ACTE V.
PROCULEE, LE CHŒUR.
Proculee.
O juste Ciel, si ce grief malefice
Ne t'accusoit justement d'injustice,
Par quel destin de tes Dieux conjuré,
Ou par quel cours des astres mesuré,
A le malheur pillé telle victoire,
Qu'en la voyant on ne la pourroit croire?
O vous les Dieux des bas enfers & sombres,
Qui retirez fatalement les ombres
Hors de nos corps, quelle palle Megere
Estoit commise en si rare misere?
O fiere Terre à toute heure souillee
Des corps des tiens, & en leur sang touillee,
As tu jamais soustenu sous les flancs
Quelque fureur de courages plus grands?
Non, quand tes fils Jupiter eschellerent,
Et contre luy serpentins se meslerent.
Car eux pour estre exemps du droit des cieux,
Voulurent mesme embuscher les grands Dieux,
Desquels en fin fierement assaillis,
Furent aux creus de leurs monts recueillis.
Mais ces trois ci, dont le caché courage
N'eust point esté mescreu de telle rage,
Qui n'estoient point geantes serpentines,
En redoublant leurs rages feminines,
Pour au vouloir de Cesar n'obeir,
Leur propre vie ont bien voulu trahir.
O Jupiter! ô Dieux! quelles rigueurs
Permets tu donc à ces superbes cœurs?
Quelles horreurs as tu fait ores naistre,
Qui des nepveux pourront aux bouches estre,
Tant que le tour de la machine tienne
Par contrepois balancé se maintienne?
Dictes moy donc vous brandons flamboyans,
Brandons du Ciel toutes choses voyans,
Avez-vous peu dans ce val tant instable
Découvrir rien de plus espouventable?
Accusez-vous maintenant, ô Destins,
Accusez-vous, ô flambeaux argentins:
Et toy, Egypte, à l'enui matinee,
Maudi cent fois l'injuste destinee:
Et toy Cesar, & vous autres Romains
Contristez vous, la Parque de vos mains
A Cleopatre à ceste heure arrachee,
Et maugré vous vostre attente empeschee.Le Chœur.
O dure, helas! & trop dure avanture,
Mille fois dure & mille fois trop dure.Proculee.
Ha je ne puis à ce crime penser,
Si je ne veux en pensant m'offenser:
Et si mon cœur à ce malheur ne pense,
En le fermant je luy fais plus d'offense.
Escoutez donc, Citoyens, escoutez,
Et m'escoutant vostre mal lamentez.
J'estois venu pour le mal supporter
De Cleopatre, & la reconforter,
Quand j'ay trouvé ces gardes qui frappoyent
Contre sa chambre, & sa porte rompoyent:
Et qu'en entrant en ceste chambre close,
J'ay veu (ô rare & miserable chose!)
Ma Cleopatre en son royal habit
Et sa couronne, au long d'un riche lict
Peint & doré, blesme & morte couchee,
Sans qu'elle fust d'aucun glaive touchee,
Avecq' Eras sa femme, à ses pieds morte,
Et Charmium vive, qu'en telle sorte
J'ay lors blasmee: A a Charmium, est-ce
Noblement faict? Ouy ouy c'est de noblesse
De tant de Rois Egyptiens venue
Un tesmoignage. Et lors peu soustenue
En chancelant, & s'accrochant en vain,
Tombe à l'envers, restant un tronc humain.
Voila des trois la fin espouventable,
Voila des trois le destin lamentable:
L'amour ne veut separer les deux corps,
Qu'il avoit joints par longs & longs accords:
Le Ciel ne veut permettre toute chose,
Que bien souvent le courageux propose.
Cesar verra pendant ce qu'il attent,
Que nul ne peut au monde estre contant:
L'Egypte aura renfort de sa destresse,
Perdant apres son bon heur, sa maistresse:
Mesmement moy qui suis son ennemi,
En y pensant, je me pasme à demi,
Ma voix s'infirme, & mon penser defaut:
O! qu'incertain est l'ordre de là haut!Le Chœur.
Peut on encores entendre
De toy, troupe, quelque voix?
Peux tu ceste seule fois
De ton dueil la plainte rendre,
Veu que helas! tant douloureuse,
De ton support le plus fort
Tu ne remets qu'en la mort,
Mort helas! à nous heureuse?
Mais prens prens donc ceste envie
Sur le plus blanc des oiseaux,
Qui sonne au bord de ses eaux
La retraite de sa vie.
Et en te débordant mesme,
Despite moy tous les cieux,
Despite moy tous leurs Dieux,
Autheurs de ton mal extreme.
Non non, ta douleur amere,
Quand j'y pense, on ne peut voir
Si grande, que quelque espoir
Ne te reste en ta misere.
Ta Cleopatre ainsi morte
Au monde ne perira:
Le temps la garantira,
Qui desja sa gloire porte,
Depuis la vermeille entree
Que fait ici le Soleil,
Jusqu'aux lieux de son sommeil
Opposez à ma contree,
Pour avoir plustost qu'en Romme
Se souffrir porter ainsi,
Aimé mieux s'occire ici,
Ayant un cœur plus que d'homme.Proculee.
Mais que diray-je à Cesar? ô l'horreur,
Qui sortira de l'estrange fureur!
Que dira-il de mourir sans blessure
En telle sorte? Est-ce point par morsure
De quelque Aspic? Auroit-ce point esté
Quelque venin secrettement porté?
Mais tant y a qu'il faut que l'esperance
Que nous avions, cede à ceste constance.Le Chœur.
Mais tant y a qu'il nous faudra renger
Dessous les loix d'un vainqueur estranger,
Et desormais en nostre ville apprendre
De n'oser plus contre Cesar méprendre.
Souvent nos maux font nos morts desirables,
Vous le voyez en ces trois miserables.
FIN DE LA TRAGÉDIE DE CLEOPATRE.
[Le texte se fonde sur l'édition de Charles Marty-Laveaux (Paris: Lemerre, 1868), t. I: 93-115, qui utilise les premières éditions imprimées, de 1574 et 1583, où la seconde corrige la première. Texte transcrit par G. Mallary Masters (UNC, Chapel Hill); corrections faites par G. Mallary Masters, Adam Gori, et Michel Porterat.].