Un
dimanche...
Ils revinrent
éblouis d’un rêve mort.
(HENRI DE RÉGNIER).
C
’ÉTAIT un clair et
chaud dimanche du mois d’août. Tout de suite
après la messe basse, ses deux frères
étaient partis à la Neuville, chez des parents
qui les avaient priés à la fête ; et
lui, Jacques, était resté à la ferme
pour y regarder et pour jeter un coup d’oeil sur
l’ouvrage du valet.
Après le dîner, vers trois heures, quand il eut bu
le café, Jacques fit le tour des étables pour
voir s’il ne manquait rien aux bêtes. On avait fait
la litière des vaches, donné du fourrage aux
chevaux ; les poulains avaient eu à boire. Tout
était en place. Le jeune homme vint s’asseoir dans
la cour, sur le banc, et fuma sa pipe.
La grande porte de la ferme était large ouverte et, devant
lui, Jacques voyait la campagne toute resplendissante de
lumière.
Une bonne odeur d’été montait des
dizains de froment ; de ci de là, de grands
carrés de betteraves et de regain faisaient des
tâches vertes ; six bonniers d’avoine, au bord de
la route, remuaient doucement la dentelle de leurs épis, et,
dans le lointain, par moment, on entendait la musique des
chevaux-de-bois de la Neuville.
Et toujours, et toujours, au bout du vieux taillis, sur la route
d’Engis, Jacques voyait monter des gens. Jeunes hommes et
jeunes filles, les uns seuls, les autres à «
cabasse » (1) des pères et des mères
avec des petits enfants qu’ils traînaient
derrière eux. Et comme il faisait brûlant,
beaucoup avaient ôté leur capote, et mis un
mouchoir de poche sur leur nuque.
Quelle foule il y aurait à la fête, et comme il y
ferait plaisant !
Lui ne devait y aller que le lendemain et il avait de beaucoup
préféré cela.
Tout de suite en arrivant, il irait dire bonjour à ses
cousins. Puis aussi vite que possible, se rendrait à la
fête retrouver sa bonne-amie Bertine qui devait s’y
rendre avec sa mère.
Et sans faire nulle attention aux poules et aux canes du fumier, sans
entendre les moineaux s’ébattre sur le timon
d’un char et sans voir le chat roux endormi au soleil contre
la grange, Jacques fumait, songeait à Bertine.
C’était une belle et forte fille de
Saint-Séverin.
Elle avait un air avenant, un rire sain, deux gros bras qui faisaient
peur à l’ouvrage, un coeur plein de
courage et de bonheur de vivre.
Voilà près de deux ans qu’ils se
recherchent et le mariage est fixé au mois de septembre,
aussitôt que la moisson sera faite.
Et demain, ils iront au bal ; Jacques, à la nuit,
ramènera Bertine et sa mère
jusqu’à leur maison.
Ce sera encore un beau jour de joie et d’amour à
ajouter aux autres.
Et Jacques, tout en roulant dans sa tête, sa promise, le bal
et le mariage s’impatientait de ne pouvoir être
plus vieux d’un jour.
Tout à coup, Hussard, le chien noir des vaches, se mit
à gronder et à tirer sur sa chaîne
comme un démon. Les poules se sauvaient de tous
côtés !...
Entrait dans la cour, un monsieur âgé,
accompagné d’une belle demoiselle
habillée de jaune ; elle semblait tomber de fatigue tant son
visage était blanc-mort.
Ils venaient de la ville, avaient pris le train, passé
l’eau à Choquier pour faire un tour dans les bois
et les campagnes. Mais la promenade avait été
plus longue qu’ils ne pensaient. Ils entraient se reposer un
peu et, s’il y avait moyen, boire un verre de lait.
Jacques, pour leur faire honneur, voulut les faire entrer dans le
salon, mais c’était trop d’embarras,
dirent-ils, cela n’en valait pas la peine. Ils
s’asseoieraient tout bonnement dans la cour.
Jacques envoya le valet au lait, alla chercher lui-même deux
chaises et, se disant qu’à des gens si bien
habillés il ne fallait pas verser à boire dans
des pintes de tous les jours, il prit dans l’armoire deux
verres du Val-St-Lambert qu’un de ses camarades,
l’année d’avant, lui avait
donné pour sa fête.
Elle ôta ses gants pour boire.
Et elle buvait doucement, le petit doigt levé, avec des
manières de chat. Elle était si belle ainsi, sans
son chapeau, un coquelicot dans ses cheveux couleur d’avoine,
ses yeux bleus de vierge et des petites mains plus blanches que le lait
qu’elle buvait.
Petit à petit, elle revint à elle. Et ce fut un
grand bonheur pour Jacques de lui entendre dire que le lait lui avait
fait du bien.
Le vieux monsieur voulu payer. Le fermier, gêné,
répondit qu’il ne prendrait rien au monde pour si
peu de chose.
Ils dirent encore treize fois merci et se levèrent pour
partir.
Jacques les reconduisit jusqu’au seuil, n’osant
aller plus loin.
Appuyé contre le montant de la porte, il les regarda
s’éloigner.
Le soleil était tombé derrière le
bois. L’air était plus frais. Dans les
trèfles, les perdrix s’appelaient ; des
sauterelles stridulaient.
Jacques n’entendait rien, ne voyait rien que la belle
demoiselle qui allait légère comme un oiseau et
dont la robe faisait une tache jaune dans la campagne.
Quand elle eut tourné le coin du bois, le fermier rentra
dans la cour.
Le grand chat roux était toujours près de la
grange ; les poules et les canards rentraient pour aller dormir.
Hussard, la tête entre les deux pattes, remua la queue en
voyant son maître venir se rasseoir sur le banc.
Jacques bourra sa pipe, mais ne songea pas à
l’allumer.
Il se demandait à quoi ressemblerait Bertine, avec une robe
jaune et un coquelicot dans les cheveux et si elle saurait boire du
lait sans se faire des moustaches….
Au bout du vieux taillis, des gens montaient toujours, une troupe de
jeunes hommes en goguette passa qui chantait :
“ L’avez-vous vue
passer ? „ . (2)
Le lendemain, Jacques alla à la fête.
Et tout le temps, Bertine lui demandait :
- Qu’avez-vous donc que vous êtes si distrait, que
vous pensez si loin ?...
Et la mère :
- Vous a-t-elle fait quelque que vous ne dites mot ?...
(1)
Bras-dessus, bras-dessous. En France on dit : faire le panier
à deux anses.
(2) « L’avez-ve vèyou passer ?
» de Nicolas Defrecheux.