Si l'on ne voulait juger le théâtre en général que d'après les idées religieuses, on le trouverait certainement dangereux et condamnable. Un moraliste austère pourrait facilement prouver que c'est un plaisir corrupteur, à ne le considérer même que sous un point de vue purement philosophique.
On pourrait inférer qu'il est le résultat d'une civilisation efféminée, qu'il concourt avec toutes les habitudes de la société à éloigner les hommes de la nature ; qu'il est une preuve de leur dépendance sociale ; enfin qu'il est pour eux une source de besoins factices et de jouissances artificielles qui tendent à énerver l'ame.
Il y a eu et il y a encore de ces censeurs chagrins, qui, préférant à tout la simplicité des anciennes moeurs, mettent les inventeurs du théâtre au rang de ces êtres nuisibbles qui ont introduit le mal dans le monde ; de ces frondeurs moroses, qui déplorant le goût des spectacles, le regardent comme la cause destructive des usages primitifs et de la vie patriarcale, qui a fait perdre aux hommes le goût des occupations agricoles et des habitudes de la famille.
Quelles jouissances sont plus contraires à la morale sociale, disent-ils, que celle pour laquelle des milliers d'hommes, de femmes, de vieillards et d'enfans vont s'entasser dans une salle bien close où règne un air méphitique ? Le théâtre, ajoutent-ils, est une école dangereuse où l'on apprend à se dégoûter de la vie domestique ; une multitude effervescente s'y accoutume à la turbulence et à l'animosité. Il leur paraît démontré mathématiquement que les spectacles sont des foyers de contagion physique et morale ; et, à ce titre là, ils sont l'objet de toute leur animadversion.
Mais il y a peut-être plus de déclamation que de logique dans tout ce qui a été dit contre les spectacles ; on a sans doute exagéré les inconvéniens de leur influence sur les moeurs et sur le caractère des peuples. N'aurait-on pas, par hasard, pris pour une cause ce qui n'est qu'un effet ? N'aurait-on pas supposé à cette même influence une action trop étendue ?
Les spectacles n'ont pas précisément été des causes de perversité aux différentes époques où ils ont été établis ; ils ont été seulement la suite de la perversité générale. Ils furent peu connus et peu suivis dans les siècles de simplicité et de rusticité. Quand le luxe et la galanterie eurent fait des progrès, on en désira, on en eut, et on finit par ne plus pouvoir s'en passer. Lorsqu'on eut perdu de vue la vie agricole, et qu'on eut pris du goût pour la vie citadine, il fallut des théâtres. Les hommes, n'habitant plus les forêts, les montagnes, où ils avaient longtems erré libres et pleins de vigueur, enfermés dans les villes, eurent besoin de dissiper l'ennui de ces grandes prisons par des spectacles de toute espèce. Le cercle des habitudes journalières changea de nature ; on sentit le besoin des réunions publiques, dont les représentations devinrent le but. «Les Romains», demandait un barbare à qui l'on vantait la magnificence de leurs spectacles, «les Romains n'ont donc plus ni femmes, ni enfans ?» Non-seulement le penchant pour le théâtre résulta de la mollesse et même de la corruption des moeurs ; mais il suivit l'état politique des peuples, et fut le thermomètre médical de l'esprit de la société humaine. La tragédie rappela les grands crimes et les grands malheurs des hautes classes de la société, et constata la triste condition terrestre de l'humanité, puisque la puissance même connaissait le malheur. La comédie, en amusant les grands aux dépens de la multitude, fut la preuve de l'esclavage de celle-ci. On n'a pu s'attendrir sur les infortunes de personnages d'un rang élevé sans se plaindre en même tems des abus du pouvoir, et la tragédie a fait voir qu'il y avait dans la société, comme dans la nature, un plus fort et un plus faible. Lorsque les hommes assemblés ont applaudi à la peinture de leurs propres vices, et ont ri aux dépens d'eux-mêmes, l'habitude de se critiquer les uns les autres s'est introduite : de là la malignité et une sorte d'état de guerre qui, entretenant la division parmi eux, les a disposés à la servitude. Tel fut le caractère de la comédie. Sans doute ce qui ne fut dans l'origine qu'un effet de la corruption en devint par la suite un moyen. Le goût du théâtre chez les modernes, communiqué aux peuples par les cours, leur en fit adopter l'esprit avec les vices ; et la passion du spectacle, devenue générale dans un grand État, alla se communiquer à tous les peuples voisins chez lesquels elle ne fût pas née spontanément sans cela. Ainsi, par exemple, Genève vit, dans le siècle dernier, élever dans son sein un théâtre dont l'institution fut due à des littérateurs français, et qui précipita la ruine des anciennes moeurs dans cette république exigüe, mais forte par son austérité. En vain J.-J. Rousseau s'y opposa de toutes les forces de son génie ; c'était vouloir arrêter un torrent dans sa course. Dans l'ordre moral, comme dans l'ordre physique, les effets deviennent causes ; comme la contagion qui résulte de l'impureté de l'air dans une région, va empester l'atmosphère dans une autre.
Mais enfin, le théâtre est un mal inévitable, et, pour le faire disparaître, il en faudrait d'abord détruire la cause ; avant de fermer les spectacles, il faudrait régénérer les moeurs : grande et immense entreprise dont l'exécution ne peut avoir lieu qu'à une époque si éloignée, qu'il est presque aussi impossible de la prévoir, que celle de cette perfectibilité indéfinie dont on a tant parlé !
Au surplus, le mal porte le remède en lui-même, et si on privait une nation corrompue de ses spectacles, elle pourrait faire bien pis : si la tragédie n'était plus renfermée dans nos spectacles, elle courrait les rues comme disait Lemierre ; et les guerres civiles la remplaceraient. A tout prendre il vaut mieux encore aller au spectacle qu'au cabaret. Il n'y avait point de théâtres du tems de la St.-Barthélémy ; et, de nos jours, cette portion du peuple qui s'est livrée aux massacres, et qui a commis toutes les horreurs de la révolution, ne les fréquentait point. Peut-être que la passion des spectacles est une garantie contre le retour des excès politiques et religieux. S'il n'y a pas de milieu, s'il faut vivre dans la barbarie ou dans la mollesse, choisissons ce dernier parti : c'est le plus doux.
Toutefois, si l'on veut absolument savoir si le théâtre a ou n'a pas le pouvoir de rendre meilleurs, et les moeurs et les hommes, je répondrai que cette question est du nombre de celles qu'il faut partager. Il n'y a pas de doute au moins que la tragédie n'élève l'ame et n'épure les sentimens, et que la comédie qui dispose à la malignité, et fournit même quelquefois des armes aux méchans, d'un autre côté, ne flétrisse bien des vices, ne fasse éviter bien des travers, et ne corrige d'un grand nombre de ridicules.
«L'effet général du spectacle, a dit J.-J. Rousseau, est de renforcer le caractère national, d'augmenter les inclinations naturelles, et de donner une nouvelle énergie à toutes les passions. En ce sens il semblerait que cet effet se bornant à charger et non à changer les moeurs existantes, la comédie devrait être bonne aux bons, et mauvaise aux méchans». Cette observation est très-ingénieuse, mais ensuite J.-J. Rousseau a tort, suivant moi, de condamner le théâtre parce qu'il ne purge pas les passions par la raison, et qu'il ne fait que les combattre l'une par l'autre. «Non, lui aurais-je répondu, à la place de D'Alembert, à qui il adressait sa fameuse lettre : c'est trop exiger que de vouloir que nos passions soient purgées ; il est impossible d'en dégager les hommes en société, et si le théâtre élève l'ame, s'il agrandit la sphère des idées, résultat dont il est aisé de démontrer l'évidence, cela suffit pour en faire absoudre l'institution. Dans l'état actuel de nos moeurs, il en est du théâtre comme des romans. Croit-on, par exemple, que la jeunesse qui n'en lirait pas en ferait moins l'amour ? non certes ! elle le ferait encore, et la seule différence, c'est qu'elle le ferait grossièrement. Les idées romanesques ont au moins l'avantage de lui donner de l'élégance et de la délicatesse. Prétendre détruire les passions c'est trop ; mais chercher à en atténuer les effets, c'est tout. Il faut bien se persuader que l'on ne peut détruire le plus souvent un mal que par un autre mal ; pourvu que celui-ci soit moindre, on a réussi, et c'est autant de gagné. Il faut donner quelque chose en échange aux passions pour les faire capituler. Vous êtes certainement trop sévère, lui aurais-je encore dit, quand vous condamnez Molière qui fait voler l'Avare par son propre fils, et met dans la bouche de celui-ci une plaisanterie en réponse à la malédiction dont son père veut le punir (1). Il faut partir de ce principe pour justifier Molière, que le nombre des pères avares surpasse de beaucoup celui des enfans ingrats. Or, pour combattre le vice le plus commun, il a fallu s'exposer à donner prise à celui qui est le plus rare, mais cet inconvénient est moins grand que vous ne l'avez fait craindre. La nature seule suffit aux enfans pour ne pas manquer de respect à leurs pères ; mais l'avarice est un travers auquel trop de gens sont enclins, et que l'égoïsme naturel à l'homme social ne développe que trop fréquemment».
Je me bornerai à ce petit nombre de réflexions que je n'ai faites que pour faire entrevoir que l'on peut alléguer de très-bonnes raisons en faveur du théâtre, et qu'il a au moins son bon et son mauvais côté. Le goût qu'en ont contracté les peuples civilisés est désormmais si invétéré, qu'il serait superflu de discuter s'il est utile ou nuisible, il ne faut plus rechercher les inconvénients et les avantages de ce qui subsistera malgré tout. Envisageons-le seulement sous le rapport de l'art, et sous le point de vue historique.
Les Perses, les Assyriens, les Égyptiens eurent leurs jeux, leurs courses, leurs triomphes, leurs édifices consacrés aux danses, à la musique, aux représentations théâtrales. Le génie de chaque nation se manifeste dans ses occupations et ses plaisirs.
Les Athéniens, ce peuple ami de la littérature et des arts, furent de tous les peuples de l'antiquité celui qui eut le plus de penchant et de disposition pour les ouvrages d'esprit. Les pièces dramatiques se jouaient chez eux par autorité publique, plusieurs fois l'année, surtout aux fêtes de Bacchus. Dans ces jours solennels, les poëtes tragiques et comiques se disputaient la palme du talent.
Les premiers donnaient leurs ouvrages quatre fois par an ; mais Sophocle, fatigué bientôt d'un si pénible exercice, se contenta d'offrir une seule pièce au concours. Le drame des Grecs, c'est-à-dire, la pièce de théâtre, était bien inférieur au nôtre. Avant Thespis la tragédie n'était qu'un tissu de contes bouffons débités en style comique et mêlés aux chants des choeurs qui entonnaient les louanges de Bacchus. Sous Eschyle, la tragédie prit une forme nouvelle, et il lui donna le ton pompeux du poëme épique. Sophocle entendit mieux le langage de la nature, et son style, dont la douceur le fit appeler l'Abeille de l'Attique, avait cependant toute la dignité touchante et majestueuse qu'exige la tragédie. Celui d'Euripide, aussi plein de noblesse, était plus naturel encore ; mais il chercha plutôt à répandre de la tendresse et de l'élégance que de la force et de la grandeur. L'un fut le Corneille, et l'autre le Racine d'Athènes.
Si la tragédie se perfectionnait dans Athènes, la comédie qui vint plus tard y fut cultivée avec un égal succès. Elle prit dans cette ville célèbre différentes formes, selon le génie des poëtes et la volonté des magistrats. L'ancienne comédie fut long-tems le principal genre qui y fût en vogue, nul n'y était épargné. Les généraux, le gouvernement, les dieux mêmes, tout était livré aux traits satiriques des poëtes. Il y eut trois auteurs comiques remarquables à Athènes, de même qu'il y eut trois tragiques principaux, ce furent Eupolins, Cratinus, et Aristophane. Ce dernier vivait dans le siècle des grands hommes de la Grèce, mais il employa ses talens aussi bien à déchirer la vertu qu'à se moquer des méchans. Il lança ses traits sur Socrate, et peut-être fut-il la cause lointaine de la mort de ce sage. C'est ce qui a rendu son nom odieux de nos jours. Palissot a voulu l'imiter, mais il n'obtint point le même succès, et ses comédies dirigées contre l'illustre Génevois, le Socrate moderne, ne furent pas aussi bien accueillies. D'ailleurs les auteurs comiques jouaient un grand rôle dans la Grèce ; ils étaient payés par l'état pour le réformer. Ils étaient les censeurs aux gages du gouvernement, et presque les arbitres de la patrie. Aujourd'hui il y aurait trop de danger à leur faire exercer de pareilles fonctions. Que serait-ce si les gouvernemens qui ne sont pas, comme chez les anciens, entre les mains des peuples, avec la puissance dont ils sont pourvus, avaient encore l'arme de la comédie à leur disposition !
Les trente tyrans ne pouvant souffrir cette liberté satirique défendirent que l'on nommât les personnes. Cette gêne fut cause de sa perfection, et, les auteurs étant obligés de satisfaire plus adroitement la malignité et la curiosité des spectateurs, elle procura aux uns le plaisir de se faire deviner, et aux autres celui de deviner juste.
Telle fut la comédie qu'on nomma mitoyenne, qui dura jusqu'au tems d'Alexandre, lequel, s'étant rendu maître de la Grèce, ne voulut plus que la comédie se mêlât de politique. Alors naquit la nouvelle comédie qui ne fut plus qu'une imitation de la vie commune, et qui n'exposa sur la scène que des aventures feintes et des noms supposés. Ce fut là la comédie définitive, la comédie de Ménandre, telle qu'elle a servi de modèle à toutes les comédies venues après, et en particulier à la nôtre.
Si l'on n'a pu recueillir que onze comédies d'Aristophane, il nous en est encore moins parvenu de Ménandre qui en fit cent quatre-vingts dont il ne reste que quelques fragmens, et encore eût-il mieux valu qu'il n'en fût pas resté de celui-là, et que nous en eussions seulement une de celui-ci à qui cependant on ne rendit pas justice de son tems. Les esprits faux d'Athènes lui préféraient Philémon, son contemporain, qui valait beaucoup moins que lui.
Les Romains furent pendant plusieurs siècles sans spectacle ; ce n'était pas au tems où un Cincinnatus retournait à sa charrue après avoir gagné une bataille, qu'ils pouvaient en avoir. La première fois qu'il s'en établit chez eux fit voir sans doute le premier effet de l'affaiblissement des moeurs et de l'esprit de famille.
Sous le consulat de C. Licinius des baladins à qui on donnait, en langue toscane le nom d'hister, dont on a fait depuis histrion, vinrent d'Étrurie jouer des pantomines entremêlées de récits en vers improvisés et de danses. On renchérit bientôt sur ce genre de divertissement, on le perfectionna, et l'on joua des pièces accompagnées de musique, qu'on appela satires, où l'on critiquait tout-à-la-fois les auteurs et les spectateurs. Enfin les jeux scéniques réguliers s'établirent chez les Romains, sous le consulat de C. Claudius, l'an de Rome 514, et cette même année, Andronicus, grec de nation fit jouer sa première pièce. Pacuvius et Accius suivirent bientôt son exemple, et ils furent avec lui les premiers tragiques que l'on vit à Rome. Il n'est resté aucune de leurs pièces.
Ce qui est assez singulier, c'est que les Romains, ce peuple belliqueux et austère qui se plaisait à verser le sang dans les combats des gladiateurs, préférèrent long-tems la comédie à la tragédie ; mais plus tard, lorsque les proscriptions les eurent rendus plus féroces, ils préférèrent la tragédie. Les plus grands personnages de Rome s'en emparèrent eux-mêmes. On ne dit pas que Sylla ni Marius furent de ce nombre. Ils aimaient trop apparemment à en faire exécuter de réelles pour en composer de simulées. Mais on a conservé les titres du Thyeste de Gracchus, de l'Alcméon de Catulle, de l'Adraste de César, de la Médée d'Ovide, et de l'Hyppolite, de Sénèque le philosophe.
Les poëtes eurent d'abord l'habitude de jouer eux-mêmes dans leurs pièces, mais ils finirent par les confier à des troupes de comédiens : alors les anciennes satires reparurent ; ensuite, on les réserva pour la fin des pièces tragiques ou comiques, comme sont aujourd'hui chez nous les pièces en un acte. On les joignit surtout aux atellanes, espèce de tragi-comédies. Les fantaisies les plus bizarres passaient par la tête des jeunes-gens de Rome. Par exemple, aux premières représentations de l'Hécyre de Térence, les acteurs furent obligés de faire place à des danseurs de corde, et ceux-ci à des gladiateurs. Souvent le peuple romain, au milieu de la pièce la plus intéressante, demandait des athlètes ou des ours : on était obligé de les lui donner ; et ces divertissemens duraient plus de quatre heures avant que les comédiens pussent reprendre la suite de la pièce. Il fallait donc absolument que le plus grand peuple du monde fût amusé par des animaux.
Plaute et Térence s'illustrèrent dans la comédie régulière ; ils firent revivre la comédie de Ménandre dans leurs ouvrages, et ils furent les premiers qui intéressèrent par une intrigue attachante, un plan sagement conçu, et une peinture fidèle des moeurs.
Les jeux scéniques furent la grande passion des anciens, dans ces siècles où une prospérité trompeuse cachait les progrès d'une décadence prochaine. Dans les tems brillans des Péricles et des Augustes, époque de servitude et de luxe, la représentation de trois tragédies de Sophocle coûta aux Athéniens, le croira-t-on, plus que la guerre du Péloponèse ? Les Romains fesaient des dépenses énormes pour élever des théâtres et pour payer des auteurs. On se plaint chez nous du traitement énorme de certains acteurs. Que dirait-on donc si M. Talma avait comme Roscius un traitement annuel de 150,000 fr., et si on lui donnait 60,000 francs, comme César fit à Labienus, pour engager ce poëte à jouer lui-même dans une pièce qu'il avait composée ? Que dirait-on si quelque autre ressemblait à Ésopus, contemporain de Cicéron, qui laissa en mourant, à son fils, fameux dissipateur, au dire d'Horace et de Pline, une succession de 2,500,000 francs, qu'il avait amassés à jouer la comédie ?
L'art dramatique dégénéra ensuite à Rome avec la république et la liberté. La dégradation des Romains passa sur leur théâtre. Ils ne se plaisaient, sous leurs empereurs, qu'à voir dans le cirque des centaines de lions et de tigres, d'ours, d'hippopotames, et autres acteurs quadrupèdes combattre les uns contre les autres, où entre eux-mêmes. Les invasions des barbares du Nord l'annulèrent sans retour, et il s'éteignit avec le flambeau des sciences.
Au XVe siècle, il reparut sous le règne de Léon X, ce restaurateur des arts et des lettres. La Sophonisbe de Trissino, nonce du pape, fut la première tragédie régulière qui parut en Europe, après tant de siècles de barbarie, comme la Calandra du cardinal Bibiena, avait été auparavant la première comédie qu'eût vu l'Italie moderne.
Bientôt le théâtre italien fut illustré par l'Arioste et Apostolo Zéno ; dans ces derniers tems il l'a été par Métastase et Goldoni, et de nos jours par Alfiéri.
L'Espagne eut des spectacles dès que les Romains y eurent introduit la bonne poésie. On y trouve aujourd'hui des ruines d'anciens théâtres, qui prouvent l'antique prédilection de ce peuple pour ce genre de plaisir ; mais les Vandales, les Goths, les Visigoths, et autres barbares qui assujétirent cette contrée, en chassèrent Thalie et Melpomène, comme les autres muses : ce n'étaient point des comédies qu'il leur fallait. Les Sarrasins les y rappelèrent et donnèrent des représentations théâtrales, qui, jointes à quelques drames provençaux, servirent de modèles aux premières comédies castillannes, dont au surplus les sujets n'étaient autre chose que des amours de bergers, et des mystères religieux, tels que la naissance de Jésus-Christ ; la tentation dans le désert ; la passion, ou le martyre de quelque saint.
Le théâtre espagnol sortit de son obscurité, et ce qui est assez remarquable, ce fut à peu près à l'époque où l'inquisition fut créée. Il est vrai que cet odieux tribunal fut cause qu'il ne put jamais s'élever bien haut. Il dut son premier éclat à Lopès de Séville, et à l'illustre et malheureux Cervantes. Lopès de Vega, qui composa plus de cinq cents pièces ; Calderron, Solis, Moréto, et Zamova lui donnèrent une certaine gloire.
Le théâtre allemand n'est pas le moins ancien ; et, avant le tems de Corneille et de Molière, il était plus brillant et plus fécond que le théâtre français. Depuis 1480 jusqu'à 1800, on y compte plus de trois mille pièces imprimées ; mais quelles pièces, grand Dieu ! Chacune d'elle est un roman et d'une longueur quadruple de nos pièces, comme le sont encore leurs pièces actuelles ; cela n'empêche pas qu'il ne soit resté bien au-dessous du nôtre : semblable à la civilisation des Chinois, qui, bien que la plus ancienne est bien plus en arrière que celle des peuples les plus nouveaux.
Grippa et Weiss furent contemporains de Corneille et Molière, et n'ont rien fait qui approche des plus faibles productions de ces deux grands hommes. Gotstchel réforma la scène allemande, instruisit les acteurs et excita les jeunes auteurs à travailler ; Petschel, Behsmann, Schlegel, Kruger et Stephens s'illustrèrent dans le XVIIIe siècle ; Leissing, Goëthe, Schiller, Ifland et Kotzebuë, sont à présent au premier rang des auteurs dramatiques de l'Allemagne.
Quoique l'Angleterre ait eu plus tard son théâtre que les Italiens et les Allemands, elle eut dès le quatorzième siècle des poëtes vagabonds qui exécutaient des farces en pleine campagne. Bientôt on y joua, comme en France, en Italie et en Espagne, des mystères et des moralités dont les acteurs étaient des ecclésiastiques. L'aiguille de dame Gurton, représentée sous Henri VIII, fut la première comédie anglaise. Alors Henri Parker composa des tragédies, et Jean Hoka s'exerça dans la comédie : Sackville, Norton, Wood, parurent ensuite, mais ce n'étaient là que les Garnier, les Hardi, et les Mairet de l'Angleterre : l'art y était encore à son enfance, et ce fut Shakespeare qui en fut le Corneille, le génie créateur. Il vivait sous le règne d'Élisabeth. Dryden, Adisson, Congrêve, Otway, Queen, Garrick, et Johnson, vinrent ensuite et illustrèrent la scène anglaise où leurs noms seront désormais impérissables.
Nous voici à présent au théâtre française, et nous allons en parler plus au long, attendu que c'est celui qui nous intéresse le plus.
Si l'on remonte à sa première origine, on verra que, dès le tems des Gaulois, il y eut des jeux et des spectacles pour l'exercice du corps et celui de l'esprit. Les Francs qui les subjuguaient eurent aussi les leurs ; il y avait des histrions, des farceurs, du tems de la première race, et Charlemagne les proscrivit, en 789, par une ordonnance, et pour cause d''indécence. Mais l'enthousiasme du peuple pour ces divertissemens éluda cette sévérité du monarque, et sous le prétexte de la célébration des saints mystères, on joua des pièces jusque dans les églises où l'on représenta les bouffonneries les plus dégoûtantes et les plus sacriléges entremêlées de chansons obscènes ; telle était, par exemple, la fête des fous.
En 1198, Eudes de Sully, évêque de Paris, lança un mandement contre ces profanations, et les fit réprimer par ordre de la cour et du parlement ; mais elles n'en subsistèrent pas moins jusqu'en 1444, où la faculté de théologie les ayant condamnés avec vigueur, elles furent entièrement abolies. Les troubadours, poëtes provençaux, inventèrent de nouvelles représentations ; sous les dénominations de chanterels, de pastorales, de comédies. Ces nouveaux spectacles qu'ils jouaient eux-mêmes, plurent beaucoup à cause du charme de la poésie, dont ils étaient accompagnés. Ces troubadours s'adjoignirent des chanteurs et des jongleurs, qui leur donnèrent encore une plus grande vogue. Cependant leur mauvaise conduite les fit tomber dans le mépris, et ils furent obligés de se disperser en 1382 ; après la mort de la comtesse de Provence, qui les avait protégés, Philippe-Auguste les chassa de la France ; mais ayant appris qu'ils s'étaient corrigés, et que leurs jeux étaient plus épurés, il les rappela ; ses successeurs les comblèrent de grâces ; ils se multiplièrent, et on vit paraître aussi des troupes nouvelles, sous le nom de bâteleurs.
Sous le règne de Saint-Louis, des pélerins qui revenaient de la Terre-Sainte s'étant avisés de chanter publiquement, dans les carrefours de Paris, les cantiques qu'ils avaient composés sur leurs voyages, de riches bourgeois, édifiés de ces chants dévots, leur firent dresser un théâtre dans un lieu où ils purent chanter leurs cantiques plus commodément. On fit plus ; on imagina de mettre ces cantiques en action sous le nom de mystères, et le premier qui fut représenté, fut le Mystère de la Passion.
Voilà le germe informe du drame théâtral chez nous. On a bien renchéri sur cette première institution. Ce n'était donc pas un désir effréné de jouissance, un besoin de sensations nouvelles, ni l'ennui des habitudes citadines, qui portèrent nos pères aux premiers jeux scéniques, mais un sentiment de piété. Le peuple applaudit si fort à ce spectacle qui s'était donné au bourg Saint-Maur, près Vincennes, et s'y portait avec une telle affluence, que le prévôt de Paris, sorte de préfet de police du tems, craignit que cette ardeur ne se tournât en fanatisme, et rendit, le 3 juin 1398, une ordonnance qui prohiba pour toujours les représentations des Mystères ou des vies des saints.
Charles VI, sollicité par ces nouveaux auteurs, ayant fait jouer en sa présence un de ces fameux mystères, en fut si satisfait, que, par lettres-patentes, il leur accorda en 1302 la permission de s'établir à Paris, et en vertu de ce privilége les pélerins prirent alors le titre de compères de la passion, et fondèrent, rue Saint-Denis, à l'hôpital de la Trinité, un théâtre où ils représentaient, les jours de dimanche et fêtes, des mystères du Nouveau-Testament. Les curés mêmes, bien aises que le public prît goût à des spectacles religieux, avançaient l'heure des vêpres, afin que leurs paroissiens pussent s'y trouver. Bientôt il se forma de pareils établissemens dans les principales villes du royaume, et à l'instar de Paris, Angers, Rouen et Metz, furent les premières à en donner l'exemple, qui fut bientôt suivi par beaucoup d'autres. A la fin ces mystères furent trouvés ennuyeux, et les confrères, pour les égayer, imaginèrent de s'associer le prince des sots, et les sujets farceurs qui s'étaient établis à Paris cent cinquante ans après ce premier théâtre, et qui prenaient le titre d'enfans sans souci. Ils réussirent d'autant mieux qu'ils inventèrent un genre de farce qui renfermait une critique des moeurs, aussi fine que la grossièreté du tems pouvait le permettre. En 1548, la société se transporta à l'hôtel de Bourgogne, où elle avait fait construire un théâtre ; mais la même année, le parlement lui enjoignit de ne jouer à l'avenir que des sujets profanes, licites et honnêtes, et de ne plus entremêler dans leurs jeux rien qui eût rapport aux mystères ou à la religion. On commençait à sentir le ridicule de pareils spectacles, qui chez un peuple qui se civilisait rapidement ne pouvait que nuire à la religion, sous le prétexte d'en entretenir le goût.
Il y avait aussi à Paris, vers ce même tems, un spectacle rival de celui-ci ; c'était celui des clercs de la basoche, qui composaient et représentaient des pièces sous le titre de moralités, dans lesquelles, en personnifiant les vertus et les vices, ils cherchaient à rendre estimables les premières, et odieux les secondes. Aux moralités les basochiens ajoutèrent des espèces de satires où ils en vinrent au point de jouer tout le monde, et même les gens en place. C'étaient de vrais libelles diffamatoires. Cet abus, loin d'être réprimé, fut encouragé dans les tems de troubles. Chaque chef de parti engageant les basochiens à rendre défavorables ceux qui leur étaient opposés.
Le parlement, sous Charles VI, soumit ces pièces à une censure, et enfin, en 1547, on interdit aux basochiens d'en représenter aucune, et il n'en a plus été question depuis.
A peu près à l'époque de l'origine du théâtre de l'hôtel de Bourgogne, le célèbre E. Jodelle donna lieu à l'établissement d'un théâtre au collège de Rheims et d'un autre au collège de Boncourt. Il osa le premier composer une tragédie, et la fit représenter en 1552 : elle était intitulée Cléopâtre, et eut un succès prodigieux ; elle ne serait que prodigieusement ridicule aujourd'hui ; mais c'était un phénomène pour le tems où elle parut : d'ailleurs la nouveauté du genre fit en grande partie le succès de Jodelle. C'est à lui que la tragédie française dut sa naissance. J. de la Péruse et L. Guérin donnèrent des pièces dont ils avaient aussi composé le plan et la fable ; et ils adoptèrent toujours pour modèles les Grecs et les Latins : après eux Garnier donna une tragédie meilleure que toutes celles qui avaient paru : son Hippolyte, joué en 1573, lui fit un nom célèbre ; mais il fut bientôt oublié.
A. Hardi fit faire quelques pas de plus à la tragédie. Il n'a jamais existé d'auteur d'une fécondité aussi prodigieuse, il composa plus de huit cents pièces de théâtre. C'était notre Lopès de Véga, au talent près. Ses pièces étaient presque toutes mauvaises ; mais il y régnait une sorte de chaleur qui devait produire de l'effet dans un siècle peu éclairé. Avec tout cela le théâtre français fût resté plongé longtems encore dans la barbarie, si le cardinal de Richelieu ne l'en eût retiré. Ce ministre despotique doit en être regardé comme le véritable fondateur. Il crut avec raison qu'il illustrerait son nom en protégeant les sciences et la littérature, et c'est à cette protection que l'art dramatique dut de sortir de l'enfance où il était resté jusqu'alors.
Rotrou perfectionna le dialogue, et fixa la coupe des actes et des scènes, et c'est à lui qu'on doit Venceslas. Scudéry introduisit la règle des vingt-quatre heures, et Mairet établit les règles et les conditions de la Fable, et accoutuma à l'unité d'action.
Toutes ces découvertes n'avaient point encore produit de bons ouvrages ; mais le terrain était préparé, et on pouvait y bâtir. Il manquait un de ces grands génies qui sût franchir l'intervalle immense qui existe entre la médiocrité et la perfection ; qui, unissant l'étude des passions et la connaissance des intérêts de la société à la combinaison des événémens, à la peinture des caractères, en formât un tout, où brillât à la fois, la noblesse de la poésie, le sublime des pensées et le pathétique des situations, et produisît enfin des ouvrages, où tous les efforts de l'esprit humain eussent été employés ; en un mot, qui excitassent l'intérêt et l'admiration au plus haut degré. Ce génie parut, et ce fut le grand Corneille, si justement regardé comme le père du théâtre français.
Le Cid, qu'il donna en 1637, fit voir jusqu'à quel degré d'élévation encore inconnu, on pouvait porter l'art dramatique. Bientôt il donna successivement ses chefs-d'oeuvres, les immortelles pièces des Horaces, de Cinna, de Rodogune, et il eut la gloire, non-seulement d'avoir introduit la bonne tragédie sur le théâtre, mais encore de l'avoir portée lui-même à un degré d'énergie et de sublime qui à peine a été égalé depuis lui, quoique ses successeurs l'aient surpassé dans la perfection du style. Les hommes d'état, les hommes qui, par leur position, étaient à la tête de la société, entendirent au moins parler sur la scène un langage sensé, y virent traiter de grands intérêts ; et les inepties des siècles précédens en furent bannies pour toujours. Il fallait que Corneille eût un génie bien étonnant, pour être fondateur, et modèle tout-à-la-fois, dans un genre si difficile !
Molière, génie non moins élevé, parut ensuite. Directeur d'une troupe de comédiens de province, il obtint, après bien des sollicitations, de jouer devant le roi. On lui éleva un théâtre au Louvre, dans la salle des gardes, et il en fit l'ouverture, le 24 octobre, par la comédie de l'Étourdi. On sait de quels chefs-d'oeuvres il enrichit la scène. Le Tartuffe, les Femmes Savantes, l'Avare, le Misantrope, ont encore été moins appréciés que les tragédies de Corneille. Comme lui, il fut créateur de son genre. Nourri tout à-la-fois des productions des Grecs et des Latins, et de celles des Espagnols et des Italiens, il leur fut supérieur à tous.
A-t-il instruit les hommes de son tems ? les a-t-il corrigés ? Voilà la question. Il est possible qu'il ait réussi à les faire renoncer, jusqu'à un certain point, aux travers et aux sottises qui régnaient lorsqu'il parut ; mais ils n'ont fait qu'en changer, et s'ils ont été différens depuis lui, ils ne se sont point améliorés pour cela.
Racine partage encore aujourd'hui les opinions avec Corneille. Lequel des deux a eu le plus de génie ? Ils en ont montré un grand tous les deux. Si l'un a plus de perfection de style, l'autre a plus de force, plus d'élévation dans les idées ; si l'un parle au sentiment avec plus de succès, l'autre sait mieux élever l'ame ; l'un a mieux parlé le langage de la tendresse ; l'autre celui de l'énergie. Mais un troisième génie vint après eux partager l'empire de Melpomène. Voltaire, qui embrassa tous les genres, excella surtout dans la tragédie. Il a égalé quelquefois Corneille par la noblesse et la grandeur des idées, et Racine, par la connaissance du coeur humain, l'art d'émouvoir et de mettre les passions en jeu. Il a la pompe du style de tous deux, et souvent la magie du dernier ; il les a surpassés par l'imagination, l'invention, et le choix philosophique des sujets ; par la manière de tracer les caractères, et de traiter les grands intérêts ; par la richesse et la variété du coloris.
Le sombre Crébillon n'a pu se placer au même rang, que ces trois grands maîtres, et il est resté loin d'eux. Il a cherché à effrayer, en hasardant les spectacles terribles qui caractérisaient le théâtre des Grecs, mais ce ressort s'est brisé entre ses mains. D'ailleurs, il a trop négligé les charmes du style. Une seule de ses tragédies se joue aujourd'hui, et elle a perdu la réputation de chef-d'oeuvre qu'on lui avait faite.
Ducis a mieux réussi que lui dans le même genre, parce qu'il a uni la mélancolie à la terreur, et il a su faire passer, avec un grand talent, les beautés du théâtre anglais sur le nôtre ; beautés particulières et inconnues avant lui. Aussi, on peut le regarder comme le quatrième tragique de la scène française.
Dubelloy, Lafosse, Lemierre, Laharpe, Marmontel, ont obtenu des succès dans cette carrière, avant la grande révolution politique qui a ébranlé le monde entier. Le XVIIIe siècle leur est redevable d'une partie de sa gloire littéraire.
Mais cette même révolution, qui, en mettant fortement les passions en mouvement, semblait devoir produire des tragiques supérieurs à tous les siècles passés, par la nouveauté terrible des grandes scènes de toute espèce qu'elle a offertes, n'a pas pourtant produit un seul tragique qui eût approché des cinq que nous venons de citer.
Mais il a paru depuis son commencement, jusqu'aujourd'hui, beaucoup de bonnes tragédies du deuxième ordre, qui se distinguent particulièrement par la grâce du style. Chénier, Legouvé, Lehoc, et beaucoup d'auteurs vivans, dont nous n'avons pas besoin de rappeler ici les noms, se sont distingués dans ces derniers tems. Les plus jeunes d'entre eux pourront encore par la suite, augmenter les richesses de notre théâtre dans le genre tragique.
Remarquez que ce ne sont pas les tems où il arrive de plus grands événemens, les tems de troubles, où l'on traite mieux la tragédie ; mais ceux où on est sorti des révolutions. On est plus touché des actions réelles, que des peintures que l'on en peut faire, et l'énergie nationale est plus propre aux actions qu'aux discours. C'est au sortir des guerres de la ligue, que la tragédie se montra. En général, Melpomène, comme les autres muses, veut de la tranquillité et de la stabilité dans les états.
Il a paru un plus grand nombre d'auteurs comiques depuis Molière, qu'il n'a paru d'auteurs tragiques depuis Racine. Ceux qui après ce grand maître se sont fait le plus de réputation, furent, dans l'espace d'un siècle, comme l'on sait, Dufresny, Dancourt, Regnard, Destouches, Lesage et Piron, tous à-peu-près de la même école.
Ensuite, la philosophie du XVIIIe siècle ayant fait une nouvelle révolution dans les idées, il s'est formé une nouvelle école, et l'on a vu paraître Marivaux, Beaumarchais, Lachaussée, Diderot ; les auteurs ont été partagés entre ces deux écoles. C'est ainsi qu'on a vu l'énergique auteur du Philinte, qui a rappelé celle de Molière, et qui promettait un génie peut-être égal au sien, si sa mort tragique ne l'eût enlevé de bonne heure. Collin d'Harleville, après lui, a illustré la fin du XVIIIe siècle. De nos jours, un grand nombre de bons écrivains, ont entretenu la vie et le mouvement sur la scène comique ; Mercier, Cailhava, Chéron, Desforges, Monvel ; et, depuis eux, tous les auteurs dont s'énorgueillit l'époque actuelle, qui, si elle est inférieure sous le rapport de la force des conceptions dramatiques aux précédentes, est plus féconde qu'elles toutes, sous le rapport des pièces à intrigue et à aventures, et de celles où le dialogue est plein de vivacité d'esprit et de nuances du sentiment. On n'a peut-être jamais aussi bien entendu les finesses du dialogue, et le piquant des situations qu'aujourd'hui, et que les auteurs estimables dont je viens de parler. Si leurs pièces abondent moins en traits comiques d'une aussi grande force que leurs devanciers, c'est que la source s'en tarit insensiblement ; c'est que la mine théâtrale s'épuise.
Un genre dont la création a excité jadis bien des débats dans la littérature, c'est celui du drame. On a fait ce qu'on a pu pour l'exclure ; mais il a fini par se naturaliser sur la scène, et s'il ne compte pas encore beaucoup de chefs-d'oeuvres, c'est d'abord qu'il est tout nouveau, ensuite qu'il a rencontré trop de préjugés à vaincre dans une certaine partie du public accoutumée aux principes littéraires anciens ; enfin, c'est par le défaut du génie de la plupart de ceux qui l'ont cultivé. Plusieurs littérateurs en ont même dit du mal dans l'impuissance d'y réussir.
L'Opéra-comique a pris un essor élevé depuis trente ans et il a offert à nos écrivains une mine féconde. On compte en ce genre une multitude de pièces qui ne différent en rien de la bonne comédie, et où toutes les situations de la vie humaine ont été retracées avec beaucoup d'esprit et de finesse.
Les grands Opéras sont encore une partie intéressante de notre littérature, et beaucoup de pièces de ce genre sont regardées comme des chefs-d'oeuvres de poésie lyrique.
Le Vaudeville a rivalisé avec l'opéra comique, et ainsi que lui offre, quoiqu'en plus petit nombre, des productions qui ont un certain mérite littéraire ; enfin il est une sorte de pièces où la nature et la société ont été représentée dans ce qu'elles ont d'inférieur et peut-être d'ignoble, mais qui forme toutefois un genre particulier. Les Variétés ont eu aussi une certaine célébrité. C'est sur la fin du XVIIIe siècle que ce genre a pris naissance.
Le génie de la tragédie n'a plus la même vigueur sans doute qu'autrefois. L'empire de Melpomène semble s'affaiblir tous les jours.
Le genre de la comédie est encore dans un plus grand état de décrépitude. Il faut être juste ; à force d'écrire on finit par rentrer dans le même cercle, et à y tourner sans cesse, et si tout n'a pas été dit, on a au moins dit les choses les plus essentielles. On ne peut donc plus que glaner dans un champ qui est en repos, où il est difficile désormais de faire de nouvelles moissons.
Il ne faut plus s'attendre à rien voir d'important en fait de tragédies et de comédies, et le présent recueil sera donc à quelque chose près le complément définitif de l'ancienne collection du Répertoire. Il présentera presque en totalité tout ce qui a été composé de meilleur en tragédies, comédies, drames etc. depuis la publication de cette première collection. Mais en outre il offre un avantage que n'a pas l'autre, il renferme les meilleures pièces de tous les autres genres qu'on n'avait pas imaginé d'y faire entrer, c'est-à-dire, l'Opéra-lyrique, l'Opéra-comique et le Vaudeville. Pourquoi une collection telle que celle-ci serait-elle restreinte aux seules pièces jouées sur un seul théâtre ? Quelle est la signification de ces dénominations de théâtre français de théâtre anglais, de théâtre italien, de théâtre allemand, etc., sinon que les recueils à qui elle est appliquée, comprennent toutes les pièces composées en français, en anglais, en italien, en allemand, jouées sur tous les théâtres dramatiques de ces nations différentes, et dont le mérite est reconnu pour toujours ? On doit donc nécessairement donner le titre de théâtre français au recueil de toutes les bonnes pièces écrites en français, et jouées sur tous nos théâtres.
Peut-on disconvenir d'ailleurs qu'il n'y ait dans ces divers genres de l'Opéra-comique et du Vaudeville des pièces composées avec beaucoup de talent ? Quoi ! l'on fait figurer dans un Répertoire des tragédies de Rotrou, de Genest, de Campistron, de Scarron, de Monfleury, et l'on n'y admettrait pas les opéras de Quinault, que Voltaire et les plus grands critiques ont regardés comme des productions du premier ordre dans la poésie française ? Combien même n'y a-t-il pas de pièces, dans l'ancien répertoire, de Corneille, de Racine, de Molière, de Crébillon, de Regnard, qui sont bien loin de les égaler en mérite !
Il faudrait donc pour justifier l'exclusion des opéras d'une collection dramatique telle que la nôtre, prouver que la poésie lyrique doit être exclue de la littérature dramatique en particulier ? Et pourrait-on démontrer une pareille proposition ? Quinault n'est pas le seul qui nous ait laissé des chefs-d'oeuvres lyriques. Après lui, Danchet, Roy, Labruère, Bernard, Guillard, Morel, l'ont approché sous certains rapports, égalé sous d'autres, et quelquefois surpassé.
Si nous ne considérons que l'Opéra-comique, nous trouverons encore plus de raison de l'admettre. Un certain nombre de pièces de ce genre offrent autant d'intérêt que beaucoup de nos comédies où il n'y a point de chant, bien que la musique en ait fait rester, qui autrement ne seraient pas supportable. Beaumarchais a eu raison de dire jusqu'à un certain point que ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante.
Nul doute que, dans beaucoup d'opéras qui se jouent tous les jours, on ne trouve que des paroles et point d'action bien combinée. Mais toutes ne sont point dans ce cas. Les principaux opéras de Favart et de Marmontel, de D'Hèle, de Sedaine et de beaucoup d'autres qui ont paru depuis eux, sont de véritables comédies qui ne différent de celles proprement dites, qu'en ce qu'elles sont mêlées de chant. Au surplus, que les lecteurs qui n'ont pas une grande prédilection pour ce genre se rassurent, il s'en faut de beaucoup que nous ayons fait entrer ici tous les opéras qui se jouent. La même raison qui nous a fait mettre toutes les tragédies, comédies et drames restés au théâtre, ne pourrait pas être donnée pour insérer les opéras, attendu que la musique est pour eux le motif principal de leur conservation.
Nous avons donc fait un choix sur le grand nombre des Opéras, et ce choix n'a pas été fait par caprice ou arbitrairement. Nous avons pris pour guides le sentiment des critiques et l'opinion générale, et nous nous sommes aidés des conseils des gens de lettres et des amateurs éclairés, joints à notre propre jugement.
Nous appliquerons au Vaudeville les mêmes considérations.
Quant aux Variétés, que nous avons aussi admises, nous ferons observer que ce genre, parce qu'il est bouffon et burlesque n'est pas à exclure entièrement. C'est la Tabernaria des Romains, et certes, si les pièces de ce genre que l'on composa dans l'antiquité nous étaient parvenues, on les lirait : si nous ne connaissons que Térence et Plaute, c'est que le hasard et les révolutions l'ont voulu ainsi. Tout ce qui peint la nature doit être admiré, depuis le sublime jusqu'au grotesque. A-t-on rejetté les tableaux de Téniers, parce qu'ils ne représentaient que des scènes de village, et des personnages de la dernière classe ? et en sont-ils moins estimés des connaisseurs ?
Avant de finir, nous dirons deux mots du plan que nous avons adopté pour la classification des pièces de ce vaste Recueil. Nous les avons divisées en dix parties, savoir : Tragédies, Grands Opéras, ou Tragédies et Comédies lyriques, Drames en vers, Drames en prose, Comédies en vers, Opéras-Comiques en vers, Opéras-comiques en prose, Comédies en prose, Vaudevilles, et enfin, Variétés. Nous n'avons pas cru devoir y introduire la division en premier, deuxième, troisième ordre : nous eussions craint de déterminer auquel de ces trois degrés appartiennent les pièces des auteurs qui n'existent plus, et à bien plus forte raison celles des auteurs vivans. On sent d'ailleurs combien il serait difficile de répartir ainsi les productions dramatiques de ces derniers. De quelle autorité aurions-nous pu nous permettre de fixer ainsi le mérite de chacun d'eux ? Ce serait un sûr moyen d'en avoir le plus grand nombre pour ennemis ; de nous attirer les reproches où les sarcasmes de presque tous ; et le petit nombre de ceux à qui nous aurions ainsi de notre chef distribué les premières places ne prendraient pas notre défense.
Nous avons placé les pièces d'un même genre suivant l'ordre des dates de la mort de leurs auteurs, et celles de chaque auteur suivant la date de leurs représentations.
Pour éviter tout reproche de préférence entre les auteurs vivans, nous avons placé leurs pièces suivant l'ordre alphabétique. Ainsi ceux qui se trouveront les derniers ne pourront s'en trouver humiliés, et n'en accuseront que les lettres de l'alphabet ; par conséquent le rang qu'ils occuperont sera dû au hasard comme toutes les fortunes de la société, et malheur à celui dont la première lettre du nom est un T ou un V, si toutefois c'est un malheur. Au surplus, ses pièces n'en seront pas moins lues avec intérêt, et cela n'influera en rien ni sur sa renommée, ni sur le degré de curiosité des lecteurs : ainsi donc qu'ils s'en console !
Nous avons placé des notices biographiques à la tête des pièces du genre où chaque auteur s'est le plus distingué. Nous racontons franchement et sans partialité la vie de chacun, et ses actions, et si nous y ajoutons quelques réflexions, elles sont courtes, et selon notre façon de voir. Si nous ne déprécions point, nous ne flattons point non plus.
Quant aux auteurs vivans, nous donnons aussi des notices sur quelques-uns d'eux, et autant que les renseignemens que nous avons pu obtenir nous en donnent la facilité ; mais on sent que nous ne pouvons nous permettre de parler avec un grand détail ni de leur vie ni de leurs actions privées. Nous nous contentons d'indiquer les emplois qu'ils ont pu occuper, les actions utiles par lesquelles ils ont pu se distinguer, et les ouvrages par lesquels ils sont connus. On ne doit aux morts que la vérité, mais on doit aux vivans des égards, comme a dit Voltaire.
De plus, nous avons inséré quelques-unes des préfaces et ceux des avertissemens des auteurs, qui peuvent être de nature à piquer la curiosité, ou lorsqu'il y est question de la littérature ou du théâtre.
Nous pouvons sans ostentation le dire ici : nous ne doutons pas du succès d'une collection qui renferme tout ce que les plus grands dramatiques de la France ont produit de mieux depuis quarante ans dans la tragédie, et la comédie, et depuis cent cinquante ans dans l'opéra. C'est un monument que nous élevons à la gloire nationale, et qui démontrera, de la manière la plus victorieuse et la plus manifeste, la supériorité littéraire de la nation française sur toutes les nations de l'Europe. Ce recueil qui renferme tous les trésors de la littérature dramatique française, prouvera évidemment ce que nous avons avancé dans notre prospectus : que le Théâtre Français est non-seulement le plus riche des théâtres de l'Europe, mais encore à lui seul, qu'il l'est plus que tous les autres ensemble».
Or, comment ne nous croirions-nous pas assurés des suffrages du public, puisque nous ne lui présentons que les productions dramatiques dont notre littérature puisse s'énorgueillir, et dont se glorifie le public lui-même ?