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Louis Du Bois : De Mlle Le Normand (1843) DU BOIS, Louis (1773-1855) : De Mlle Le Normand et de ses deux biographies récemment publiées.- Paris : Chez France, 1843.- 20 p. ; 16 cm.
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (07.VII.1998)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 7216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55. - Fax : 02.31.48.66.56.
Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.

De Mlle Le Normand,
et de
ses deux biographies,
récemment publiées
par
Louis Du Bois

~~~~

Heu ! valum ignarae mentes ! VIRG.

Il paraît que tout ce qui touche aux prophètes participe à l'ignorance que Virgile leur attribue.

En effet, M. Quérard, et, d'après lui, tous les écrivains qui ont parlé de la Sybille parisienne, voire même M. Francis Girault, dans sa Biographie complète de Mlle Le Normand, biographie seule autorisée par la famille, se sont à l'unanimité trompés sur la date de la naissance de cette fameuse Pythonisse, Sibylle, Devineresse, Sorcière, et, pour réduire les choses à leur plus simple et véridique expression, Tireuse de cartes ou Cartomancienne.

Disons la vérité, nous qui ne sommes pas sorciers, comme on le verra bien. Marie-Anne Le Normand naquit à Alençon, non pas en 1772, mais le 16 septembre 1768. Son père, qui était un honnête drapier, laissa en mourant un fils qui est mort militaire au commencement de nos révolutions, et deux filles dont la jeune (Sophie) épousa M. Hugo, de qui le fils, brave militaire comme son oncle, est aujourd'hui lieutenant au 11e régiment de ligne.

Toutes les merveilles de couvent dont Mlle Le Normand a parlé dans ses Souvenirs Prophétiques, sont autant de faits controuvés, comme les incomparables prédictions, réalisées si admirablement, qu'on lui attribue.

A commencer par elle-même, elle avait prédit, en 1815, dans ses Souvenirs, qu'elle vivrait vingt-quatre lustres, et près d'une olympiade, c'est-à-dire en style vulgaire 124 ans environ. Depuis 1815 et assez récemment encore, elle répétait à qui voulait l'entendre qu'elle ne mourrait qu'à 101 ans : ce qui était déjà une longévité fort honnête.

Malheureusement, l'infaillibilité des jeunes comme des vieilles sorcières est, ainsi que toutes les autres, fort sujette à variations et à mécomptes... Il faut le dire en gémissant, le monde n'a eu le bonheur de posséder la Sibylle que 74 ans 9 mois et 9 jours ! Au reste, il pourrait bien en être des sorcières se trompant dans les oracles qui les concernent, comme des médecins, des avocats et des prêtres, qui lorsque il s'agit de leur métier dans leurs propres affaires, ont peur les uns de mourir, les autres de perdre leur procès, et les derniers d'aller au diable, tous gens fort savans, mais peu sûrs de leur fait.

Puisque charité bien ordonnée commence par soi, il y a lieu de croire que, si Mlle Le Normand a commis cette énorme erreur à son préjudice, ce n'a pourtant pas été faute d'avoir fait la patience, brûlé trois poils de la queue d'un chat noir, fait tourner le sas, et même consulté le coeur palpitant d'une poule noire qui, de même que Caquet-Bon-Bec avant ses fredaines, n'avait jamais pondu.

Eh bien ! après cette déconvenue patente, fiez-vous aux tireuses de cartes et aux Sibylles, fussent-elles de Tibur, de Cumes ou de la rue de Tournon.

Revenons aux premières années de notre Pythonisse. Envoyée par sa belle-mère à l'école de jeunes filles tenue par les bénédictines qui n'appartenaient pas à une abbaye royale, quoique en disent les biographes de Mlle Le Normand, puis chez une couturière, pour y apprendre à lire et à coudre ; elle fit peu de progrès dans l'un et l'autre art. Ce n'est pas qu'elle manquât d'esprit et d'aptitude ; mais elle était fort dissipée, et s'occupait plutôt de cartomancie et de frivolités que de travaux utiles et sérieux.

Alors à Alençon, ainsi que dans toutes les petites villes, les petites bourgeoises avaient la fureur de tirer les cartes pour tâcher d'y découvrir dans l'avenir une belle position sociale, une grande fortune, et surtout un mari. Comme on ne portait pas encore cette ancienne Balantine que depuis on appela un Ridicule ou un Sac, c'était dans la poche du vulgaire tablier que les jeunes filles dont je parle cachaient soigneusement la petite tabatière et le petit jeu de cartes fatidiques.

Ainsi que toutes ses jeunes compagnes, Mlle Le Normand découvrait vaille que vaille dans les cartons peints d'Etteilla (anagramme d'Alliette) de grandes espérances qui enfantaient de grands projets et un avenir dont les nuages s'éclaircissaient aux rayons de la plus brillante ambition.

Je ne sais si en 1782 Mlle Le Normand, qui avait quatorze ans, consultait déjà son grimoire, et savait faire la grande patience ; mais je suis bien sûr qu'elle la perdait. D'ailleurs ce n'était pas dans le quartier des étaux d'Alençon qu'elle pouvait espérer de voir s'accomplir les hautes destinées auxquelles elle prétendait : il lui fallait un plus grand théâtre.

Son compatriote Hébert, si connu sept ans après sous le nom de Père Duchesne, chassé d'Alençon pour des placards calomnieux, écrivait de Paris qu'il y avait fait une belle fortune : ce qui n'était pas vrai, mais ce qui suffisait pour faire croire qu'il ne s'agissait que de se rendre dans la capitale pour y cueillir à pleines mains l'or du Potose et les lauriers du Parnasse.

Pour satisfaire aux désirs pressans de Mlle Le Normand, on la plaça dans un magasin ; et son talent de tireuse de cartes tarda longtems à être connu au-delà du comptoir.

Ce ne fut qu'à l'époque de la révolution qu'elle commença à prendre son essor. Elle voulut joindre aux petites ressources de ses cartes d'Etteilla le produit de quelques pièces dramatiques : elle composa des mélodrames. Malheureusement elle n'avait pas deviné que, mal conçus, mal conduits et mal écrits, ils n'auraient pas de succès. Désappointée dans ses espérances, elle en revint à la cartomancie. Il n'est ni vrai, ni même vraisemblable, que les hommes fameux de la Révolution l'aient consultée. Ce qui est vrai, c'est que, après les affreuses calamités de 1794, les imaginations s'étaient fort exaltées à l'aspect de trônes renversés, de rois traînés à l'échafaud, d'immenses fortunes évanouies, de grands devenus petits et de petits devenus grands. Ce moment fut tout-à-fait favorable aux spéculations, et peu de tems après on vit de plus grands sorciers que la Sorcière Alençonnaise occuper la scène du monde, et faire sonner les trompettes de la Renommée. Les duchesses et les portières, et les couturières, et quelques caporaux impatiens, et quelques roquentins las d'attendre la contre-révolution ; tous mécontens du présent et confians dans l'avenir, contribuèrent à faire la fortune de la jeune Alençonnaise, qui devait, au bout de quelques années, devenir une vieille sorcière.

Malgré quelques démêlés avec la police hargneuse du Consulat et de l'Empire, que la devineresse n'avait pas devinés, ce fut alors que firent confortablement merveilles la cartomancie, la chiromancie, la géomancie et tant d'autres arts occultes de semblable désinence, qui font horreur rien qu'à les prononcer. Ce fut alors que furent sommés de comparaître du fin fond des enfers Béelzébuth, Léviathan, et, entre beaucoup d'autres, Béhémoth, dont la Pythonisse, qui avait la puissance de les évoquer, n'avait pas celle d'orthographier convenablement les noms, quoique elle ne cite pourtant qu'un très petit nombre des 7 millions 405 mille 926 démons, commandés par 72 princes des ténèbres, qui, comme on sait, composent, au rapport de Jean Wier et de Jean Bodin, la huaille noire des royaumes infernaux.

A ces redoutables moyens, la Pythonisse ne manqua pas de joindre la conjuration du blanc d'oeuf, celle du marc de café, sinon de Moka, du moins de chicorée, les tarots, le plomb fondu, les fragmens de miroir cassé conservant son bismuth, l'inspection des lignes de la main, etc., etc. Aussi ses succès et surtout sa cassette s'accrurent-ils rapidement avec les procédés pour convertir la parole en oracles et les oracles en bel et bon or.

Dans ses fameux Souvenirs Prophétiques, dont ses biographies d'aujourd'hui ne sont que l'extrait, Mlle Le Normand a la discrétion de ne pas dire si elle allait au sabbat à cheval sur un manche à balai : il y a deux siècles, on l'en eût fait convenir bon gré mal gré, au milieu des tortures, avant de la brûler vive. Toutefois, il est difficile qu'elle ne rendît pas aux diables les visites qu'ils lui fesaient. Quoi qu'il en soit, le métier de sorcière est heureusement aujourd'hui fort innocent et nullement périlleux, ce qui ne veut point dire qu'il ne soit pas lucratif. En effet, une fortune de 500,000 fr., qui, avec de l'ordre, se fût élevée beaucoup plus haut, laissée par cette dame à son neveu, compose un capital fort au-dessus de tout ce qu'auraient pu réunir les centaines de sorciers brûlés vifs dans les XVe, XVIe et XVIIe siècles.

En 1815, le plus spirituel des collaborateurs du Journal des Débats (Hoffmann) s'égaya beaucoup sur le compte de Mlle Le Normand, à l'occasion des Souvenirs Prophétiques qu'elle venait de desserrer, en attendant pis, pour faire connaître à l'Europe et à la postérité les causes secrètes de l'une de ses arrestations : celle du 11 décembre 1809.

On sait que la plupart des Mémoires, même ceux qui sont authentiques, ne sont guères que des plaidoyers plus ou moins mensongers pour mettre en lumière les grands talens du héros, les heureux événemens qu'il aurait amenés si on l'eût cru, et les affreux malheurs qu'il aurait prévenus si on l'eût laissé faire. C'est bien pis dans les Souvenirs Prophétiques, dont le titre seul est une bévue, puisque

Ces mots hurlent d'effroi de se voir assemblés :

l'auteur ne parle que d'illustres personnages qu'elle n'a jamais vus, de prédictions réalisées qu'elle n'a jamais faites, d'arrestations imprévues qu'elle eût dû deviner, et d'agens de police triomphans qu'il ne devait tenir qu'à elle de faire disperser par les diables qu'elle avait à ses ordres : ce qui eût furieusement rabattu le caquet de Fouché et de sa police.

C'est une justice qu'il faut rendre à Mlle Le Normand : je ne sache pas qu'elle ait jamais abusé du pouvoir qu'elle avait sur les légions infernales, mais pourquoi, puisque cela lui était facile, n'a-t-elle jamais à l'avance pris acte et fixé authentiquement la date de la plus petite prédiction.

Si sa faculté particulière de lire dans l'avenir doit être révoquée en doute, celle de lire dans le passé ne valait guères mieux chez notre Sybille. Que ne cherchait-elle ce qui a été dit de la supercherie de La Harpe et surtout de Pétitot (l'éditeur de ses Oeuvres Posthumes) à l'égard d'une prétendue prédictions de Cazotte ? Elle n'eût pas osé peut-être la représenter comme authentique, d'autant moins que La Harpe a écrit formellement au bas de cette plaisanterie : «Cet amas de faits inouïs et monstrueux voilà le prodige, car la prophétie n'est que supposée». Pourquoi emprunte-t-elle au Mirabilis Liber cette prédiction : «Le coq chantera et les nobles lis refleuriront dans les Gaules» ? Dans les Souvenirs, cette prophétie, qu'elle prétend avoir formulée avant 1814, mais qu'elle n'a imprimée qu'en 1815, est évidemment faite après coup. L'auteur du Mirabilis Liber, qui la livra à l'impression ver 1500, fut moins prudent que la Sybille Alençonnaise : il la donna pour 1525 au plus tard. Or, elle ne se réalisa pas. Ce que c'est que des sorciers qui fixent à leurs oracles une date certaine ! Mlle Le Normand n'a eu garde d'en faire autant : les siens ne sont jamais imprimés que quelques années après les événemens accomplis. C'est plus sûr.

Je le dis pour la consolation de ceux qui n'ont pas à un degré élevé le talent du style : on n'est pas certain d'écrire en bon et élégant français, même en se donnant au diable, même en soumettant à un teinturier inspiré par lui les élucubrations les plus soignées : voyez plutôt Mlle Le Normand et ses Souvenirs, et tant d'autres in-8°, dans lesquels elle justifie ce qu'a dit d'elle et de ses ouvrages le littérateur ingénieux que nous avons cité : «Une sibylle est bien supérieure à la raison et au bon sens».

Puisque on est encore en train de spéculer sur le renom de la Sibylle Alençonnaise, nous recommandons à ceux qui élaboreront le Normandana ces phrases d'Hoffmann : «Semblable au nautonnier du Styx, Mlle Le Normand recevait dans sa barque le monarque et le goujat, pourvu qu'ils présentassent la pièce de monnaie. Comme la triple Hécate règne alternativement dans le ciel, sur la terre et dans les enfers, on reconnaîtra que Mlle Le Normand brillait tour-à-tour sur le Parnasse, à la rue de Tournon, et dans les prisons de la Préfecture de Police».

Quant aux prisons, il ne tenait qu'à elle de savoir quel jour elle en sortirait : elle nous apprend qu'elle (reconsultait ses cartes égyptiennes divisées en trois carrés de forme triangulaire ; et qu'elle était assurée de devenir libre quand le roi de coeur se trouvait avec son as et son dix, accompagnés de l'as de pique et du neuf de trèfle».

Une de ses détentions qui ne dura que douze jours, sans doute grâce au «génie Ariel, esprit supercéleste très puissant», et vraiment d'autant plus puissant qu'il parvenait à lui imposer silence parfois, malgré la grande volubilité que le biographe fait remarquer dans notre Sybille. Grace encore au supercéleste Ariel «un concours inouï était venu chaque jour de sa détention ; 719 cachets avait été retenus. Ceux qui les avaient laissés ignoraient que, pendant quelque tems, le trépied de la Pythonisse se trouvait sous l'influence du petit Léviathan» J'avoue à ma honte que j'ai partagé comme tant d'autres l'ignorance de ces 719 badauds ; il est vrai qu'alors je n'étais pas à Paris sous le charme du n° 5 de la rue de Tournon ; j'étais un simple mortel à Alençon, comme nous verrons que l'était parfois Mlle Le Normand elle-même, quand elle daignait de son olympe parisien y descendre et y apparaître.

En attendant le Normandana et une centaine de volumes inédits qu'elle a laissés, on vient de nous asséner deux petites brochures dont la première a pour titre : La Sibylle du XIXe Siècle : Dernières Prophéties de Mlle Le Normand, et la seconde : Mlle le Normand ; sa Biographie complète, seule autorisée par sa famille, etc.

Le premier de ces livrets lui attribue quarante trois prophéties inédites. Elle ne sont assurément pas de la Sybille du XIXe siècle : elles n'en sont ni meilleures ni plus mauvaises. Depuis le Mirabilis Liber, les Centuries de Nostradamus, les Prophéties Perpétuelles de Thomas Moult, et celles qu'on lit tous les ans dans les almanachs, tous ces oracles se ressemblent pour la forme et ne valent pas plus les uns que les autres.

Le second ouvrage ne semble plus étendu que pour donner place, quoique seul autorisé par la famille, à plus d'erreurs et d'absurdités. Le mot est dur. Nous allons le justifier le plus sérieusement que nous pourrons.

Les 1200 francs gagnés à la loterie et le voyage à Londres pour y consulter Gall, qui n'était pas connu alors, et qui ne se trouvait pas en Angleterre, sont de manifestes impostures. Ainsi il n'est pas vrai que «Gall ait scientifiquement engendré Mlle Le Normand» : paternité bien innocente, toutefois, et qui n'eût pas empêché le docteur, s'il en avait eu la bosse et le goût, de rester ce qu'étaient encore à leur mort l'astronome Newton et la Sorcière Alençonnaise.

Classons aussi parmi les faits évidemment faux :
1° les consultations que du donjon de Vincennes, en 1781, au plus tard, lui adressa Mirabeau, époque à laquelle elle complétait à peine sa treizième année ; 2° ses sollicitations bien inutiles pour sauver Mme de Lamballe, puisque d'après son art elle savait être inévitable l'assassinat de cette infortunée princesse ; 3° ses efforts pour rendre à la liberté la reine, sur l'affreuse destinée de laquelle elle ne pouvait avoir non plus le moindre doute : 4° sa prédiction sur l'empoisonnement de Hoche, qui ne fut point empoisonné ; 5° celle sur l'assassinat du duc de Berri, dont elle eût dû à tems prévenir le gouvernement, puisqu'elle était bourbonnienne à l'excès, et même quand elle ne l'aurait pas été ; 6° ses liaisons avec Mme la duchesse d'Angoulême, qui ne l'a jamais vue, avec Talleyrand, qui était plus sorcier qu'elle, avec Talma et Mlle Raucourt, qui étaient plus qu'elle grands comédiens, avec Hoffmann, qui l'a si gaîment lévraudée, avec Bernadotte et Moreau, qui n'étaient pas gens à préjugés, avec David et Denon, qui avaient bien autre chose à faire que de poser devant les tireuses de cartes, et enfin ses prédictions à son compatriote le Père Duchesne, à l'impératrice Joséphine, à Louis XVIII, à l'empereur Napoléon, au czar Alexandre, au généreux Wellington qui ne le fut guères envers la France. A toutes ces allégations sans preuve et sans vraisemblance, il faut joindre les dons de Joséphine, dont le premier venu pouvait faire exécuter le portrait et contrefaire l'écriture : ce qui n'a rien de sorcier.

Parmi les conseils que donne Mlle Le Normand, je remarque celui-ci, qui est fort judicieux : «Il ne faut croire à l'oracle de l'Alectromancie qu'avec une extrême prudence». Je suis bien certain qu'il est plus prudent encore de n'y pas croire du tout.

Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas,

et même que ceux de la rue de Tournon, lors même que sa Pythonisse avait employé le grand jeu de soixante-dix-huit tarots, et considéré le Mont-de-Vénus, qui, pour qu'on ne s'y méprenne pas, n'est d'après elle autre chose que «la racine du pouce s'étendant en dessous jusque au poignet»

Malgré la science dont Mlle Le Normand se targuait, elle a commis, comme nous l'avons vu, de graves erreurs sur des faits que les plus profanes connaissent bien, et qui sont faciles à vérifier.

Continuons. En floréal an II ou mai 1794 (car elle fixe nettement ces dates), Marat, Robespierre et Saint-Just vinrent la consulter... Elle avait donc évoqué Marat du fond des enfers, car Mlle de Cordai l'y avait dépêché dix mois auparavant, le 13 juillet 1793 ?

La gravure annoncée comme représentant la main gauche de l'impératrice Joséphine nous peint la droite : ce qui est fort différent et peut en fait de chiromancie exposer aux plus grandes méprises : aussi ne voulons-nous pas perdre un seul instant pour en prévenir le monde ; l'objet en vaut la peine. Laissons le Mont-de-Vénus de Joséphine ; parlons du guerrier qui la fit impératrice.

Mlle Le Normand prétend que l'empereur la consulta en 1807 : elle aurait bien dû l'empêcher de faire ses Folies d'Espagne ; que, dans ce qu'elle appèle ses haltes, elle lui fesait les cartes : révélation bien propre à instruire la postérité, qui l'eût cru occupé de toute autre chose. Pour le coup on voit bien qu'elle était Bourbonnienne à l'excès, car il n'eût tenu qu'à elle de prévenir toutes les fautes qui, ainsi que l'Aquilon, plus puissantes que l'Europe en armes ( comme disaient en avril 1814 nos amis les ennemis), le conduisirent si rapidement à sa perte.

Nous allions oublier de dire que Mlle Le Normand était sûre de l'existence actuelle de ce duc de Normandie, qui cependant mourut en 1795, et «qu'elle professait beaucoup d'estime pour M. Emile de Girardin», qu'afin de ménager la pudeur de sa modestie, elle ne désigne que par ses initiales. Voilà le succès le moins contesté du rédacteur de la Presse.

Le vendredi était pour notre Sibylle «le jour d'élite où elle aimait à se faire les cartes» C'est un rapport qu'elle avait, dans cette prédilection de jour, avec Sixte-Quint, aussi infaillible qu'elle pour le moins ou pour le plus. Le vendredi (jour de Vénus), devait d'ailleurs plaire à celle qui s'est tant occupée du Mont-de-Vénus, et à celui qui disait, en termes bien autrement énergiques que ceux dont nous fesons usage, qu'il n'y avait de religions durables que celles où l'on fesait l'amour.

«Telle a été (dit M. Francis Girault, son biographe, seul autorisé par la famille, même à faire des barbarismes) la vie merveilleuse de cette femme fastique, nommée Marie-Anne Le Normand», laquelle, il nous l'a appris, aimait en ses dernières années à faire des voyages à Alençon, où, dès son arrivée devant le Coq-Hardi du faubourg Saint-Blaise, «elle redevenait une simple mortelle» Voyez quelle est l'influence de l'air natal sur les sorcières de soixante-cinq ans ; Pythonisse à Paris, simple mortelle à Alençon ! oui, à Alençon, en dépit du Grand Renom de cette Petite Ville, comme dit le proverbe que nous n'osons achever. C'était pourtant bien le cas de se livrer à l'Alectromancie, dans une ville qui peut citer, avant ses plus honnêtes cabarets, et sans compter le respectable Pot-d'Etain, l'hôtel confortable du Coq-Hardi.

Mlle Le Normand ne devait pourtant pas être aussi heureuse dans Alençon, à beaucoup près, qu'au n° 5 de la rue de Tournon. En effet, voici ce que, dans ses livres, dont les Parisiens ont eu l'ingratitude de laisser moisir les exemplaires dans ses cabinets, elle écrivait, peut-être sans rire : «Comme Minerve, je tiens toujours la branche d'olivier, et la sagesse de mes conseils a souvent fait pencher la balance de Thémis en faveur des opprimés» - «On s'occupe de moi en Amérique», même chez les Hurons, les Topinambous et les Peaux-Rouges ; «en Afrique, j'ai des milliers d'affiliés», jusque sans doute au Congo et au Monomotapa ; «en Asie, ma merveilleuse cabale sert de boussole aux cabinets» : ce qui vraisemblablement a rendu si efficaces la défense de la Chine et la résistance de l'Inde ; «en Europe, je puis compter parmi mes consultans tout ce qu'il y a de gens d'esprit et de mérite, de braves officiers, de personnages recommandables, et qui ont peur». Peur de qui et de quoi, bon Dieu !... Eh ! qui sera à l'abri de cette terreur ou intimidation, si elle atteint tout ce qu'il y a de personnages recommandables en Europe ?

Terminons ; car il faut bien en finir, même avec les vieilles sorcières, soit dit sans désobliger celle qui n'a quitté le trépied sacré qu'à soixante-quatorze ans et plus.

Quoique l'auteur du Deutéronome dise en propres termes : «Mettez à mort le prophète qui, dépravé par son arrogance, voudra élever la voix», je ne pousse pas le zèle biblique, qui chez moi est fort modéré, jusque à me prévaloir de cet arrêt cruel : je me borne à finir par ces paroles de l'évangéliste Matthieu : «Gardez-vous des faux prophètes ; avec un extérieur séduisant, ils ne sont au fond du coeur que des loups disposés à la rapacité».


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