JEAN-JACQUES ROUSSEAU
DISCOURS
QUI A REMPORTÉ LE PRIX
À L'ACADÉMIE DE DIJONEn l'année 1750
Sur cette Question proposée par la même Académie:
Si le rétablissement
des sciences et des arts
a contribué à épurer les moeurs.Barbarus hic ego sum quia non intelligor illis, Ovid.
Page de titre de la première édition
Bibliothèque Publique et Universitaire, Genève.AVERTISSEMENT
Qu'est-ce que la célébrité? Voici le malheureux ouvrage à qui je dois la mienne. Il est certain que cette pièce qui m'a valu un prix et qui m'a fait un nom est tout au plus médiocre et j'ose ajouter qu'elle est une des moindres de tout ce recueil. Quel gouffre de misères n'eût point évité l'auteur, si ce premier livre n'eût été reçu que comme il méritait de l'être? Mais il fallait qu'une faveur d'abord injuste m'attirât par degrés une rigueur qui l'est encore plus.
PRÉFACE
Voici une des grandes et belles questions qui aient jamais été agitées. Il ne s'agit point dans ce Discours de ces subtilités métaphysiques qui ont gagné toutes les parties de la littérature, et dont les programmes d'Académie ne sont pas toujours exempts; mais il s'agit d'une de ces vérités qui tiennent au bonheur du genre humain.
Je prévois qu'on me pardonnera difficilement le parti que j'ai osé prendre. Heurtant de front tout ce qui fait aujourd'hui l'admiration des hommes, je ne puis m'attendre qu'à un blâme universel; et ce n'est pas pour avoir été honoré de l'approbation de quelques sages que je dois compter sur celle du public: aussi mon parti est-il pris; je ne me soucie de plaire ni aux beaux esprits, ni aux gens à la mode. Il y aura dans tous les temps des hommes faits pour être subjugués par les opinions de leur siècle, de leur pays, de leur société: tel fait aujourd'hui l'esprit fort et le philosophe, qui par la même raison n'eût été qu'un fanatique du temps de la Ligue. Il ne faut point écrire pour de tels lecteurs, quand on veut vivre au-delà de son siècle.
Un mot encore, et je finis. Comptant peu sur l'honneur que j'ai reçu, j'avais, depuis l'envoi, refondu et augmenté ce Discours, au point d'en faire, en quelque manière, un autre ouvrage; aujourd'hui, je me suis cru obligé de le rétablir dans l'état où il a été couronné. J'y ai seulement jeté quelques notes et laissé deux additions faciles à reconnaître, et que l'Académie n'aurait peut-être pas approuvées. J'ai pensé que l'équité, le respect et la reconnaissance exigeaient de moi cet avertissement.DISCOURS
Decipimur specie recti.
Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer ou à corrompre les moeurs? Voilà ce qu'il s'agit d'examiner. Quel parti dois-je prendre dans cette question? Celui, messieurs, qui convient à un honnête homme qui ne sait rien, et qui ne s'en estime pas moins.
Il sera difficile, je le sens, d'approprier ce que j'ai à dire au tribunal où je comparais. Comment oser blâmer les sciences devant une des plus savantes compagnies de l'Europe, louer l'ignorance dans une célèbre Académie, et concilier le mépris pour l'étude avec le respect pour les vrais savants? J'ai vu ces contrariétés; et elles ne m'ont point rebuté. Ce n'est point la science que je maltraite, me suis-je dit; c'est la vertu que je défends devant des hommes vertueux. La probité est encore plus chère aux gens de bien que l'érudition aux doctes. Qu'ai-je donc à redouter? Les lumières de l'Assemblée qui m'écoute? Je l'avoue; mais c'est pour la constitution du discours, et non pour le sentiment de l'orateur. Les souverains équitables n'ont jamais balancé à se condamner eux-mêmes dans des discussions douteuses; et la position la plus avantageuse au bon droit est d'avoir à se défendre contre une partie intègre et éclairée, juge en sa propre cause.
A ce motif qui m'encourage, il s'en joint un autre qui me détermine: c'est qu'après avoir soutenu, selon ma lumière naturelle, le parti de la vérité, quel que soit mon succès, il est un prix qui ne peut me manquer: Je le trouverai dans le fond de mon coeur.PREMIÈRE PARTIE
C'est un grand et beau spectacle de voir l'homme sortir en quelque manière du néant par ses propres efforts; dissiper, par les lumières de sa raison les ténèbres dans lesquelles la nature l'avait enveloppé; s'élever au-dessus de lui-même; s'élancer par l'esprit jusque dans les régions célestes; parcourir à pas de géant, ainsi que le soleil, la vaste étendue de l'univers; et, ce qui est encore plus grand et plus difficile, rentrer en soi pour y étudier l'homme et connaître sa nature, ses devoirs et sa fin. Toutes ces merveilles se sont renouvelées depuis peu de générations.
L'Europe était retombée dans la barbarie des premiers âges. Les peuples de cette partie du monde aujourd'hui si éclairée vivaient, il y a quelques siècles, dans un état pire que l'ignorance. Je ne sais quel jargon scientifique, encore plus méprisable que l'ignorance, avait usurpé le nom du savoir, et opposait à son retour un obstacle presque invincible. Il fallait une révolution pour ramener les hommes au sens commun; elle vint enfin du côté d'où on l'aurait le moins attendue. Ce fut le stupide Musulman, ce fut l'éternel fléau des lettres qui les fit renaître parmi nous. La chute du trône de Constantin porta dans l'Italie les débris de l'ancienne Grèce. La France s'enrichit à son tour de ces précieuses dépouilles. Bientôt les sciences suivirent les lettres; à l'art d'écrire se joignit l'art de penser; gradation qui paraît étrange et qui n'est peut-être que trop naturelle; et l'on commença à sentir le principal avantage du commerce des Muses, celui de rendre les hommes plus sociables en leur inspirant le désir de se plaire les uns aux autres par des ouvrages dignes de leur approbation mutuelle.
L'esprit a ses besoins, ainsi que le corps. Ceux-ci sont les fondements de la société, les autres en sont l'agrément. Tandis que le gouvernement et les lois pourvoient à la sûreté et au bien-être des hommes assemblés, les sciences, les lettres et les arts, moins despotiques et plus puissants peut-être, étendent des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer dont ils sont chargés, étouffent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils semblaient être nés, leur font aimer leur esclavage et en forment ce qu'on appelle des peuples policés. Le besoin éleva les trônes; les sciences et les arts les ont affermis. Puissances de la terre, aimez les talents, et protégez ceux qui les cultivent (Note 1). Peuples policés, cultivez-les: heureux esclaves, vous leur devez ce goût délicat et fin dont vous vous piquez; cette douceur de caractère et cette urbanité de moeurs qui rendent parmi vous le commerce si liant et si facile; en un mot, les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune.
C'est par cette sorte de politesse, d'autant plus aimable qu'elle affecte moins de se montrer, que se distinguèrent autrefois Athènes et Rome dans les jours si vantés de leur magnificence et de leur éclat: c'est par elle, sans doute, que notre siècle et notre nation l'emporteront sur tous les temps et sur tous les peuples. Un ton philosophe sans pédanterie, des manières naturelles et pourtant prévenantes, également éloignées de la rusticité tudesque et de la pantomime ultramontaine: voilà les fruits du goût acquis par de bonnes études et perfectionné dans le commerce du monde.
Qu'il serait doux de vivre parmi nous, si la contenance extérieure était toujours l'image des dispositions du coeur; si la décence était la vertu; si nos maximes nous servaient de règles; si la véritable philosophie était inséparable du titre de philosophe! Mais tant de qualités vont trop rarement ensemble, et la vertu ne marche guère en si grande pompe. La richesse de la parure peut annoncer un homme opulent et son élégance un homme de goût; l'homme sain et robuste se reconnaît à d'autres marques: c'est sous l'habit rustique d'un laboureur, et non sous la dorure d'un courtisan, qu'on trouvera la force et la vigueur du corps. La parure n'est pas moins étrangère à la vertu qui est la force et la vigueur de l'âme. L'homme de bien est un athlète qui se plaît à combattre nu: il méprise tous ces vils ornements qui gêneraient l'usage de ses forces, et dont la plupart n'ont été inventés que pour cacher quelque difformité.
Avant que l'art eût façonné nos manières et appris à nos passions à parler un langage apprêté, nos moeurs étaient rustiques, mais naturelles; et la différence des procédés annonçait au premier coup d'oeil celle des caractères. La nature humaine, au fond, n'était pas meilleure; mais les hommes trouvaient leur sécurité dans la facilité de se pénétrer réciproquement, et cet avantage, dont nous ne sentons plus le prix, leur épargnait bien des vices.
Aujourd'hui que des recherches plus subtiles et un goût plus fin ont réduit l'art de plaire en principes, il règne dans nos moeurs une vile et trompeuse uniformité, et tous les esprits semblent avoir été jetés dans un même moule: sans cesse la politesse exige, la bienséance ordonne: sans cesse on suit des usages, jamais son propre génie. On n'ose plus paraître ce qu'on est; et dans cette contrainte perpétuelle, les hommes qui forment ce troupeau qu'on appelle société, placés dans les mêmes circonstances, feront tous les mêmes choses si des motifs plus puissants ne les en détournent. On ne saura donc jamais bien à qui l'on a affaire: il faudra donc, pour connaître son ami, attendre les grandes occasions, c'est-à-dire attendre qu'il n'en soit plus temps, puisque c'est pour ces occasions mêmes qu'il eût été essentiel de le connaître.
Quel cortège de vices n'accompagnera point cette incertitude? Plus d'amitiés sincères; plus d'estime réelle; plus de confiance fondée. Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme et perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières de notre siècle. On ne profanera plus par des jurements le nom du maître de l'univers, mais on l'insultera par des blasphèmes, sans que nos oreilles scrupuleuses en soient offensées. On ne vantera pas son propre mérite, mais on rabaissera celui d'autrui. On n'outragera point grossièrement son ennemi, mais on le calomniera avec adresse. Les haines nationales s'éteindront, mais ce sera avec l'amour de la patrie. A l'ignorance méprisée, on substituera un dangereux pyrrhonisme. Il y aura des excès proscrits, des vices déshonorés, mais d'autres seront décorés du nom de vertus; il faudra ou les avoir ou les affecter. Vantera qui voudra la sobriété des sages du temps, je n'y vois, pour moi, qu'un raffinement d'intempérance autant indigne de mon éloge que leur artificieuse simplicité (Note 2).
Telle est la pureté que nos moeurs ont acquise. C'est ainsi que nous sommes devenus gens de bien. C'est aux lettres, aux sciences et aux arts à revendiquer ce qui leur appartient dans un si salutaire ouvrage. J'ajouterai seulement une réflexion; c'est qu'un habitant de quelque contrée éloignée qui chercherait à se former une idée des moeurs européennes sur l'état des sciences parmi nous, sur la perfection de nos arts, sur la bienséance de nos spectacles, sur la politesse de nos manières, sur l'affabilité de nos discours, sur nos démonstrations perpétuelles de bienveillance, et sur ce concours tumultueux d'hommes de tout âge et de tout état qui semblent empressés depuis le lever de l'aurore jusqu'au coucher du soleil à s'obliger réciproquement; c'est que cet étranger, dis-je, devinerait exactement de nos moeurs le contraire de ce qu'elles sont.
Où il n'y a nul effet, il n'y a point de cause à chercher: mais ici l'effet est certain, la dépravation réelle, et nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. Dira-t-on que c'est un malheur particulier à notre âge? Non, messieurs; les maux causés par notre vaine curiosité sont aussi vieux que le monde. L'élévation et l'abaissement journalier des eaux de l'océan n'ont été plus régulièrement assujettis au cours de l'astre qui nous éclaire durant la nuit que le sort des moeurs et de la probité au progrès des sciences et des arts. On a vu la vertu s'enfuir à mesure que leur lumière s'élevait sur notre horizon, et le même phénomène s'est observé dans tous les temps et dans tous les lieux.
Voyez l'Egypte, cette première école de l'univers, ce climat si fertile sous un ciel d'airain, cette contrée célèbre, d'où Sésostris partit autrefois pour conquérir le monde. Elle devient la mère de la philosophie et des beaux-arts, et bientôt après, la conquête de Cambise, puis celle des Grecs, des Romains, des Arabes, et enfin des Turcs.
Voyez la Grèce, jadis peuplée de héros qui vainquirent deux fois l'Asie, l'une devant Troie et l'autre dans leurs propres foyers. Les lettres naissantes n'avaient point porté encore la corruption dans les coeurs de ses habitants; mais le progrès des arts, la dissolution des moeurs et le joug du Macédonien se suivirent de près; et la Grèce, toujours savante, toujours voluptueuse, et toujours esclave, n'éprouva plus dans ses révolutions que des changements de maîtres. Toute l'éloquence de Démosthène ne put jamais ranimer un corps que le luxe et les arts avaient énervé.
C'est au temps des Ennius et de Térence que Rome, fondée par un pâtre, et illustrée par des laboureurs, commence à dégénérer. Mais après les Ovide, les Catulle, les Martial, et cette foule d'auteurs obscènes, dont les noms seuls alarment la pudeur, Rome, jadis le temple de la vertu, devient le théâtre du crime, l'opprobre des nations et le jouet des barbares. Cette capitale du monde tombe enfin sous le joug qu'elle avait imposé à tant de peuples, et le jour de sa chute fut la veille de celui où l'on donna à l'un de ses citoyens le titre d'arbitre du bon goût.
Que dirai-je de cette métropole de l'empire d'Orient, qui par sa position semblait devoir l'être du monde entier, de cet asile des sciences et des arts proscrits du reste de l'Europe, plus peut-être par sagesse que par barbarie. Tout ce que la débauche et la corruption ont de plus honteux; les trahisons, les assassinats et les poisons de plus noir; le concours de tous les crimes de plus atroce; voilà ce qui forme le tissu de l'histoire de Constantinople; voilà la source pure d'où nous sont émanées les lumières dont notre siècle se glorifie.
Mais pourquoi chercher dans des temps reculés des preuves d'une vérité dont nous avons sous nos yeux des témoignages subsistants. Il est en Asie une contrée immense où les lettres honorées conduisent aux premières dignités de l'Etat. Si les sciences épuraient les moeurs, si elles apprenaient aux hommes à verser leur sang pour la patrie, si elles animaient le courage, les peuples de la Chine devraient être sages, libres et invincibles. Mais s'il n'y a point de vice qui ne les domine, point de crime qui ne leur soit familier; si les lumières des ministres, ni la prétendue sagesse des lois, ni la multitude des habitants de ce vaste empire n'ont pu le garantir du joug du Tartare ignorant et grossier, de quoi lui ont servi tous ses savants? Quel fruit a-t-il retiré des honneurs dont ils sont comblés? Serait-ce d'être peuplé d'esclaves et de méchants?
Opposons à ces tableaux celui des moeurs du petit nombre des peuples qui, préservés de cette contagion des vaines connaissances ont par leurs vertus fait leur propre bonheur et l'exemple des autres nations. Tels furent les premiers Perses, nation singulière chez laquelle on apprenait la vertu comme chez nous on apprend la science; qui subjugua l'Asie avec tant de facilité, et qui seule a eu cette gloire que l'histoire de ses institutions ait passé pour un roman de philosophie. Tels furent les Scythes, dont on nous a laissé de si magnifiques éloges. Tels les Germains, dont une plume, lasse de tracer les crimes et les noirceurs d'un peuple instruit, opulent et voluptueux, se soulageait à peindre la simplicité, l'innocence et les vertus. Telle avait été Rome même dans les temps de sa pauvreté et de son ignorance. Telle enfin s'est montrée jusqu'à nos jours cette nation rustique si vantée pour son courage que l'adversité n'a pu abattre, et pour sa fidélité que l'exemple n'a pu corrompre (Note 3).
Ce n'est point par stupidité que ceux-ci ont préféré d'autres exercices à ceux de l'esprit. Ils n'ignoraient pas que dans d'autres contrées des hommes oisifs passaient leur vie à disputer sur le souverain bien, sur le vice et sur la vertu, et que d'orgueilleux raisonneurs, se donnant à eux-mêmes les plus grands éloges, confondaient les autres peuples sous le nom méprisant de barbares ; mais ils ont considéré leurs moeurs et appris à dédaigner leur doctrine (Note 4).
Oublierais-je que ce fut dans le sein même de la Grèce qu'on vit s'élever cette cité aussi célèbre par son heureuse ignorance que par la sagesse de ses lois, cette République de demi-dieux plutôt que d'hommes? tant leurs vertus semblaient supérieures à l'humanité. O Sparte! opprobre éternel d'une vaine doctrine! Tandis que les vices conduits par les beaux-arts s'introduisaient ensemble dans Athènes, tandis qu'un tyran y rassemblait avec tant de soin les ouvrages du prince des poètes, tu chassais de tes murs les arts et les artistes, les sciences et les savants.
L'événement marqua cette différence. Athènes devint le séjour de la politesse et du bon goût, le pays des orateurs et des philosophes. L'élégance des bâtiments y répondait à celle du langage. On y voyait de toutes parts le marbre et la toile animés par les mains des maîtres les plus habiles. C'est d'Athènes que sont sortis ces ouvrages surprenants qui serviront de modèles dans tous les âges corrompus. Le tableau de Lacédémone est moins brillant. Là, disaient les autres peuples, les hommes naissent vertueux, et l'air même du pays semble inspirer la vertu. Il ne nous reste de ses habitants que la mémoire de leurs actions héroïques. De tels monuments vaudraient-ils moins pour nous que les marbres curieux qu'Athènes nous a laissés?
Quelques sages, il est vrai, ont résisté au torrent général et se sont garantis du vice dans le séjour des Muses. Mais qu'on écoute le jugement que le premier et le plus malheureux d'entre eux portait des savants et des artistes de son temps.
"J'ai examiné, dit-il, les poètes, et je les regarde comme des gens dont le talent en impose à eux-mêmes et aux autres, qui se donnent pour sages, qu'on prend pour tels et qui ne sont rien moins.
Des poètes, continue Socrate, j'ai passé aux artistes. Personne n'ignorait plus les arts que moi; personne n'était plus convaincu que les artistes possédaient de fort beaux secrets. Cependant, je me suis aperçu que leur condition n'est pas meilleure que celle des poètes et qu'ils sont, les uns et les autres, dans le même préjugé. Parce que les plus habiles d'entre eux excellent dans leur partie, ils se regardent comme les plus sages des hommes. Cette présomption a terni tout à fait leur savoir à mes yeux. De sorte que me mettant à la place de l'oracle et me demandant ce que j'aimerais le mieux être, ce que je suis ou ce qu'ils sont, savoir ce qu'ils ont appris ou savoir que je ne sais rien; j'ai répondu à moi-même et au dieu: Je veux rester ce que je suis.
Nous ne savons, ni les sophistes, ni les poètes, ni les orateurs, ni les artistes, ni moi, ce que c'est que le vrai, le bon et le beau. Mais il y a entre nous cette différence, que, quoique ces gens ne sachent rien, tous croient savoir quelque chose. Au lieu que moi, si je ne sais rien, au moins je ne suis pas en doute. De sorte que toute cette supériorité de sagesse qui m'est accordée par l'oracle, se réduit seulement à être bien convaincu que j'ignore ce que je ne sais pas."
Voilà donc le plus sage des hommes au jugement des dieux, et le plus savant des Athéniens au sentiment de la Grèce entière, Socrate, faisant l'éloge de l’ignorance! Croit-on que s'il ressuscitait parmi nous, nos savants et nos artistes lui feraient changer d'avis? Non, messieurs, cet homme juste continuerait de mépriser nos vaines sciences; il n'aiderait point à grossir cette foule de livres dont on nous inonde de toutes parts, et ne laisserait, comme il a fait, pour tout précepte à ses disciples et à nos neveux, que l'exemple et la mémoire de sa vertu. C'est ainsi qu'il est beau d'instruire les hommes!
Socrate avait commencé dans Athènes; le vieux Caton continua dans Rome de se déchaîner contre ces Grecs artificieux et subtils qui séduisaient la vertu et amollissaient le courage de ses concitoyens. Mais les sciences, les arts et la dialectique prévalurent encore: Rome se remplit de philosophes et d’orateurs; on négligea la discipline militaire, on méprisa l’agriculture, on embrassa des sectes et l’on oublia la patrie. Aux noms sacrés de liberté, de désintéressement, d’obéissance aux lois, succédèrent les noms d'Epicure, de Zénon, d’Arcésilas. Depuis que les savants ont commencé à paraître parmi nous, disaient leurs propres philosophes, les gens de bien se sont éclipsés. Jusqu'alors les Romains s’étaient contentés de pratiquer la vertu; tout fut perdu quand ils commencèrent à l’étudier.
O Fabricius! qu’eût pensé votre grande âme, si pour votre malheur rappelé à la vie, vous eussiez vu la face pompeuse de cette Rome sauvée par votre bras et que votre nom respectable avait plus illustrée que toutes ses conquêtes? "Dieux! eussiez-vous dit, que sont devenus ces toits de chaume et ces foyers rustiques qu’habitaient jadis la modération et la vertu? Quelle splendeur funeste a succédé à la simplicité romaine? Quel est ce langage étranger? Quelles sont ces moeurs efféminées? Que signifient ces statues, ces tableaux, ces édifices? Insensés, qu’avez-vous fait? Vous les maîtres des nations, vous vous êtes rendus les esclaves des hommes frivoles que vous avez vaincus? Ce sont des rhéteurs qui vous gouvernent? C’est pour enrichir des architectes, des peintres, des statuaires, et des histrions, que vous avez arrosé de votre sang la Grèce et l’Asie? Les dépouilles de Carthage sont la proie d’un joueur de flûte? Romains, hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres; brisez ces marbres; brûlez ces tableaux; chassez ces esclaves qui vous subjuguent, et dont les funestes arts vous corrompent. Que d’autres mains s’illustrent par de vains talents; le seul talent digne de Rome est celui de conquérir le monde et d’y faire régner la vertu. Quand Cynéas prit notre Sénat pour une assemblée de rois, il ne fut ébloui ni par une pompe vaine, ni par une élégance recherchée. Il n’y entendit point cette éloquence frivole, l’étude et le charme des hommes futiles. Que vit donc Cynéas de si majestueux? O citoyens! Il vit un spectacle que ne donneront jamais vos richesses ni tous vos arts; le plus beau spectacle qui ait jamais paru sous le ciel, l’assemblée de deux cents hommes vertueux, dignes de commander à Rome et de gouverner la terre."
Mais franchissons la distance des lieux et des temps, et voyons ce qui s’est passé dans nos contrées et sous nos yeux; ou plutôt, écartons des peintures odieuses qui blesseraient notre délicatesse, et épargnons-nous la peine de répéter les mêmes choses sous d’autres noms. Ce n’est point en vain que j’évoquais les mânes de Fabricius; et qu’ai-je fait dire à ce grand homme, que je n’eusse pu mettre dans la bouche de Louis XII ou de Henri IV? Parmi nous, il est vrai, Socrate n’eût point bu la ciguë; mais il eût bu, dans une coupe encore plus amère, la raillerie insultante, et le mépris pire cent fois que la mort.
Voilà comment le luxe, la dissolution et l’esclavage ont été de tout temps le châtiment des efforts orgueilleux que nous avons faits pour sortir de l’heureuse ignorance où la sagesse éternelle nous avait placés. Le voile épais dont elle a couvert toutes ses opérations semblait nous avertir assez qu’elle ne nous a point destinés à de vaines recherches. Mais est-il quelqu’une de ses leçons dont nous ayons su profiter, ou que nous ayons négligée impunément? Peuples, sachez donc une fois que la nature a voulu vous préserver de la science, comme une mère arrache une arme dangereuse des mains de son enfant; que tous les secrets qu’elle vous cache sont autant de maux dont elle vous garantit, et que la peine que vous trouvez à vous instruire n’est pas le moindre de ses bienfaits. Les hommes sont pervers; ils seraient pires encore, s'ils avaient eu le malheur de naître savants.
Que ces réflexions sont humiliantes pour l’humanité! que notre orgueil en doit être mortifié! Quoi! la probité serait fille de l'ignorance? La science et la vertu seraient incompatibles? Quelles conséquences ne tirerait-on point de ces préjugés? Mais pour concilier ces contrariétés apparentes, il ne faut qu’examiner de près la vanité et le néant de ces titres orgueilleux qui nous éblouissent, et que nous donnons si gratuitement aux connaissances humaines. Considérons donc les sciences et les arts en eux-mêmes. Voyons ce qui doit résulter de leur progrès; et ne balançons plus à convenir de tous les points où nos raisonnements se trouveront d’accord avec les inductions historiques.SECONDE PARTIE
C’était une ancienne tradition passée de l'Egypte en Grèce, qu’un dieu ennemi du repos des hommes était l’inventeur des sciences (Note 5). Quelle opinion fallait-il donc qu’eussent d’elles les Egyptiens mêmes, chez qui elles étaient nées? C’est qu’ils voyaient de près les sources qui les avaient produites. En effet, soit qu’on feuillette les annales du monde, soit qu’on supplée à des chroniques incertaines par des recherches philosophiques, on ne trouvera pas aux connaissances humaines une origine qui réponde à l’idée qu’on aime à s'en former. L'astronomie est née de la superstition; l’éloquence, de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge; la géométrie, de l’avarice; la physique, d’une vaine curiosité; toutes, et la morale même, de l’orgueil humain. Les sciences et les arts doivent donc leur naissance à nos vices: nous serions moins en doute sur leurs avantages, s'ils la devaient à nos vertus.
Le défaut de leur origine ne nous est que trop retracé dans leurs objets. Que ferions-nous des arts, sans le luxe qui les nourrit? Sans les injustices des hommes, à quoi servirait la jurisprudence? Que deviendrait l’histoire, s’il n’y avait ni tyrans, ni guerres, ni conspirateurs? Qui voudrait en un mot passer sa vie à de stériles contemplations, si chacun ne consultant que les devoirs de l’homme et les besoins de la nature, n’avait de temps que pour la patrie, pour les malheureux et pour ses amis? Sommes-nous donc faits pour mourir attachés sur les bords du puits où la vérité s’est retirée? Cette seule réflexion devrait rebuter dès les premiers pas tout homme qui chercherait sérieusement à s’instruire par l’étude de la philosophie.
Que de dangers! que de fausses routes dans l’investigation des sciences! Par combien d’erreurs, mille fois plus dangereuses que la vérité n’est utile, ne faut-il point passer pour arriver à elle? Le désavantage est visible; car le faux est susceptible d’une infinité de combinaisons; mais la vérité n’a qu’une manière d’être. Qui est-ce d’ailleurs, qui la cherche bien sincèrement? même avec la meilleure volonté, à quelles marques est-on sûr de la reconnaître? Dans cette foule de sentiments différents, quel sera notre criterium pour en bien juger (Note 6)? Et ce qui est le plus difficile, si par bonheur nous la trouvons à la fin, qui de nous en saura faire un bon usage?
Si nos sciences sont vaines dans l’objet qu’elles se proposent, elles sont encore plus dangereuses par les effets qu’elles produisent. Nées dans l’oisiveté, elles la nourrissent à leur tour; et la perte irréparable du temps est le premier préjudice qu’elles causent nécessairement à la société. En politique, comme en morale, c’est un grand mal que de ne point faire de bien; et tout citoyen inutile peut être regardé comme un homme pernicieux. Répondez-moi donc, philosophes illustres; vous par qui nous savons en quelles raisons les corps s’attirent dans le vide; quels sont, dans les révolutions des planètes, les rapports des aires parcourues en temps égaux; quelles courbes ont des points conjugués, des points d’inflexion et de rebroussement; comment l’homme voit tout en Dieu; comment l’âme et le corps se correspondent sans communication, ainsi que feraient deux horloges; quels astres peuvent être habités; quels insectes se reproduisent d’une manière extraordinaire? Répondez-moi, dis-je, vous de qui nous avons reçu tant de sublimes connaissances; quand vous ne nous auriez jamais rien appris de ces choses, en serions-nous moins nombreux, moins bien gouvernés, moins redoutables, moins florissants ou plus pervers? Revenez donc sur l’importance de vos productions; et si les travaux des plus éclairés de nos savants et de nos meilleurs citoyens nous procurent si peu d’utilité, dites-nous ce que nous devons penser de cette foule d’écrivains obscurs et de lettrés oisifs, qui dévorent en pure perte la substance de l’Etat.
Que dis-je, oisifs? et plût à Dieu qu’ils le fussent en effet! Les moeurs en seraient plus saines et la société plus paisible. Mais ces vains et futiles déclamateurs vont de tous côtés, armés de leurs funestes paradoxes; sapant les fondements de la foi, et anéantissant la vertu. Ils sourient dédaigneusement à ces vieux mots de patrie et de religion, et consacrent leurs talents et leur philosophie à détruire et avilir tout ce qu’il y a de sacré parmi les hommes. Non qu’au fond ils haïssent ni la vertu ni nos dogmes; c’est de l’opinion publique qu’ils sont ennemis; et pour les ramener aux pieds des autels, il suffirait de les reléguer parmi les athées. O fureur de se distinguer, que ne pouvez-vous point?
C’est un grand mal que l’abus du temps. D’autre maux pires encore suivent les lettres et les arts. Tel est le luxe, né comme eux de l’oisiveté et de la vanité des hommes. Le luxe va rarement sans les sciences et les arts, et jamais ils ne vont sans lui. Je sais que notre philosophie, toujours féconde en maximes singulières, prétend, contre l’expérience de tous les siècles, que le luxe fait la splendeur des Etats; mais après avoir oublié la nécessité des lois somptuaires, osera-t-elle nier encore que les bonnes moeurs ne soit essentielles à la durée des empires, et que le luxe ne soit diamétralement opposé aux bonnes moeurs? Que le luxe soit un signe certain des richesses; qu’il serve même si l’on veut à les multiplier: Que faudra-t-il conclure de ce paradoxe si digne d’être né de nos jours; et que deviendra la vertu, quand il faudra s’enrichir à quelque prix que ce soit? Les anciens politiques parlaient sans cesse de moeurs et de vertu; les nôtres ne parlent que de commerce et d’argent. L’un vous dira qu’un homme vaut en telle contrée la somme qu’on le vendrait à Alger; un autre en suivant ce calcul trouvera des pays où un homme ne vaut rien, et d'autres où il vaut moins que rien. Ils évaluent les hommes comme des troupeaux de bétail. Selon eux, un homme ne vaut à l’Etat que la consommation qu’il y fait. Ainsi un Sybarite aurait bien valu trente Lacédémoniens. Qu’on devine donc laquelle de ces deux Républiques, de Sparte ou de Sybaris, fut subjuguée par une poignée de paysans, et laquelle fit trembler l’Asie.
La monarchie de Cyrus a été conquise avec trente mille hommes par un prince plus pauvre que le moindre des satrapes de Perse; et les Scythes, le plus misérable de tous les peuples, a résisté aux plus puissants monarques de l'univers. Deux fameuses républiques se disputèrent l'empire du monde; l'une était très riche, l'autre n'avait rien, et ce fut celle-ci qui détruisit l'autre. L'empire romain à son tour, après avoir englouti toutes les richesses de l'univers, fut la proie de gens qui ne savaient pas même ce que c'était que richesse. Les Francs conquirent les Gaules, les Saxons l'Angleterre sans autres trésors que leur bravoure et leur pauvreté. Une troupe de pauvres montagnards dont toute l'avidité se bornait à quelques peaux de moutons, après avoir dompté la fierté autrichienne, écrasa cette opulente et redoutable Maison de Bourgogne qui faisait trembler les potentats de l'Europe. Enfin toute la puissance et toute la sagesse de l'héritier de Charles Quint, soutenues de tous les trésors des Indes, vinrent se briser contre une poignée de pêcheurs de hareng. Que nos politiques daignent suspendre leurs calculs pour réfléchir à ces exemples, et qu'ils apprennent une fois qu'on a de tout avec de l'argent, hormis des moeurs et des citoyens.
De quoi s'agit-il donc précisément dans cette question du luxe? De savoir lequel importe le plus aux empires d'être brillants et momentanés, ou vertueux et durables. Je dis brillant, mais de quel éclat? Le goût du faste ne s’associe guère dans les mêmes âmes avec celui de l’honnête. Non, il n’est pas possible que des esprits dégradés par une multitude de soins futiles s’élèvent jamais à rien de grand; et quand ils en auraient la force, le courage leur manquerait.
Tout artiste veut être applaudi. Les éloges de ses contemporains sont la partie la plus précieuse de sa récompense. Que fera-t-il donc pour les obtenir, s’il a le malheur d’être né chez un peuple et dans des temps où les savants devenus à la mode ont mis une jeunesse frivole en état de donner le ton; où les hommes ont sacrifié leur goût aux tyrans de leur liberté (Note 7); où l’un des sexes n’osant approuver que ce qui est proportionné à la pusillanimité de l’autre, on laisse tomber des chefs-d’oeuvre de poésie dramatique, et des prodiges d’harmonie sont rebutés? Ce qu’il fera, messieurs? Il rabaissera son génie au niveau de son siècle, et aimera mieux composer des ouvrages communs qu’on admire pendant sa vie que des merveilles qu’on n’admirerait que longtemps après sa mort. Dites-nous, célèbre Arouet, combien vous avez sacrifié de beautés mâles et fortes à notre fausse délicatesse, et combien l’esprit de la galanterie si fertile en petites choses vous en a coûté de grandes.
C’est ainsi que la dissolution des moeurs, suite nécessaire du luxe, entraîne à son tour la corruption du goût. Que si par hasard entre les hommes extraordinaires par leurs talents, il s'en trouve quelqu'un qui ait de la fermeté dans l'âme et qui refuse de se prêter au génie de son siècle et de s'avilir par des productions puériles, malheur à lui! Il mourra dans l'indigence et dans l'oubli. Que n'est-ce ici un pronostic que je fais et non une expérience que je rapporte! Carle, Pierre, le moment est venu où ce pinceau destiné à augmenter la majesté de nos temples par des images sublimes et saintes, tombera de vos mains, ou sera prostitué à orner de peintures lascives les panneaux d'un vis-à-vis. Et toi, rival des Praxitèle et des Phidias; toi dont les anciens auraient employé le ciseau à leur faire des dieux capables d'excuser à nos yeux leur idolâtrie; inimitable Pigalle, ta main se résoudra à ravaler le ventre d'un magot, ou il faudra qu'elle demeure oisive.
On ne peut réfléchir sur les moeurs, qu'on ne se plaise à se rappeler l'image de la simplicité des premiers temps. C'est un beau rivage, paré des seules mains de la nature, vers lequel on tourne incessamment les yeux, et dont on se sent éloigner à regret. Quand les hommes innocents et vertueux aimaient à avoir les dieux pour témoins de leurs actions, ils habitaient ensemble sous les mêmes cabanes; mais bientôt devenus méchants, ils se lassèrent de ces incommodes spectateurs et les reléguèrent dans des temples magnifiques. Ils les en chassèrent enfin pour s'y établir eux-mêmes, ou du moins les temples des dieux ne se distinguèrent plus des maisons des citoyens. Ce fut alors le comble de la dépravation; et les vices ne furent jamais poussés plus loin que quand on les vit, pour ainsi dire, soutenus à l'entrée des palais des Grands sur des colonnes de marbre, et gravés sur des chapiteaux corinthiens.
Tandis que les commodités de la vie se multiplient, que les arts se perfectionnent et que le luxe s'étend; le vrai courage s'énerve, les vertus militaires s'évanouissent, et c'est encore l'ouvrage des sciences et de tous ces arts qui s'exercent dans l'ombre du cabinet. Quand les Goths ravagèrent la Grèce, toutes les bibliothèques ne furent sauvées du feu que par cette opinion semée par l'un d'entre eux, qu'il fallait laisser aux ennemis des meubles si propres à les détourner de l'exercice militaire et à les amuser à des occupations oisives et sédentaires. Charles VIII se vit maître de la Toscane et du royaume de Naples sans avoir presque tiré l'épée; et toute sa cour attribua cette facilité inespérée à ce que les princes et la noblesse d'Italie s'amusaient plus à se rendre ingénieux et savants qu'ils ne s'exerçaient à devenir vigoureux et guerriers. En effet, dit l'homme de sens qui rapporte ces deux traits, tous les exemples nous apprennent qu'en cette martiale police et en toutes celles qui lui sont semblables, l'étude des sciences est bien plus propre à amollir et efféminer les courages qu'à les affermir et les animer.
Les Romains ont avoué que la vertu militaire s'était éteinte parmi eux à mesure qu'ils avaient commencé à se connaître en tableaux, en gravures, en vases d'orfèvrerie, et à cultiver les beaux-arts; et comme si cette contrée fameuse était destinée à servir sans cesse d'exemple aux autres peuples, l'élévation des Médicis et le rétablissement des lettres ont fait tomber derechef et peut-être pour toujours cette réputation guerrière que l'Italie semblait voir recouvrée il y a quelques siècles.
Les anciennes républiques de la Grèce avec cette sagesse qui brillait dans la plupart de leurs institutions avaient interdit à leurs citoyens tous ces métiers tranquilles et sédentaires qui, en affaissant et corrompant le corps, énervent sitôt la vigueur de l'âme. De quel oeil, en effet, pense-t-on que puissent envisager la faim, la soif, les fatigues, les dangers et la mort, des hommes que le moindre besoin accable et que la moindre peine rebute? Avec quel courage les soldats supporteront-ils des travaux excessifs dont ils n'ont aucune habitude? Avec quelle ardeur feront-ils des marches forcées sous des officiers qui n'ont même pas la force de voyager à cheval? Qu'on ne m'objecte point la valeur renommée de tous ces modernes guerriers si savamment disciplinés. On me vante bien leur bravoure en un jour de bataille, mais on ne me dit point comment ils supportent l'excès de travail, comment ils résistent à la rigueur des saisons et aux intempéries de l'air. Il ne faut qu'un peu de soleil ou de neige, il ne faut que la privation de quelques superfluités pour fondre et détruire en peu de jours la meilleure de nos armées. Guerriers intrépides, souffrez une fois la vérité qu'il vous est si rare d'entendre; vous êtes braves, je le sais; vous eussiez triomphé avec Annibal à Cannes et à Trasimène; César avec vous eût passé le Rubicon et asservi son pays; mais ce n'est point avec vous que le premier eût traversé les Alpes, et que l'autre eût vaincu vos aïeux.
Les combats ne font pas toujours le succès de la guerre, et il est pour les généraux un art supérieur à celui de gagner des batailles. Tel court au feu avec intrépidité, qui ne laisse pas d'être un très mauvais officier: dans le soldat même, un peu plus de force et de vigueur serait peut-être plus nécessaire que tant de bravoure qui ne le garantit pas de la mort; et qu'importe à l'Etat que ses troupes périssent par la fièvre et le froid, ou par le fer de l'ennemi?
Si la culture des sciences est nuisible aux qualités guerrières, elle l'est encore plus aux qualités morales. C'est dès nos premières années qu'une éducation insensée orne notre esprit et corrompt notre jugement. Je vois de toutes parts des établissements immenses, où l'on élève à grands frais la jeunesse pour lui apprendre toutes choses, excepté ses devoirs. Vos enfants ignoreront leur propre langue, mais ils en parleront d'autres qui ne sont en usage nulle part: ils sauront composer des vers qu'à peine ils pourront comprendre: sans savoir démêler l'erreur de la vérité, ils posséderont l'art de les rendre méconnaissables aux autres par des arguments spécieux: mais ces mots de magnanimité, de tempérance, d'humanité, de courage, ils ne sauront ce que c'est; ce doux nom de patrie ne frappera jamais leur oreille; et s'ils entendent parler de Dieu, ce sera moins pour le craindre que pour en avoir peur (Note 8) . J'aimerais autant, disait un sage, que mon écolier eût passé le temps dans un jeu de paume, au moins le corps en serait plus dispos. Je sais qu'il faut occuper les enfants, et que l'oisiveté est pour eux le danger le plus à craindre. Que faut-il donc qu'ils apprennent? Voilà certes une belle question! Qu'ils apprennent ce qu'ils doivent faire étant hommes (Note 9); et non ce qu'ils doivent oublier.
Nos jardins sont ornés de statues et nos galeries de tableaux. Que penseriez-vous que représentent ces chefs-d'oeuvre de l'art exposés à l'admiration publique? Les défenseurs de la patrie? ou ces hommes plus grands encore qui l'ont enrichie par leurs vertus? Non. Ce sont des images de tous les égarements du coeur et de la raison, tirées soigneusement de l'ancienne mythologie, et présentées de bonne heure à la curiosité de nos enfants; sans doute afin qu'ils aient sous leurs yeux des modèles de mauvaises actions, avant même que de savoir lire.
D'où naissent tous ces abus, si ce n'est de l'inégalité funeste introduite entre les hommes par la distinction des talents et par l'avilissement des vertus? Voilà l'effet le plus évident de toutes nos études, et la plus dangereuse de toutes leurs conséquences. On ne demande plus d'un homme s'il a de la probité, mais s'il a des talents; ni d'un livre s'il est utile, mais s'il est bien écrit. Les récompenses sont prodiguées au bel esprit, et la vertu reste sans honneurs. Il y a mille prix pour les beaux discours, aucun pour les belles actions. Qu'on me dise, cependant, si la gloire attachée au meilleur des discours qui seront couronnés dans cette Académie est comparable au mérite d'en avoir fondé le prix?
Le sage ne court point après la fortune; mais il n'est pas insensible à la gloire; et quand il la voit si mal distribuée, sa vertu, qu'un peu d'émulation aurait animée et rendue avantageuse à la société, tombe en langueur, et s'éteint dans la misère et dans l'oubli. Voilà ce qu'à la longue doit produire partout la préférence des talents agréables sur les talents utiles, et ce que l'expérience n'a que trop confirmé depuis le renouvellement des sciences et des arts. Nous avons des physiciens, des géomètres, des chimistes, des astronomes, des poètes, des musiciens, des peintres; nous n'avons plus de citoyens; ou s'il nous en reste encore, dispersés dans nos campagnes abandonnées, ils y périssent indigents et méprisés. Tel est l'état où sont réduits, tels sont les sentiments qu'obtiennent de nous ceux qui nous donnent du pain, et qui donnent du lait à nos enfants.
Je l'avoue, cependant; le mal n'est pas aussi grand qu'il aurait pu le devenir. La prévoyance éternelle, en plaçant à côté de diverses plantes nuisibles des simples salutaires, et dans la substance de plusieurs animaux malfaisants le remède à leurs blessures, a enseigné aux souverains qui sont ses ministres à imiter sa sagesse. C'est à son exemple que du sein même des sciences et des arts, sources de mille dérèglements, ce grand monarque dont la gloire ne fera qu'acquérir d'âge en âge un nouvel éclat, tira ces sociétés célèbres chargées à la fois du dangereux dépôt des connaissances humaines, et du dépôt sacré des moeurs, par l'attention qu'elles ont d'en maintenir chez elles toute la pureté, et de l'exiger dans les membres qu'elles reçoivent.
Ces sages institutions affermies par son auguste successeur, et imitées par tous les rois de l'Europe, serviront du moins de frein aux gens de lettres, qui tous aspirant à l'honneur d'être admis dans les Académies, veilleront sur eux-mêmes, et tâcheront de s'en rendre dignes par des ouvrages utiles et des moeurs irréprochables. Celles de ces compagnies, qui pour les prix dont elles honorent le mérite littéraire feront un choix de sujets propres à ranimer l'amour de la vertu dans les coeurs des citoyens, montreront que cet amour règne parmi elles, et donneront aux peuples ce plaisir si rare et si doux de voir des sociétés savantes se dévouer à verser sur le genre humain, non seulement des lumières agréables, mais aussi des instructions salutaires.
Qu'on ne m'oppose donc point une objection qui n'est pour moi qu'une nouvelle preuve. Tant de soins ne montrent que trop la nécessité de les prendre, et l'on ne cherche point de remèdes à des maux qui n'existent pas. Pourquoi faut-il que ceux-ci portent encore par leur insuffisance le caractère des remèdes ordinaires? Tant d'établissements faits à l'avantage des savants n'en sont que plus capables d'en imposer sur les objets des sciences et de tourner les esprits à leur culture. Il semble, aux précautions qu'on prend, qu'on ait trop de laboureurs et qu'on craigne de manquer de philosophes. Je ne veux point hasarder ici une comparaison de l'agriculture et de la philosophie: on ne le supporterait pas. Je demanderai seulement: qu'est-ce que la philosophie? Que contiennent les écrits des philosophes les plus connus? Quelles sont les leçons de ces amis de la sagesse? A les entendre, ne les prendrait-on pas pour une troupe de charlatans criant, chacun de son côté, sur une place publique: Venez à moi, c'est moi seul qui ne trompe point? L'un prétend qu'il n'y a point de corps et que tout est en représentation. L'autre, qu'il n'y a d'autre substance que la matière ni d'autre dieu que le monde. Celui-ci avance qu'il n'y a ni vertus ni vices, et que le bien et le mal moral sont des chimères. Celui-là, que les hommes sont des loups et peuvent se dévorer en sûreté de conscience. O grands philosophes! que ne réservez-vous pour vos amis et pour vos enfants ces leçons profitables; vous en recevriez bientôt le prix, et nous ne craindrions pas de trouver dans les nôtres quelqu'un de vos sectateurs.
Voilà donc les hommes merveilleux à qui l'estime de leurs contemporains a été prodiguée pendant leur vie, et l'immortalité réservée après leur trépas! Voilà les sages maximes que nous avons reçues d'eux et que nous transmettrons d'âge en âge à nos descendants. Le paganisme, livré à tous les égarements de la raison humaine, a-t-il laissé à la postérité rien qu'on puisse comparer aux monuments honteux que lui a préparés l'imprimerie, sous le règne de l'Evangile? Les écrits impies des Leucippe et des Diagoras sont péris avec eux. On n'avait point encore inventé l'art d'éterniser les extravagances de l'esprit humain. Mais, grâce aux caractères typographiques (Note 10) et à l'usage que nous en faisons, les dangereuses rêveries des Hobbes et des Spinoza resteront à jamais. Allez, écrits célèbres dont l'ignorance et la rusticité de nos pères n'auraient point été capables; accompagnez chez nos descendants ces ouvrages plus dangereux encore d'où s'exhale la corruption des moeurs de notre siècle, et portez ensemble aux siècles à venir une histoire fidèle du progrès et des avantages de nos sciences et de nos arts. S'ils vous lisent, vous ne leur laisserez aucune perplexité sur la question que nous agitons aujourd'hui: et à moins qu'ils ne soient plus insensés que nous, ils lèveront leurs mains au ciel, et diront dans l'amertume de leur coeur: "Dieu tout-puissant, toi qui tiens dans tes mains les esprits, délivre-nous des lumières et des funestes arts de nos pères, et rends-nous l'ignorance, l'innocence et la pauvreté, les seuls biens qui puissent faire notre bonheur et qui soient précieux devant toi."
Mais si le progrès des sciences et des arts n'a rien ajouté à notre véritable félicité; s'il a corrompu nos moeurs, et si la corruption des moeurs a porté atteinte à la pureté du goût, que penserons-nous de cette foule d'auteurs élémentaires qui ont écarté du temple des Muses les difficultés qui défendaient son abord, et que la nature y avait répandues comme une épreuve des forces de ceux qui seraient tentés de savoir? Que penserons-nous de ces compilateurs d'ouvrages qui ont indiscrètement brisé la porte des sciences et introduit dans leur sanctuaire une populace indigne d'en approcher; tandis qu'il serait à souhaiter que tous ceux qui ne pouvaient avancer loin dans la carrière des lettres, eussent été rebutés dès l'entrée, et se fussent jetés dans arts utiles à la société. Tel qui sera toute sa vie un mauvais versificateur, un géomètre subalterne, serait peut-être devenu un grand fabricateur d'étoffes. Il n'a point fallu de maîtres à ceux que la nature destinait à faire des disciples. Les Vérulam, les Descartes et les Newton, ces précepteurs du genre humain n'en ont point eu eux-mêmes, et quels guides les eussent conduits jusqu'où leur vaste génie les a portés? Des maîtres ordinaires n'auraient pu rétrécir leur entendement en le resserrant dans l'étroite capacité du leur. C'est par les premiers obstacles qu'ils ont appris à faire des efforts, et qu'ils se sont exercés à franchir l'espace immense qu'ils ont parcouru. S'il faut permettre à quelques hommes de se livrer à l'étude des sciences et des arts, ce n'est qu'à ceux qui se sentiront la force de marcher seuls sur leurs traces, et de les devancer. C'est à ce petit nombre qu'il appartient d'élever des monuments à la gloire de l’esprit humain. Mais si l'on veut que rien ne soit au-dessus de leur génie, il faut que rien ne soit au-dessus de leurs espérances. Voilà l’unique encouragement dont ils ont besoin. L’âme se proportionne insensiblement aux objets qui l’occupent, et ce sont les grandes occasions qui font les grands hommes. Le prince de l’éloquence fut consul de Rome, et le plus grand, peut-être, des philosophes, chancelier d’Angleterre. Croit-on que si l’un n’eût occupé qu’une chaire dans quelque université, et que l’autre n’eût obtenu qu’une modique pension d’Académie; croit-on, dis-je, que leurs ouvrages ne se sentiraient pas de leur état? Que les rois ne dédaignent donc pas d’admettre dans leurs conseils les gens les plus capables de les bien conseiller: qu’ils renoncent à ce vieux préjugé inventé par l’orgueil des Grands, que l’art de conduire les peuples est plus difficile que celui de les éclairer: comme s’il était plus aisé d’engager les hommes à bien faire de leur bon gré que de les y contraindre par la force. Que les savants du premier ordre trouvent dans leur cours d’honorables asiles. Qu’ils y obtiennent la seule récompense digne d’eux; celle de contribuer par leur crédit au bonheur des peuples à qui ils auront enseigné la sagesse. C’est alors seulement qu’on verra ce que peuvent la vertu, la science et l’autorité animées d’une noble émulation et travaillant de concert à la félicité du genre humain. Mais tant que la puissance sera seule d’un côté, les lumières et la sagesse seules d’un autre, les savants penseront rarement de grandes choses, les princes en feront plus rarement de belles, et les peuples continueront d’être vils, corrompus et malheureux.
Pour nous, hommes vulgaires, à qui le ciel n’a point départi de si grands talents et qu’il ne destine pas à tant de gloire, restons dans notre obscurité. Ne courons point après une réputation qui nous échapperait, et qui, dans l’état présent des choses ne nous rendrait jamais ce qu’elle nous aurait coûté, quand nous aurions tous les titres pour l’obtenir. A quoi bon chercher notre bonheur dans l’opinion d’autrui si nous pouvons le trouver en nous-mêmes? Laissons à d’autres le soin d’instruire les peuples de leurs devoirs, et bornons-nous à bien remplir les nôtres, nous n’avons pas besoin d’en savoir davantage.
O vertu! Science sublime des âmes simples, faut-il donc tant de peines et d’appareil pour te connaître? Tes principes ne sont-ils pas gravés dans tous les coeurs, et ne suffit-il pas pour apprendre tes lois de rentrer en soi-même et d’écouter la voix de sa conscience dans le silence des passions? Voilà la véritable philosophie, sachons nous en contenter; et sans envier la gloire de ces hommes célèbres qui s’immortalisent dans la république des lettres, tâchons de mettre entre eux et nous cette distinction glorieuse qu’on remarquait jadis entre deux grands peuples; que l’un savait bien dire, et l’autre, bien faire.NOTES
(Note 1) Les princes voient toujours avec plaisir le goût des arts agréables et des superfluités, dont l'exportation de l'argent ne résulte pas, s'étendre parmi leurs sujets. Car outre qu'ils les nourrissent ainsi dans cette petitesse d'âme si propre à la servitude, ils savent très bien que tous les besoins que le peuple se donne sont autant de chaînes dont il se charge. Alexandre, voulant maintenir les Ichtyophages dans sa dépendance, les contraignit de renoncer à la pêche et de se nourrir des aliments communs aux autres peuples; et les sauvages de l'Amérique, qui vont tout nus et qui ne vivent que du produit de leur chasse, n'ont jamais pu être domptés. En effet, quel joug imposerait-on à des hommes qui n'ont besoin de rien?
(Retour au texte)(Note 2) "J'aime", dit Montaigne, "à contester et discourir, mais c'est avec peu d'hommes et pour moi. Car de servir de spectacle aux Grands et faire à l'envi parade de son esprit et de son caquet, je trouve que c'est un métier très messéant à un homme d'honneur". C'est celui de tous nos beaux esprits, hors un.
(Retour au texte)(Note 3) Je n'ose parler de ces nations heureuses qui ne connaissent pas même de nom les vices que nous avons tant de peine à réprimer, de ces sauvages de l'Amérique dont Montaigne ne balance point à préférer la simple et naturelle police, non seulement aux lois de Platon, mais même à tout ce que la philosophie pourra jamais imaginer de plus parfait pour le gouvernement des peuples. Il en cite quantité d'exemples frappants pour qui les saurait admirer. Mais quoi! dit-il, ils ne portent point de chausses!
(Retour au texte)(Note 4) De bonne foi, qu'on me dise quelle opinion les Athéniens mêmes devaient avoir de l'éloquence, quand ils l'écartèrent avec tant de soin de ce tribunal intègre des jugements duquel les dieux mêmes n'appelaient pas? Que pensaient les Romains de la médecine, quand ils la bannirent de leur République? Et quand un reste d'humanité porta les Espagnols à interdire à leurs gens de loi l'entrée de l'Amérique, quelle idée fallait-il qu'ils eussent de la jurisprudence? Ne dirait-on pas qu'ils ont cru réparer par ce seul acte tous les maux qu'ils avaient faits à ces malheureux Indiens?
(Retour au texte)(Note 5) On voit aisément l'allégorie de la fable de Prométhée; et il ne paraît pas que les Grecs qui l'ont cloué sur le Caucase en pensassent guère plus favorablement que les Egyptiens de leur dieu Teuthus. "Le satyre, dit une ancienne fable, voulut baiser et embrasser le feu, la première fois qu'il le vit; mais Prometheus lui cria: Satyre, tu pleureras la barbe de ton menton, car il brûle quand on y touche." C'est le sujet du frontispice.
(Retour au texte)(Note 6) Moins on sait, plus on croit savoir. Les péripatéticiens doutaient-ils de rien? Descartes n'a-t-il pas construit l'univers avec des cubes et des tourbillons? Et y a-t-il aujourd'hui même en Europe si mince physicien qui n'explique hardiment ce profond mystère de l'électricité, qui fera peut-être à jamais le désespoir des vrais philosophes?
(Retour au texte)(Note 7) Je suis bien éloigné de penser que cet ascendant des femmes soit un mal en soi. C'est un présent que leur a fait la nature pour le bonheur du genre humain: mieux dirigé, il pourrait produire autant de bien qu'il fait de mal aujourd'hui. On ne sent point assez quels avantages naîtraient dans la société d'une meilleure éducation donnée à cette moitié du genre humain qui gouverne l'autre. Les hommes feront toujours ce qu'il plaira aux femmes: si vous voulez donc qu'ils deviennent grands et vertueux, apprenez aux femmes ce que c'est que grandeur d'âme et vertu. Les réflexions que ce sujet fournit, et que Platon a faites autrefois, mériteraient fort d'être mieux développées par une plume digne d'écrire d'après un tel maître et de défendre une si grande cause.
(Retour au texte)(Note 8) Pens. philosoph.
(Retour au texte)(Note 9) Telle était l'éducation des Spartiates, au rapport du plus grand de leurs rois. C'est, dit Montaigne, chose digne de très grande considération, qu'en cette excellente police de Lycurgue, et à la vérité monstrueuse par sa perfection, si soigneuse pourtant de la nourriture des enfants, comme de sa principale charge, et au gîte même des Muses, il s'y fasse si peu mention de la doctrine: comme si, cette généreuse jeunesse dédaignant tout autre joug, on ait dû lui fournir, au lieu de nos maîtres de science, seulement des maîtres de vaillance, prudence et justice.
Voyons maintenant comment le même auteur parle des anciens perses. Platon, dit-il, raconte que le fils aîné de leur succession royale était ainsi nourri. Après sa naissance, on le donnait, non à des femmes, mais à des eunuques de la première autorité près du roi, à cause de leur vertu. Ceux-ci prenaient charge de lui rendre le corps beau et sain, et après sept ans le duisaient à monter à cheval et aller à la chasse. Quand il était arrivé au quatorzième, ils le posaient entre les mains de quatre: le plus sage, le plus juste, le plus tempérant et le plus vaillant de la nation. Le premier lui apprenait la religion, le second à être toujours véritable, le tiers à vaincre ses cupidités, le quart à ne rien craindre. Tous, ajouterai-je, à le rendre bon, aucun à le rendre savant.
Astyage, en Xénophon, demande à Cyrus compte de sa dernière leçon: c'est, dit-il, qu'en notre école un grand garçon ayant un petit saye le donna à l'un de ses compagnons de plus petite taille, et lui ôta son saye qui était plus grand. Notre précepteur m'ayant fait juge de ce différend, je jugeai qu'il fallait laisser les choses en cet état, et que l'un et l'autre semblait être mieux accommodé en ce point. Sur quoi, il me remontra que j'avais mal fait: car je m'étais arrêté à considérer la bienséance; et il fallait premièrement avoir pourvu à la justice, qui voulait que nul ne fût forcé en ce qui lui appartenait. Et dit qu'il en fût puni, comme on nous punit en nos villages pour avoir oublié le premier aoriste de . Mon régent me ferait une belle harangue, in genere demonstrativo, avant qu'il me persuadât que son école vaut celle-là.
(Retour au texte)(Note 10) A considérer les désordres affreux que l'imprimerie a déjà causés en Europe, à juger de l'avenir par le progrès que le mal fait d'un jour à l'autre, on peut prévoir aisément que les souverains ne tarderont pas à se donner autant de soins pour bannir cet art terrible de leurs Etats qu'ils en ont pris pour l'y introduire. Le sultan Achmet, cédant aux importunités de quelques prétendus gens de goût, avait consenti d'établir une imprimerie à Constantinople. Mais à peine la presse fut-elle en train qu'on fut contraint de la détruire et d'en jeter les instruments dans un puits. On dit que le calife Omar, consulté sur ce qu'il fallait faire de la bibliothèque d'Alexandrie, répondit en ces termes: Si les livres de cette bibliothèque contiennent des choses opposées à l'Alcoran, ils sont mauvais et il faut les brûler. S'ils ne contiennent que la doctrine de l'Alcoran, brûlez-les encore: ils sont superflus. Nos savants ont cité ce raisonnement comme le comble de l'absurdité. Cependant, supposez Grégoire le Grand à la place d'Omar et l'Evangile à la place de l'Alcoran, la bibliothèque aurait encore été brûlée, et ce serait peut-être le plus beau trait de la vie de cet illustre pontife.
(Retour au texte)[FIN DU TEXTE DE ROUSSEAU]
Avec notre sincère reconnaissance envers Charles-Ferdinand Wirz, Conservateur de l'Institut et Musée Voltaire et Secrétaire de la Société Jean-Jacques Rousseau, pour son aide dans la recherche de documents.
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