Votre commission d'industrie, chargée par vous d'indiquer les moyens d'améliorer les teintures de Lisieux, a dû rechercher :
1° Quelles sont les causes du mauvais traitement de la teinture ?
2° Quels avantages la fabrique, et par suite la ville, retireraient de l'emploi de meilleurs procédés ?
3° Quels sont les moyens les plus propres à amener une amélioration ?
L'état d'infériorité dans lequel se maintient l'art de la teinture, à Lisieux, doit être attribuée à plusieurs causes : nos étoffes sont presque toutes mal dégraissées ; et, sans dégrais parfait, il est impossible de fixer le colorant d'une manière solide ; consommées en majeure partie par une classe de la société que le défaut d'aisance rend nécessairement économe, les prix de la teinture se sont réglés sur une échelle trop basse pour qu'on puisse établir des couleurs solides. D'un autre côté nos teinturiers, simples routiniers, ne connaissant leur état que par pratique, manquent de l'instruction nécessaire pour faire mieux au besoin ; de sorte que nos négocians ne peuvent, même en payant un prix convenable, obtenir des teintures belles et solides, au moyen desquelles ils se procureraient de nouveaux débouchés. Il résulte de cet état fâcheux que notre fabrique est restreinte dans un cercle de consommateurs que diminue tous les jours l'aisance généralement progressive.
Ceci vous donne, Messieurs, une idée suffisante des avantages que la fabrique de Lisieux retirerait du perfectionnement de la teinture, avantages qui s'élèveraient en raison directe de l'étendue des améliorations qu'on parviendrait à introduire. Votre Commission sait fort bien, néanmoins, qu'on peut lui opposer qu'en Bretagne et ailleurs beaucoup de consommateurs ne veulent pas de produits meilleurs que ce qui se fait aujourd'hui à Lisieux. On dira qu'un peu de graisse conservée dans l'étoffe, la rend plus forte et plus compacte, lie ensemble toutes les parties de la laine, en fait un tout d'un meilleur user ; et que si l'on vient à dégraisser parfaitement toutes nos étoffes et à ne rien épargner pour les bien teindre, on gagnera peut-être quelques nouveaux consommateurs que nos petits teints rebutent, mais on perdra tous ceux qui, préférant les bas prix et un long user à la solidité de la teinture, se porteront vers une autre fabrique dès que la nôtre ne leur offrira plus des articles en rapport avec leur position de fortune. On pourra alléguer aussi, que si l'on manque à Lisieux de teinturiers capables, c'est que le besoin ne s'en est pas fait sentir, car l'intérêt privé ne tarderait pas à y attirer un ou plusieurs bons teinturiers, s'ils étaient sûrs de pouvoir y prospérer. Votre Commission, Messieurs, a prévu ces objections, mais elle ne les croit pas fondées. Pour vendre à la classe aisée qui veut des teints solides, il faut être en état de les lui fournir ; pour pouvoir ensuite occuper un teinturier à faire ces couleurs, il faut d'avance s'être formé une clientelle à l'aide de ces mêmes couleurs qu'on n'a pas la possibilité de livrer. Or, un bon teinturier est toujours recherché, et ne va s'établir que là où il sait pouvoir tirer bon parti de ses moyens ; il ne choisira jamais, pour se fixer, une fabrique dont les débouchés, n'exigeant pas un homme de grand talent, ne lui offrent que des chances de succès incertaines ou éloignées. La conséquence nécessaire de cet état de choses, c'est la position stationnaire à laquelle la fabrique est réduite depuis longtemps, et d'où elle ne sortira que lorsqu'on trouvera quelqu'un d'assez zélé pour attirer, à Lisieux, un bon teinturier en lui promettant, la première année, de fortes indemnités : conserver l'ancien système pour la classe de consommateurs qui n'a pas le moyen de payer cher, et se mettre en même temps en état d'offrir des couleurs solides à ceux que leur fortune rend plus exigeans, tel est donc le résultat qu'on doit tâcher d'atteindre, et ici un vaste champ d'améliorations se présente devant nous.
Jusqu'ici, on n'a pu arriver à faire des teintures parfaitement solides qu'avec des teints en laine ; les fabriques qui exploitent ce genre de fabrication, ne cherchent point à perfectionner la teinture en pièce, qui est adoptée uniquement par les fabriques d'étoffes communes. La fabrication des tissus teints en laine, diffère de celle des tissus teints en pièce ; il serait difficile et coûteux d'introduire, chez nous, un nouveau mode de fabrication et d'apprêts, qui, en définitive, nous mettrait en concurrence avec d'autres fabriques qui ont sur nous l'avantage d'une longue expérience. En somme, notre genre de fabrication est bon, il faut le conserver en s'efforçant de l'améliorer sous plusieurs rapports et principalement du côté de la teinture. Votre Commission pense qu'il n'est pas impossible d'obtenir une teinture en pièce tout aussi solide que celle en laine. Déjà quelques couleurs, telles que le noir et le vert, présentent, dans les deux modes, la même solidité, et au point où sont arrivées aujourd'hui les connaissances chimiques, on peut raisonnablement espérer d'étendre ce résultat à la plupart des couleurs, et alors de grands avantages découleraient de cette amélioration. L'étoffe teinte en laine est du sixième au huitième environ plus coûteuse que celle teinte en pièce ; la teinture altérant le nerf de la laine en poil, en diminue aussi la durée d'un sixième au moins, et le jour où l'on pourra remplacer l'une par l'autre, en présentant la même solidité dans la teinture, on aura fait faire à la fabrication des étoffes un pas immense, puisqu'on offrira au consommateur une économie du tiers au quart de la valeur de l'objet consommé.
Sans doute on n'atteindra pas de suite un si beau résultat, qu'on peut, sans exagération, offrir en perspective, mais qui présentera très-certainement, dans l'application, beaucoup de difficultés à vaincre ; mais toute amélioration dans ce genre sera déjà un grand bienfait, et votre Commission a la conviction qu'on peut facilement arriver à teindre assez parfaitement nos étoffes à poil, qui, par leur nature, sont spongieuses et faciles à pénétrer, pour être à portée de les vendre à une classe nombreuse placée, pour la fortune, immédiatement au-dessus de celle qui consomme nos articles, et qui, jusqu'ici, les a dédaignés à cause de leur mauvais teint. Un premier progrès, dans le régime de la teinture, peut donc seul, en quelques années, doubler l'importance de notre fabrique, et enrichir notre active population d'un nouvel élément de travail et par conséquent de richesse.
Pour obtenir ces résultats, si riches en espérance, votre Commission pense qu'il faut d'abord faire faire l'éducation industrielle de nos teinturiers, en attirant ici un chimiste habile, dont les études se seraient spécialement portées vers l'art de la teinture et qui réunirait, autant que possible, les connaissances théoriques et pratiques. Comme la pratique en teinture l'emporte souvent sur la théorie, il serait utile, indispensable peut-être, que le nouveau professeur visitât plusieurs grands ateliers de teinture ; souvent tel teinturier a sa spécialité et est parvenu, à force d'essais et de recherches, à faire telle ou telle couleur avec économie et solidité. Le professeur mettrait en regard les procédés suivis dans chaque localité, et appliquerait à notre fabrique ceux qui lui sembleraient les meilleurs. Un voyage de ce genre éviterait beaucoup de recherches et de tâtonnemens, et doterait, de prime-abord, nos établissemens de teinture de plusieurs excellens procédés.
Votre Commission, Messieurs, estime qu'on pourrait obtenir un homme, réunissant les conditions désirées, pour 2,000 à 2,400 francs par an, auxquels il faudrait joindre 6 à 700 francs de frais de voyage, pour la première année ; et, comme cet homme pourrait en même temps professer un cours public de chimie appliquée aux arts, doter nos ménages et nos établissemens industriels de méthodes et de connaissances précieuses, votre commission a lieu d'espérer que la ville consentira à se charger de la moitié des frais qu'entraînera cette institution, et que l'autre moitié serait acceptée par le corps des marchands de frocs et celui des teinturiers ; elle vous fait cependant observer qu'elle s'est adressée aux marchands de frocs pour les inviter à prendre l'engagement de fournir un tiers de la dépense présumée, et que cette proposition a été rejetée ; mais elle espère que cette classe de commerçans, réfléchissant sur les vrais intérêts de la fabrique, reviendra sur cette première solution.
Votre Commission vous propose donc, Messieurs, de charger quelques-uns de vos membres de se concerter avec le Conseil Municipal, les marchands de frocs et les teinturiers, à l'effet de réunir, pour deux ans au moins, la somme nécessaire à l'exécution de cette mesure, et de s'entendre ensuite avec M. le Maire de Lisieux, pour trouver un sujet capable de remplir le but proposé.