneurs de Franchimont, en Ardenne, se qualifient de Marquis dès le dixième siècle. On lit aussi dans les Chronologies que Henri, Duc de Limbourg, petit fils du Duc Walleran, qui vivoit l’an 1052, prit aussi le titre de Marquis d’Arlon, dont ses ancêtres étoient Comtes. Nous comptons d’ailleurs en France des Marquis de Gothie, de Provence et de Lorraine de très-ancienne date.
(3) Il ne faut pas confondre ce Vitry avec celui que François premier fit bâtir sur la Marne. Celui dont il est ici question fut surnommé le brûlé, depuis que les soldats de Louis le jeune, en l’an 1143, eurent mis le feu dans l’Eglise, où il périt un grand nombre de personnes innocentes. Cet événement se passe pendant la guerre que ce Roi fit à Thibaut. Comte de Chartres, de Blois, de Meaux et Troyes, qui avoit pris les armes contre lui. Cet ancien Vitry fut entièrement détruit par l’armée de Charles-Quint, l’an 1344, et il étoit bâti sur la rivière de Sault, qui se jette un peu au-dessous dans la Marne.
(4) Vitry, dont le haut domaine appartenoit à l’Archevêché  de Rheims, fut donné en fief par ces Archevêques aux Comtes de Troyes ou de Champagne, qui y créerent un Seigneur Châtelain héréditaire. On trouve vers l’an 950 que Vitry avoit un Châtelain nommé Guitier. Dans le douzième siècle un Châtelain de Vitry épousa Mahaud, héritière du Comte de Retel. L’aîné de leurs enfans, nommé Guitier, fut Comte de Retel, et le cadet, nommé Henri, fut Seigneur de Vitry, duquel descendirent par mâles les autres Châtelains, dont le dernier fut Robert, qui mourut du temps de S. Louis, après quoi la Châtellenie fut réunie au domaine de Champagne. On s’est permis dans cette anecdote de faire ce Robert père d’Archambaud et de changer le titre de Châtellenie en celui de Sirie, qui est plus relevé.



Static Wikipedia 2008 (no images)

aa - ab - af - ak - als - am - an - ang - ar - arc - as - ast - av - ay - az - ba - bar - bat_smg - bcl - be - be_x_old - bg - bh - bi - bm - bn - bo - bpy - br - bs - bug - bxr - ca - cbk_zam - cdo - ce - ceb - ch - cho - chr - chy - co - cr - crh - cs - csb - cu - cv - cy - da - de - diq - dsb - dv - dz - ee - el - eml - en - eo - es - et - eu - ext - fa - ff - fi - fiu_vro - fj - fo - fr - frp - fur - fy - ga - gan - gd - gl - glk - gn - got - gu - gv - ha - hak - haw - he - hi - hif - ho - hr - hsb - ht - hu - hy - hz - ia - id - ie - ig - ii - ik - ilo - io - is - it - iu - ja - jbo - jv - ka - kaa - kab - kg - ki - kj - kk - kl - km - kn - ko - kr - ks - ksh - ku - kv - kw - ky - la - lad - lb - lbe - lg - li - lij - lmo - ln - lo - lt - lv - map_bms - mdf - mg - mh - mi - mk - ml - mn - mo - mr - mt - mus - my - myv - mzn - na - nah - nap - nds - nds_nl - ne - new - ng - nl - nn - no - nov - nrm - nv - ny - oc - om - or - os - pa - pag - pam - pap - pdc - pi - pih - pl - pms - ps - pt - qu - quality - rm - rmy - rn - ro - roa_rup - roa_tara - ru - rw - sa - sah - sc - scn - sco - sd - se - sg - sh - si - simple - sk - sl - sm - sn - so - sr - srn - ss - st - stq - su - sv - sw - szl - ta - te - tet - tg - th - ti - tk - tl - tlh - tn - to - tpi - tr - ts - tt - tum - tw - ty - udm - ug - uk - ur - uz - ve - vec - vi - vls - vo - wa - war - wo - wuu - xal - xh - yi - yo - za - zea - zh - zh_classical - zh_min_nan - zh_yue - zu -

Static Wikipedia 2007 (no images)

aa - ab - af - ak - als - am - an - ang - ar - arc - as - ast - av - ay - az - ba - bar - bat_smg - bcl - be - be_x_old - bg - bh - bi - bm - bn - bo - bpy - br - bs - bug - bxr - ca - cbk_zam - cdo - ce - ceb - ch - cho - chr - chy - co - cr - crh - cs - csb - cu - cv - cy - da - de - diq - dsb - dv - dz - ee - el - eml - en - eo - es - et - eu - ext - fa - ff - fi - fiu_vro - fj - fo - fr - frp - fur - fy - ga - gan - gd - gl - glk - gn - got - gu - gv - ha - hak - haw - he - hi - hif - ho - hr - hsb - ht - hu - hy - hz - ia - id - ie - ig - ii - ik - ilo - io - is - it - iu - ja - jbo - jv - ka - kaa - kab - kg - ki - kj - kk - kl - km - kn - ko - kr - ks - ksh - ku - kv - kw - ky - la - lad - lb - lbe - lg - li - lij - lmo - ln - lo - lt - lv - map_bms - mdf - mg - mh - mi - mk - ml - mn - mo - mr - mt - mus - my - myv - mzn - na - nah - nap - nds - nds_nl - ne - new - ng - nl - nn - no - nov - nrm - nv - ny - oc - om - or - os - pa - pag - pam - pap - pdc - pi - pih - pl - pms - ps - pt - qu - quality - rm - rmy - rn - ro - roa_rup - roa_tara - ru - rw - sa - sah - sc - scn - sco - sd - se - sg - sh - si - simple - sk - sl - sm - sn - so - sr - srn - ss - st - stq - su - sv - sw - szl - ta - te - tet - tg - th - ti - tk - tl - tlh - tn - to - tpi - tr - ts - tt - tum - tw - ty - udm - ug - uk - ur - uz - ve - vec - vi - vls - vo - wa - war - wo - wuu - xal - xh - yi - yo - za - zea - zh - zh_classical - zh_min_nan - zh_yue - zu -

Static Wikipedia 2006 (no images)

aa - ab - af - ak - als - am - an - ang - ar - arc - as - ast - av - ay - az - ba - bar - bat_smg - bcl - be - be_x_old - bg - bh - bi - bm - bn - bo - bpy - br - bs - bug - bxr - ca - cbk_zam - cdo - ce - ceb - ch - cho - chr - chy - co - cr - crh - cs - csb - cu - cv - cy - da - de - diq - dsb - dv - dz - ee - el - eml - eo - es - et - eu - ext - fa - ff - fi - fiu_vro - fj - fo - fr - frp - fur - fy - ga - gan - gd - gl - glk - gn - got - gu - gv - ha - hak - haw - he - hi - hif - ho - hr - hsb - ht - hu - hy - hz - ia - id - ie - ig - ii - ik - ilo - io - is - it - iu - ja - jbo - jv - ka - kaa - kab - kg - ki - kj - kk - kl - km - kn - ko - kr - ks - ksh - ku - kv - kw - ky - la - lad - lb - lbe - lg - li - lij - lmo - ln - lo - lt - lv - map_bms - mdf - mg - mh - mi - mk - ml - mn - mo - mr - mt - mus - my - myv - mzn - na - nah - nap - nds - nds_nl - ne - new - ng - nl - nn - no - nov - nrm - nv - ny - oc - om - or - os - pa - pag - pam - pap - pdc - pi - pih - pl - pms - ps - pt - qu - quality - rm - rmy - rn - ro - roa_rup - roa_tara - ru - rw - sa - sah - sc - scn - sco - sd - se - sg - sh - si - simple - sk - sl - sm - sn - so - sr - srn - ss - st - stq - su - sv - sw - szl - ta - te - tet - tg - th - ti - tk - tl - tlh - tn - to - tpi - tr - ts - tt - tum - tw - ty - udm - ug - uk - ur - uz - ve - vec - vi - vls - vo - wa - war - wo - wuu - xal - xh - yi - yo - za - zea - zh - zh_classical - zh_min_nan - zh_yue - zu -

Sub-domains

CDRoms - Magnatune - Librivox - Liber Liber - Encyclopaedia Britannica - Project Gutenberg - Wikipedia 2008 - Wikipedia 2007 - Wikipedia 2006 -

Other Domains

https://www.classicistranieri.it - https://www.ebooksgratis.com - https://www.gutenbergaustralia.com - https://www.englishwikipedia.com - https://www.wikipediazim.com - https://www.wikisourcezim.com - https://www.projectgutenberg.net - https://www.projectgutenberg.es - https://www.radioascolto.com - https://www.debitoformativo.it - https://www.wikipediaforschools.org - https://www.projectgutenbergzim.com