Il y a toujours eu, comme il y a encore en Normandie des forces locales
ou intérieures et des forces extérieures ou maritimes ; dans le conflit
de ces influences se résume la destinée historique du pays. Les
influences extérieures - puissantes et prolongées - constituent dans
son histoire un fait normal. Car le littoral normand regarde le Nord.
Pour les navigateurs des pays septentrionaux, de tout temps attirés par
la richesse et la douceur du Midi, il devient donc forcément un
obstacle, et bientôt un but. De la Bresle au Couesnon se sont établis
des Germains et, surtout à partir du IXe siècle, des Scandinaves.
Cependant, en arrière, réagissait la force des influences intérieures.
Toute la vieille et riche civilisation gauloise, gallo-romaine et déjà
française subsistait là, fondée sur la terre. De l'interaction de ces
forces naîtra la Normandie.
Evidemment, le premier contact entre ces tribus du Nord et la terre de
France fut plutôt rude. Et, sans doute, pour les chroniqueurs
carolingiens - gens d'Eglise à culture latine ces Normands n'étaient
que des barbares, -des destructeurs, des pillards, des pirates. Mais,
ne voir que cela dans les Vikings, ce serait ne voir qu'une partie de
la réalité historique. Nos ancêtres du Nord, avaient déjà développé
chez eux une industrie du fer ; ils avaient subi indirectement mainte
influence romaine, et, sur le terrain maritime et politique, ils
exerçaient en Angleterre et en Russie, aussi bien qu'en Normandie, une
action réelle.
En Normandie, de pirates ils devinrent conquérants ; ils y organisèrent
un véritable état, être nouveau qui s'est greffé à la Gaule du Nord,
formation originale et vigoureuse qui a contribué à la formation même
de la France.
Colonie maritime, la Normandie - de plus en plus française - colonise à
son tour, et, à un moment, les ducs de Normandie ont été rois
d'Angleterre, comtes d'Anjou et de Poitou, ducs de Guyenne ; leur
empire s'étendait alors depuis le Pays Basque jusqu'aux Orcades. Et le
génie de la Normandie put rayonner au dehors, de sorte que les Normands
ont été parmi les propagateurs les plus éminents de la langue
française. Ils l'ont portée surtout en Angleterre, et ce fait a été
fécond en conséquences, même pour nos ancêtres du Nord scandinave.
Les Normands, établis en Normandie en riches et puissants seigneurs,
ont reçu la visite de leurs frères scandinaves. Le roi norvégien Olaf,
canonisé plus tard par l'Eglise, a été baptisé à Rouen, aussi bien que
le danois Harald, dit à la Dent Bleue - le Harald qui christianisa tout
le Danemark. De tels chefs chrétiens ont nécessairement été influencés
par la civilisation carolingienne ; ils ont dû tourner le regard de
leurs frères et sujets vers tout ce qu'il y avait à apprendre en pays «
welche » ou franc. Des influences sociales et politiques ont été
constatées ; des influences artistiques et surtout architecturales ont
été indiquées par l'éminent archéologue qu'est M. Hakon Shetelig.
Malheureusement, pour étudier les influences linguistiques que les
Normands de Normandie et d'Angleterre ont pu exercer sur les Normands
de Scandinavie, nous sommes réduits à des sources absolument
insuffisantes. Les inscriptions en caractères runiques ne sont que de
courtes formules et les Sagas islandaises sont de date trop récente. Ce
n'est donc, que par des moyens indirects qu'on peut essayer d'arriver à
des résultats plus ou moins probables.
Or, il existe dans les plus anciens textes scandinaves (ceux du XIIIe
siècle) un certain nombre de mots qui doivent remonter à l'époque des
Vikings (Xe-XIIe siècles) et qui ne s'expliquent que par le français
et, souvent, exclusivement par l'ancienne forme du dialecte normand. Il
y en a qui ont vite disparu, - purs mots de mode ; il y en a qui sont
restés jusqu'à nos jours, fortement enracinés dans la langue nationale.
Parmi ces mots, beaucoup ont pénétré, non seulement dans toutes nos
langues du Nord (danois et suédois, norvégien et islandais), mais en
anglais, en flamand ou frison, même en irlandais, - et il faut avouer
franchement que, dans beaucoup de cas, nos emprunts aux Normands
peuvent être venus par l'intermédiaire de l'une ou de l'autre de ces
langues septentrionales, et, pour l'époque très ancienne surtout, par
le frison ou l'anglais. Dans quelques rares cas, l'emprunt est spécial
au nordique - témoignage précieux d'une action directe et exclusive de
la civilisation normande sur les Vikings.
Guerriers experts, les Vikings avaient naturellement leurs armes et
armures à noms indigènes. Vers la fin de leur âge, ils ne méprisaient
pas d'employer les boucliers occidentaux (on trouve
buklari en
norrois dès le IIIe siècle), ou une espèce d'épée-poignard qui avait
pris le nom de
bâtarde
(isl.
bastarôr).
Les skaldes parlent souvent de certaines lances sous le nom de peita,
c'est-à-dire de Poitou, puisque
Peitaborg,
c'est Poitiers. Et le mot
kesja,
« javelot de chasse », (resté en usage pendant plusieurs siècles), ne
semble explicable que par l'anglais
ketche (cf.
keitch, « tennis
»,
ketcher,
« raquette »), qui est à son tour le normand
cache et le fr.
chasse. Notre
Harnisk (isl.
harneskia), «
harnais », est évidemment
harnais
(cf.
harnacher),
et, quelle qu'en soit l'origine, c'est bien certainement de France
qu'il est venu au Nord, et non pas inversement, comme le supposait Le
Héricher.
Grands navigateurs, les Vikings ont possédé - cela va sans dire - toute
une ancienne terminologie navale, étudiée, d'ailleurs, de façon
magistrale par le regretté Hjalmar Falk. C’est justement dans ce
domaine qu'on trouve les traces les plus indubitables de leur influence
en Normandie ; M. de La Roncière, historien de la marine française, en
a parlé avec compétence. Il ne faut pourtant pas croire qu'une
influence inverse soit absolument exclue. Le mot
barki « barque »,
très connu chez nous, ne s'explique que par le normand. La désignation
butsecarlas,
appliquée dès avant la conquête d'Angleterre aux Vikings du Yorkshire,
est, de toute évidence, la combinaison d'un mot nordique (
carl : ang.
churl) avec un mot
normand :
buce,
« espèce de bateau », connu dès le XIe siècle en Normandie et sûrement
d'origine romane.
Grands navigateurs, les Vikings ne l'étaient pas seulement pour se
jeter dans des aventures guerrières. Le commerce paisible les tentait
aussi et, dans un tombeau de l'époque, aux Iles Orcades, on a trouvé,
avec l'épée du Viking défunt, sa balance romaine. Des appellations de
marchandises et de récipients commerciaux ont ainsi pu passer des ports
de France et surtout de Rouen, jusque dans nos pays. Parmi les mots gui
s'y réfèrent, je mentionnerai
klaret,
« vin épicé » (cf. angl.
claret)
et
piment
- mots essentiellement médiévaux - et parmi ceux qui restent,
flur, « fleur de
farine » (forme bien normande :
flur,
fleur) et
sirop.
Puisque nous touchons là à l'alimentation, n'oublions pas que
coppa « la soupe »
et vieux dan.
pastae
« paté », témoignent déjà de la supériorité de la cuisine française.
Les étoffes ont toujours beaucoup voyagé :
fluet, « velours
», et
skarlat,
« écarlate », ainsi que
kamelet
et
kanifas
sont des mots français, connus de nos marchands d'il y a sept ou huit
siècles. D'une importance encore plus grande sont, d'ailleurs, deux
mots qui signifient
sac
ou
poche
et dont la forme porte la trace d'une origine spécialement normande :
je veux dire
taska
(fr.
tâche)
et
poki
(fr.
poche).
Tandis que le premier de ces mots est toujours très employé (dan.
Taske, all.
Tasche), il est
assez curieux que le danois du XIIIe siècle ait remplacé l'autre par
posae - forme
qu'on a sans doute regardée comme plus correctement française.
A la cour des Ducs de Rouen et ailleurs, en Angleterre aussi bien qu'en
Normandie, les rudes Scandinaves ont fréquenté des Normands, et il
s'est déployé une camaraderie, une vie de société non sans charme ni
sans profit pour eux. Ils semblent avoir joué beaucoup aux échecs et
aux dès ; car ils ont appris des Normands la terminologie de ces jeux (
skak,
mat ;
terningr,
dubl ;
ass,
dauss). Ils ont
poli leurs moeurs ; car on trouve - dans certains cercles restreints -
des mots tels que
pardun
et
gramerz,
dan et
amia. Il est vrai
que ces derniers sont absolument éphémères, fruits d'un contact
passager et superficiel (pensez surtout à la cour de Norvège en 1200).
Mais, d'autres termes abstraits - des verbes et des adjectifs toujours
plus difficilement assimilables que des substantifs - nous montrent
clairement la très réelle intimité qui s'était développée alors entre
nos pères, apprentis en civilisation, et les Normands qui en étaient
déjà des maîtres. Des substantifs abstraits tels que
partr, « partie »,
et
pris -
bien connus dès le vieux norrois - et l'adjectif
kvittr, «
quitte » - nouvelle formation française de l'époque - sont
plutôt des termes commerciaux et juridiques ;
fors qu'emploient
souvent les anciens textes pour dire « violence », est déjà plus
significatif, (comp.
hat,
venu de France un peu plus tard). Des adjectifs comme
fol, « méchant,
fou » - venu probablement par l'Angleterre et par l'éloquence
ecclésiastique - et
ribbaldi,
« ribaud » - mot très répandu en Occident au moyen âge - nous montrent
les côtés sombres de la vie morale.
Kurteiss et
finir, d'autre
part, témoignent de la vie raffinée qui, déjà au XIIe siècle, ne
pouvait s'apprendre qu'en France. L'adjectif
pruôr, « preux »,
- passé en _Angleterre, comme l'a montré Fr. Kluge, dès avant la
conquête et resté là dans le sens de « fier » :
proud - cet
adjectif a fait chez nous une belle fortune :
Pryd veut dire
ornement,
pryde
orner. Le mot
compain,
« compagnon, copain », a pénétré profondément et de bonne heure dans
nos langues ; le dialecte jutlandais garde encore
Kompen, et
jusqu'en finnois on trouve
kumppani.
J'insisterai enfin sur un mot qui - plus qu'aucun autre - résume toute
cette influence intime, c'est l'adjectif kæer, « cher ». Remarquez
d'abord la forme qui est, sans aucun doute, normande (fr.
cher ; cf.
kien,
cat, « chien », «
chat ») ; ensuite le sens : kær est pour nous l'adjectif qui exprime
l'amour, la charité ; il n'indique pas, comme par exemple l'allemand
teuer, la cherté
de la vie. Nous en avons fait un mot intime. Et - ce qui est tout à
fait curieux - ce mot, dont nous avons formé
kærleik, « amour
», et qui s'emploie encore du Slesvig jusqu'au Cap Nord, ce mot n'a
passé ni en allemand, ni en anglais. Rien ne montre d'une façon plus
saisissante les liens non seulement de parenté, mais d'amitié, qui, à
travers la mer du Nord, liaient nos ancêtres.
Ces mots que je viens d'étudier bien brièvement, sont sans doute
d'importance très inégale. Il y en a qui n'appartiennent qu'à l'époque
des croisades et de la chevalerie naissante - mouvement qui nous est
arrivé surtout par les Flandres - ; il y en a qui - tout en étant
certainement d'origine française - circulaient déjà comme des termes
presque européens. Mais, il y en a qui témoignent d'une manière
précieuse de l'intimité toute particulière entre Normands de Normandie
et Normands de Scandinavie. Malgré ces différences de date et
d'importance, tous ces emprunts nous montrent que les Vikings, d'abord
pirates, puis conquérants et organisateurs, possédaient déjà - ou
surent acquérir - une culture assez avancée pour être capables de
comprendre, d'apprécier, d'assimiler ce qu'il y avait de supérieur et
en même temps de séduisant chez cette population neustrienne dont ils
furent les maîtres, tout en en subissant complètement l'influence
civilisatrice.
Viggo BRÖNDAL,
Professeur à l'Université de Copenhague.