L'Affûteur
(1894)
L'affûteur qui s'est accroupi
Au clair de lune, contre un bouleau,
Attend qu'il passe un beau lièvre
Tout en mâchonnant une vieille chique.
On dirait qu'il s'est endormi,
Ramassé dans sa camisole,
L'affûteur qui s'est accroupi
Au clair de lune, contre un bouleau.
Il fait si bon, par les nuits d'août...
La bête vient, saute et caracole.
Paf !... il se dresse comme un écureuil,
Au clair de lune, contre un bouleau,
L'affûteur qui s'est accroupi. |
Les Abeilles qui essaiment
(1894)
A
LLONS ! vite ! vite ! voilà les
abeilles qui essaiment
- Hie ! oui, da. -
- Courez tout de suite chercher les couvercles de marmite et le
chaudron troué qui est au fournil.
Vite ! appelez Hubert pour venir tintamarrer avec nous. Donnez-lui le
vieux bidon et le tisonnier.
C'est cela. Frappez, frappez encore plus fort
Je vous l'avais bien dit, n'est-ce pas, qu'elles essaimeraient
aujourd'hui ! Celles de Jacques ont essaimé avant-hier, et
depuis ce matin, celles-ci « font la barbe » (1).
Allons donc, mes amis, si vous ne frappez pas plus fort, elles vont
tantôt s'en aller.
C'est bien dommage qu'on ne sache pas les paroles qu'il faut dire !
Regardez quelle armée d'abeilles ! Il y en a encore mille et
mille !
Ecoutez un peu quel bourdonnement, quelle rumeur il y a là
dedans !
Faites du bruit, encore !
Elles vont se jeter dans la haie ou sur le petit groseiller !
Elles tombent dans la haie : Il n'y a plus besoin de tintamarrer, c'est
bon ainsi !
Nous aurons bien difficile de les rassembler. Allez chercher la vieille
ruche qui est derrière le rucher et rapportez-moi mon
capuchon en même temps.
Laissons-les un instant tranquilles. Elles vont se rassembler et nous
les aurons toutes.
Tenez ! voilà le capuchon, les moufles et la ruche.
Faites doucement, savez ! tâchez de les secouer d'un plein
coup, - et prenez garde à vous, qu'elles ne vous piquent !
Voilà l'affaire faite.
Laissons la ruche en paix jusqu'à la nuit.
Et maintenant, Hubert, venez boire la goutte ! Nous l'avons bien
gagnée.
Les abeilles ont essaimé !
________________________________
(1) Se dit des abeilles quand elles se suspendent
à un arbre, en grappe, en forme de barbe.
Bohémiens
(1898)
D
EPUIS deux jours la Meuse est prise et il
fait un froid de diable.
Le pays est blanc sous la neige. Les petits oiseaux ne savent
où s'abriter. Les corbeaux, eux, tournoient à
travers la campagne en croassant. Dans les hautes branches des arbres,
la bise se déchaîne à vous rendre fou.
A Engis, une roulotte toute démantibulée, et qui
ne tient plus pièce ensemble s'est
arrêtée.
L'homme, un grand noir frisé, a dételé
le cheval. Laissant voir des cuisses comme des cercles de tonneau, la
pauvre bête, qui n'en peut quasi plus, pèle avec
ses dents les buissons d'alentour.
Prés du pont du ruisseau, deux gamins à genoux,
soufflent de toutes leurs forces et se mettent en sueur pour allumer
des branchettes qui ne veulent pas brûler.
Auprès d'eux, leur mère, assise sur une chaise
qui n'a que trois pieds, tresse une manne, avec un tas d'osiers sur les
genoux.
Accroupie contre la roue de la roulotte, avec sur ses
épaules un grand vilain surtout de soldat, une vieille
femme, sûrement la mère de l'homme, fume dans une
courte pipe de terre, et déplume la poule grasse qu'elle a
larronnée en passant le matin au village de Ramet.
C'est elle qui tire les cartes dans les fêtes du Condroz.
Elle passe pour avoir plus de nonante ans. Une mèche de
cheveux gris sort de son bonnet sale et le vent fait voltiger autour
d'elle le duvet de la poule qu'elle tient dans ses doigts crochus.
Au milieu d'eux, une pie, les ailes coupées, sautille et va
de tous côtés. Par la porte, on voit à
l'intérieur de la roulotte, un pauvre vieux singe
recroquevillé dans une camisole, et qui grimace tout en
toussant.
Et, debout au milieu du chemin, les deux bras croisés,
l'homme aux yeux verts de chat regarde au-dessus de la Meuse une bande
de canards sauvages qui s'envole du côté du soleil.