M
ATHILDE
de Gerville, veuve du Comte de Valmaure, quelques années avant la mort
de son époux, étoit devenue héritière, du côté maternel, du Marquisat
de Négremont, situé dans les Ardennes, & qui étoit Franc alleu
d’où relevoient plusieurs fiefs assez considérables. Rendue à sa
liberté par la perte d’un mari auquel le devoir l’avoit unie sans
l’aveu du penchant, mais à qui la raison, l’estime & la
reconnoissance l’avoient attachée par des noeuds plus solides que ceux
de l’amour, elle ne respira plus d’autre bonheur que celui de
l’indépendance. Pour s’y livrer entièrement, elle avoit vendu tous les
biens qui lui appartenoient dans le Pertois (1) où elle étoit née,
& du produit de cette vente elle avoit augmenté son domaine de
Négremont où elle étoit venue se retirer dans le dessein d’y régner
tranquillement au milieu de ses vassaux.
Si la beauté ne donne pas la puissance, elle sert du moins à en faire
chérir les droits. Mathilde n’étoit pas encore dans sa vingt-sixième
année lorsque les Ardennes s’embellirent de l’éclat de ses charmes,
& virent tempérer la rudesse de leur climat, par les agrémens
de son esprit, & la douceur de son caractère : aussi ravis des
belles qualités de son âme qu’éblouis de ses attraits, tous ses Vassaux
se disputèrent l’honneur de lui rendre le premier hommage. Touchée de
leur empressement, elle ne parut point s’énorgueillir de l’effet que sa
vue produisoit sur tous les coeurs. Pour rendre son triomphe plus
complet, elle ne voulut point en effleurer la gloire en excitant, par
aucune attention particulière, la moindre rivalité. Cependant, malgré
les efforts de sa modestie, malgré les soins qu’elle prit pour déguiser
toute espèce de préférence, à travers le voile de la plus adroite
politique, on crut s’appercevoir que les respects d’Arnaud, Sire de
Clarange, avoient été les mieux reçus. Le préjugé étoit pour lui ; c’en
étoit assez pour éveiller la jalousie.
Ce Sire de Clarange étoit un heureux aventurier, dont la fortune
sembloit prendre plaisirs à élever le crédit sur les ruines de l’amour.
C’étoit un esprit liant, souple, affectueux, prévenant ; personne
n’entendoit mieux que lui à concilier son humeur avec toutes les
fantaisies des femmes, à se prêter à tous leurs gouts ; il savoit se
plier à tous leurs caprices ; tantôt original, tantôt singe, il se
varioit suivant les jours, les heures, les momens ; il philosophoit, il
déraisonnoit, il folâtroit, il pleuroit au gré de celles qu’il
courtisoit : fait pour ne se rebuter de rien, il n’étoit jamais
éconduit ; avec l’air le plus avantageux, il avoit l’art de se rendre
intéressant, il ne parloit de sa valeur que du ton qui fait croire aux
braves, & il n’en étoit que plus considéré des belles,
& redouté de ses rivaux. Trois femmes, qu’il avoit épousées
successivement & dont il avoit eu la précaution de s’assurer
l’héritage, avoient contribué à le rendre le plus puissant des Vassaux
de Mathilde. Et quoique le chagrin les eût moissonnées toutes trois, on
s’envioit encore l’honneur de plaire au délicieux Arnaud : il semble
qu’un homme de mauvaise foi soit une pierre d’aimant pour les femmes ;
elles s’y attachent en dépit de la raison & d’elles-mêmes, leur
vanité ou leur coquetterie, les rend toujours dupes des fausses
apparences.
On devine bien qu’Arnaud ne manqua pas de profiter de la première
impression que l’on présumoit que son hommage avoit faite sur le coeur
de la nouvelle Marquise de Négremont. Ses visites furent d’abord
fréquentes, ensuite il eut l’air de se moins prodiguer, peu à peu il
céda aux reproches que l’on lui fit de sa rareté, & finit par
devenir essentiel. Par ce manége, il s’étoit flatté de captiver le coeur
de sa Suzeraine & il comptoit déjà ses égaux au rang de ses
Vassaux. Cependant Mathilde écoutoit encore assez la raison pour ne
point s’abandonner aveuglément aux dangers d’un penchant qui l’auroit
conduite à sa perte. En s’attachant Arnaud par des égards, elle n’avoit
d’autre vue que d’en faire un esclave, dévoué à toutes ses volontés.
D’ailleurs, le plaisir d’humilier ses rivales satisfaisoit en secret sa
vanité. L’amour-propre est naturel chez les femmes, c’est un foible
inséparable de leur être ; il devient en elles une source d’esprit
& d’agrémens. Pourrions-nous leur reprocher un défaut qui ne
sert qu’à les rendre plus aimables ? Jalouse de sa liberté, &
veuve d’un époux qui, par les plus tendres complaisances & les
procédés les plus honnêtes avoit sçu fixer son estime, la Marquise
sentoit tous les risques qu’elle couroit, en s’exposant aux caprices
d’un homme chéri de toutes les femmes, & par conséquent, fait
pour les trahir toutes.
Depuis six ans, on ne parloit dans les Ardennes que de l’étrange
bisarrerie d’un Solitaire, nommé Basile, qui faisoit sa demeure entre
des rochers peu éloignés des bords de la Semoi, vers
l’endroit où cette rivière prend sa source. Le château de Négremont
n’en étoit qu’à environ trois milles de distance. La manie de cet homme
extraordinaire étoit de fuir tout commerce avec les humains. Seul avec
un Serviteur dont il étoit plutôt l’ami que le maître, ils s’occupoient
ensemble à cultiver quelques portions de terre qui lui appartenoient
& qui fournissoient à leurs besoins. Une grotte qu’ils
s’étoient bâtie eux-mêmes, leur servoit de retraite, & ils s’y
étoient rendus inaccessibles à tout le monde. Lorsque la chaleur
interrompoit leurs travaux, Basile alloit chercher dans l’épaisseur des
forêts un asile contre les ardeurs du soleil, & s’y livrer à
ses profondes rêveries. Si quelqu’un le rencontroit ou vouloit
l’aborder, il savoit bientôt se dérober à sa vue ; si quelquefois on
osoit le suivre ou l’interroger malgré lui, la fierté de ses regards en
imposoit aux plus indiscrets. A la noblesse de sa figure, dont les
traits sembloient altérés par la douleur, à la dignité de sa démarche
qui démentoit la simplicité de ses habits, il étoit aisé de juger que
c’étoit quelque homme d’une naissance élevée, qui étoit venu ensévelir
dans ces déserts son nom & ses malheurs. Du moment que l’on
l’avoit vu, on n’éprouvoit plus, à son égard, d’autres sentimens que
ceux du respect & de l’attendrissement & on se retiroit
toujours plus pénétré de sa tristesse qu’offensé de sa misantropie.
Un soir que la Marquise donnoit à souper, on fit tomber la conversation
sur le chapitre du Solitaire, & le portrait singulier qu’on lui
en fit, excita si fort sa curiosité qu’elle se mit dans la tête de le
voir, & de lui parler à quelque prix que ce fût. Le Sire de
Clarange, qui n’avoit cessé de disserter sur les différens jugemens que
l’on en avoit portés, voulut bien le ranger dans la classe de ces
prétendus philosophes, dont l’extravagance fait tout le mérite.
L’oisiveté, dit-il, a ses charlentans comme l’industrie ; il y a des
ambitieux de toute espèce, & tel qui n’auroit joui d’aucune
distinction en vivant parmi les hommes, sait en acquérir en fuyant ou
en dénigrant leur Société. Tout dépend du jour dans lequel on est vu ;
la manière de s’annoncer donne l’opinion, & l’opinion fait le
reste. Il cita à ce sujet beaucoup d’exemples de personnages ridicules,
dont la folie publique avoit immortalisé l inutilité, & trouva
que c’étoit mettre la célébrité à trop bas prix que de s’occuper d’un
être comme Basile. Les hommes, ajouta-t-il, se dégradent eux-mêmes en
estimant les fous qui les méprisent ; songeons à ceux qui nous aiment,
oublions ceux qui nous haïssent. Ce discours ne refroidit point
l’empressement que la Marquise témoignoit de voir le Solitaire.
Clarange, piqué, mais cherchant à déguiser son humeur sous une feinte
gaîté, lui proposa, puisque chacun en parloit avec tant d’admiration
& désiroit de le connoître, d’aller l’enlever dans sa cabane
& de le promener dans ses terres comme un animal curieux. Cette
cérémonie achevée, poursuivit-il, dès qu’il a fait voeu de dét[e]ster le
genre humain, pour le remettre à son aise, nous lui ferons faire l[e]s
honneurs de votre basse-cour.
La Marquise improuva l’indécence de cette proposition & de la
plaisanterie. Clarange, lui répondit-elle, j’avois meilleure opinion de
votre coeur ; sachez que la vertu est respectable en quelque lieu
qu’elle habite, & que ce n’est pas le moindre effort que
d’apprendre à borner ses désirs. Tranquille dans sa chaumière, Basile
n’y est à charge à personne : Content de peu, il vit sans ambition ; sa
pauvreté l’exempte de remords. Si tous les hommes cherchoient comme lui
à devenir indépendans de la fortune, croyez que la société y gagneroit
beaucoup. L’égalité rendroit plus étendue la chaîne qui nous lie. La
médiocrité n’est pas toujours si loin du vrai bonheur que l’opulence ;
ne nous éblouissons point de notre grandeur, & respectons le
Sage qui ne sait point l’envier.
Tous les convives applaudirent autant à la justesse de cette réponse
qu’aux grâces avec lesquelles elle fut prononcée. Clarange, confus,
rougit de son indiscrétion, justifia l’inconséquence de ses avis en
feignant qu’ils n’étoient qu’un pur badinage par lequel il avoit voulu
éprouver ceux qui l’écoutoient, & ajouta que l’indignation
générale qu’il avoit excitée parmi eux faisoit l’éloge de leurs
sentimens.
Lorsque la compagnie fut retirée, la Marquise repassa dans sa mémoire
tous les points de conversation auxquels la vie solitaire de Basile
avoit donné sujet. Les différentes raisons qui justifioient la haute
idée que l’on avoit de sa naissance excitèrent en elle la plus tendre
pitié. Elle cherchoit à deviner quels pouvoient être les motifs qui
l’avoient déterminé à briser volontairement tous les noeuds de la
société pour s’anéantir dans un désert. La haine constante qui le
séparoit du monde à la fleur de son âge, le chagrin dont il paroissoit
dévoré, l’ennui qui le suivoit partout, & qui sembloit faire
ses uniques plaisirs, ne venoient, sans doute, que d’un coeur griévement
blessé, & l’envie qu’elle avoit d’en pénétrer la cause
l’entraîna dans les plus sérieuses réflexions.
Le lendemain, dès qu’elle fut visible, le Sire de Clarange ne manqua
pas, suivant son usage, de se rendre chez elle pour s’informer comment
elle avoit passé la nuit : Clarange lui demanda si c’étoit à quelque
mauvais rêve qu’il devoit imputer le changement qu’il remarquoit en
elle ; & le ton de froideur avec lequel elle lui répondit, lui
fit croire qu’il venoit de commettre une indiscrétion.
Mathilde imaginant enfin que le plus sûr moyen de dissiper
ses ennuis, étoit de s’entretenir de l’objet qui les avoit causés, elle
revint sur le chapitre du Solitaire, & pria Clarange de lui
avouer de bonne foi ce qu’il pensoit de cet homme dont on faisoit tant
de recits, & s’il ne seroit pas tenté, comme elle, de
soupçonner que c’étoit quelque passion qui le réduisoit au parti
désespéré qu’il avoit pris de renoncer à toute société. Il est vrai,
lui répondit Clarange, que l’amour nous porte souvent à d’étranges
extrémités, & je ne pardonne qu’à ses fureurs de nous brouiller
avec l’humanité. Je sens de plus en plus de quoi ce sentiment peut nous
rendre capables ; & la vraisemblance, justifiant vos soupçons à
l’égard de Basile, me fait prendre un intéret particulier à ses
infortunes. Pour moi, reprit la Marquise, je ne saurois entendre parler
d’un amant malheureux sans partager ses peines. Je n’ai que trop appris
à connoître les funestes effets d’une passion si dangereuse. Clarange,
surpris de ce discours, qu’elle n’acheva qu’en poussant un profond
soupir, s’empressoit déja à lui demander les raisons qui la faisoient
parler ainsi. Vous, Madame, lui-disoit-il, êtes-vous faite pour avoir
la moindre idée des malheurs de l’amour ? non, le ciel n’a dû vous
former que pour en connoître les douceurs. Il alloit poursuivre,
lorsqu’une troupe de Gentils-hommes entra chez la Marquise, ayant à
leur tête le Chef de sa Vénerie, & vêtus du même uniforme. Dans
le dessein de lui faire leur cour, ils venoient l’inviter à être témoin
ou compagne de la chasse qu’ils se préparoient à donner à un sanglier
monstreux qui désoloit les Ardennes. La Marquise, jugeant que la
solitude des bois convenoit parfaitement à la mélancolie où l’amer
ressouvenir de ses premières chaînes venoit de la replonger, accepta la
partie avec plaisir & voulut partager l’honneur de cette
journée. Le galant Arnaud se chargea de remplir auprès d’elle les
fonctions d’Écuyer, & courut sur le champ lui faire seller un
cheval dont il pouvoit garantir la légéreté, la souplesse & la
docilité.
La belle Mathilde, vêtue en amazone, traversa comme en triomphe la
ville de Négremont. Après une course assez longue & pendant
laquelle on avoit tué quelques loups & autres animaux sauvages,
on convint d’aller faire alte dans un endroit de la forêt, où, par les
soins d’Arnaud, le pourvoyeur de Mathilde avoit su préparer, sous une
riche tente, un repas impromptu qui fut trouvé délicieux. Arnaud se
félicitoit de voir la Marquise reprendre sa gaîté ordinaire, &
l’on se promettoit bien de ne pas retourner au château que l’énorme
sanglier ne fût détruit. Un des gardes de la forêt vint alors avertir
qu’il avoit apperçu la bête de très-loin, & qu’elle paroissoit
diriger sa course vers l’endroit où l’on étoit rassemblé. Dans
l’instant les chevaux sont bridés & les Cavaliers en état
d’attaquer le monstre qui s’avance vers eux. La Marquise veut avoir la
gloire de lui porter le premier coup, & tous à l’envi lui
cèdent cet honneur. Elle tend son arc, & la flèche qu’elle
lance atteint vers l’épaule l’animal, dont la blessure irrite la fureur
; ses yeux s’enflamment de rage, & il se rue contre les
assaillans avec tant de violence & en poussant des cris si
affreux, que le cheval de la tremblante amazone l’emporte à travers les
sentiers pratiqués dans la forêt, tandis que les Chasseurs, occupés à
combattre le sanglier, ne s’apperçoivent point de sa fuite.
Revenue à elle-même, elle se trouve égarée au milieu de diverses routes
qu’elle ne connoît pas. Incertaine du chemin qu’elle doit suivre, elle
se laissa conduire au hasard par son coursier ; elle entra enfin dans
une plaine qui séparoit la forêt & qui étoit bornée, d’un côté,
par de hautes montagnes, & de l’autre par de simples collines.
Sur une de ces éminences elle découvre une petite maison d’une
structure singulière. Dès quelle en est assez près pour pouvoir se
faire entendre, elle sonne du cor ; & personne ne parroissant,
elle traverse un chemin frayé entre les collines, qui la conduit dans
un vallon assez spacieux. Elle sent une espèce de soulagement en voyant
que les terres en sont cultivées. Ce vallon étoit terminé par un cercle
de rochers qui sembloient former un précipice, au fond duquel elle
n’ose jeter les yeux qu’en frémissant. Mais quelle est sa surprise,
lorsqu’une grotte bâtie dans cet abyme lui fait conjecturer qu’il est
habité. Cette vue la fait songer au Solitaire Basile, & elle
pense reconnoître sa demeure. Joyeuse de pouvoir satisfaire sa
curiosité, elle côtoye ces rochers. En tournant les yeux du côté
opposé, elle voit de loin, à l’entrée d’un bois épais, un homme d’un
âge avancé assis près d’un arbre, & qui s’amusoit à lire. Elle
court vers ce Vieillard que l’éclat de sa beauté ravit d’étonnement.
Bercé de la lecture des fables, il croit que c’est quelque divinité qui
descend des cieux pour s’entretenir familièrement avec lui, &
se prosterne devant elle. Levez-vous, lui dit-elle, en souriant ; le
hasard seul me conduit ici, & mon dessein n’est point d’y
troubler la paix dont vous jouissez. Si, pour achever de vous rassurer,
il faut me nommer à vous, je suis la Marquise de Négremont ; je me suis
égarée dans ces bois, & je vous prie de vouloir bien
m’enseigner la route qui mène à mon château.
C’étoit au bon homme André, au fidèle serviteur de Basile, que Mathilde
parloit. Madame, lui dit-il, je m’offrirois volontiers à vous remener à
votre château si la loi à laquelle je me suis asservi de ne jamais
m’écarter de cette solitude ne me le défendoit absolument. Je sais bien
qu’il y a dans ces cantons une ville de Négremont, mais je vous
avouerai que la carte des chemins s’est furieusement brouillée dans ma
cervelle : pour ne vous point tromper, un plan exact &
très-bien détaillé de ces forêts fait un des ornemens de la grotte que
nous habitons ; en le consultant, vous ne pourrez plus vous égarer.
Permettez-moi de vous quitter un moment & de descendre…
Pourquoi lui répliqua la Marquise ; n’oserois-je vous accompagner ? De
grace, laissez-moi satisfaire le désir que j’ai de connoître cette
grotte. Le bon André, yvre de joie de pouvoir obliger une si charmante
personne, oublia la défense que son Maître lui avoit fait de ne
recevoir chez lui aucune créature humaine. Il étoit sûr que Basile ne
reviendroit pas avant le coucher du soleil, & ainsi il
craignoit moins d’encourir sa disgrâce.
La Marquise, étonnée de l’honnêteté de ce Vieillard, commençoit à
douter qu’elle fût dans la solitude de Basile, &, comme il se
mettoit à attacher à un tronc d’arbre la bride de son cheval, qui
n’auroit pas pu descendre avec eux jusqu’à l’entrée de la grotte, elle
lui demanda s’il n’y avoit point de risque à laisser ainsi cet animal
seul dans un lieu où des brigands pouvoient survenir &
l’emmener. N’ayez aucune inquiétude, Madame, lui répondit André. Le
Maître que je sers a rendu l’accès de cet asyle si redoutable qu’aucun
homme mal intentionné n’oseroit s’y montrer. L’exemple que sa valeur
fit autrefois de ces scélérats les en écarte pour jamais. Quel est
donc, reprit-elle, cet homme si courageux que l’on n’oseroit plus venir
troubler dans sa retraite ? Seroit-ce Basile, dont on m’a raconté des
choses si merveilleuses ? C’est lui-même, Madame, c’est ce mortel
aimable qu’un sort funeste, qu’une douleur cruelle enterre tout vivant
dans ce gouffre où ses propres mains lui ont creusé un tombeau plutôt
qu’une demeure, & où tant de vertus n’étoient pas faites pour
être ensevelies. -- Que cette peinture que vous me faites de sa
situation m’intéresse vivement en sa faveur ! apprenez-moi donc quel
étrange désespoir l’a pu conduire ici. -- Il m’est impossible de vous
satisfaire sur ce point ; ses malheurs sont un secret que j’ai toujours
ignoré. - Mais depuis quand le servez-vous ? par quelle aventure vous
trouvez-vous ensemble dans ce désert ?
Depuis un temps immémorial le bon André n’avoit goûté les délices de
converser avec une jolie femme. Aussi s’empressa-t-il à profiter d’une
occasion qu’il étoit bien assuré de ne point retrouver si-tôt. Il
invita la Marquise à descendre dans la grotte pour entendre plus à son
aise le récit qu’il avoit à lui faire, elle y consentit sans peine,
& ne lui refusa point la grace d’accepter sa main ; cet honneur
le combla d’aise & il tressailloit de ravissement. Comme il
tournoit du côté du bois, elle ne put lui cacher son inquiétude qu’il
dissipa en lui faisant comprendre qu’il eût été impossible de
pratiquer, à travers ces rochers escarpés, un chemin assez facile pour
pénétrer sans danger jusqu’au terrein qu’ils environnoient. Le hasard,
continua-t-il, a prévenu les desseins de Basile à cet égard, en
creusant depuis cette petite hauteur que vous voyez un peu avant dans
les bois un souterrain, dont une porte, que nous avons construite,
ferme l’entrée, & qui conduit, par une pente douce jusqu’au
lieu que nous habitons.
En discourant ils arrivèrent à cette porte. La naïveté d’André
& la bonhomie qui régnoit sur sa figure rendirent la confiance
à la Marquise ; elle s’abandonna sans crainte à la discrétion de son
conducteur & entra, en se courbant, comme lui, sous cette voûte
épaisse qui s’élevoit à mesure qu’ils avançoient. Ils parvinrent ainsi
aux pieds des rochers. En entrant elle vit sur la droite une source
d’eau qui tomboit d’une espèce de cascade dans un bassin étroit, au
bout duquel elle s’alloit perdre dans le sein de la terre.Elle fit
asseoir André à côté d’elle & le pria de lui raconter par
quelle aventure il se trouvoit attaché au service de Basile, ainsi que
les détails de la vie qu ils menoient dans cette affreuse solitude.
Vous avez dû remarquer, Madame, avant que d’entrer dans le vallon qui
mène à ce désert, une maison peu étendue, bâtie sur une colline,
& d’une architecture extraordinaire. C’étoit la demeure d’un
savant Philosophe nommé Balthasar Prinxelles, que le Baron de
Saint-Arsenne à qui appartenoit la plaine voisine, & la forêt
qu’elle sépare de celle où vous vous êtes égarée s’étoit attaché
particulièrement ; il le logeoit dans son Château, & il y avoit
dix ans environ que j’étois au service de cet homme célèbre, lorsqu’il
vint fixer son séjour dans l’hermitage que vous avez vu ; le Baron
l’avoit fait construire à ses dépens, & avoit cédé en pleine
propriété à Balthasar, tout le terrein qui l’environne, ainsi que le
vallon & le bois que bornent ces rochers. Astronome, Géomètre,
Chymiste & Botaniste, ce grand Philosophe employoit les
dernières années de sa vieillesse à perfectionner dans ce réduit
solitaire, toutes les découvertes qu’il avoit faites dans ces
différentes Sciences où il excelloit. Sa maison étoit composée de
plusieurs laboratoires propres aux divers genres d’étude qu’il
s’appliquoit à approfondir. N’ayant choisi que moi pour témoin de ses
travaux, rien ne pouvoit le distraire de ses occupations dans un
endroit si écarté. Il y trouvoit sous sa main les plantes dont il
analysoit les vertus ; & les hautes montagnes qui s’élèvent de
l’autre côté de la plaine, lui servoient d’observatoire : il traça
lui-même le plan des forêts voisines, qui tapissent une partie de cette
grotte.
Il y avoit deux ans que nous avions renoncé au commerce du monde,
& que nous nous occupions dans cette retraite, lui à l’étude
& moi à le servir, cultivant ensemble la terre qui nous
nourissoit ; lorsqu’un soir, dans la saison où l’approche des frimats
commence à dépouiller les arbres de leur verdure, nous promenant sur la
colline du côté du vallon, un moment avant que le soleil nous privât de
ses rayons, nous entendîmes un bruit de feuilles que le pas d’un homme
repoussoit avec violence. Nous tournons la tête vers l’endroit d’où ce
bruit venoit, & nous appercevons un guerrier armé de toutes
pièces & de la plus haute taille, qui s’avance avec fureur
jusqu’auprès de ces rochers. Là, il s’arrête & lève la visière
de son casque ; la noblesse de ses traits étonne Balthasar : après
avoir jetté les yeux de tous les côtés, sans faire attention que mon
maître & moi l’observions, il lève les mains au Ciel avec les
regards du désespoir, puis les étendant vers les rochers, il ne nous
laisse plus douter qu’il ne veuille s’y précipiter. Balthasar effrayé
lui crie aussi-tôt : arrêtez malheureux ! qu’allez-vous faire ? A ces
mots, l’inconnu se détourne & vient à nous. Loin de reculer,
Balthasar marche à sa rencontre. La fermeté & l’air vénérable
de ce sage l’interdisent d’abord ; ensuite prenant la parole : ô mon
père ! s’écrie-t-il, par quelle pitié cruelle empêchez-vous un
infortuné de chercher dans cet abîme la fin de ses tourmens ? Mon
maître, attendri par ces mots prononcés avec toute l’énergie de la
douleur, épuise tout le charme de son éloquence pour calmer la violence
de ses transports ; bientôt il parvient à lui faire sentir combien le
désespoir est indigne d’une grande âme, & le détermine enfin à
accepter l’hospitalité qu’il lui offre dans son hermitage.
Nous rentrons avec cet hôte dont nous avions eu peine à soutenir la
marche chancelante ; nous le dépouillons de son armure, & nous
le couvrons de vêtemens plus commodes. Le noir chagrin dont son coeur
est enveloppé, ne lui permet pas de faire honneur au repas frugal que
je sers. Balthasar l’invite à prendre du repos, & le conduit
dans une chambre où je venois de lui préparer un lit ; mais craignant
que l’accès de ses fureurs ne lui reprenne pendant la nuit, il ne le
quitte point. Le charme de ses discours adoucit la plaie de cette âme
déchirée ; la sérénité revient sur son visage, un léger sommeil ferme
quelque temps les yeux appésentis, & à son réveil il consent à
prendre quelque nourriture. Balthasar l’ayant initié, par la suite,
dans des découvertes qu’il avoit faites des secrets de la nature,
l’amour de l’étude dissipa ses ennuis ; & sous le nom de
Basile, (car le secret de sa naissance & de ses aventures fut
renfermé entre mon Maître & lui) il devint compagnon de notre
solitude & de nos exercices. Les complaisances que Balthasar
avoit eues pour lui furent bien payées : environ deux mois après un
nombre de brigands étant venu nous investir dans notre hermitage, le
courageux Basile repoussa leurs attaques avec tant de valeur qu’aucun
deux ne put échapper à la vigueur de son bras ; & cet exploit
le rendit si redoutable, que depuis on ne s’avisa jamais de venir nous
insulter.
Balthasar & lui vécurent ainsi pendant deux ans, dans la plus
parfaite union. Alors mon maître succombant sous le pois de l’âge,
rendit sans souffrances, sans remords & sans regrets, une vie
que ses travaux avoient illustrée, qu’il avoit toujours passée dans la
pratique de la vertu, & dont aucun vice n’avoit souillé la
pureté : il laissa Basile héritier de la solitude qui lui appartenoit,
& je restai au service de ce nouveau maître auquel j’étois déjà
accoutumé.
Basile, étayé de la sagesse de Balthasar, ne fut pas plutôt privé d’un
appui qui lui étoit si nécessaire, qu’il retomba dans la plus sombre
mélancolie. Il ne trouva plus dans les charmes de l’étude aucune
dissipation. Livré à l’ennui qui le consumoit, il alloit s’enfoncer
tout le jour dans le plus épais des forêts, où le hazard lui ayant fait
découvrir ce souterrain, il trouva que l’hemitage que Balthasar lui
avoit laissé ne le cachoit pas encore assez aux regards du monde ; il
résolut de l’abandonner & d’établir sa demeure au milieu de ces
rochers. Je l’aidai à élever cette grotte dont il fut l’architecte ;
& ce travail, en remplissant le vuide de ses momens, rendit son
âme à la tranquilité.
Par ce que vous venez d’entendre, vous jugez bien, Madame, que Basile
n’est point un homme que la misantropie a banni de la société, dont il
auroit ; sans doute, fait les délices. Ce n’est point par une haine
dénaturée qu’il fuit ses semblables. Accablé de son infortune, il veut
la cacher à tous les yeux. Son âme est fière & sensible, son
caractére est doux & généreux, il ne se rend inaccessible aux
grands que de peur d’en être humilié, & aux malheureux que dans
l’impuissance où il est de les soulager.
La Marquise, charmée de ce récit, voulut en marquer sa satisfaction au
Vieillard en lui présentant de l’argent, qu’il refusa comme un bien qui
lui devenoit inutile. Il vaut mieux, Madame, lui dit-il, en aider
quelque indigent à qui il feroit nécessaire, que moi qui ne sauroit en
faire usage. Le désintéressement & la politesse d’André
donnèrent à la Marquise une idée du vrai bonheur que son esprit ne se
seroit jamais formée. Elle courut alors à la grotte, dont elle admira
la structure élégante, la distribution commode & l’extrême
propreté : elle y examina le plan de la forêt de Négremont qui en
faisoit un des ornemens, & après avoir reconnu le chemin
qu’elle devoit prendre, elle ouvrit une porte, qui étoit celle d’un
cabinet où, étant entrée, elle ne put revenir de sa surprise &
fut prête à s’évanouir en considérant un buste fait de terre glaise,
& dans lequel elle crut retrouver quelque chose de sa figure à
l’âge de seize ans. Par quel événement, dit-elle à André, avec émotion,
ce buste est-il ici ? C’est, lui répondit-il, l’ouvrage de Basile ; il
l’a pétri & formé lui-même. C’est apparemment l’image d’une
personne qui lui fut chère, car depuis quelle est placée dans ce
cabinet, il s’y renferme tous les jours pendant plusieurs heures ; je
l’ai même surpris quelquefois la regardant & versant des
ruisseaux de larmes. Le trouble de la Marquise augmente ; elle lui fait
mille questions sur Basile, dont elle le prie de lui détailler le
portrait ; & les réponses d’André ne faisant que redoubler son
agitation, elle veut absolument attendre dans la grotte que son maître
revienne pour éclaircir à la fois tous ses doutes.
Mais, dans cet instant, les échos retentissent du son de plusieurs
cors, & la Marquise sent que ce sont ses chasseurs qui la
cherchent. André effrayé se jette à ses genoux pour l’engager à se
retirer & à ne point l’exposer aux reproches de Basile : il
l’assure que, tant qu’il entendra du monde dans la plaine, il ne
rentrera point ; il lui persuade enfin qu’en revenant souvent dans le
bois à l’heure où il se retire ordinairement, elle trouvera assez
d’occasions pour le surprendre & le questionner sur ce qu’elle
désire savoir de lui. La Marquise n’insista point davantage, remonta le
souterrain, retrouva son coursier, prit congé d’André, regagna la
plaine, combla de joie les chasseurs inquiets, & revint avec
eux dans la ville. Chemin faisant, Clarange, qui s’étoit informé à la
Marquise de l’endroit où on l’avoit retrouvée, lui demanda si, ayant
été si près de la demeure du solitaire, elle n’avoit pas eu la
curiosité d’aller lui faire une visite. Elle rêve au lieu de lui
répondre, & l’émotion qui accompagne son silence, fait
soupçonner à Clarange qu’en effet elle a vu ce misantrope : elle
s’efforce de contraindre son agitation, & feint de n’avoir pas
su qu’elle fût si proche de son habitation. Aussi-tôt, changeant de
conversation, elle reprend un air de gaîté & parle de choses
tout-à-fait étrangères à Basile. On rentre dans le château &
les chasseurs conviennent que la Marquise ayant eu l’avantage de porter
le premier coup au sanglier, c’est à elle qu’en appartiennent les
dépouilles : elle reçoit ce trophée de la manière la plus
reconnoissante ; mais toute occupée de ce qu’elle avoit vu dans la
grotte, & ne se sentant pas en état de faire librement les
honneurs de la soirée, elle prend prétexte de la lassitude que lui ont
causée les fatigues de la journée & le besoin qu’elle a de
repos pour congédier son monde sans retenir personne à souper. Clarange
est obligé, par complaisance, de se retirer comme les autres.
Le discours d’André avoit réveillé dans l’âme de la Marquise le
souvenir d’un jeune Chevalier que sa beauté naissante avoit rendu
éperdument amoureux d’elle, & que son mariage avec le Comte de
Valmaure avoit réduit au plus cruel désespoir. Sa mort qu’elle s’étoit
long-temps reprochée, lui avoit coûté des regrets d’autant plus
sensibles, qu’elle auroit craint de les laisser éclater aux yeux d’un
époux qui ne la soupçonnoit pas d’avoir jamais aimé. Le temps, la
raison & le tourbillon du monde, au milieu duquel elle avoit
vécu, étoient venus à bout d’assoupir une douleur à laquelle elle avoit
été sur le point du succomber. Le sort de Basile lui en rappella toute
l amertume. Hélas ! se disoit-elle à elle-même, si c’étoit quelque
amant aussi infortuné que le jeune Archambaud qui, désespéré de la
perte d’une maîtresse enlevée à ses voeux, fût venu cacher dans la
solitude sa honte & ses disgrâces, que je le plaindrois de ne
pouvoir plus trouver d’autre soulagement à ses peines que d’en confier
le secret à des rochers insensibles !
Bientôt après se livrant à des espérances auxquelles elle avoit cru
devoir renoncer pour jamais, elle fait appeler une de ses femmes,
nommée Gilberte, qui la servoit dès le temps qu’elle demeuroit au
couvent, et qui avoit été la confidente de ses amours avec Archambaud.
Elle lui fait part de ses aventures du jour, de ce qu’elle a vu dans la
grotte du solitaire, et de ce qu’André lui avoit dit au sujet de cette
figure que Basile avoit pêtrie de ses propres mains. Gilberte est bien
éloignée de soupçonner, comme sa maîtresse, que Basile puisse être ce
même amant qu’elle a tant regretté. Réfléchissant sur les erreurs
auxquelles l’amour expose la foible humanité, elle lui dit que,
peut-être préoccupée d’un ressouvenir trop tendre, elle s’étoit
imaginée retrouver ses premiers traits dans cette figure qui l’avoit
frappée, ou que le solitaire lui-même, en voulant se tracer l’image
d’une personne qu’il chérissoit, l’avoit représentée sous un air que
l’opinion seule lui faisoit trouver conforme à son modèle, et
d’ailleurs, poursuit-elle, comment pourriez-vous espérer jamais de
revoir Archambaud ? avez-vous oublié que le lendemain qu’il vous eut
écrit cette lettre par laquelle il vous annonçoit qu’il alloit se
priver de la vie, on trouva, sur les bords de la Sault, le corps d’un
jeune guerrier percé d’un coup d’épée qu’il s’étoit donné lui-même
après s’être défiguré de manière à n’être plus reconnoissable. Personne
n’a jamais douté que ce ne fût celui que vous avez pleuré. Il n’y avoit
que la perte d’un objet tel que vous qui pût réduire un amant à cet
extrême désespoir, et sans doute le Sieur Archambaud étoit capable de
donner une pareille preuve de son amour. Les raisons de Gilberte ne
dissuadèrent point la Marquise de ses idées. Pourquoi, lui
répondit-elle, veux-tu qu’Archambaud ait été alors le seul infortuné
que l’amour ait pu réduire au parti violent de se défaire lui-même ? Le
pays qu’arrose la Sault n’avoit-il point d’autre beauté plus faite que
moi pour inspirer des transports si furieux ? Enfin je ne serai point
tranquille que je n’aie parlé à Basile, qu’il ne m’ait instruite de ses
aventures ; et quelques difficultés que je trouve à obtenir cette grâce
de lui, je ne me rebuterai point.
Elle convient donc avec Gilberte de ne plus être visible pour personne,
afin de prévenir tout obstacle contre le dessein qu’elle a formé
d’aller tous les soirs à la rencontre du Solitaire jusqu’à ce qu’elle
ait pu saisir un moment favorable pour le faire parler. Le lendemain et
les jours suivans, l’ordre qui défendoit l’entrée du Château à tous les
Courtisans de la Marquise, fut exécuté à la rigueur, même à l’égard de
Clarange, qui en fut vivement piqué. Vers le soir, la Marquise vêtue en
homme et accompagnée d’un seul Ecuyer, sortit par une porte du jardin,
courut à cheval au Vallon qui rendoit à la demeure du Solitaire, et fit
rester son Ecuyer en deçà de la Colline afin de paroître seule. Trois
fois elle fit inutilement cette démarche. Un accident en fut la cause.
Le jour même de l’entretien qu’elle avoit eu avec André, Basile étoit
revenu du bois ayant été mordu à la jambe par un serpent qui s’étoit
dérobé à sa vengeance, et dont le dard venimeux lui avoit fait une
plaie qui fût devenue mortelle sans le secours des herbes salutaires
dont il connoissoit la vertu et qu’il appliqua sur la partie offensée.
Ce contre-temps l’avoit retenu enfermé chez lui.
Mais la quatrième Aurore avoit à peine commencé à naître que, se
sentant parfaitement guéri, il étoit sorti suivant sa coutume ; et, au
moment où le soleil alloit disparoître, la Marquise qui étoit encore
venue à sa rencontre, et qui se tenoit assez près de l’endroit où étoit
la porte du souterrain, l’apperçut de loin. Il étoit accompagné d’un
chien fidèle qui le suivoit toujours, et qu’il aimoit comme le seul
être qui fût en état de le rendre heureux. Ce chien rapportoit à la
grotte le gibier que son maître avoit tué. Basile, outre son arc et ses
flèches, étoit armé d’une énorme massue dont il se servoit pour
combattre et assommer les monstres qu’il rencontroit dans les forêts.
Arrivé à la porte du souterrain, l’air terrible et sauvage que lui
donnoient ses vêtemens, effraya tellement la Marquise qu’elle n’osa
l’aborder, et laissa refermer sur lui la porte sans avoir eu le courage
de lui rien dire. Il n’avoit pas paru faire la moindre attention à
elle, et elle étoit presque certaine qu’il ne l’avoit point remarquée ;
mais elle croyoit l’avoir observé d’assez près pour pour n’avoir plus à
douter qu’il n’étoit point celui qu’elle pensoit retrouver. A
l’exception de la majesté de sa taille, elle n’avoit rien reconnu en
lui de son cher Archambaud. Elle rejoint son Ecuyer, et ne lui cache
point la confusion où elle est du peu de succès de sa démarche. Mais il
ne lui suffit pas de s’être assurée que Basile n’est point celui
qu’elle soupçonnoit, elle veut absolument apprendre de lui ce qu’il
peut être, et se promet bien d’être moins timide à l’avenir.
Le Sire Clarange, qui avoit mis dans ses intérêts une jeune femme de
chambre de la Marquise, avoit sû par elle, que sa maîtresse alloit tous
les soirs courir la forêt avec un seul Ecuyer, et qu’elle n’en revenoit
qu’à la nuit fort avancée. Depuis le souper qu’il avoit fait chez elle,
et pendant lequel le Solitaire avoit été l’objet de la conversation, il
avoit pris pour lui une haine d’autant plus vive que la Marquise avoit
eu l’air de se laisser prévenir en faveur de ce bisarre personnage.
Soupçonnant qu’elle ne se rendoit invisible tout le jour que pour avoir
la liberté d’aller s’entretenir la nuit avec Basile, il avoit été
l’épier dans la forêt, et, s’étant mis en embuscade, il l’avoit vue
entrer dans le Vallon après avoir laissé son Ecuyer dans la plaine où
elle n’étoit venue le rejoindre que long-temps après : c’étoit dans le
moment qu’elle s’en retournoit avec la foible satisfaction d’avoir pu
considérer de près le Solitaire. Furieux de se voir compromis avec un
rival de cette espèce, il voulut, dans le premier mouvement de sa
colère, éclater aux yeux de la Marquise ; mais jugeant bien qu’il ne
feroit qu’aigrir son humeur en n’usant d’aucun ménagement avec elle, il
se contenta de la suivre de loin, et rentra chez lui dans la résolution
de ne s’en prendre qu’à Basile de l’affront qu’elle faisoit à sa
flamme. Le désir de se venger l’occupe jusqu’au retour du Soleil. Alors
il ordonne à un Hérault de monter à cheval et d’aller porter de sa part
au Solitaire les menaces les plus terribles s’il refuse de rompre tout
commerce avec la Marquise.
Basile à qui les charmes d’un sommeil doux et paisible qu’il venoit de
goûter pour la première fois dans sa retraite sembloient présager
quelque évènement heureux, s’étoit levé avec l’Aurore. Le calme inconnu
dont il se sent récréer fait succéder les idées les plus agréables aux
tristes pensées qui l’avoient occupé depuis si long-temps. Il sort de
sa grotte, et, après avoir respiré dans le Vallon la fraîcheur du jour
naissant, il s’assied entre deux petites pointes de rochers et se met à
composer quelques vers latins sur le bonheur d’une ame affranchie du
joug des passions.
Le Hérault de Clarange arrive, et interrompant le chant des oiseaux par
les cris de sa trompette, il s’avance auprès des rochers qui cachent
Basile et d’où il découvre sa grotte. Certain de se faire entendre de
cet endroit, il prononce à haute voix ces paroles menaçantes :
« De la part d’Arnaud, Sire de Clarange, Chevalier sans reproche, je
viens signifier au Solitaire Basile de ne plus recevoir désormais les
visites de la Marquise de Négremont, s’il ne veut point se voir brûler
tout vivant dans sa Chaumière, c’est l’avis que mondit Loyal Seigneur
lui fait donner par moi. Qu’il y songe. »
Basile, qui s’amusoit à écrire, sent ranimer par cette bravade l’ardeur
guerrière qui avoit rendu ses premières armes si redoutables. Il se
hâte d’y faire la réponse dont il étoit capable. Le Hérault, ne voyant
paroître personne, répète jusqu’à trois fois la menace de Clarange, et,
s’imaginant que le Solitaire n’osoit se montrer, il se disposoit à
repasser le Vallon, lorsque Basile, courant à lui, lui crie d’une voix
foudroyante : arrête, organe insolent d’un téméraire Chevalier ! prends
cette réponse que je fais à ses menaces, cours la lui porter, et qu’il
ne t’arrive jamais de te remontrer ici ou je…. Le Hérault, épouvanté de
l’énorme massue qu’il lève en lui parlant, ne lui donne pas le temps
d’achever, et ayant pris le billet avec précipitation, il regagne à
toute bride la route de Clarange. La peur, qui le glace, le trouble au
point qu’il perd dans la forêt l’écrit de Basile. Celui-ci, étonné des
menaces qu’il venoit d’entendre, ne sait à quoi les attribuer. André,
qui étoit dans la grotte, n’en avoit pas été peu alarmé ; il vient
trouver son maître, et sa conscience ne lui permet plus de lui cacher
la visite que la Marquise de Négremont lui avoit faite, et Basile
pardonne à la sincérité de son aveu une faute qu’il n’a commise que par
bonté.
La Marquise, retournant au Vallon à l’heure ordinaire, alloit quitter
la forêt, lorsque son Ecuyer apperçoit le billet que le Hérault avoit
égaré. Sa curiosité le lui fait ramasser, et il le présente à sa
maîtresse, qui reste interdite en y lisant la réponse du Solitaire
conçue en ces termes :
« Le Solitaire des Ardennes, offensé de l’audace du Sire de Clarange,
soi-disant Chevalier sans reproche, est capable de rompre, pour
l’éprouver, le voeu qu’il a fait de se rendre inaccessible à tous les
hommes. Si cet aggresseur, bien secondé, veut se trouver cette nuit,
lorsque la lune sera dans sa plus brillante clarté, à l’étoile des
limites, il connoîtra ce qu’est Basile, qui le défie et l’attend avec
un second dont il répond comme de lui-même. A cette nuit. »
L’étoile des limites étoit un espace qui se trouvoit dans la forêt, à
moitié chemin de la demeure du Solitaire à celle de Clarange, qui étoit
percé de diverses allées qui conduisoient à autant de Seigneuries
différentes : elles donnoient à ce lieu la figure d’une étoile, d’où il
avoit pris son nom.
La Marquise, empressée d’éclaircir un mystère dont elle peut tirer le
plus grand parti, revole vers son Château dans l’intention de faire
faire promptement toutes les informations nécessaires pour savoir à
quoi s’en tenir sur ce cartel : elle rencontre heureusement le Hérault
de Clarange qui, honteux de sa frayeur, n’osoit reparoître devant son
Seigneur et n’avoit cessé pendant tout le jour de battre la forêt pour
tâcher d’y retrouver le billet perdu. Il confie à la Marquise le sujet
de sa crainte et de son embarras. Charmée que sa faute lui procure le
moyen de parler au Solitaire, elle lui conseille de dire à son maître
que Basile n’a point fait de réponse à sa menace, et elle lui promet en
même-temps que Clarange n’aura bientôt plus lieu de se plaindre d’elle
ni d’être jaloux. Le Hérault la remercie et la quitte, très-safisfait
du conseil et des assurances qu’il lui a donnés. La Marquise, étant
chez elle, instruit sur le champ son Ecuyer que son dessein est d’aller
remplir la place de Clarange à l’étoile des limites. Raimbaud, lui
dit-elle, en badinant, il faut que tu me serves de second dans cette
affaire décisive et je compte également sur ton zèle et sur ton
courage. L’Ecuyer avoit un fils qui entroit dans sa quinzième année, et
à qui il venoit de donner ses premières armes ; sa taille étoit à
peu-près semblable à celle de la Marquise. Raimbaud courut aussitôt
chercher l’armure, et la Marquise l’ayant essayée, s’y trouva comme si
elle avoit été faite pour elle : elle ne voulut point la quitter de la
soirée, et elle attendit avec une extrême impatience le moment d’aller
au rendez-vous.
Basile, revêtu de sa cuirasse et décoré de ses éperons dorés, fit armer
aussi le bon André. Ce fidèle serviteur avoit été soldat dans sa
jeunesse, et s’étant distingué dans ce métier, il avoit toujours
conservé ses armes comme le témoignage précieux de son ancienne
bravoure : il sentoit, ainsi que son Maître, ranimer sa première
valeur, et il se préparoit à mériter l’honneur qu’il lui faisoit de le
choisir pour son second. A l’heure marquée ils se rendent au lieu
indiqué : ils ne furent pas long-temps à attendre leurs adversaires,
qui descendirent de cheval comme à dessein de rendre le combat égal
entr’eux. Ils se présentèrent tous quatre l’un à l’autre la visière du
casque levée. A la faveur des rayons de la lune, le Chevalier supposé
parut aux yeux de Basile dans un âge encore si tendre qu’une noble
pitié étouffa subitement dans l’âme de ce héros tout sentiment de
vengeance. Jeune insensé, lui dit-il, par quelle aveugle haine pour
toi-même voudrois-tu me forcer à te combattre ? Crois-moi, désavoue ta
menace indiscrète. Je ne connois ni ne veux connoître la Marquise de
Négremont dont tu es si jaloux. Cette satisfaction de ma part doit te
suffire. Borne-là la témérité de tes injustes ressentimens. J’aurois
plus de regret de t’avoir privé du jour que ma victoire ne me feroit
d’honneur. La Marquise, quoique touchée de son humanité, ne put
s’empêcher de rire de sa méprise, et ne voulant point la prolonger
inutilement, elle lui fit l’aveu du stratagême dont elle venoit d’user
pour obtenir de lui un entretien qu’elle désiroit avec tant d’ardeur.
Le premier mouvement de Basile fut de lui échapper par une fuite
précipitée ; mais il étoit né tendre et sensible : il laissa triompher
l’ascendant que le sexe étoit fait pour avoir sur lui. Les sermens que
la Marquise lui fit de ne lui point laisser de repos qu’il n’eût
satisfait sa curiosité par le récit de ses infortunes ; les assurances
qu’elle lui donna de ne jamais trahir son secret, la confidence
réciproque qu’elle lui promit des malheurs qu’elle avoit aussi éprouvés
; et enfin les moyens de consolation qu’elle lui fit entrevoir dans
cette confiance mutuelle de leurs coeurs, toutes ces raisons, dis-je,
vainquirent la résistance de Basile. Ils s’éloignèrent d’André et de
Raimbaud, à qui ils défendirent de les suivre, et s’étant placés sur
une hauteur d’où ils ne pouvoient être entendus, la Marquise permet au
Solitaire de lui taire les noms des personnes qui avoient eu part à ses
aventures ; et à cette condition il commence ainsi :
« Pourquoi me forcez-vous, inexorable Marquise, à vous révéler un
destin qu’un éternel oubli devoit cacher à l’univers ? De toutes les
victimes dévouées à l’amour, il n’en est point, sans doute, qui ait
moins mérité que moi ses rigueurs et qui en ait été plus cruellement
accablé. Issu de ces braves Leudes qui aidèrent Clovis à fonder
l’Empire des François, l’origine de ma naissance se perd dans la nuit
des temps. J’avois à peine atteint ma dix-huitième année lorsqu’ayant
servi Louis dans une guerre contre l’un de ses plus puissans Vassaux,
j’y soutins l’honneur du nom de mes ancêtres, et méritai celui d’être
armé Chevalier par ce Saint Roi. (2) Revenu dans la maison paternelle
que le désir de la gloire m’avoit fait abandonner, j’eus bientôt une
nouvelle occasion de me signaler.
Un perfide Chevalier, dont l’air avantageux commençoit à me déplaire,
n’ayant pu réussir à séduire une Dame aussi belle que respectable, et
dont le mari étoit Seigneur d’un fief voisin de celui de mon père,
avoit osé, par une méchanceté des plus noires, publier les faveurs
qu’il supposoit avoir reçues d’elle. Le mari, furieux de cet outrage,
alloit livrer sa femme aux rigueurs des lois. Indigné de la déloyauté
du Chevalier, je courus le démentir et le défier. J’eus le bonheur de
venger l’innocence ; vainqueur de l’imposteur, que j’avois laissé mort
sur le champ de bataille, je me hâtai d’aller moi-même annoncer à la
Dame l’exemple que j’avois fait de son lâche calomniateur. Les
transports de sa joie ne furent pas moins vifs que les témoignages de
reconnoissance que je reçus de son époux, dont je venois de réparer
l’honneur.
Ils avoient une fille, âgée d’environ seize ans, et à la beauté de
laquelle je ne saurois rien comparer : elle étoit dans un couvent peu
éloigné de leur terre. La Dame, ne pouvant trop tôt porter à cette
fille qu’elle adoroit, une nouvelle si intéressante, me pria de
l’accompagner et me présenta à sa chère fille. Jamais victoire ne fut
mieux payée que par le plaisir que le succès de mes armes répandit dans
l’ame de la jeune personne. Un vainqueur est toujours bien séduisant
dans les premiers momens de sa gloire. Je m’apperçus que ma vue
produisoit sur son coeur le même effet que ses charmes venoient de
produire sur le mien, et nous nous quittâmes également prévenus l’un
pour l’autre. Je partageai les jours suivans entre les soins que
j’allois rendre le matin à la fille, et le soir à la mère, de chez
laquelle l’aveugle jalousie du mari me congédia bientôt. Le service
important que j’avois rendu à son épouse me donnoit tant de droit sur
sa reconnoissance, qu’il ne me voyoit plus sans inquiétude. Sa
délicatesse étoit extrême sur les dangers de l’honneur conjugal, et,
par un excès de scrupule, il devient à mon égard le plus ingrat des
hommes. Forcé de suspendre mes assiduités auprès de la mère, je les
redoublai auprès de la fille, et nous comptions déjà tous deux les
momens que nous passions sans nous voir.
Cependant mes parens étoient sur le point d’arrêter mon mariage avec
une des plus riches héritières de ma province, et de son côté, le père
de ma tendre amante lui destinoit un parti des plus avantageux ; son
obéissance pour ce père qu’elle craignoit, me fit trembler : elle osa
pourtant me promettre d’opposer toute la résistance de l’amour au
despotisme de la nature. Pour moi, je ne cachai point à l’auteur de mes
jours l’éloignement que je sentois pour la femme qu’il m’avoit choisie
; je l’irrite au point qu’il me menaça d’exhérédation ; mais rien
n’étoit capable d’ébranler ma constance, et j’aurois mieux aimé
renoncer à toutes les fortunes du monde qu’au plaisir d’être fidèle à
ma charmante maîtresse.
Une nouvelle croisade que le Roi fit publier par toute la France, causa
notre séparation. Mon père, pour me distraire d’une passion qui me
dominoit malgré lui, me fit comprendre au nombre des Chevaliers que
notre Suzerain nomma pour accompagner Louis en Afrique. Familier avec
la gloire, et né pour la chercher, je ne gémissois point d’être forcé
de lui consacrer des momens que je dérobois à l’amour. Tout mon regret
étoit de partir incertain de la foi de celle que j’adorois. Les sermens
réciproques que nous nous réitérâmes à l’envi, les soupirs, les
sanglots, les tendres larmes qui rendirent nos adieux si touchans,
bannirent de mon coeur une défiance qui ne m’eût point laissé de repos.
Je m’éloignai plein de l’espérance de la retrouver aussi fidèle que je
lui avois juré de revenir.
Arrivé à Carthage avec l’armée de Louis, il semble que le désir de me
rendre plus digne de l’objet qui fixe tous mes voeux, excité ma valeur
aux plus rares prodiges. Maîtres de cette ville, sur les murs de
laquelle j’avois planté le premier l’étendard des François, nous
portons nos efforts contre Tunis. Pendant le siège une maladie
épidémique fait d’horribles ravages dans notre camp ; le Roi lui-même
en est attaqué, et la mort de ce Prince, que ses éminentes qualités et
ses vertus guerrières avoient rendu si cher à tous ses sujets, ayant
interrompu nos exploits contre les infidèles, et mis fin à cette
guerre, nous nous disposâmes à revenir chacun dans notre patrie.
J’avois écrit régulièrement à la personne que j’aimois, et j’étois dans
une inquiétude continuelle de n’en point recevoir de réponse. Un
affreux pressentiment m’avoit préparé sans cesse au coup mortel dont je
devois être frappé à mon retour, que je pressois avec toute la vivacité
d’un amant qui se doute qu’on le trahit. J’étois accompagné d’un jeune
Chevalier de la maison d’Orcimont, en Ardenne, et dont j’avais fait la
connoissance pendant cette dernière guerre ; il aimoit comme moi, et la
confidence que nous nous étions faite de nos amours, nous avoit unis de
l’amitié la plus étroite. Comme il se nommoit Amanjeu, et sa maîtresse
Marie, la conformité des premières lettres de nos noms et de ceux de
nos maîtresses, faisoit que nos armes étoient décorées des mêmes
chiffres, auxquels nous joignîmes les mêmes devises. Nous étions ausssi
d’une taille égale ; et la visière du casque baissée, on nous prenoit
l’un pour l’autre. Il n’étoit pas étonnant que la fortune eût pris
plaisir à rapprocher deux coeurs qu’elle réservoit à ses plus barbares
caprices. Il revenoit avec moi dans la douce espérance d’être bientôt
l’époux de la fille du Marquis d’Arlon.
Arrivé dans une hotellerie à quelques milles en déçà du Pays dont
j’étois l’héritier, et près de la terre où étoit née ma perfide
maîtresse, Amanjeu reçoit la nouvelle que son père, s’étant révolté
contre son Souverain, avoit été dépouillé de ses biens et banni à
perpétuité avec sa famille des terres de son obéissance. Ce malheureux
père étoit mort de chagrin ; et le fils privé par cet événement d’un
état qui le rendoit digne de s’allier avec la maison d’Arlon, sentit
bien qu’il falloit renoncer à ses prétentions. Il contraignit devant
moi la douleur dont il étoit pénétré, et m’ayant chargé d’un dépôt
qu’il m’avoit fait promettre, foi de Chevalier, d’aller remettre
moi-même, de sa part, à la Demoiselle d’Arlon devant qui il ne pouvoit
plus paroître, il me quitta sous prétexte d’aller donner quelques
ordres à ses valets. Alors j’apprends, à mon retour, que l’hymen a mis
un autre que moi en possession de celle que j’aime. Furieux d’un
outrage à l’excès duquel toute ma raison cède, j’écris à ma parjure
maîtresse que, n’ayant appris à chérir le jour que pour elle, puisque
sa foi m’étoit ravie, j’allois abréger par ma mort des tourmens qu’une
vie odieuse ne feroit que prolonger. C’étoit aussi le seul remède que
je voulais apporter à ma douleur. Je cours chercher mon ami pour
dégager ma parole et lui rendre son dépôt ; mais c’est en vain que je
le demande par-tout. Enfin ayant porté mes pas sur les bords de la
rivière voisine, je le trouvai étendu sur la terre, et je vis bien
qu’il s’étoit percé lui-même de son épée. Il était si défiguré que je
ne pus le reconnoître qu’à ses armes.
Ce douloureux aspect me fit oublier quelque temps mon propre malheur
pour déplorer celui d’un ami. Engagé par un serment inviolable à porter
moi-même le dépôt qu’il m’avoit confié, je pensai qu’en imitant son
désespoir, une mort volontaire ne dégageoit point ma parole de
Chevalier. Je résolus donc de satisfaire mon honneur en remplissant ma
promesse avant que de m’affranchir des liens de la vie. Je me dérobai
sur le champ à tous les yeux, je dirigeai ma course vers Arlon,
j’exécutai les dernières volontés de mon ami, et le hasard m’ayant
conduit à ces rochers où je me suis bâti une demeure, j’allois m’y
précipiter lorsqu’un Sage, par la force de son éloquence, me rendit à
ma raison. J’ai sû que mon serviteur André vous avoit fait le récit de
la vie que j’ai menée depuis ce temps. Ma plus douce occupation fut de
former de mes mains l’image de celle que j’ai tant chérie. Je l’adore
toujours sous le premier nom qu’elle a porté, tandis que mon coeur la
déteste sous celui que l’hymen lui a donné.
La Marquise s’efforça de ne point interrompre ce discours qu’elle
écouta dans un trouble continuel. A mesure que Basile parloit, elle
reconnoissoit mieux le son de sa voix ; elle retrouvoit dans ce récit
l’histoire de ses propres aventures : mais il l’a crue perfide, et il
paroît animé contr’elle d’une haine implacable. Voudroit-elle se
découvrir à lui sans s’être assurée d’abord de ses vrais sentimens et
sans s’être justifiée ? Ah ! généreux Chevalier, lui dit-elle, que
j’aurois de plaisir à vous voir bientôt réunis avec cet objet dont
l’image vous est encore si chère ? -- Moi, Madame ! je pourrois
pardonner à cette ingrate ? Non, si je la revoyois, je ne chercherois
qu’à punir son infidélité, en affectant pour elle la plus cruelle
indifférence. -- Mais, si je vous apprenois que l’on vous a trompés
tous deux. -- Quoi ? Madame, sauriez-vous le secret de ma naissance ?
-- Oui, je vous reconnois. L’imposteur que vous avez puni de sa
lâcheté, étoit Saint-Amand ; la Dame dont vous avez vengé l’honneur
Eléonore de Marganne, femme du Baron de Gerville ; leur fille, que le
Comte de Valmaure épousa, se nommoit Mathilde, et vous êtes Archambaud,
fils du Sire de Vitry. (3) Suis je au fait ?
Archambaud reste interdit, et la Marquise continue ainsi de lui parler
: sachez que toutes vos lettres pour Mathilde furent interceptées, et
qu’elle ne vit jamais de votre écriture. Un serviteur fidèle à qui vous
vous étiez confié, interceptoit aussi celles qu’elle vous écrivoit. On
lui fit accroire que votre silence venoit de la résolution que l’on
vous avoit fait prendre d’accepter le parti que votre père vous avoit
choisi, et ce ne fut que pour se venger de votre manque de foi qu’elle
se détermina à donner sa main au comte de Valmaure. Non, Madame,
quelque soin que vous preniez de la justifier, je ne lui pardonnerai
jamais d’avoir pris un autre époux ; elle devoit mieux me connoître,
elle devait s’être mieux informée, avant que de trahir mon amour. --
Que vous êtes injuste, hélas ! et que ne l’avez-vous vue dans le moment
où, après avoir reçu la lettre désespérée que vous lui écrivites,
succombant à sa douleur… ! -- Que dites-vous, Madame ? Quoi ! Mathilde
est morte pour moi, et j’outrage encore sa mémoire ! ah !
malheureux.
Il ne peut en dire davantage et tombe évanoui aux pieds de la Marquise.
Saisie de l’état où elle le voit, elle veut appeler du secours, mais sa
langue embarrassée n’a plus la force d’articuler. Elle baigne de ses
larmes le visage d’Archambaud, qui revient au bout de quelque temps, et
rouvre les yeux en poussant un profond soupire. Elle éclaircit son
erreur, et, certaine que son amour pour elle est toujours aussi tendre,
elle veut ménager sa surprise en le préparant par degrés au bonheur de
la retrouver. Il avoit été sur le point de mourir de douleur, il est
prêt d’expirer de joie. Le plaisir que ces amans goûtent à se
reconnoître est plus fait pour être senti que pour être exprimé. La
Marquise instruit le Chevalier de la mort du Comte de Valmaure et de
l’évenement qui l’a rendue maîtresse du domaine de Négremont, dont elle
veut que la possession, le venge de la perte de la Sirie et de Vitry ;
Robert, son père, l’ayant cédé avant que de mourir, même en cas de
retour de son fils qu’il déshéritoit, au Comte de Champagne qui l’a
rénnie à cette province. (4) Elle le détermine sans peine à renoncer à
sa demeure sauvage, et à accepter un appartement qu’elle lui offre dans
son château. Ils vont rejoindre Raimbaud et André qui se sent rajeunir
par le plaisir de renouer avec la société, et qui désire bien
sincèrement de ne jamais retourner à la grotte. La vieille Gilberte,
qui s’impatientoit d’attendre la Marquise, ne fut pas moins contente
que sa maîtresse en revoyant Archambaud.
La Marquise, voulant se divertir de la surprise de ses courtisans, les
fait inviter le lendemain à dîner. Dès qu’ils furent tous rassemblés,
elle passa dans le salon où elle les avoit fait prier de rester jusqu’à
ce qu’elle fût en état de se montrer, et leur fit part du dessein
qu’elle avoit pris de leur donner un suzerain. Clarange s’imagine que
la menace qu’il a fait faire au Solitaire opère ce bon effet sur
l’esprit de la Marquise, et il ne douta pas que ce ne soit lui que ce
choix regarde. A l’instant, la Marquise fait paroître Archambaud
couvert de ses armes : elle le présente aux invités et leur fait
connoître en lui le Solitaire : elle leur dévoile le secret de leurs
amours. Au nom illustre d’Archambaud de Vitry, tous sont pénétrés de
respect et d’admiration. Clarange vit bien que, s’il ne déguisoit sa
confusion, il alloit devenir la risée de toute l’assemblée ; pour
prévenir les railleries, il affecta de prendre galamment son parti, et,
loin de montrer de l’humeur, il félicita son rival avec autant
d’empressement qu’il en avoit marqué à rendre hommage à la Marquise ;
il eut même l’esprit de s’en faire par la suite un protecteur et un ami.
Les deux amans, devenus époux, se dédommagèrent de leurs malheurs
passés par les charmes de l’union la plus parfaite ; ils vécurent ainsi
jusques dans une extrême vieillesse, laissant pour héritiers de leurs
biens des enfans qui héritèrent aussi de leurs vertus.
FIN.
NOTES
:
(1) Le Pertois est une Contrée de la Champagne, qui a pris son nom du
bourg de Perte ; on l’appelloit aussi Partois, mais mal-à-propos,
puisqu’il dérive de Perte, et que l’on n’a jamais dit Parte, comme il
est prouvé dans les Capitulaires de Champagne, où ce pays est appellé
Pagus Pestisus.
(2) On ne doit pas être étonné que l’on ait fait dans cette anecdote
une Marquise du temps de St.-Louis. Les Seigneurs de Franchimont, en
Ardenne, se qualifient de Marquis dès le dixième siècle. On lit aussi
dans les Chronologies que Henri, Duc de Limbourg, petit fils du Duc
Walleran, qui vivoit l’an 1052, prit aussi le titre de Marquis d’Arlon,
dont ses ancêtres étoient Comtes. Nous comptons d’ailleurs en France
des Marquis de Gothie, de Provence et de Lorraine de très-ancienne date.
(3) Il ne faut pas confondre ce Vitry avec celui que François
premier fit bâtir sur la Marne. Celui dont il est ici question fut
surnommé le brûlé, depuis que les soldats de Louis le jeune, en l’an
1143, eurent mis le feu dans l’Eglise, où il périt un grand nombre de
personnes innocentes. Cet événement se passe pendant la guerre que ce
Roi fit à Thibaut. Comte de Chartres, de Blois, de Meaux et Troyes, qui
avoit pris les armes contre lui. Cet ancien Vitry fut entièrement
détruit par l’armée de Charles-Quint, l’an 1344, et il étoit bâti sur
la rivière de Sault, qui se jette un peu au-dessous dans la Marne.
(4) Vitry, dont le haut domaine appartenoit à
l’Archevêché de Rheims, fut donné en fief par ces Archevêques
aux Comtes de Troyes ou de Champagne, qui y créerent un Seigneur
Châtelain héréditaire. On trouve vers l’an 950 que Vitry avoit un
Châtelain nommé Guitier. Dans le douzième siècle un Châtelain de Vitry
épousa Mahaud, héritière du Comte de Retel. L’aîné de leurs enfans,
nommé Guitier, fut Comte de Retel, et le cadet, nommé Henri, fut
Seigneur de Vitry, duquel descendirent par mâles les autres Châtelains,
dont le dernier fut Robert, qui mourut du temps de S. Louis, après quoi
la Châtellenie fut réunie au domaine de Champagne. On s’est permis dans
cette anecdote de faire ce Robert père d’Archambaud et de changer le
titre de Châtellenie en celui de Sirie, qui est plus relevé.