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TABLE
[PARTIE 1]
Romatiques et
intransigeants
Eugène Delacroix
Victor Hugo
Alexandre Dumas
Théophile Gautier
Madame Dorval
Frédérick Lemaître
Alfred de Musset
George Sand
Arsène Houssaye
Jules Janin
Balzac
Gérard de Nerval
Lamartine
Alphonse Karr
Théodore de Banville
[PARTIE 2]
Les peintres de la couleur et du sentiment :
[Ary Scheffer, Deveria, Boulanger, Decamps,
Marilhat, Diaz, Théodore Rousseau, Jules Dupré, Corot.]
Alfred de Vigny, Emile Deschamps, Auguste Vacquerie, Joseph Delorme
Le Camp des Tartares : Petrus Borel
La Bohême romantique :
[Louis Bertrand, Philotée O'Neddy, Mallefille,
Etienne Eggis.]
Les Romantiques d'arrière-garde :
[Alphonse Esquiros, Roger de Beauvoir, Charles
Coran, Henri Vermot,
Charles Baudelaire, Napol le Pyrénéen,]
[Charles Didier, Catulle Mendès,
Barbey d'Aurevilly, Clément Privé.] |
~ * ~
Romantiques
et
Intransigeants
..................................................
Vous dont les censures s'étendent
Dessus les ouvrages de tous,
Ce livre se moque de vous.
MALESHERBES.
Les puissants, les fortunés, les légistes obèses et les bourgeois
tremblaient. Les cloches de la
Notre-dame
d'Hugo, avaient sonné à toute volée l'appel aux armes. Chaque réunion
devenait une bataille. Des hiérarchies littéraires jusqu'aux corps
d'état, la ligue défensive s'organisait. La résistance au romantisme se
composait des mêmes adversaires que ceux qui préconisaient l'ordre
établi en politique : les chauves de toutes les catégories, les
cuistres du professorat, avant tout, les hommes qui passaient de
l'exercice du prétoire à l'épicerie et auxquels est familière cette
pose qui consiste à croiser ses mains sur l'abdomen et à tourner ses
pouces ; tous ces prud’hommes au ventre tendu comme des tambours et aux
membres cartilagineux et flasques, tous ces gluants de nuance indécise,
au masque gras et rasé reposant leur menton sur un col triangulaire,
trouvaient le secret de prolonger la bataille. Ils mettaient la même
emphase à porter la queue de la tragédie qu'on en met aujourd'hui à
porter la queue des ordres moraliens ; alors comme à présent c'étaient
bien les mêmes têtes qu'on aurait dû servir sur du papier découpé comme
on sert la tête de l'animal aux longues soies qui les symbolise en
politique et en littérature.
Les victoires de Casimir Delavigne ne laissaient pas alors beaucoup de
vaincus derrière eux ; « il a eu son heure, il a eu son jour, écrit
Arsène Houssaye, mais ce fut un jour sans lendemain. N'a pas d'ailleurs
qui veut, parmi les mieux doués, le rayon d'un jour. C'est moins le
rayon de l'invention qui aura manqué à Casimir Delavigne, que la
science du style qui donne le sceau de l'immortalité. Il avait fini par
s'imprégner du sentiment romantique : mais l'opinion est une grande
dédaigneuse qui ne revient pas sur ses premiers jugements ; chez
Casimir Delavigne le passé a tué l'avenir. Shakespeare et Hugo ont eu
beau lui donner les admirables leçons de la grandeur, de la beauté, du
pittoresque : il n'écoutait que d'une oreille, tant il entendait encore
les chansons de Ducis et de Colin d'Harleville. » Aujourd'hui, les
Ducis de la littérature reprennent le terrain qu'ils ont cédé et
encombrent les vitrines des libraires, ils repoussent aussi féconds que
des betteraves dans un champ ; vrais ressemeleurs des idées d'autrui,
leur littérature est une orgie d'eau claire où transpare mieux encore
la pauvreté, la débilité de l'oeuvre, la sentimentalité bête. Les femmes
y ressemblent aux figures orthopédiques dont on rectifie les défauts de
taille ou de hanche à l'aide d'un appareil ; cela s'appelle la vertu,
l'honneur, le dévouement, voire même l'amour, quand par hasard le
romancier y pense. Seuls, les derniers romantiques éclairent encore le
sommet de la montagne gravi autrefois, Hugo en tête. La chaleur du
rayonnement est restée si forte, qu'elle passe sur les paupières de
ceux qui dorment et les réveille. Qu'était-ce donc à son aube ?
Le style, le craquant du modelé, le velours et la rugosité des termes,
le scintillant du mot, l'art de chromatiser des périodes, de faire
mordre la chute d'une phrase, et de bafouer la méthode, la pratique de
l'onomatopée, la recherche dans la brisure des phrases de l'effet rêvé
par le peintre, lorsqu'il fait rebondir son rayon sur l'angle d'un
meuble : ce sont là les aspects de forme les plus achevés du
romantisme. Dans cette vaste combinaison de vocables, le coloris
artistique atteignit des intensités si vives qu'elles paraissent encore
imprévues. Ce fut un éblouissement. Il y en eut - Louis Bertrand par
exemple, - qui taillaient le mot comme une facette ; et lui donnaient
des évidences, des rondeurs de relief inouïes ; une seule phrase
enfermait un tableau, dans sa brièveté qui possédait sa perspective,
ses notes, ses tons et ses valeurs ; le muscle anatomique de la
charpente s'y faisait sentir sous la coloration ; ce n'était pas la
phrase faite de vapeurs tissées ; sous le dessin grammatical de
l'enveloppe pleine et charnue, on sentait affluer le sang, la vie. La
divinité du romantisme semblait, d'après les préceptes de la nouvelle
génèse du beau, répandre la forme par la nature pour se réjouir ; le
style était devenu un art de lapidaire ; on ciselait des joyaux
gothiques et des joyaux renaissance. La langue était découpée, fouillée
en arabesques qui se chantournaient avec un caprice infini, et une
puissance souveraine. Beaucoup de titres d'ouvrages qui n'ont jamais
paru, sont toute une révélation :
Pâtures
à liseurs, Faust dauphin de France, Aventures de deux gentilshommes
périgourdins, Fumée de ma pipe, Choses quelconques, Contes du Froc et
de la Cagoule.
Le
capitaine Fracasse,
qui fut seul publié, avait été rêvé à cette même heure où
l'exaspération du bourgeois hurlant d'horreur était la plus haute
récompense d'une veille d'écrivain, comme elle l'est restée
aujourd'hui. Quel contraste que cette filière du XVIe siècle, en regard
de sa solidité, l'ancienne école, haute en dignité et en ampleur,
pétrie d'arrogance et d'immobilité ! La victoire fut loin de demeurer
facile. Les vieux troncs superbes du siècle monarchique étendaient leur
solennel feuillage sur le monde littéraire, abritant quelques
vieillards augustes ou dignes de l'être. Ces illustres lisaient
Shakespeare dans la traduction de Ducis, comme on lit Homère dans
Bitaubé ; traduction après laquelle on était tenté, afin d'échapper à
l'absurde, de parler quelque temps auvergnat. Tout ce qui reflétait
l'ardeur des sens était condamné sans merci. La passion devait demander
cinq actes lamentables pour exposer sa flamme, sous peine d'être
expulsée du théâtre. On n'était pas plus engoué de Pradon. En
politique, on déracine des principes et des gouvernements ; en
littérature cela ne se peut ; il faut vivre à côté les uns des autres,
mais ce choc continuel est un élément de force.
Or, le romantisme, sur lequel pesaient tant de sourdes haines, avait
des délicatesses et des minuties de touche qui
relevaient un peu de l'art flamand, mais,
rompant
avec l'ennui dogmatique, poussant son hourrah sous les vieux cloîtres
abandonnés, allégeant la poésie de ses dictionnaires, et la peinture de
ses perpétuels fonds de fabrique, il devait compter avec les fidèles de
l'ancien temple. Tout ce qui dormait dans l'officialité du style fut
réveillé bon gré mal gré. Les nouveaux profanateurs de tombes se
plurent à évoquer les légendes, comme le jeune moine d'Henri Heine qui
évoquait à l'aide de la « clef d'enfer » la pauvre beauté morte
enveloppée de ses blancs tissus. On se passionnait pour ces figures qui
sentaient leur damnation. L'architecture monastique servait de cadre à-
des fictions amoureuses terribles ; le donjon relevait son pennon,
ouvrait ses trappes, ses oubliettes ; le drame parcourait des cercles
doubles plus nombreux que ceux du Dante; le chef de bande, Hernani,
avait crié holà ! à tous, barons, proscrits, moines, bacheliers, qui se
réveillaient étonnés de se retrouver chez eux, et recommençaient à
gravir les escaliers des vieilles tours. On dérangeait les chouettes,
et on entendait la retombée des chaînes avant minuit ; un cliquetis de
ferraille battait les pages du roman, et le critique tenait pour
contrepoids de sa plume une lanterne sourde, afin de ne pas perdre
l'équilibre.
C'était bien l'amour de la ligne pour la ligne, qui consiste à mettre
dans une création littéraire autant de galbe et de dessin qu'il y en a
dans un marbre, autant de charpente que dans l'architecture, à faire de
l'émail dans le jeu des idées, comme on en fait dans le sens pictural,
à étreindre « l'océan des choses » éparses dans la création, afin de
les styliser en une enveloppe qui leur communique la force, la
tournure, le mouvement. C'était bien en un mot, s'assumer toutes les
ivresses de la matière ; car, dans le mot, dans la plastique de la
prose, on s'enivre à la fois du son, de la coupe, de la couleur ;
quelques écrivains ne donnèrent jamais que de la fresque, comme
d'autres accusèrent les objets par la fameuse tache des
impressionnalistes ; mais le procédé est le même c'est toujours la
recherche très-positive du vrai.
On a, appelé le romantisme « littérature des sens. » Soit ; mais, en
littérature, l'inspiration est souvent une chose banale en son
universalité ; tout le monde peut être ému par un coucher de soleil,
mais ce qui n'appartient pas à tout le monde, c'est d'enfermer ce qui a
été vivant et coloré, dans une oeuvre écrite ou sculptée, dans la
facture toute charnelle de l'art. Ce qu'il y a de juste en littérature,
c'est le métier. Gautier l'a proclamé et prouvé. La forme dans l'art
est comme Hélène ; « le poëte la crée à sa fantaisie ; elle ne sera
jamais majeure, jamais vieille ; elle a toujours l'aspect séduisant qui
éveille le désir. » Ainsi donc, hors du sensible, du jeu de la vie, il
est douteux de faire régner le beau. La langue abstraite des idées qui,
sans cesse agrandit le domaine du rêve, ne saurait lutter avec
l'expression des faits extérieurs. C'est l'expression qui coordonne
jusqu'aux ombres et les rend malléables, comme l'argile sous les doigts
du modeleur.
L'expression est la clef magique que Méphisto remet à son disciple,
clef servant à rendre palpables les fantômes du passé : « Elle m'a
guidé, dit Faust, à travers l'épouvante et le flot et la vague des
espaces solitaires, et m'a ramené sur ce terrain solide. Ici je prends
pied,
ici est le
domaine du réel.
» Il n'y a que les affolés du contour énergique auxquels il soit donné
de comprendre que la beauté absolue ne prendra jamais pied hors de ce «
domaine du réel ».
Et voilà pourquoi Arsène Houssaye a pu dire en sens contraire : Enfin,
Hugo vint, comme Boileau avait dit : Enfin, Malherbe vint. C'était la
vie qui revenait sur le néant.
Mais citons la page de l'auteur du
41e
fauteuil
: « Ce que Malherbe avait ôté à la glorieuse Renaissance, il nous le
rendit ; il fit mieux, il nous donna Victor Hugo. Ce fut comme un
éblouissement. Les Rhéteurs furent aveuglés, mais toute la jeunesse
baigna ses yeux dans cette lumière inattendue. Victor Hugo, dieu du
jour, conduisait le char du soleil. Bienheureux surtout ceux qui
avaient alors vingt ans, car tous, Alfred de Musset comme Théophile
Gautier ; Alfred de Vigny comme Auguste Barbier, tous se jetèrent en
cette autre Renaissance, qui faisait la nuit sur les vieilles écoles.
La poésie française avait désormais un maître ; Lamartine fut l'aurore,
Victor Hugo fut le soleil.
« Au théâtre, chacune des heures de Victor Hugo fut une bataille et un
triomphe. Ces jours-là, Paris avait la fièvre, on sentait que l'esprit
humain était en jeu. C'était en vain que toutes les intelligences qui
retardent assemblaient les nuages sur la lumière, la lumière
resplendissait.
« Les victoires de Victor Hugo ont été d'autant plus belles qu'elles
ont été rudes ; la France est ainsi faite que tout emmaillotée dans la
tradition, elle ne veut admirer que les morts. On n'a pas oublié encore
la guerre aveugle de la critique ; Gustave Planche, entre autres, y a
cassé ses dents. Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que les fils de la
Révolution étaient les plus acharnés à combattre ce révolutionnaire de
la poésie, de l'imagination et de la langue. Armand Carrel n'a-t-il pas
dit que Victor Hugo passerait comme le café! »
Ce grand nom de Victor Hugo part de l'aurore du romantisme dont il est
le soleil levant, pour protéger encore à son couchant l'école de la
vérité. Cela nous ramène directement à la question si actuelle et si
vivante de l'impressionnalisme en littérature, et c'est en quoi ce
livre sur les romantiques n'est pas isolé de certaines créations
contemporaines.
En principe, nous croyons que l'on doit arborer ce point de départ des
littératures modernes : c'est que s'il convient à quelqu'un dans une
couvre d'imagination d'exprimer l'équivalent du veau à deux têtes ou de
la femme à barbe, toute liberté d'exhibition doit lui être laissée. La
critique opère son scalpage, et elle l'accomplit avec d'autant plus de
sévérité que l'auteur a été maître de réaliser ce qu'il voulait. « La
moralité d'un livre a dit un des maîtres impeccables de l'esthétique,
n'est pas dans la nature des événements dont il se compose. Elle est
dans la vérité et dans la beauté. » Et si les odeurs de l'
Assommoir, si le
Ventre de Paris
ont pu sembler parfois irrespirables, comment nier que la forme soit
aussi saisissante de vie par tous ses aspects, qu'un amas de vers
grouillants dans un morceau de viande gâtée ? S'il est des estomacs qui
peuvent absorber ces aliments travaillés de putréfaction, pourquoi les
empêcher de s'en nourrir ? L'art doit tout tenter, tout oser. S'il lui
plaît d'aller jusqu'à l'extrême limite du dégoût ; s'il a le don
d'exciter les nausées, c'est au lecteur d'éviter de frôler la muraille
sur laquelle on n'aura pas placé l'inscription :
défense de déposer des ordures
le long de ce mur
; c'est à l'odorat de nous garder dans le détour à faire, dans le
chemin à prendre. Une des plus grandes erreurs est de prétendre que la
secte des impressionnalistes a l'ordure en prédilection. Elle ne
l'exclut pas lorsqu'elle la rencontre ; elle ne se promène pas dans les
quartiers neufs, mais elle ne cherche point comme parti pris le
nauséabond, et ne s'englue pas exprès dans toutes les boues. Ce qui
fait une conception, ce n'est ni la localité d'une peinture, ni le
morceau isolé, c'est l'ensemble, c'est l'abject à côté du beau relatif.
Voilà pourquoi les intransigeants nouveaux qui ont entrepris de
regarder toutes les hideurs, toutes les plaies, à côté de ceux qui ne
rêvent qu'aux épanouissements et aux aurores blondes de l'humanité ;
voilà disons nous pourquoi, les intransigeants lancent aussi bien leur
projectile dans l'arène littéraire qui se compose des uns et des
autres, impressionnalistes, puristes, sous l'unique condition d'être
sincère. Regardez les paysages hollandais : il en est auxquels on
devrait mettre trois signatures. Celui qui a touché ce ciel, ce
buisson, ne s'est point occupé de peindre les petites vaches rousses
qui mordillent l'herbe du pré ; la main qui a frisé cette longue plume
sur un chapeau de feutre rompu, coiffant quelque digne personnage, est
étrangère aux autres parties de la composition. Cependant la scène n'en
est pas moins merveilleuse, trempée de lumière et d'esprit clans tous
les coins.
Le même fait se présente ailleurs, et l'intransigeant, le paroxyste qui
éprouve le besoin de protester contre l'annihilation complète des
Ingristes et des Ponssards bourgeois bornant à eux seuls l'horizon
romanesque, celui-là possède sa résonnance voulue et nécessaire, qui
s'impose à l'oreille, comme sa note s'impose à l'oeil. Les tomber,
comme on dit en style professionnel, est aussi absurde qu'illusoire.
Balzacs de barrière, le nez plongé dans toutes les fétidités, leur
mission est aussi importante que celle de l'auteur de la
comédie humaine.
La
Fille
Elisa, qu'il
a été question de poursuivre, en ce qu'elle éraillait certains
amours-propres auxquels il n'est pas bon de toucher, si l'on veut
dormir tranquille, la
Fille
Elisa
entendit longtemps réitérer sur elle la fameuse sentence de mort qui,
au commencement de l'ouvrage, est « sortie de la bouche édentée du
président comme d'un trou noir. » Mieux eût valu être atteint et
convaincu de vol, que d'être surpris sympathisant au sentiment
profondément philanthropique qui avait dicté le livre à un homme de
coeur. On passait bien à regret à M. Zola les tripailleries enchassées
dans une langue d'une autorité d'image coulée dans le moule le plus
énergique qui soit au monde ; mais les révélations de tortures d'une
maison centrale, mais la honte infligée aux équarrisseurs de bêtes
humaines, cela ne se pouvait. L'auteur eut certes, pendant un moment,
la crainte d'aller occuper le banc où nous avons eu l'avantage
d'entendre accumuler deux fois sur notre personne une heure et demie
d'injures. Comme revanche on poursuivit le
Tintamarre,
et, disons-le une fois pour toutes, nous plaindrons toujours, de
quelque parti qu'il relève, l'homme condamné à voir amasser sur sa tête
en quelques heures, plus de fange qu'il n'aurait pu en accumuler dans
ses écrits. L'écrivain est traité avec une violence de haine que le
forçat ne connaît pas ; car les instrumentistes criminels ne sauraient
avoir de haine contre le forçat dont ils se débarrassent, tandis qu'ils
sont obligés de rendre l'écrivain à la société. Ils le suivent, par la
pensée, sortant de l'audience, rentrant chez lui, s'épongeant le front,
retrouvant un petit - très-petit cercle de fidèles, - qui le
réconcilient avec le travail, et voilà ce qui les remplit d'une sourde
rage. Ils ne pardonneront jamais à un homme de lettres de ne pas se
suicider en sortant du palais.
L'intransigeant ou l'impressionnaliste doivent se considérer d'avance
comme des gibiers judiciaires. Tôt ou tard, deux ou trois membres de
l'école, peut-être même toute l'école, y passeront. Ce ne sont pourtant
que des questions purement littéraires ; mais qu'importe, il faudra
bien qu'ils y passent, qu'ils soient attachés à tous les poteaux
d'infamie : la vérité dans l'esthétique déplaît autant qu'en politique.
Il y a donc un double mérite aux intransigeants à continuer leur
oeuvre, car il y va de leur tranquillité, de leur fortune, de leur
existence. On poursuivrait jusqu'aux arrière-neveux d'un intransigeant.
Si quelqu'un se dispose dans un roman que je ne saurais prévoir, à
faire la moindre allusion à ce que j'appellerai « la partie sensorielle
de l'humanité », c'est grave, très-grave, tout ce qu'il y a de plus
grave. L'Evangile l'a condamné, les multitudes l'ont lapidé d'avance ;
l’arbre en zinc du boulevard se dépouillera tout exprès de ses feuilles
pour ne point l'abriter ; les fontaines publiques distilleront du
poison à son usage ; légitimistes, orléanistes, jésuites, libres
penseurs, fonctionnaires départementaux, nécromanciens, employés des
pompes funèbres, banquiers, mères de famille au corset craquant sous
l'obésité, industriels, philantropes, membres des comices agricoles,
sportmens, spéculateurs, hommes politiques et privés, se souvenant
qu'ils sont abrités par le gouvernement, sentiront leur colère tourner
à l’apoplexie. Il y aura toujours bien dans le code, à l'usage de
l'incriminé, quelques traits concernant l'empalement, et ces mêmes
cuistres, qui se figurent entendre quelque chose au métier, parce
qu'ils ont donné à dîner à un homme de lettres, savoureront, à un repas
bien pensant, avec l'expression intelligente d'une carpe, l'écho du
journal annonçant la condamnation du susdit personnage. Les mieux
disposés réclameront pour lui le choix entre l'exil et le droit de
s'ouvrir le ventre. « Il faut véritablement, disait quelqu'un qui ne
peut plus être cité au parquet parce qu'il est mort, que la France soit
douée d'un bien joli tempérament pour continuer comme elle le fait, à
enfanter chaque jour, malgré les gens en place, de nouveaux artistes.
On se targue beaucoup en France d'encourager les arts et les
beaux-arts.... C'est la plus abominable hâblerie qui ait jamais été
débitée sous le ciel. »
Tout ce qui ne répond pas au convenu, tout ce qui se meut en dehors,
est donc plus que jamais destiné à faire acte d'offuscation ; tout ce
qui étend la couleur par la métaphore sera consacré comme illusoire.
Aujourd'hui, l'épithète qu'on clouait dans la phrase comme l'aile d'un
papillon contre un mur, est regardée avec horreur et, de plus,
condamnée par la loi.
Mais qu'ai-je nommé, grand Dieu ! si je t'oublie jamais ô épithète trop
adjectiviale, toi et le rôle que tu peux jouer dans un casier
judiciaire, puisse ma langue se coller à mon palais, mes doigts se
dessécher, mes genoux être meurtris, mes cheveux et mes ongles pousser
comme ceux de Nabuchodonosor - pour les archéologues
Nabouchoudouroussour - puissé-je, si je commets la faute de t'accrocher
encore au bout d'une phrase, ô syllabe maudite, être condamné à
parcourir comme une âme en peine, les toits d'ardoise sous lesquels
reposent tes persécuteurs, ou les épouvanter de mes hurlements, ainsi
qu'une bête nocturne.
Donc ce, qu'on devrait appeler le « gueuloir » moderne des
impressionnalistes littéraires, représente la situation, en 1830. C'est
un effort vers l'affranchissement perpétuel de la langue, en dépit des
grammairiens de Thémis, de la critique littéraire qui devrait être un
atelier où chacun vînt réaliser sa toile pour les concours, et non une
tribune pédagogique.
Mais l'infection présente des gouvernements, s'attache à tout ce qui
n'est pas l'industrialisme du livre. Vous choquez, on vous dévore.
C'est pourquoi nous faisons un retour vers l'âge d'or du rythme, où les
censeurs aussi âpres et moins puissants ne parvenaient plus à empêcher
ce grand régal du beau plastique, dont la magistrature maintenue dans
son prétoire, ne pouvait, malgré ses efforts, entraver l'évolution.
Nous l'étudierons dans les derniers feuilletons de Janin, de Gautier,
de Ste Beuve, qu'on ne pourra point dénoncer, où nous retrouverons
Gautier aux prises contre Paul Delaroche, Delavigne et Ponsard. Tous ne
s'attaquent-ils pas aux mêmes antagonistes que nous, à ceux qui font
métier de flatter les passions puériles d'un public qui persiste a se
croire né malin ?
Et quelle jouissance pour ceux qui sont condamnés à se taire, de voir
la horde romantique s'en prendre aux mêmes plaies qui nous dévorent
tout vifs, en 1878, cribler la soi-disant école « dite du bon sens. »
Quel plaisir de contempler dans une béatitude parfaite, nos oppresseurs
littéraires, fouaillés par eux comme des manants, sans qu'ils puissent
s'en prendre à nous. Nous nous estimons alors bien vengé de ce
pionicat, de ces gardes-chiourmes sous lesquels nous rampons. « Oh! les
bonnes fanfaronnades ! disait quelqu'un « qui n'était pas du clan de
1830, mais qui les connaissait, et comme souvent ils ont dû rire entre
eux, les bons apôtres !... heureux temps ! heureuses gens ! Ceux-là,
certes, ont eu leur jeunesse, ils ont appris l'art dans la liberté et
dans la joie ; en un mot ils ont fait tout ce qu'ils ont voulu gaiement
; c'est encore le meilleur moyen d'arriver à faire quelque chose de
bon. Aussi s'en sont-ils donné de tout leur coeur, ils ont couru de
toutes leurs jambes, crié de tous leurs poumons, et c'est pourquoi ils
sont restés bons marcheurs et bons parleurs. Et, généralement, c'est
parce que le siècle a fait
Champavert
et
Feu et Flamme,
qu'il a produit dans sa vigueur les oeuvres saines et robustes qui
l'honorent. Le mouvement était donné, tout le monde marchait. »
Eugène Delacroix
D
E ce rayonnant tableau, détachons d'abord
la figure de ce foudre de couleur qui s'appelle Eugène Delacroix.
C'est à travers le saisissement, l'effroi, l'emportement, le surhumain
de l'expression qu'il se révèle. Son génie est une explosion de lumière
et d'effet, qui s'impose encore plus par la véhémence, la passion que
par la couleur. La physionomie, hautement mélancolisée sous la brosse
de Géricault, reflète le fier et immense essor de l'esprit. Un de ceux
qui l'ont bien connu à l'époque de ce portrait, en 1822, dit que la
nature altière de Delacroix plane au-dessus de la haine ou de la
critique « comme cette fulgurante figure d'Apollon qu'il a jetée aux
voûtes du Louvre, oublie, dans la splendeur des cieux, les chimères
qu'il vient de terrasser. »
Le portrait que nous avons sous les yeux est une des dernières oeuvres
de Géricault, il date par conséquent de l'époque où Delacroix venait de
faire
Dante et Virgile.
L'auteur du
Radeau de
la Méduse ne supposait guère, sans doute ; que cette
toile dépasserait l'atelier ; car il n'a pas jugé à propos de revenir
par des retouches ou des glacis, comme lorsqu'il s'agit de terminer une
oeuvre pour les expositions ; il s'est contenté d'exprimer dans un
faire large et
vivant, la virilité de conception, la puissance créatrice de ce jeune
homme dont on aurait pu dire comme d'Hugo :
Lui dont la main fermée est pleine de tonnerres.
Le sourcil est arqué, peu prolongé ; l'oeil gris bien fendu ; les
cheveux ont des reflets fauves ; la barbe a des tons roussâtres sur une
lèvre bien ondulée ; la bouche, par la vigueur et l'énergie du dessin,
accuse la pression autoritaire de l'esprit, qui saura mettre en ses
paroles l'empreinte d'une superbe rébellion contre les coteries
systématiques. C'est bien cette bouche qui devait clouer, par sa fière
réponse, l'objection de M. de la Rochefoucauld, intendant des
Beaux-Arts, tentant de ramener le peintre dans les voies classiques : «
Qui prouve que ce n'est pas moi, qui vois juste ? - Tout le monde ! -
Eh bien ! tout le monde voit faux. »
La figure de Delacroix est osseuse, comme celle d'un homme que la
pensée absorbe, le menton fortement prononcé par un large méplat. Pour
costume, un paletot marron ; au cou, une cravate noire, nouée à la
marinière, laissant à peine distinguer un soupçon de chemise.
Telle est cette physionomie de peintre ou de poëte, réapparaissant avec
sa suprême élégance sur cette toile inédite. Aujourd'hui, le fond
bitumeux en est un peu poussé au noir ; mais on y peut suivre les
contours éclairés de la chevelure qui, chez les hommes d'inspiration,
semble soulevée par une sorte de flamme intérieure qui circulerait
entre les réseaux du front. Le peintre du
Massacre de Scio,
de l'
Entrée des Croisés
à Constantinople, du
Saint-Sébastien,
ne cherche qu'à prouver cette théorie, que la ligne n'existe pas, que
le rayonnement lumineux donne seul le contour, la vie, la forme, le
mouvement, l'âme en un mot. De même que Victor Hugo tranche le noeud
gordien des trois unités, ce grand oseur, ce demi-dieu, fait une trouée
dans les nuées classiques et les enfièvre de sa sauvagerie, de sa
rudesse ardente. Inquiet, bouillant, opiniâtre, il pousse la couleur
jusqu'au paroxysme ; Goethiste et Shakespearien, créant, ainsi que
Rembrandt, « comme par une sorte de vision intérieure qu'ils ont le don
de rendre sensible avec les moyens qu'ils possèdent, et non par l'étude
immédiate du sujet, » cachant sous une froideur apparente « une âme
battue par les passions du génie, » selon le mot d'Arsène Houssaye qui
a suspendu dans les galeries modernes un portrait de Delacroix plus
vivant que tout autre. « Ingres est parti du bas-relief antique, »
écrit l'historien de Léonard de Vinci, « Delacroix est parti de la
passion moderne. C'est l'homme des temps nouveaux. S'il a vécu dans
l'antiquité par des existences antérieures, il ne veut pas que son
souvenir s'y attarde trop longtemps. Quand il est obligé d'être
mythologique, il l'est avec tant de liberté qu'il transfigure l'Olympe
dans l'esprit moderne. Les dieux de la fable deviennent nos dieux ; ils
symbolisent nos rêves, nos idées, nos sentiments. Il fait des déesses
les Muses nouvelles. Pour lui, Minerve est la sagesse, mais c'est aussi
la pensée. Sa Vénus n'est pas copiée d'après les statues antiques ;
c'est la volupté inquiète qui a traversé les vagues furieuses. Ainsi
des autres. Les grandes personnalités réforment le monde à l'image de
leur âme. » Et plus loin, l'écrivain ajoute ce trait magistral: « On
peut dire que pour lui l'ordre, c'est le désordre, parce que le
désordre c'est la vie. Il ne mesure pas les ténèbres avec un compas,
mais avec une torche enflammée. »
De semblables individualités ont derrière elles Homère, Dante, Milton.
L'expression dans son caractère héroïque, c'est là pour le peintre
d'Hamlet le but que vient heurter sans cesse son poing de titan :
force imprévue et rayonnante par la simplicité du jeu qui n'éparpille
pas les effets, mais les concentre en une rapidité d'action soudaine et
foudroyante, comme si la formule la plus directe du beau venait de
jaillir à l'improviste sur la toile ainsi qu'un coup de tonnerre. On se
demande après cela quelle grammaire est faite pour imposer ses lois aux
adeptes de la philosophie ou de l'art ; quel dogme absolu peut enfanter
l'esthétique ; quels effarements de coloris miroitent encore pour nous
dans l'inconnu ? La figure de Delacroix évoque l'image de je ne sais
quel nerveux athlète qui conduirait le char de l'idéal, dont les
chevaux fantastiques se cabreraient avec des bonds prodigieux de la
terre au ciel, comme sous la morsure d'un aiguillon invisible.
Victor Hugo
C
OMME pendant à Delacroix, qui peut mieux venir que Victor Hugo : la couleur en poésie ?
Cette tête césarienne porte le caractère de l'autorité qui, armée du
vers « dru et spacieux », a sapé le trône de la vieille poésie
classique. Le signe de la souveraineté absolue l'a masqué. Ces cheveux
chatain-clair, souvent labourés par les doigts, retombent, irréguliers,
de chaque côté des tempes dessinées presque durement. Les joues sont
pétries d'un modelé serré, sur lequel la flamme du regard semble prête
à épancher l'ardent rayonnement de deux prunelles magnétiques et
brillantes. La projection de ces prunelles rappelle le regard des
religieux du moyen âge, entrevu dans les trous de la bure monacale
percée seulement à l'endroit des yeux. Le nez est d'une ligne
tranquille, aux narines dilatées, aspirant avec dédain les grandements
du « perriquinisme » aux abois. La bouche, le menton dépourvu de barbe,
indiquent la décision par un trait précis. Pour costume, une redingote
noire, et le fameux col de chemise rabattu sur la cravatte, que les
disciples déploraient comme une concession à Joseph Prudhomme.
Haine et enthousiasme de la foule, sifflements orageux, éclairs et
foudre faisant irruption dans le nuage de bêtise aveuglante des
bourgeois : voilà ce qui constitue l'avènement du romantisme dans la
personne de Victor Hugo. C'est au milieu des éléments classiques
déchaînés, qu'il apparaît comme un dieu dans une majesté olympienne. Au
son du cor d'Hernani, au mot d'ordre de la devise espagnole :
Hierro
- fer - tous se sont ralliés à lui et l'ont proclamé roi. Ce membre de
la république de Platno est un chef de dynastie. Il porte les colonnes
d'Hercule du romantisme sur ses épaules ; il en est le Michel-Ange.
Comme Buonarotti, il a l'exécution tourmentée, raboteuse. Dans son vers
ou sa prose, on sent les muscles dessiner leur ossature puissante.
C'est lui qui, dans l'ordre philosophique, s'est aventuré le plus
témérairement sur ce cap de l'esprit qui s'avance dans l'illimité. Il
navigue plus loin que les autres sur cette mer du possible ; mais
souvent la pensée, d'une puissance de contexture étrange, reculera
indéfiniment les frontières de la langue ou du verbe humain, dont la
configuration est trop étroite pour la contenir. L'idée est alors
contrainte de se briser, pleine d'éclairs, contre les mots, et souvent
nous ne percevons que la silhouette gigantesque de sa forme fuyante et
vague. Différent en cela de Balzac, désespérant toute sa vie de
franchir l'abîme qui sépare la pensée de l'expression, il dit hautement
: « Je ne sais pas l'art de souder une beauté à la place d'un défaut,
et je me corrige dans un autre ouvrage. » L'alexandrin dramatique,
comme le désigne Gautier, prend chez lui une ampleur de registre, une
force intensive saisissante, et roule avec sa fougue altière, ses
allures léonines, sur les lèvres de Mlle Mars ou de Mme Dorval.
Espagnol pour le coloris, ivre de cette lumière qu'il fait jaillir par
les accidents de la coupe, la violence des pensées rebelles à toute
pression se trahit sous les mâles brisures de son vers : grandes
tirades pleines de ressentiments, montées de ton, sculptées comme une
frise, où la pensée revêtue d'une forme vraiment souveraine bondit,
éclate, riche, colorée, verveuse. En scindant le mètre, comme dans le
Pas d’armes du roi Jean, la
Chasse du Burgrave, on dirait que la rime se dresse, fragmentant les images et la couleur, ainsi que dans les panneaux d'une verrière gothique.
Grand, parce qu'il a souffert, il a le cri terrassant de la douleur, le
cri de l'angoisse moderne. Qu'un type riche, pauvre ou abject se
présente, il lui donnera la profondeur et l'étendue. Que l'homme
s'appelle chez lui Charles-Quint ou Didier, il le rend avec son geste
éternellement vrai, invariablement sublime. Et c'est en cela qu'il
égale Homère, en gardant le rire rabelaisien. La prose hugotique de
Notre-Dame est une iliade entrevue dans le clair-obscur du moyen âge.
Ce qui apparaît en lui dès qu'on l'aborde, c'est le principe de
l'exagération de l'oeuvre. Dans cette concentration de l'idée et cette
solidité du moule, « la forme, arrachée à la création sous sa plus
nerveuse enveloppe, » palpite avec une inflexibilité de dessin superbe.
Victor Hugo reste obsédé de la conception épique ou surnaturelle,
quelle que soit la figure qu'il interprète. Mais, ainsi que dans les
taureaux ailés et les kéroubs de l'art assyrien, on retrouve toujours,
à travers son rêve de l'énorme et du colossal, « les traits de feu de
la face humaine. »
Alexandre Dumas
L
E frère d'armes de Victor Hugo pendant toute une période fut Alexandre Dumas.
A-t-il revêtu le fameux habit vert déchiré sur son dos à la première d'
Antony,
par des admirateurs effrénés qui s'en disputaient les morceaux comme
des reliques ? Sous cet habit, mille et une organisations de romancier
se sont dressées tumultueuses.
Lorsqu'on regarde ce front fièrement jeté en arrière, portant ceint le mot
universalité,
au-dessus duquel bouillonne une chevelure crépue, énorme bouquet d'un
noir mat, tranchant sur l'ardente coloration carnéenne ; cette coupe
oblongue du crâne et ces angles immenses des tempes où la mémoire
creuse les avenues babyloniennes de l'histoire ; lorsqu'on regarde ces
paupières battues par la pensée, ces larges lèvres empourprées par le
sang créole, surmontées alors de quelques poils de barbe rude ; un
menton grassement rattaché à de robustes mâchoires ; ce col de taureau,
ces mains épaisses et courtes, cette taille prédisposée à un embonpoint
précoce, on croirait voir le Mirabeau du drame et du roman. Les
sourcils font un léger écart et s'abaissent à la pointe sur l'oeil au
globe saillant, où se baigne la prunelle noire et chaude, faite pour
dompter avec le vol du regard. Le nez, très-ouvert aux narines, se
relie solidement aux muscles charnus des joues vastes et rebondies.
C'est bien l'ample et puissant caractère de l'improvisateur, dont la
plume devance les heures par sa vitesse, chez lequel l'invention bondit
sans jamais vider ses tiroirs, créant ainsi « le train express de la
littérature » et des « hommes d'esprit à toute vapeur. » C'est en
courant à toutes jambes qu'il attrape le trait, la répartie saillante,
l'esquisse libre, où, si la vérité historique est parfois suspecte,
l'accent humain est toujours vrai.
Comme Voltaire, auquel l'épilogage moderne reprochait d'avoir fait
d'Orosmane un petit maître de Versailles, il répondra que l'habit n'est
rien ; que le grand art est celui qui, se souciant peu du temps, s'en
va chercher sous la friperie du costume « ce coquin de moi-même » et,
lorsqu'on l'a rencontré, chez le prince ou le roturier, vous tient en
haleine pendant dix ou douze volumes ; car l'on y reconnaît quelque
chose de soi pétri dans l'argile des autres.
Dans son oeuvre, on ne retrouve plus cette peinture à modelé précis, où
la pâte est cernée par le contour avec une vigueur d'étreinte d'un
dessin infrangible que Balzac seul a possédé. Mais c'est la prestance
ondoyante de la phrase caressée par l'esprit, qui enveloppe les
physionomies sans les serrer de trop près. L'encre de sa plume infuse
sa vie personnelle aux personnages du passé ; il ne médite pas leurs
contours, il souffle sur eux tout d'un coup en leur criant : Levez-vous
et marchez. Il les jette, nouveaux argonautes, dans un dédale
d'évènements, d'intrigues, s'inquiétant peu de les faire ou non mentir
à la tradition, pourvu qu'ils décrochent la fameuse toison d'or du
succès. En retournant le mot édicté sur Balzac, on aurait pu dire que,
quoique son oeuvre conserve le souffle encore moderne, « les ombres du
passé auraient obéi à son appel ; car il pourrait comme Goethe, évoquer
du fond de l'antiquité la belle Hélène, et lui faire habiter le manoir
gothique de Faust. » Il se démène avec un entrain de diable au corps
dans ce monde de jeunes gens à moustaches en croc et à royale, à
pourpoints tailladés et à feutres ornés de plumes ; féroces, héroïques,
martyrs et vengeurs, rusés, amoureux, fanatiques, ambitieux, rêvant la
conquête du monde, fous comme la passion, se grisant sans faire rire,
avec de grands sentiments, et d'une popularité qui leur donne
aujourd'hui les proportions et la réalité de l'histoire. C'est
qu'aussi, c'est dans l'oeuvre de Dumas que le peuple l'apprend,
l'histoire ! Qu'on aille lui dire que tel ou tel personnage n'a point
existé, que tel autre n'a point vendu sa conscience, il se contentera
de rire ; car ce public-là le reçoit toujours comme à la première d'
Antony, en 1831.
Adèle d'Hervey et
Antony,
deux noms qui évoquaient une salle en délire. « L'amour moderne, »
rappelait à ce sujet un critique qui en a été aussi spectateur, se
trouvait admirablement figuré par ce groupe auquel Mme Dorval et Bocage
donnaient une intensité de vie extraordinaire. » Comme tout y est
éperdu, fatal ! comme on y respire l'illimité de l'amour! comme la
femme y apparaît brisée avec des accablements naturels, et succombe
sous l'empire de la mystérieuse inspiration infernale qui mord les plus
rebelles ! Avant Dumas, l'intrigue d'un roman ou d'une pièce, divague
dans le creux abstrait de certaines sphères très-idéales, où les
héroïnes se gardent bien de froisser leur blanche robe par des
étreintes trop vives ; où les amants se parlent en gens quintessenciés
d'élégance ; où les maîtresses ne trouvent rien de mieux à faire que
d'improviser de longues tirades bien académiques, en face d'un Oswald
ganté et toujours correct. Soudain « ce faiseur de drame en trois
journées » fait irruption. Pendant qu'avec Hugo la vieille tragédie
s'enfuit essoufflée, en mordillant les derniers anneaux de sa queue
classique, ce démon s'élance à son tour, Arioste du XIXe siècle,
haletant, dévorant l'espace, emporté par cette cavale écumante : le
génie, qui fait que chacune de ses oeuvres renferme un monde ; lui dont
le
moi fut immense, sans
qu'il ait cru devoir s'en défendre, et qu'une parole sortie de sa
bouche à propos du poëte de la cour d'Élisabeth, peindrait tout entier
: « Shakespeare ! n a-t-il dit quelque part « l'homme qui a le plus
créé après Dieu. »
Théophile Gautier
T
HÉOPHILE Gautier a été un maître parmi les disciples de Hugo.
Théophile Gautier, ou plutôt Théo comme l'appellent ses amis, porte un
front haut, large, vrai morceau de marbre surmontant l'élégant édifice
de la stature. L'épaisse chevelure, aux boucles légèrement fuselées, en
projetant une demi-teinte sur les tempes, fait encore ressortir la
douceur de son éclat marmoréen. La bouche d'un dessin ferme,
volontaire, est voilée par les velours sombres de la barbe qui
s'accusera un jour au menton en une masse onduleuse et carrée. Un trait
énergique, arrêté, borde la paupière; au-dessus, le noble étage des
sourcils relève d'une sorte d'âpreté d'accent toute cette pâleur
dominatrice. Le nez est terminé par deux ailes dont le renflement met
une pointe de dédain élevé, caractéristique, dans l'expression. A
travers ce masque, on remarque quelque chose d'intrépide qui retourne
sans dire gare les lieux communs des jugements reçus, un effréné
joûteur qui percera d'outre en outre la grasse imbécillité, un appétit
qui mangerait du « chiffreur », une insolence sincère pour la sottise,
un inventeur qui frôle le génie, comme l'a déclaré Janin.
L'esprit ou la critique se traduisent chez lui sous l'évolution d'une
sorte d'ironie divine, si l'on peut exprimer ainsi la façon dont il
sait acérer la vérité, et la faire jaillir en traits d'une irrévérence
malicieuse. Au contraire de cet écrivain qui s'est appelé
Saint-Marc-Girardin, et qui avouait emphatiquement : « Les sentiers
battus, je les adore, » il a une crainte invincible d'embourgeoiser
l'idée, de l'emprisonner dans une robe qui ait servi seulement une fois
aux fripiers littéraires. Ses images ont souvent, aux yeux du lecteur,
« l'attrait provocant des gracieuses succubes,» on ne peut les coudoyer
sans se sentir monter au cerveau des bouffées d'une ivresse capiteuse.
Chaque pensée reste une figure douée de vie, de mouvement, d'action,
qui se meut à travers le style revêtue d'un air de beauté souveraine.
On dirait un personnage semblable à une statue antique, que l'on
verrait tout à coup, selon l'expression employée à propos d'un grand
peintre, « descendre, de son piédestal, et parcourir le monde avec
grâce. »
Ce poëte est un métrique qui a battu le vers et soudé la rime, à l'aide
du marteau du travailleur opiniâtre. Il l'assouplit, et broie au besoin
les termes les plus insolites ; il façonne
a passionnato
la forme agressive, et de ces éléments en apparence irréductibles au
verbe, on voit sortir le bloc de métal dans lequel il réveillera «
quelque Vénus dormant encore. » et où l'on retrouvera les traces vives
de la râpe et du ciseau.
Ce lion du romantisme qui a tressailli comme un cheval de bataille à
l'écho du cor d'Hernani, a gardé au fond du coeur le culte des
olympiens. Il est païen pour le contour, mais il sait relever aussi la
pâleur des marbres par des tons d'une puissance et d'un éclat plus
modernes. C'est à lui que cette parole de Joubert convient surtout : «
Les mots s'illuminent quand les doigts du poëte y font passer leur
phosphore. »
Gautier avait-il conscience qu'il n'appartenait guère à ce siècle où il
vivait ? Égaré un instant au camp des Philistins du XIXe, se sentait-il
solidaire d'une autre époque dont la figure avait déjà pris possession
de l'histoire, il y a deux mille ans ? l'on est bien tenté de le
croire, et ce n'est certes point à son insu que sa conscience
d'écrivain le ramène vers la Grèce. Il semble que c'est une âme qui n'a
pas été trempée assez fortement dans les eaux du Léthé avant de
s'incarner, et qui a gardé impérissable le souvenir de la première
patrie. Ceux-là qui ont comme lui la date du Ve siècle avant
Jésus-Christ à inscrire sur leur registre de naissance, en vain on les
emboîte dans l'étroitesse du vêtement parisien : sur leurs épaules a
flotté la chlamyde ; l'asphalte leur brûle les pieds ; on dirait qu'ils
marchaient à l'ombre du portique. L'entretien qu'ils ont commencé chez
d'autres que leurs contemporains, ils le poursuivent dans le silence
intérieur. C'est la pensée qui converse avec la pensée à travers les
distances. Jamais, croyez-le, ils ne s'acclimateront au milieu dé nous.
Ce qu'on prend ici pour du dédain, n'est que l'expression de cette
nostalgie mystérieuse de la contrée d'où le sort les exila. Seuls de
tous ceux de leur génération, lorsqu'ils passent en face d'une des
ruines architecturales de ce pays dont ils ont le reflet dans l'esprit,
lorsqu'on évoque devant eux les scènes qui s'y sont déroulées, ils
répondraient volontiers : J'étais là.
Madame Dorval
ET maintenant que nous avons peint Hugo et Dumas, voici la vraie femme de leur théâtre : Marie Dorval.
« Lorsque de cette bouche aimée s'envolent les pensées secrètes
de votre coeur avec les vers du maître admiré que vous récitez en même
temps qu'elle, il vous semble que c'est pour vous seul qu'elle parle
ainsi, pour vous seul qu'elle trouve ces accents qui remuent toute une
salle, pour vous seul qu'elle a mis cette rose dans ses cheveux, ce
velours noir à son bras ; réalisant le rêve des poëtes, elle devient
pour la critique une espèce de maîtresse idéale, la seule peut-être
qu'il puisse aimer. »
Ainsi la critique, dans un des feuilletons de
la Presse
de 1849, dessinait la vivante esquisse de Marie Dorval ; esquisse où
toutes les impressions que faisait naître sa présence à la scène
reviennent en foule. L'ovale du visage amaigri se modelait dans la
demi-teinte frappée sur les joues par deux bandeaux plats et lisses qui
descendaient très-bas. Les lèvres s'abaissaient facilement aux coins,
sous le pli de la souffrance, lorsqu'il s'agissait d'exprimer
Marie-Jeanne, la pauvre femme du peuple, meurtrie et vaincue. Le dessin
allongé des paupières accentuait encore le jeu de remuante tristesse
qu'elle rendait chaque fois d'une façon plus inédite, comme si l'on
n'avait point interprété la résignation avant elle. Dans cette poitrine
grondaient les sanglots de l'amour fort et vrai, quand, remplissant le
rôle de Marion, Dorval se traînait aux genoux de Didier, à la fameuse
scène du pardon. « Ce n'était pas une figure, c'était une physionomie,
une âme, » écrivait d'elle Georges Sand, qui, à ce qu'il paraît, a vécu
si longtemps en son intimité, « elle était mince, et sa taille, un
souple roseau, qui semblait toujours balancé par quelque souffle
mystérieux sensible pour lui seul. » Jules Sandeau la compara à la
plume qui ornait son chapeau, d'une aile si brisée, si flexible, qu'on
l'aurait crue introuvable. «Je suis sûr, disait-il, qu'on chercherait
vainement dans l'univers une plume aussi légère et aussi molle que
celle qu'elle a trouvée ; cette plume unique et merveilleuse a volé
vers elle par la loi des affinités. » Parmi les poses plastiques,
certaines attitudes inclinées révélant l'accablement, seront pour elle
l'objet de longues méditations. La ligne souple et si romantique de la
Magdeleine de Canova était aussi la source de ses études profondes.
Lorsque ce n'est pas la pose qui la préoccupe, c'est l'énigme
historique de l'amante, de cette galiléenne qui emporte son amour au
désert afin de ne point le profaner parmi les hommes. « Je passe des
heures à regarder cette femme qui pleure, si c'est du repentir d'avoir
vécu ou du regret de ne plus vivre...
A présent, je l'interroge comme une idée. Tantôt elle m'impatiente et
je voudrais la pousser pour la forcer de se relever, tantôt elle
m'épouvante et j'ai peur d'être brisée aussi sans retour. Cette
Magdeleine ! elle l'a vu, elle l'a touché son beau rêve ! elle a pleuré
à ses pieds, elle les a essuyés de ses cheveux! Où peut-on rencontrer
encore une fois le divin Jésus ? si quelqu'un le sait, qu'il me le
dise, j'y courrai... Croit-on que si je l'avais connu, j'aurais été une
pécheresse ? Est-ce que ce sont les sens qui entrainent ? Non, c'est la
soif de toute autre chose ; c'est la rage de trouver l'amour vrai qui
appelle et fuit toujours. Que l'on nous envoie des saints et nous
serons bien vite des saintes. Qu'on me donne un souvenir comme celui
que cette pleureuse emporta au désert, je vivrai au désert nomme elle,
je pleurerai mon bien-aimé et je ne m'ennuierai pas. »
C'est dans ce langage de feu que se révèle Marie Dorval, « âme troublée
et toujours ardente, » dont les effusions mystiques cachaient l'étoffe
d'une sainte, trouvant dans son coeur, et son organisation si fortement
individuelle, si originale, de quoi sortir du fictif et du convenu.
Elle enfante des personnalités d'un sentiment tout moderne où l'âme a
le véritable don créateur :
Adèle,
Marguerite,
Jeanne Vaubernier,
Marion Delorme.
Imagination active qui se torture parfois elle-même et dévore la
distance pour aller au devant des évènements qui peuvent l'atteindre,
plaçant toute chose au niveau de la passion : le sacrifice, l'amitié,
le travail et la souffrance, le plaisir et le désespoir, ne sachant
rien dompter, nature faite pour être vingt fois abattue et se relever
au lendemain d'une crise poignante encore plus verte et plus altière.
Il y a en elle l'étoffe de dix existences ; elle met partout la griffe
de son esprit inquiet et insatiable ; quand le geste souligne encore sa
parole, elle trouve des accents de maternité, des cris d'une sauvagerie
éloquente et jeune, d'une sincérité à faire crever l'enveloppe humaine
sous la force de l'explosion ; elle garde jusque dans les expansions
impétueuses de sa gaieté quelque chose de fatal. « On n'aurait jamais
pu, dit George Sand, lui faire le rôle où elle se fût manifestée et
révélée tout entière avec sa verve sans fiel, sa tendresse immense, ses
colères enfantines, son audace splendide, sa poésie sans art et ses
rires naïfs et sympathiques, soulagement momentané qu'elle semblait
vouloir donner à l'émotion de son auditeur accablé. »
Frédérick Lemaître
O
N ne peut évoquer la mémoire de Mme Dorval sans parler de Frédérick Lemaître.
Le dressement fougueux de sa chevelure, hautain, furieux, couronne son
front comme une flamme. La volonté a marqué cette physionomie du sceau
de la fierté, de l'ironie, de la souffrance, de l'amour et de la haine,
de l'astuce et du dédain. Le nez un peu proéminent, se relève à
l'extrémité. La bouche abaissée aux coins, railleusement sceptique, est
prête à lancer l'apostrophe violente, implacable, qui faisait reculer
Lucrèce Borgia, lorsqu'à l'apparition des six cercueils, Frédérick lui
jetait d'une voix creuse : « Il en manque un septième, madame. » Les
tourmentes dramatiques ont grondé dans ce front ample, étincelant, sans
en affaiblir les lignes si richement remuées de mille créations. Sous
les sourcils cintrés, l'oeil se contracte ou se dilate par l'effet de
la fureur ou de la moquerie, et brille plein de lueurs d'irisations
étranges, entre des paupières largement ouvertes et comme taillées en
plein marbre. Tête se modelant à volonté, facétieuse et lugubre, et
dont l'argile apparaît tantôt travaillée par les tortures de l'âme, ou
reprenant les traits grandis et reposés qui la feront ressembler à un
bronze romain.
« Vous vous le rappelez, n'est-ce pas, écrivait
Dumas, ce jeune homme élégant, au visage pâle, au coeur de fer, cet
Edgard de Ravenswood, si brave, si loyal, si infortuné ? Vous vous le
rappelez, lorsque tournant lentement la tête, il acceptait par-dessus
son épaule dédaigneuse, le défi de son rival, lorsqu'il arrachait
convulsivement de sa poitrine cette chaîne que sa maîtresse lui avait
donnée dans un moment d'amour, et qu'il lui rendait dans une heure de
colère ? Oh ! qu'il avait de fatalité sur son front, cet homme, et
qu'il était bien né pour être malheureux, et pour mourir de mort
violente ! Vous vous le rappelez, car c'était une de ces figures
puissantes, larges et vivaces, qui se mettent en rapport avec toutes
nos sympathies, qui entrent violemment dans notre mémoire, et qu'on
revoit toute sa vie avec les yeux de l'imagination, lorsqu'on les a
vues une fois seulement avec les yeux du corps. »
Veut-on un contraste saisissant à cette physionomie ? Regardez
Frédérick entrant comiquement dans la peau du fameux Raymond de l'
Auberge des Adrets.
Quelle écrasante facétie ! Quel interminable éclat de rire pendant deux
cents représentations, qui enfonce du même coup la caverne et les
voleurs du drame « à forçats sérieux ! » Le voici, avec son pantalon
jaune collant, sa cravate rouge désourlée, son castor, ses coudes
percés, et sa fameuse tabatière longue à charnières grinçantes, usé,
râpé, rapiécé. Cet incroyable de la misère, au geste prétentieux ; ce
bandit fashionable, dont le rôle, accusé jusqu'à l'extravagance, poussa
l'ivresse de la gaieté jusqu'au délire, dans une pièce où l'auteur
voulait faire pleurer.
Cent drames ont palpité de son souffle Robert-Macaire l'a vu débordant
de fiel ; Ruy-Blas, arrachant un cri terrible, un cri plein de délire
et de vengeance :
Je crois que vous venez d'insulter votre reine !
Paillasse, mettre l'empreinte du génie même dans la trivialité. « Il
saura, dit un critique, jeter sa femme par la fenêtre avec la même
aisance qu'il cuisine la soupe aux choux du saltimbanque ». Il a le
pouvoir de descendre jusqu'à la farce et de monter jusqu'à la poésie la
plus sublime. C'est dans l'expression dominatrice de ses yeux que l'on
retrouve le reflet « du regard de l'aigle, ce feu hardi qui peut se
confondre dans la lumière homogène du soleil. » L'oeil de Kean, « cet
éclair magique, cette flamme enchantée. » Henri Heine l'a reconnu dans
l'oeil de Frédérick, comme on reconnaît chez lui la déclamation, le
débit saccadé du comédien anglais, Protée du drame, ayant l'étincelance
de geste et de voix, et l'autorité physionomique, aussi morne que la
douleur, plus amer que Méphisto, sinistre comme ce pâle soleil
éclairant la scène des Folies dramatiques, où Robert Macaire montait
chaque soir vidant les derniers éclairs d'une prunelle sarcastique sur
le parterre haletant.
Alfred de Musset
A
LFRED de
MUSSET fut aussi
disciple de Hugo, mais il fit de suite l'école buissonnière. L'ironie
le laissa, railleur impitoyable, bafouer ce qu'il aimait, à force d'en
avoir souffert.
0 désespoir, divinité descendue des cercles du vieux Dante parmi les
drames du romantisme ; puissance incalculable qui donne à tous le droit
de maudire ; élan profond qui centuple les forces, et nous communique
cette vigueur de haine envers Dieu, qui devrait au moins obliger à la
colère le dédaigneux arbitre de la vie ; de quelle liqueur amère tu
nous abreuves, lorsqu'avec Byron, Lamartine, Hugo, Musset, tu joues de
ton archet sur les cordes de l'âme ! On dirait que tu brises tous les
vieux moules de la poésie, et que, du déchirement de toutes les
harmonies en déroute, tu tires des effets inattendus, des vibrations
d'une tonalité étrange. Nous te saluons, hymne acerbe de la douleur,
novissima verba,
qui nous venges du destin, « comme d'un coup de poignard. » On t'a
proclamé maître, car tu as donné les accents qui aident l'homme à
braver ce qui est plus fort que lui. Comme ces Indiens qui insultent
leurs vainqueurs en chantant au milieu des supplices, tu lui fais
trouver l'accent de défi qui lui permet au moins de mourir avec quelque
grandeur !
Ainsi nous songeons devant le nom de ce poëte disparu sitôt. Mort après
avoir parcouru le clavier des notes aigües de la souffrance, son nom a
été Rolla, lorsqu'il vivait parmi nous. Si l'on se reporte à l'époque
où ce portrait est le sien, la physionomie semble faite pour soulever
tous les problèmes phrénologiques. La chevelure blonde recouvre un
cerveau où vient se loger une ardeur dévorante, une volonté sans frein
et peut-être sans direction. Jamais cette boite caractéristique du
crâne, qui dérobe tant de forces latentes, ne cacha plus d'élans
aveugles, plus d'aspirations effrénées vers le bonheur. Le voici tel
qu'il était alors à la Sorbonne, dans les allées du Luxembourg, « la
taille svelte, serrée dans une redingote brune, et paraissant, à vrai
dire, plus occupé de toilette que de poésie. » Sous la barbe pâle et
fine, les muscles durs et solides du menton accusent l'énergie. Dans
cette figure chevaline, d'un galbe mince, élégant, au nez long, étroit,
aux lèvres sensuelles, se lèvent les orbes d'un regard tantôt terne,
tantôt fiévreux. On voit se dessiner, à travers le masque amaigri,
toutes ces cavités éloquentes d'où jaillissent la mémoire, la force
créatrice de l'esprit, la passion dans la douleur, le rire dans l'amour.
Acharné à poursuivre la vérité comme à l'attaque d'une redoute, il
garde la personnalité inquiète d'une jeunesse irritable. Aller de Hugo
ou de Lamartine à Musset, c'est passer d'une statue en face d'un buste
: il y a entre leur individualité morale, la même distance qu'entre
leur type physique. Chez Musset, le profil est affiné par l'esprit. Du
large courant où l'on navigue chez les uns, on se trouve en présence
d'une organisation plus mobile, que l'aile du caprice enlève et repose
à terre. La conception jaillit de moins haut ; la surface du style
n'est plus un bloc de marbre dans lequel on taillera à grands traits,
mais un joyau serti avec l'élégance d'un spirituel ouvrier, et dont les
miroitements vibrent comme les biseaux de l'acier.
Mais ce négateur a le
moi
humain, le moi vivant, le cri de l'âme ulcérée qui perce sous les «
gamineries poétiques, le dandysme byronien, » les négligences
volontaires et tout affectées, de donner un croc-en-jambe à la forme
dont l'école romantique se montre cependant si sévère. Rétif au
plaisir, il poursuit l'expression d'un certain idéal de vice. Son doute
se change en aspiration ; son amertume appelle la croyance ; sur cette
tristesse, l'or du sourire resplendit quelquefois : c'est l'orage
aperçu entre les rayures prismatiques du soleil. Ainsi que ces poëtes
qui déposent la douleur qui les accable dans leurs vers, et s'envolent
après, soulagés, comme Goethe, il ne peut écrire que, pour lui, «
poésie est délivrance » ; car il meurt de ce spleen ; car, tout en
l'interprétant dans son oeuvre, il ne s'en sépare point ainsi que d'un
fardeau ; car, selon l'expression d'un commentateur, il garde jusqu'à
la fin « son coeur brûlant et ennuyé. » Et voilà pourquoi tu es grand,
ô Musset! et non pour avoir osé secouer la statue de Voltaire de tes
faibles mains, comme si un seul de ses débris titanesques n'eût pas
suffi pour t'écraser, « enfant superbe ! »
En sons vers d'un jet altier, le rhythme bondit avec un mouvement qui
le fixe à jamais dans la mémoire ; la chanson vole alerte et cavalière
sur ses lèvres, de même que le son du cor à une heure matinale, et la
rime piaffe en évolutions brillantes. Tantôt il semble que l'amour
éventre l'enveloppe d'un seul trait, et projette sur les
nuits
son rapide éclair, pour enfanter après, comédies « aux ailes
d'abeilles, » poëmes battus de mille vents contraires. Rolla, Mona
Belcolore, Franck, Hassan, Namouna, spectres tragiques de ses veilles,
peut-être vous penchez-vous à son oreille pour lui murmurer à votre
tour dans le silence du tombeau
Dors-tu content, Musset?...
Mais, plutôt, éveillez-le de votre plus doux souffle, faites flotter
sous sa paupière les visions de cette jeunesse à laquelle il ne voulut
pas survivre, car aucun autre ne personnifia mieux parmi nous cette «
chose
légère et sacrée, » cet être fragile, ni dieu, ni mortel, dont parle un
ancien, et qui s'appelle un poëte, dont l'existence aura été encadrée,
pour Musset, entre ces deux vers ; l'un qui caractérise le matin de la
vie :
Franck, une ambition terrible te dévore.
Et celui-là que le pressentiment d'une agonie en détresse, d'un
affaissement précoce lui a fait lancer pareil à une flèche, sur son
drap mortuaire :
La poussière est à Dieu. Le reste est au hasard.
George Sand
N
OUS sommes en présence d'un portrait acquis à l'histoire, de celle qui fut si impétueusement aimée et anathèmisée par Musset.
George, ou plutôt
Indiana,
car ce nom convient mieux à la rêveuse physionomie que nous
interrogeons, a toujours gardé comme le trait le plus frappant,
l'énergie des lignes jusque dans les courbes les plus délicates. Dans
l'encadrement de la chevelure courte et bouclée, d'un noir chaud, l'oeil
bombé s'allume et scintille doucement, doué d'un caractère qui vous
enveloppe en ses attirances ; le visage se colore, les contours
prennent de l'accentuation ; le nez est long, mince, serré à
l'extrémité, et la bouche, qui devint si proéminente, indique la
fermeté, la décision.
A cette période de sa vie, après
Lélia, après les
Lettres d'un voyageur,
on se la représente sous les traits d'un jeune garçon, d'un poëte
enfant, qui vous charme par son ardeur et son étourderie. Le vêtement
masculin qu’elle prend pour ses courses, aide encore à l'illusion. Ce
qui lui fait aimer le bien, c'est le sublime instinct d'artiste qui
vous met au coeur une vague inquiétude de ce qu'on sent plus haut que
soi. Mais elle ne le rêvera que comme un des effets du parachèvement de
l'ordre social. Elle a l'inquiétude du vrai plutôt que la passion ; la
curiosité du beau, plutôt que l'amour ; l'attrait du mouvement qui fait
que l'on s'y précipite tête baissée, et non le sentiment d'harmonie qui
rétablit l'accord ou l'équilibre entre les hommes et les choses
lorsqu'il est rompu. L'inconnu exerce sur elle une fascination
continuelle ; mais ce n'est plus avec la certitude que l'inconnu lui
cache une loi ou un secret, c'est sous l'attraction que le vide exerce
sur l'esprit du penseur,
Dans ses paysanneries et ses romans, George Sand a-t-elle vu dans la
nature autre chose que ce qu'on y peut voir, c'est-à-dire la splendide
enveloppe mortuaire de l'homme ? Non sans doute ; les étoiles ne sont
que les clous scintillants qui servent à murer les parois du brillant
cercueil où nous naissons, où nous nous dissolvons. Nouveau Faust, elle
dirait volontiers au principe qui préside à la destruction des choses
de l'univers : « En m'accordant de regarder dans son sein profond,
comme dans le sein d'un ami, tu as amené devant moi la longue chaîne
des vivants, et tu m'as instruit à reconnaître mes frères dans le
buisson tranquille, dans l'air, dans les eaux..... » Peut-être cette
conception panthéiste apparaît-elle privée de ce verbe divin que Dante
appelle :
il primo amor ; peut-être laisse-t-elle à l'âme un effroi inconscient ; mais si l'on y réfléchit, c'est une façon à elle de
spiritualiser
la nature, comme Byron, et non de l'anéantir. Ce n'est certes pas,
selon son expression, en s'annihilant au niveau de la matière ; ce
n'est pas non plus « en abjurant l'immortalité de sa pensée, pour
fraterniser, dans un désespoir résigné, avec les éléments grossiers de
la vie physique ; » c'est plutôt en prêtant une existence d'un ordre
perfectible à ce qui sera. Qu'importe que le mot « Dieu » ne soit que
la signification allégorique prise en sens caractéristique du beau.
Comme l'a écrit un penseur : chacun porte en soi son Montaigne, sa
nature un peu païenne, son moi naturel où le christianisme n'a point
passé.
Ainsi que Lamartine, le don naturel de la parole l'emporte à imposer,
elle aussi, à ceux qui l'écoutent en proie à l'ivresse, des vérités
dont la forme les fera toujours accepter sans discussion. S'il lui
plait de faire aimer l'athéisme, on cherchera en vain à s'en défendre,
on l'aimera ; car il y aura dans la statue du dieu certains airs de
grandeur qui domineront. Quoique née de Rousseau et appartenant dès son
début au mouvement romantique, George Sand ne s'est enrôlée sous aucun
maître contemporain, ne s'est point rompue au système d'une coterie.
Elle a du trappu dans le style, sans avoir jamais rien de besoigneux
dans l'esprit ; sa prose se laisse palper les reins tant elle est
musclée, ce qui ne l'empêche point par instant de frapper la terre d'un
coup d'aile, et de se balancer majestueuse, maîtresse de son vol et de
sa chute.
Arsène Houssaye
S'
Y méprendra-t-on ? Celui-là, ainsi que Musset, est un fils de Byron.
Son regard a tantôt le bleu scintillement de l'acier ; tantôt la flamme
qui encercle d'un seul jet une création artistique. On devine que
l'effet de ce coup d'oeil direct, exact, tombant d'aplomb sur ce qu'il
vise, est de graver immédiatement l'enveloppe des objets dans la
mémoire ; la discussion modifiera ou adoucira l'impression reçue ; mais
l'empreinte, ou si l'on veut, la première esquisse des choses, restera
ineffaçable dans cette glace intérieure de l'esprit où se répercute
l'image des lignes et des couleurs.
Le front haut, droit, dont les angles s'élancent dans un mouvement
hardi, s'enlève d'une façon impérieuse sur les tempes aux réseaux fins
et nerveux, contre lesquelles viennent battre tous les rhythmes et
toutes les sonorités. Le nez se termine en une courbe railleuse ; la
bouche, dont le demi-sourire, est doucement désabusé, s'éveille entre
les filets d'or de la barbe et s'arque aux lèvres accusant une subtile
ironie. Derrière ce sourire, on sent naître ce désir de l'esprit, cette
volition ailée pour toutes
les figures captivantes de l'art : insatiabilité du chercheur dont le
rêve est de mettre son moi incisif à travers les régions tourmentées de
la poésie, du roman, de la critique, de la philosophie et de
l'histoire. La chevelure blonde est bouclée comme celle des têtes
douées d'une jeunesse impérissable. La taille élevée, d'un grand air,
se stylise encore sous un pourpoint de velours noir coupé droit ainsi
que celui d'un peintre des temps anciens. Ce costume sombre fait
ressortir le masque déjà très-accentué par sa pâleur, qui ferait
volontiers penser que chez Arsène Houssaye, comme chez René, « tout a
été passion en attendant la passion même. »
Revenu de tout, mais toujours jeune, amoureux du faste, mains pleines
de roses et pleines d'or, coeur qui met de l'ivresse jusque dans le
désenchantement, divination intuitive qui ferait dire que pour lui «
inventer c'est se ressouvenir, » rapide comme la fantaisie, et marquant
d'un cachet indélébile les traces de sa personnalité, trouvant
l'originalité aux sources intimes de l'âme, parce que, comme
Chateaubriand, il est « égaré et possédé du démon de son coeur. » Qui a
mieux peint l'esprit du XVIIIe siècle et la passion du XIXe, que ce
grec du temps de Phidias et d'Aspasie, égaré parmi nous, ce romantique
échappé des vignes et des forêts ?
Arsène Houssaye est une physionomie individuelle entre toutes ; chacun
de ses romans fait songer, qu'à côté de celui qui a dit : « Je pense,
donc je suis, » il ajouterait volontiers « J'aime, donc je crois. » En
critique, il inaugure une phase nouvelle. Il prend à son gré la touche
du peintre, le fondu et la tendresse du pastel, le tour voltigeur et
capriçant. Toutes les figures de l'histoire, refrappées par lui, ainsi
que des médailles, restent comme brillantées sous le rayonnement
féerique échappé de sa plume. Il est le seul auquel l'apparition d'un
nom nouveau n'inspire pas un muet dédain ; aussi celui qu'il a
distingué dans la plèbe littéraire se sent le courage de défier le
silence, la haine, l'insouciance du critique à coups de pioche.
Tout en restant aujourd'hui, avec Hugo et Banville, le représentant du
romantisme, sa muse est hellénique. Il n'est besoin d'autre preuve que
ce petit monument architectural des
Cent et un Sonnets,
édifié de la main délicate d'un robuste ouvrier. Daphné, Cybèle, une
fresque de Pompéi, Orphée, Diane chasseresse, les dieux d'Homère,
Amphitrite, sont des poëmes d'une saveur forte et nourrissante comme le
miel ; autant de bas-reliefs faits pour courir sur le socle d'une
statue. Son nom, à jamais lié, chez les parnassiens, à celui de
Gautier, éveillera toujours l'idée de la ligne sculpturale et
voluptueuse : sentiment impérissable du monde païen, entrevu à travers
l'art et à travers la nature. Il a la sérénité, la grâce aérienne, et
son vers est contourné, travaillé, fourbi. Tantôt le poète n'offre
qu'une esquisse toute sobre, tantôt le fond de sa toile est nourri,
chargé de couleur, prêt à recevoir la hanche ployante d'une Antiope.
Cela ne relève-t-il pas immédiatement de l'antique, surtout dans cette
évolution du style qui fait d'Arsène Houssaye le Praxitèle de la poésie
?
Mais d'où vient que, par instant, une force qu'il ne peut maîtriser le
contraint à s'arrêter ému, pensif ? Est-ce que cette lumière qui a
commencé à se lever pour lui sur les surfaces des marbres, éclaire
subitement à ses yeux l'orbe d'une planète inconnue ? Est-ce que
l'esprit de Dieu l'effleure de trop près de ses ailes de feu, et trace
en son esprit mille cercles nouveaux ? Et comment ceux qui l'écoutaient
se demandent-ils tout à coup surpris : Quel est donc ce poëte, cet
athénien des anciens jours qui chantait hier dans le rite ionien, et
qui nous apporte à présent l'écho d'une sphère étrange, innommée, que
nous ne connaissons pas ? Quelle attraction l'éloigne de nous ? Quel
accent plus impérieux et plus tendre a fait ployer sa fierté superbe ?
S'est-il blessé comme Eros en jouant avec ses flèches d'or ? Sa voix
est de la terre, et pourtant résonne grave et mélodieuse ; on dirait, à
l'entendre, le fugitif d'on ne sait quelle âpre et lointaine patrie ?
Son démon, car il a son démon, n'en doutons pas, est en train de lui
souffler mille et une créations : « le caprice, l'inattendu de Sterne,
dans la tristesse et la passion de Rousseau. » Mais nous avons songé
souvent qu'il a aussi son « Egérie voilée, » qui ne le visite que
lorsqu'il est seul ; personnalité disparue de ce monde où il l'a aimée,
et qui le forcerait à croire à l'amour alors qu'il ne croirait plus à
la femme. Si Arsène Houssaye n'appartenait à l'histoire, on n'oserait
lire ces feuillets intimes ; mais pourquoi n'avouerions-nous point que
nous nous sommes imaginé voir souvent au déclin du jour, dans une
longue galerie de l'avenue Friedland, certains profils de mortes
glisser et lui sourire dans les glaces rembrunies :
Une surtout, un ange... une jeune Arlésienne.
Savez-vous où l'on trouve encore la plus réelle expression physique
d'Arsène Houssaye ? C'est dans la physionomie de son fils aîné, M.
Henry Houssaye, ce jeune homme qui a déjà franchi le seuil de
l'Académie pour y être couronné. Il y a entre leurs deux personnalités
la même différence qu'entre leur caractère d'écrivain. Ce qu'on
rencontre de flottant et de fantaisiste chez l'un, se régularise, se
fait plus classique chez l'autre, par les points de repère de
l'historien d'Alcibiade avec là Grèce, par sa tendance austère à
poursuivre dans la netteté et la logique des faits du passé, ce qui
peut établir la philosophie de l'avenir, et par son inquiétude toute
ardente de l'exactitude locale.
Théodore de Banville l'a gravé à la pointe sèche dans un de ses camées
parisiens. « N'est-ce-pas, écrivait-il à propos de la préparation de
l'histoire d'Alcibiade, le seul écrivain aujourd'hui vivant qui ait pu
se proposer de peindre un pareil héros, sans avoir rien à envier à son
modèle ? Sa mère, si admirablement belle, et qui, si prématurement,
disparut d'un monde où elle régnait par la toute-puissance de la grâce,
eut sans doute les meilleures fées pour amies, car elles étaient
présentes autour du berceau d'Henry Houssaye, et elles se sont plu à
lui donner la beauté, l'esprit, et le reste. » Aujourd'hui, ses
cheveux, si dorés alors, sont devenus chatains et laissent déborder du
front leurs touffes annelées, abondantes disposées pour la statuaire.
Ce blond duvet naissant au-dessus des lèvres, forme à présent une
moustache qui se fond dans les masses serrées de la barbe soyeuse et
épaisse taillée en pointe. Le dessin de la bouche est plus viril ; la
vie de soldat a imprimé à cette tendresse juvénile des traits,
l'énergie, la résolution ; la voix résonne plus mâle et la taille,
mince, élégante, qui fait encore ressortir la correction du costume
civil ou militaire, révèle dans la souplesse du mouvement un habitué
des assauts d'armes. A l'adolescent un peu rêveur que nous voyions
arriver le soir aux réunions du palais pompéien, succède maintenant
l'officier qui a joué ses jours pour le pays. Est-ce donc en menant
l'existence des camps qu'il doit d'avoir affermi cette sévérité de
jugement si absolu, qui le défend de certains écarts d'imagination, où
il brillerait aux dépens du vrai, et qui perçait déjà dans
l'introduction de son
Histoire d'Apelles :
l'Art et les religions ? Sa personnalité morale transparaît toute entière dans ces paroles empruntées à sa préface d'
Alcibiade :
« L'histoire des peuples morts a de grands enseignements pour les
peuples vivants, mais à la condition qu'elle soit un tableau fidèle et
immuable, aux lignes précises, aux couleurs exactes de l'époque
évanouie, qu'elle ne soit pas un miroir d'acier bruni changeant et
servile, marqué de traits vagues et de hachures indécises, où chaque
siècle puisse à son gré se reconnaître. »
Jules Janin
T
OUT à côté du scepticisme mondain d'Arsène Houssaye, voici la sérénité païenne.
Le rayon qui traversa l'âme d'Horace l'avait effleuré aussi. Ce front
blanc comme le vélin où s'écrivent les livres rarissimes, et dont les
temporaux lumineux semblent réfracter çà et là les jets rapides de la
pensée, s'arrondit sous le noir éclat des cheveux éparpillés en boucles
lisses ; l'oeil regarde, interroge, avec une fixité douce et paresseuse
; le nez descend charnu, sur la lèvre rouge et forte, vaguement creusée
aux coins, s'entr'ouvant pour rire sur une rangée de dents blanches ;
les joues « pleines et vermeilles, » sont enfermées dans le gras
contour qui encadre le menton, et rebondissent puissamment hors du
collier de crins luisants frisottés de la barbe. Ce collier s'enlève en
vigueur sur le jabot de batiste de la chemise emprisonnée dans le gilet
blanc dont les revers s'ébattent entre le large écart du paletot. La
figure qui couronne cette robuste charpente laisse resplendir la santé,
la belle humeur de l'imagination, la chaude malice. « Je taillais les
hautes futaies de ma fenêtre en lisant quelque chef-d'oeuvre des
anciens jours. » Cette parole caractérise la physionomie intellectuelle
de Jules Janin.
Dans la pointilleuse ironie de Janin revivent surtout cette souplesse
et cet enjouement de la plume, cachant parfois l'insulte polie pour ce
qui n'est point l'art, ce caractère d'esprit que les Grecs
appelaient Eutrapelia. S'il se prosterne devant la pléiade
romantique, il le
fait avec une « nuance d'indiscipline qui raille tout en admirant » et,
peut-être, ajoute un des deux ou trois impeccables du feuilleton, «
préférait-il Diderot à Shakespeare et lisait-il plus volontiers le
Neveu de Rameau que
Comme il vous plaira, ou le
Songe d'une nuit d'Été.
» La langue d'Ovide est pour lui la treille pourprée dans laquelle il
se promène en vendangeur ivre. Le style se découpe dans son oeuvre en
lianes nerveuses, flexibles, où les images s'accrochent ainsi que des
fruits d'or, et se festonnent au-dessus des portiques où il fait entrer
l'idée. Le poëte qui a dit : « Méfions-nous d'un empressement stérile
et tracassier, surtout quand il parle en vers », aurait admiré en lui
cette abondance de la phrase qui se préoccupe peu du chemin, sûre de
frapper le but ; architecte de la forme, il abhorre le sentier direct ;
aux allées droites de Versailles, il substitue les sinuosités des
jardins anglais ; ici une ruine, là une statue, un rocher ; plus loin,
une masure, un tombeau : ne lui faut-il pas s'arrêter quelques minutes,
écarter une branche ; passer dans un taillis, traverser une avenue qui
coupe le chemin ? Lorsque il est au terme de sa course, il se rappelle
tout à coup le motif qui l'a fait mettre en route. Quoi d'étonnant s'il
arrive trop tard ? Cette colonne lui a rappelé les Thermopyles, et
cette fontaine, la source de Bandusie ; mais on n'y a rien perdu, au
contraire, car l'écrivain nous fait participer à quelque riche
trouvaille ; la pioche du fouilleur n'a pas été sang mettre à découvert
pendant le trajet on ne sait quel fragment de sculpture, ou quelle
médaille déjà rongée. Le temps perdu est soudain converti en monnaie
et, lorsqu'il se décide enfin à parler de ce qui l'amène, il le fait en
quelques touches énergiques, regarde la création qu'il doit juger,
l'analyse d'un coup d'oeil dans ses détails et son ensemble, en dresse
une esquisse rapide ; avec son crayon, il en avive encore les traits de
force dans l'anatomie des profils, y met des rehauts, en indique les
défectuosités, comme le peintre qui trace avec un bout de fusain une
ligne parallèle à la figure de l'oeuvre qu'il reconstruit. C'en est
fait, l'édifice est debout ; quelques gouttes d'encre ont fait ce
miracle. C'est qu'aussi, Janin a toujours eu l'attention de se tenir à
distance du conseil de Boileau :
Faites choix d'un sujet.
Comme si on choisissait son sujet, et comme si le sujet n'était pas partout, en quelque endroit qu'on se trouve.
Ce n'est point un amuseur dans le sens bourgeois du mot ; mais avec
quel appétit on mord à sa critique du lundi ! Les ruches vides du
feuilleton se remplissent de miel : le miel de l'Hymette ; car, pour
lui, tout ce qui ne relève pas de l'antiquité, comme l'a dit Gautier,
n'appelle pas sa dévotion. Il eût inspiré à la timide
Henriette, de Molière, le désir d'apprendre le grec.
Pareille aux toiles titianesques auxquelles le temps donne « une patine
d'or », son oeuvre revêt une plus haute solidité, lorsqu'on remonte
aujourd'hui à cette vivante époque de 1834 ; il y porte la pensée avec
une aisance, un atticisme qui ne l'empêche pas d'imprimer à ce qu'il
touche un cachet de personnalité profond. Mais c'est toujours en
puisant « à la source vive, à la langue d'Athènes », que le critique
garde son originalité d'un reflet si intime. Son esprit est tout près
de son coeur. En lisant i'écrivain on se sent près de l'homme. On est
loin de ces praticiens du style qui n'excellent que dans la beauté du
morceau: « Celui-ci est un Phidias dans l'art d'indiquer un ongle ;
celui-là onde d'une façon exquise les cheveux d'une tête ; ils suivent
un détail, ils n'entendent rien à l'ensemble. » Au contraire, chez
Janin, l'inspiration échauffe et remue toutes les parties. Ce marteau
de bronze frappe en tous les coins à la fois, et fait résonner la page
entière si chaude et si mouvementée. Chez lui, la prose est « ce fleuve
inondé de soleil » dont parle Horace. Leste, fringant, joûtant armé du
mot, là il arrondit un contour, ici entre « les crochets d'une
parenthèse » il jette un pont entre deux idées opposées, et le voilà
passant sur ce pont suspendu qui s'appelle le paradoxe, avec la plus
singulière assurance. Il rentre dans l'arène le front si réjoui, qu'il
paraît toujours sûr de la victoire, soutenu d'un escadron de pointes
ironiques ; il n'arrive là que pour faire luire la logique du vrai -
car il est vrai en restant passionné. - Et tout cela, dans ce rhythme
enchanté qui, pareil au rhythme des poëtes latins, semble fait pour
bercer les soucis en enchaînant la raison indulgente et moqueuse ; avec
cette parole d'un tour ailé, dont la circonvolution fait songer parfois
à un sylphe que son caprice soulèverait doucement de terre afin
d'atteindre quelque chose qui court dans l'espace.
Balzac
« M
OI je ne devais être que le secrétaire, la société
allait être l'historien ; en dressant l'inventaire des vices et des
vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en peignant
les caractères, en choisissant les événements principaux de la société,
en composant des types par la réunion des traits de plusieurs
caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire l'histoire,
oubliée par tant d'historiens, celle des moeurs. Avec beaucoup de
patience et de courage je réaliserais, sur la France au XIXe siècle, ce
livre que nous regrettons tous, que Rome, Athènes, Tyr, Memphis, la
Perse, l'Inde, ne nous ont malheureusement pas laissé sur leur
civilisation. » Ainsi, Balzac disposait le programme de sa vie
d'écrivain, lorsqu'il habitait sa mansarde de la rue Lesdiguières.
La mansarde ? « une chambre qui avait vue sur la cour des maisons
voisines, par les fenêtres desquelles passaient de longues perches
chargées de linge. Rien n'était plus horrible que cette mansarde aux
murs jaunes et sales, qui sentait la misère et appelait son savant ; la
toiture s'y abaissait régulièrement, et les tuiles disjointes
laissaient voir le ciel ; il y avait place pour un lit, une table,
quelques chaises. » C'est là que l'ancien élève du collège de Vendôme
se nourrissait en futur grand homme, c'est-à-dire avec trois sous de
charcuterie, trois sous de pain, et deux sous de lait. Dans ce logement
il ne porte pas encore le fameux froc de laine blanche dans lequel il a
passé une bonne partie de sa vie. Le voici tel qu'on s'en souvient,
assis à sa table, la tête coiffée d'une calotte coupée peut-être dans
un pan de rideau en brocatelle, la poitrine enveloppée d'un châle, les
jambes couvertes d'un vêtement rapiécé, ayant d'un côté une cafetière à
laquelle il doit recourir souvent pour surexciter son cerveau, de
l'autre son encrier ; s'escrimant avec l'acharnement d'un cheval de
labour à creuser le sillon, à dévorer le champ philosophique qu'il
s'est tracé ; son front fume, il reste chancelant sous le poids de
l'idée qu'il ne parvient pas à incarner tout d'un coup dans le verbe
des mots, martyr de l'enfantement littéraire depuis le soir où il
commence, jusqu'au matin où il tombe épuisé.
Le vrai Balzac reste toujours doublé de l'étudiant de la rue
Lesdiguières. Il conserve jusqu'à la fin ce douloureux travail de la
création laborieuse. Ce génie, qui avait une si haute puissance de
divinisation, qui concevait un livre avec un sentiment et un instinct
physiologiques si profonds, que tous les caractères s'y déroulent
d'après une logique écrasante, fatale, ne possédait pas le don du style
; et cependant son style défie la dialectique la plus serrée, et cette
forme où la pensée entre dans la phrase comme un poinçon, est si
captivante pour nous et fascine notre esprit de telle façon, qu'on ne
s'aperçoit pas de la lenteur de l'action.
Lire Balzac, c'est prendre un décalque de toutes les ambitions,
regarder à la loupe les verrues grossissantes de la société, entrer
dans la minutie des égoïsmes, et connaître à quelles lois pathologiques
se raccordent les instincts, les fautes qu'ils feront commettre ; il y
a une telle certitude en son oeuvre, on y est sur un terrain si solide
et les individualités qui s'y promènent y sont si durement implantées,
qu'il n'y a pas de danger qu'elles perdent pied et que leurs contours
s'effacent dans un dénoûment chimérique, ainsi que cela se voit dans
beaucoup de romans modernes. Tout vice y croîtra jusqu'à la férocité,
et, vers la fin, se dessinera hideux jusqu'à l'exagération gigantesque,
dépouillé de l'habit sous lequel il cachait sa tortuosité. Ainsi Balzac
arrive à une subtilité d'analyse de la personnalité humaine si étrange,
qu'on sent courir chez l'individu le souffle de la vie physique et
intellectuelle à fleur de peau, et cela par « d'incessantes projections
de ce fluide plus puissant que l'électricité » et qui s'appelle la
volonté, la volonté qui emporte cet athlète à travers tous les
calvaires, qui le condamne à surchauffer sa copie à perpétuité, et le
domine jusqu'à la souffrance ; la volonté qui le surmène dans le
travail, au point d'en faire un noctambule littéraire sur les pages
duquel « le soleil ne se couche pas. »
Une des distractions qu'il se permet, c'est d'aller contempler Paris du
haut de la colline du Père-Lachaise, ce Paris où il n'est guère
d'artiste ou d'écrivain jeune et pauvre qui n'ait fait le rêve inavoué
de le dominer un jour par un peu de popularité. Aussi Balzac
s'attaque-t-il surtout à peindre l'homme ardemment trempé, marchant les
pieds dans la boue, les coudes percés, l'habit couturé, les semelles
gluantes ; c'est au point qu'on s'assoiffe d'or à force de côtoyer
cette pauvreté ruisselante de pluie qui s'appelle tantôt Rastignac,
Lucien de Rubempré, d'Arthez, Bianchon, Lousteau.
Dans Balzac, sous les dégradations du vice, perce le sentiment
grandiose de la nature humaine ; le vice n'y obéit point à des
considérations d'un ordre vulgaire, et le crime y prend des proportions
plus élevées qu'en cette littérature dramaturgique qui, depuis si
longtemps a fait irruption, dans l'art. Ainsi, regardons par exemple
Herrera, l'ancien forçat Vautrin dit Trompe-la-Mort, parvenu à se
substituer à un chanoine de Tolède envoyé secret du roi d'Espagne,
Ferdinand VII. A travers l'inspiration fatale qui dirige les actes de
ce sombre personnage, on reconnaît comme un vague désir de renaissance
morale, comme une aspiration irréfléchie de reconquérir une existence
quelconque qui le préserve de la dernière abjection. Herrera, tout en
vouant une haine invétérée à l'humanité, s'est fait cependant le
protecteur de Lucien de Rubempré sauvé par lui du suicide ; il met
toutes les ruses de son génie, toutes les forces de son audace, tous
les travaux d'une vaste intelligence à déjouer les obstacles qui
s'opposent à l'accomplissement de cette destinée de jeune homme. Chose
étrange, ce personnage rivé à l'infamie se croit encore assez fort pour
diriger tous les fils d'une autre existence. Lucien, c'est son autre
moi, ce
moi où il a réussi à s'introniser et avec lequel il est rentré dans ce monde qui l'a banni. Ce
moi
si brillant, si beau, il l'a revêtu d'une livrée de grandeur,
d'une casaque de gentilhomme, d'une auréole de gloire naissante assez
solide pour que toutes les rivalités se soient senties devancées, et,
par ce pacte infernal, Herrera âgit seul, comme Méphisto auprès de
Faust. A lui de briser l'obstacle, de miner la montagne, en laissant
son compagnon pur de toute participation à ses ténébreux desseins. « Je
suis l'auteur, tu sera le drame ; si je ne réussis pas, c'est moi qui
serai sifflé, lui a-t-il dit. » En un mot, comme le décrit
admirablement Balzac, Lucien c'est la splendeur sociale ; à l'ombre de
laquelle il prétend vivre.
Lorsque l'écrivain touche à des créations d'une autre caste, lorsqu'il
lui arrive de prendre une figure de courtisane, c'est le profil de la
jeune Esther qui jaillit de sa plume, incarnation de la grâce et
de la pure tendresse. Balzac en s'attaquant à cette race juive,
intensifie d'un trait toujours plus énergique la beauté caméenne de ses
types. Qui ne conviendra que la courtisane, placée comme
l'artiste, aujourd'hui, au ban de l'infamie moderne, mais qui ne
saurait, à son exemple, se glorifier du mépris des hommes, n'a guère
été épargnée en ce temps-ci que par quelques écrivains ? Pour un grand
nombre, ça été le personnage prédestiné à subir les imprécations des
alarmistes de la pudeur, le gâteau savoureux devant assouvir la faim du
dragon qui garde les pommes d'or dé la vertu. S'agit-il d'expliquer la
ruine de la famille, l'abaissement d'une maison illustre flétrie dans
son dernier rejeton ? on s'empresse de saisir toutes les ficelles du
roman bourgeois, et la courtisane est là, qu'on chargera de ce fardeau
d'iniquité. A l'égard d'un petit nombre seulement, elle exprime encore
le bilan des enthousiasmes pour l'art païen.
« Il ne faut point s'imaginer que l'auteur de la Comédie humaine
copiait toujours d'après nature. Tout objet rendu par le moyen de l'art
contient forcément une part de convention. Faites-la aussi petite que
possible, elle existe toujours, ensevelie la plupart du temps dans les
fouilles de ses travaux. Balzac n'a pas matériellement observé les deux
mille personnages qui jouent un rôle dans sa comédie aux cent actes ;
mais tout homme, quand il a l'oeil intérieur, contient l'humanité ;
c'est un microscome où rien ne manque. »
Si nous empruntons cette attestation, c'est qu'elle a une telle valeur historique qu'on ne peut parler de l'auteur du
Père Goriot sans évoquer la plume autoritaire des
Jeune-France,
de celui qui a vécu si près de lui. Il a vu la copie sortir toute
fraîche des doitgs de Balzac, copie toute zébrée de ratures, surajoutée
d'innombrables renvois auxquels venaient s'arc-bouter d'autres
variantes effacées puis reprises, collées avec des pains à cacheter et
faites pour correspondre à des chiffres grecs ou romains, à des signes
typographiques reliés à d'autres signes encore, enfouissement, chaos,
pèle-mêle, babylone inextricable où se perdaient les compositeurs, et
pareille à des conjurations abracadabrantes ; et, de ces retouches, de
ces corrections faites sur d'autres corrections, surgissait alors la
forme parachevée, élégante, noble, si serrée dans le contour, si
savante dans les proportions, où le point lumineux, l'effet, venaient
toujours rayonner à l'endroit précis ; la pensée se nouait dans la
phrase, au point qu'on n'aurait pu l'en retirer sans l'en arracher par
lambeaux tant elle s'y emboitait solidement. On voyait apparaître ces
figures de la princesse de Cadignan et de Delphine de Nucingen avec
quelque chose d'implacable dans la vérité du dessin, qui les force
encore aujourd'hui à se lever, s'asseoir, marcher, nous saluer, si bien
que l'écrivain nous fait sucer sur leurs lèvres le fiel qu'elles ont au
coeur. Celles-là sont peintes en pleine lumière, d'autres en
clair-obscur ; les fissures de la peau, les marbrures du front, le nez
piqueté de points noirs, la décrépitude naissante qui se voile dans les
demi-teintes du boudoir, le sourire se fixant un instant sur une lèvre
fanée et qui arrive juste au moment où il faut qu'il parte comme une
dernière fusée vers celui qu'on veut séduire, ce sont là de ces traits
d'un réalisme inquiétant. Les types s'installent dans. la mémoire
pleins de menace et d'autorité, non servilement moulés sur nature, mais
francs, cruels même, et si l'on se met pour tout de bon à vivre avec
ces héroïnes, on éprouve l'hallucination de leur contact, on s'habitue
à leur geste, on distingue le bruit de l'étoffe de laine ou de soie de
leur robe par la porte où elles s'en vont; on a dans l'odorat les
papiers huileux contre lesquels Rastignac s'est tant de fois
appuyé.
La stature de Balzac, telle que nous la trouvons représentée dans une
gravure de 1833 est assez riche, assez florissante pour supporter ce
bloc de l'idée, plus lourd, assure-t-on., que le rocher de Sisyphe.
Cette figure large, aux joues rebondissantes pétries de santé, est
éclairée par deux yeux pétillants de verve et de puissance. Une forte
moustache ombre la lèvre supérieure, sensuelle, charnue, gouailleuse.
Le front contient cent arpents de terrain littéraire à défricher ; le
nez, coupé au milieu, se relève aux narines très-ouvertes faites pour
aspirer énergiquement, et porter une dose considérable d'air dans les
cavités du cerveau où le sujet bout comme un métal en fusion. Les
cheveux épais, irréguliers, vraies fibres vivantes, poussent une crête
ici, une touffe là, crépitent aux tempes, enveloppent un bout d'oreille
et font comme mille caprices et sournoiseries d'allure autour de cette
face de moine tourangeau, qui a l'air de s'esbaudir grandement en
accusant par le sourire le double contour du menton. La robe de
chambre, très-échancrée, laisse à découvert un cou de taureau, les bras
nerveux sont croisés sur la poitrine. Est-il rien de plus vaste, de
plus solidement campé que cet homme, compatriote de Rabelais, que ce
boeuf de la conception qui, debout dans son froc blanc serré à la
taille d'une cordelière, a l'air d'avoir déjà confessé toutes les
consciences, et tenant en guise de bréviaire ses glorieux contes
drôlatiques, criera tout à l'heure : « Arrière mastins ! les sonnez les
musicques ! silence cagots! hors d'ici les ignares! advancez MM. les
ribaulds ! mes mignons paiges baillez votre doulce main aux dames,
grattez la leur au mitan de la gentille fasson. Après, vous leur direz
quelque aultre mot plus plaisant, pour les faire esclater, veu que
quand sont rieuses, elles ont les lèvres descloses et sont de petite
résistance à l'amour. »
Gérard de Nerval
C
ELUI-LA, s'est élancé un jour « hors du solide, hors du fini, on pourrait même dire hors du temps. »
Comme Euphorion, une force secrète précipitait Nerval en
dehors des limites de ce monde ; ses sens portaient au-delà des nôtres,
il voyait et il entendait plus haut et plus loin et, jusqu'à présent,
la science n'a pas trouvé un autre mot que celui de folie afin de
caractériser cet état d'âme. Et cependant, jamais plus riche éclosion
de facultés n'éclaira un cerveau humain et n'en disposa plus
harmonieusement toutes les cases, sans les confondre, sans les heurter.
Il était né pour tenir en main tous les fils analytiques des
philosophies comparées, pour pénétrer par la structure des langues
selon leur forme désinentielle, si l'imagination du peuple qui les
créait avait des tendances à la synthèse, à l'analyse, à la poésie. Lui
seul est parvenu à édifier le fameux système panthéiste de Gmthe, qui
prétend n'avoir goûté le poëme de Faust que depuis la traduction de
Gérard, en un moule plus approprié à l'intelligence, dans cette langue
qui ne fait qu'un avec le génie de Voltaire. Et, par un singulier
renvoi, s'il faut ouvrir les oeuvres de Gérard dans le but de
comprendre Goethe, c'est Goethe lui-même qui se chargera de prononcer
sur Gérard le jugement de la postérité. « Je n'aime pas à lire le Faust
en allemand, disait-il ; mais dans cette traduction française, tout
agit de nouveau avec fraîcheur et vivacité... Le Faust pourtant est
quelque chose de tout à fait incommensurable. » Comparons à cet accueil
celui deByron lisant, plein d'une réserve hautaine, le nom du jeune
français qui lui adressait une de ses premières méditations :
l'Homme. Et celui-là était Lamartine.
Un fait à observer toutefois. Si Gérard est si profond goethiste, c'est
qu'il portait peut-être en lui l'innéité d'un système qu'il n'a si bien
interprété que parce qu'il flottait à l'état d'embryon dans son esprit.
Il avait sans doute, en s'appuyant sur les monades de Leibnitz, greffé
un système de double vue conçu par le magnétisme, qui lui permettait de
supposer après la décomposition de la matière animale, ce quelque chose
sans nom, sans structure, souffle ou vapeur, son ou lumière, pouvant,
selon lui, survivre à l'anéantissement. Pour nous, qui repoussons un
semblable système et qui n'en parlons qu'à titre de curiosité
scientifique, nous croyons que « ce choc de Gérard de Nerval contre la
sombre personnalité de Faust » presque sur les bancs du collége, a dû
jeter sur toute sa vie la préoccupation constante qui lui fit
abandonner la série des faits positifs pour l'hypothèse psychologique.
Gérard aussi s'est écrié dans un ardent transport: « Je ne cherche
point à m'aider de l'indifférence; la meilleure partie de l'homme est
ce qui tressaille et vibre en lui. Si cher que le monde lui vende le
droit de sentir, il a besoin de s'émouvoir et de sentir profondément
l'immensité. - Échappe donc à ce qui est, en te lançant dans les vagues
régions des images, lui murmure une voix intérieure, réjouis-toi au
spectacle du monde qui depuis longtemps n'est plus. »
Il se laisse emporter « par dessus les épaules » des maîtres dont les
autres ne font que suivre la trace ; c'est-à-dire, qu'au lieu de se
contenter de les traduire dans leur sens absolu, précis, il leur
imprime une fougue, une passion originale qui mêlent son improvisation
créatrice à leur génie ; ses pensées se métallisent dans le même
creuset que celles qu'il interprète, mais il se grise à leur flamme,
et, pris d'un accès de témérité, à son tour, il écrit à côté d'eux ce
qu'ils n'ont pas songé à écrire. Si l'on peut établir cette
comparaison, on dirait qu'après les avoir regardé, il les devance dans
leur allure au lieu de se conformer tout à fait à la gravité de leur
marche.
Tous ces problèmes, en effleurant Gérard au début de l'existence,
n'empêchent pas de joyeuses rimes de siffler sur ses lèvres, et l'une
de ses premières odes, celle à
Tyndaris,
est adressée à la brodeuse de son voisinage, qu'on appelle la Créole.
Dans cette ode, la jeune femme est pour fort peu de chose,
c'est tout simplement l'amour que le poëte chante :
Dis-moi, jeune fille d'Athènes,
Pourquoi m'as-tu ravi mon coeur ?
Quelques années plus tard, ces vers devenaient une réalité; une femme
lui avait en effet ravi son coeur, et si bien ravi qu'il ne le reprit
jamais. Il entrait dans sa destinée d'en vivre et d'en mourir. C'est
Arsène Houssaye qui a écrit : «Les grandes passions prennent leur
source dans l'amour et se jettent dans la mort. » En attendant, ce
jeune homme dont les sonnets avaient été, imprimés pendant qu'il était
encore sur les bancs de Charlemagne, commence gaiement la vie,
hugolâtre fougueux et fredonnant les vers de Ronsard :
Allons de nos voix
Et de nos luths d'ivoire
Ravir les esprits !
Il en construit sur tous les rhythmes, mais principalement sur les
coupes des vieux poëtes de la pléiade ; ce n'est pas qu'il cherche à en
faire des pastiches ; comme il l'a expliqué, leur caractère
l'impressionnait malgré lui : « En ce temps-là je ronsardinisais, »
raconte-t-il.
Avril, Fantaisie, le Point noir, Pensée de Byron,
une strophe sur les papillons, sont un groupe d'odelettes
rhythmiques et lyriques qui reportent au temps où l'on disait à Gérard
: « Montrez-nous ces juvénilia, sonnez-nous ces sonnets, » temps où
remonte cette petite pièce des
Cydalises :
Où sont nos amoureuses ?
Elles sont au tombeau.
Elles sont plus heureuses
En un séjour plus beau.
O blanche fiancée !
O jeune vierge en fleur !
Amante délaissée
Que flétrit la douleur !
L'éternité profonde
Souriait dans vos yeux.
Flambeaux éteints du monde,
Rallumez-vous aux cieux
Lorsqu'il eut d'autres soucis que le refus des directeurs de théâtre,
lorsqu'il aima d'un amour immense, une actrice dont le nom est encore
voilé tant il évitait de le faire connaître, son esprit, déjà fort
enclin à l'illuminisme, s'écarta soudain des milieux terrestres. Les
Sonnets mystagogiques
naissaient de cette imagination troublée. Il revint de ses voyages du
Caire et de Constantinople avec des plans de drames effarants.
La Reine de Saba, dont le scénario mélangé de Kabbale, d'initiations magiques, a paru sous le titre
Les Nuits du Rhamadan,
appartient à cette période de son existence où le rêve incessant
primait l'action en lui, où son sommeil lui dessinait les aspects
étranges d'une vision qui venait sans cesse s'asseoir à son chevet et
qu'il appelle Capharnaüm : « Des corridors, - des corridors sans fin.
Des escaliers -des escaliers où l'on monte, où l'on descend, où l'on
remonte, et dont le bas trempe toujours dans une eau noire agitée par
des roues, sous d'immenses arches de pont, à travers des charpentes
inextricables ! - Monter , descendre, ou parcourir les corridors, - et
cela pendant plusieurs éternités... » Comme tous les penseurs, il ajoutait un cercle à l'enfer dantesque. Cet
esprit qui se sent plein d'objectivité, « où le moi et le non-moi se
livrent un terrible combat, » s'est maintes fois persuadé, sans doute,
être en proie au travail d'esprits qui lui dévissaient la tête à petits
coups dé marteau, pour la lui desceller, et lui remettre en place les
parois de son crâne philosophique. Lorsqu'il se réveille brisé par ce
somnambulisme, il recommence la vie comme si rien ne l'eût fait dévier,
et il se console de ce mélange de rêve et de réalité qui l'a absorbé, en disant comme Pascal : « Les hommes sont fous, si
nécessairement fous, que ce serait être fou par une autre sorte que de
n'être pas fou, » et en ajoutant après la Rochefoucauld : « C'est une
grande folie de vouloir être sage tout seul. »
Un fait à remarquer, c'est que cette surexcitation intérieure ne se
refléta point dans ce qu'il écrivait. Sa plume s'est toujours imprégnée
de cette teinte discrète et mesurée qui ne tenta jamais de s'abandonner
aux véhémentes de la diction. Il vise à l'économie de la phrase, à la
période sobre, tranquille ; il conserve partout ce caractère dans ses
fantaisies, drames, courriers de théatre, premiers-Paris, descriptions
de l'Allemagne et de l'Orient, critique musicale, car il a touché à
toute chose, même aux imitateurs de la Kabbale. Son coloris aime les
harmonies pâles, les gris bleutés, fuyants, les tons de sable fins
nuancés, et, pour lui prendre une comparaison, son style ressemble à la
large coupe de ces fleurs monopétales, au tissu aussi ferme que
moelleux, aux rainures accentuées.
Ce rare et pénétrant esprit, où il fait chaud et clair, ce Gérard tant
regretté est d'une singulière simplicité d'apparence. Sa tête déjà
dénudée porte les
traces du travail précoce, et ses rares cheveux blonds flottent légers
sur ce crâne, laissant à découvert une structure phrénologique d'un
dessin très pur ; la figure se rétrécit vers le menton et s'enferme
dans
un trait oblong; l'oeil scintille sous un sourcil peu prononcé entre
les deux bourrelets des paupières à peine ombrées de quelques cils. Le
nez arrive tout droit sans aucune déviation sur une bouche dont la
moustache enroule la lèvre supérieure ; quelques légers poils se
tordent
sous la lèvre inférieure, un collier de favoris projette une ombre sur
les joues. Autour du cou, une cravate nouée sous un col de chemise
rabattu. Ses vêtements sont les moins accentués possibles. En été, il a
une redingote d'orléans noir ; en hiver, un paletot bleu foncé à larges
poches, où il enferme presque une bibliothèque chaque fois qu'il sort.
Lorsqu'on l'apercevait ainsi de loin, il avait l'air, assure-t-on, de
paraître absent de l'endroit où il était. N'est-ce pas dans un de ces
moments, où personne ne se trouvait présent pour l'aider à reprendre
pied, qu'il subit l'obsession douloureuse de son délire et voulut se
débarrasser de l'horrible aspect des hommes, ne supportant pas non plus
leur apathique indifférence ? Peut-être croyait-il sentir surson front
«
la main chaude de colère de la destinée » qui dérange souvent les
facultés les mieux équilibrées. Peut-être ce cauchemar de l'escalier à
longues spirales s'était-il montré tout à coup pour l'entraîner au pied
des arches souterraines d'où l'on ne remonte plus. Il ne pouvait, par
un suprême effort philosophique, pousuivre ce travail de
l'hallucination s'analysant elle-même.
L'Artiste de 1859, en donnant la description de la rue de la
Vieille-Lanterne, où s'est passé ce drame du suicide de Gérard de
Nerval, mentionne le détail sinistre d'un corbeau privé sautillant sur
les marches de l'escalier, dont l'aile avait dû effleurer la bouche.
convulsée de Gérard, dont le cri avait dû monter à son oreille dans la
dernière vague de l'agonie. « Qui sait, ajoute
L'Artiste, si le noir
plumage de l'oiseau, son cri funèbre, le nom patibulaire de la rue,
l'aspect épouvantable du lieu, ne parurent pas à cet esprit depuis si
longtemps en proie au rêve, former des concordances cabalistiques et
déterminantes, et si, dans l'âpre sifflement de la bise d'hiver, il ne crut pas entendre une voix chuchoter c'est là ! »
Lamartine
L
UI aussi a porté sa tête comme un Saint Sacrement; il s'est cru beau comme Raphaël : il l'a été.
La délicatesse de la peau laisse transparer l'azur des veines, entre
les yeux « imbibés de
lumière jusqu'au fond, » qui ont la couleur du ciel des Apennins ; le
nez est busqué, pareil à celui d'un jeune aiglon ; les joues sont un
peu
plombées par le soleil de Rome, la bouche, d'une courbe assez
romanesque, trahit la contention précoce de l'esprit ; le menton, «
traçant un sillon blanc, » est fait pour s'appuyer sur la paume de la
main comme dans ce portrait du Sanzio, coiffé d'un petit bonnet plat en
velours noir ; les tempes sont bleuâtres, l'oreille appelle
la tendresse des sons, le cintre naissant du front accuse le
génie dans
toute cette langueur souffrante ; les cheveux sont massés inégalement «
Accentuez ces traits, hâlez ce teint, attristez ces lèvres, grandissez
la taille, donnez du relief à ces muscles, » et vous aurez le portrait
de l'amant de Graziella à vingt-cinq ans. S'il a porté son âme au
dehors, s'il a éparpillé ça et là les élans d'une organisation trop
expansive, c'est qu'il est de ces natures que le bruit de leurs
sanglots asssoupit et qui se chantent à elles-mêmes leur douleur
personnelle. Ses vers, si larges, ont l'allure des hauts peupliers,
faciles à céder à la violence du vent, mais qui se relèvent toujours
majestueux. Ceux qui ont représenté Lamartine la lyre entre les mains,
le manteau fouetté par l'orage, ont exprimé cette hautaine
individualité dédaigneuse de la foule et pourtant faite pour la
dominer, marchant sur cette boue humaine sans se salir.
Comme Chateaubriand, son scepticisme est trempé dans les eaux du
Jourdain. c'est un pénitent mondain, un chérubin blessé dont les femmes
ont toutes rêvé d'essuyer les pleurs. Celles qui disent adieu au monde
n'oublient point d'amener avec elles au désert le crucifix, ce joyau
funèbre réalisé par l'amant d'Elvire. Les strophes sont faites
pour s'exhaler en gémissements sur leurs lèvres, comme celles du
Lac,
pour être enveloppées, emportées dans la grande plainte musicale de
Niedermeyer, qui en jette le mâle récitatif à tous les vents de
l'ouragan intime. Quelle que soit la souffrance du poëte, le vers à
toujours la même ampleur de jet, le même roulement sonore et lent, ne
possédant rien de brisé ou de saccadé dans la forme. Lorsque l'orage
intérieur en précipite le flot jusqu'au ciel, ce n'est qu'avec un air
de souveraineté qui sait que, comme l'Océan, il a l'étendue pour
dérouler ses colères. « Je suis le premier, a dit le chantre des
Méditations, qui ait fait descendre la poésie du Parnasse et lui ait
donné, au lieu des cordes de la lyre, les cordes mêmes du coeur de l'homme
touchées et émues par les innombrables frissons de l'art et de la
nature. » A ceux qui l'accusent de n'avoir déifié que ses extases et
buriné que ses tristesses, il peut répondre par cette profonde
exclamation de Hugo : « O insensé ! qui crois que je ne suis pas toi ! »
Un mariage contracté à Naples lui permet d'aller enfouir en Orient les
revenus d'une fortune princière ; sur sa route, il prodigue les
piastres, les armes,
les chevaux, traitant de pair a pair avec Ibrahim et les émirs ; il
traîne après lui une suite fastueuse qui le fait désigner sous le nom
de prince franc. Il descend au désert au fond duquel il apparaît comme
dans un cadre fantastique.
Les amoncellements de rocs s'étendaient à perte de vue, hauts, droits ou
couchés comme des lépreux. On pensait à une des vallées chaotiques du monde.
La matière restait là encore imparticulée, c'est-à-dire, sans division
précise ou arrêtée de ses formes, attendant les premières oscillations
qui allaient la faire dévier de ses assises. Derrière l'apparente
sérénité du ciel, se préparaient les tempêtes latentes et les jeunes
orbes solaires se débrouillaient confusément dans la neutralité blanche
des nuées. Encore un peu de temps et les teintes vont s'insinuer
d'abord, s'outrancier ensuite sur cette « non couleur des choses. » Tel
est un des aspects du désert. Est-ce un commencement ou une fin ?
Souvent ses cubes monumentaux; ses terres imbibées de désolation
semblent révéler la trace d'une secrète épouvante dont l'expression se
serait incrustée dans ces argiles malléables, avant leur complète solidification.
Continuons à marcher derrière la caravane. Tantôt le désert conserve
les marques d'une résistance comme la queue d'un météore dont la
pétrification aurait frappé tout d'un coup les anneaux convulsés, sorte
de monstruosité céleste figée dans l'infini ; tantôt il a des airs d'un
impassible dédain qui regarderait à deux fois avant de lâcher le rouge
dévoiement de ses sables. Il est facile de dire du désert ce qu'on a
dit de l'éther lumineux : c'est « que nous sentons une presque
irrésistible tentation de le classer avec l'esprit ou avec le néant. »
On croirait qu'il est la résultante d'une fonction cérébrale
quelconque, tant il a de passion, de souffle, de
mouvance,
d'individualité, de volonté impérieuse. Ne serait-ce pas lui l'aïeul,
l'ancêtre primitif, portant les germes de vie physique ? Cette poussière
qu'il soulève est faite de la trituration matérielle des races qui ont
vécu et sont mortes en lui, et ses masses glissantes, couleur de suie,
s'élevant en trombes, sont les cendres tamisées par le temps, des
premiers mâles velus auxquels s'adjoignirent des pourritures de saints.
Si l'on en arrive à cette
conclusion que le désert, plus que toute autre solitude terrestre,
contient des atomes, des infiniments petits des premières essences
corporelles, qu'il en a bu les os et les liquides, le désert est une
portion, une sorte de revêtement de l'homme. Il l'a désagrégé parcelle
par parcelle, il a filé toutes les ténuités de son être, il lui a pris
même ce qu'il ad'imperceptible aux sens, il l'a digéré ainsi que la
création le digère, mais en le perdant moins dans l'espace ; il semble,
en un mot, en avoir gardé quelque chose d'humain. Quand nous entrons
dans le désert, nous respirons comme l'odeur de ce qui a vécu ; on se
figure que du sang circule dans les fibres de ces immenses tiges
bulbeuses. Les dunes ont aussi une teinte de chair, et les racines
dont se nourrissaient les premiers anachrorètes n'étaient-elles pas
nées des dépouilles de leurs devanciers ? Jamais nature n'a mieux revêtu
un cachet d'anthropophagie sacrée.
Lorsqu'on lit ces deux volumes du
Voyage en Orient,
l'on conçoit, à
l'ébranlement des pages, que la terre de l'Islam dut apparaître à
Lamartine avec sa grandeur épique et sembler traversée de ces
personnages de la Bible, taillés, comme ceux d'Homère, dans le
gigantesque et le formidable.
Mais il revient de la colline de Gethsemani frappé à mort de la perte
de son enfant, dont il remporte les restes en Occident ; il revient,
courbé comme un vieillard, ayant vu « des tombeaux, des ruines sans nom
certain, une terre nue et sombre, éclairée confusément par des astres
immortels. »
La vie active le prend à son retour ; la politique fait de sa vie quotidienne une improvisation permanente à la Chambre.
« Laissant les invariables rhythmes carrés de la prose, » il brise ou
augmente sa période à volonté ; chaque idée devient chez lui une figure
qui se dresse toute pantelante, fixe l'interlocuteur, l'interroge, le
scrute et ne le quitte que pour aller s'installer aux cimes d'une
politique idéale, en regardant de haut en bas la foule que l'aimant qui
ruisselle des paroles et du geste de l'orateur a terrassée. C'est
ainsi, le jour ou il repousse le drapeau sinistre. Quelquefois la
période s'allonge et vient se coucher languissamment au pied
de l'auditeur fasciné, comme ces beaux lévriers au corps si svelte
qu'il aimait tant. Ce qu'on écrit de Listz n'est-il pas tout à fait
identique
à ce qui détermine l'art oratoire chez Lamartine ? « Il lui fallait,
aurait-on pu dire, conserver un caractère d'unité au milieu d'une
grande diversité de motifs, ne point s'éloigner de la majesté et de la
plasticité antiques ; donner un corps et une vie à des idées
abstraites;
formuler en plus des sentiments profonds et violents, sans l'aide de
l'intrigue, sans le secours de la curiosité qui s'attache à la
succession des incidents ou des épisodes ; » souvent les parties sont
si
doucement articulées, si savamment aboutées les unes aux autres, qu'un
calme imposant paraît ouvrir le discours ; mais un thème fugué apparaît
tout à coup, et l'homme qui dogmatisait tout à l'heure n'est plus qu'un
tribun fougueux. Il l'a été surtout le jour où, débordé par sa
rhétorique, il n'a pas craint de se retourner vers cette princesse qui
n'espérait plus qu'en son aide, et de lui jeter cette sentence en face:
« Madame, il est trop tard. »
Trop tard ! ce mot a un écho prolongé pour lui, car, un jour, il est
trop tard aussi lorsqu'il s'agit de sauver sa popularité, et la dette
étreint le grand homme et le rive à la chaîne de la copie. Si vous l'eussiez vu en ses derniers jours, avec sa
redingote boutonnée haute et droite sous le menton, sa tête fière,
qui n'avait point encore appris à se courber en passant sous les voûtes
basses de la gêne, enfermé dans le petit immeuble du ministère de
l'intérieur, vous eussiez compris qu'il était trop tard pour le sauver
du dégoût qu'il éprouvait dé ses contemporains, quand cette parole
sortait de la plume du vitriolique Veuillot qui parlait de Karr et de
Lamartine en disant « les deux Alphonse, » cette bouche révérende du
directeur de l'
Univers, si empâtée dans les muscles, essayant de broyer
un génie avec sa lourde mâchoire !
Alphonse Karr
S
A physionomie porte le reflet robuste et
tranché de la nature agreste. La barbe épaisse et longue
aujourd'hui enveloppe solidement les contours du menton, poussant
ses brindilles à droite et à gauche, et grimpant aux joues ainsi qu'une
feuillée de chêne. Sous les cheveux coupés ras et « couchés à plat, »
le front forme un étage de quatre lignes carrées ; c'est bien le vaste
plafond de l'esprit. Le nez, un peu tourmenté de dessin, s'accuse de
face avec deux ailes saillantes, détachées, mobiles. Les yeux largement
ouverts par la piqûre agressive de l'expression, soulignent l'essor
d'une plaisanterie audacieuse, mais ce qu'il y a de si flottant dans le
regard, ce cristallin où nage la prunelle, paraît durement arrêté entre
les cavités de l'oeil ; en sorte qu'aucune vapeur n'en dépasse les
contours pour les embrumer, les adoucir. Les épaules sont larges,
nerveuses, et la stature découpe ses profils d'athlète comme celle d'un
dieu teutonique, sous le veston de velours noir au-dessus duquel
s'enlève le noeud de cravate de soie blanche.
Vous le nieriez en vain, il s'appelle Stephen. Il a été l'amant
inconsolable de Madeleine ; il l'est encore. S'il se fait siffler par
les merles de son jardin, c'est qu'il a aimé. Jamais souffle si
personnel et si brûlant n'effleura une oeuvre, que celui qui court sur
les pages écrites
Sous les tilleuls.
Ce qu'il est venu chercher dans la vie mortelle de la nature, ce n'est
point l'oubli ni l'apaisement ; mais on dirait que c'est l'étreinte
plus vraie d'un souvenir de femme. La solitude permet à la mémoire de
sculpter les formes de ce qu'on a aimé, d'en reconstituer le type qui
s'avancera toujours au-devant de nous, le soir ou le matin. Aussi ne
faut-il pas s'étonner s'il est des organisations qui peuvent toujours
garder un souvenir, là où le feu sacré s'éteint chez d'autres, à propos
d'une personne disparue. Dans ce roman de vingt ans où nous défions le
lecteur de ne voir qu'une oeuvre imaginaire, l'homme s'anatomise
derrière l'écrivain. A travers cette fantasia du style se révèlent les
blessures cuisantes de l'amour méconnu. La force créatrice de son
organisation lui fait retrouver un contact avec la femme qu'il n'a pu
river à lui. Il enserre ce délicieux fantôme qui n'est pas une
conception idéale, mais qui existe pour lui et loin de lui, et son
enveloppe « jeune, ferme et rose, » il la contemple, il la respire.. «
Vous êtes à moi, » lui crie-t-il, dans la demi-confidence du dernier
chapitre où il consent à se laisser deviner, et tout en parlant comme
s'il était
Stephen : « Vous
êtes à moi, triste ou heureuse, pensant à moi ou m'oubliant dans les
bras d'un autre... La mousse des bois : nous avons marché dessus
ensemble. - Les fleurs d'églantier : ensemble, le soir, nous les avons
respirées. L'aubépine des haies : je l'ai enlacée dans vos cheveux. -
Les liserons : il y en avait dans le jardin des tilleuls. - L'ombre et
le silence des bois je les ai désirés pour cacher notre vie qui devait
être si heureuse ! - Le vent: je l'ai vu souffler dans vos cheveux. -
Vous êtes à moi : Je suis à vous - et votre nom sera en tête de tous
mes ouvrages, - bons ou mauvais, - loués ou blamés, - comme il a été au
fond de toutes mes actions, de tous mes désirs, de toutes mes craintes,
quand j'avais des craintes, quand j'avais la force d'agir. »
Ennemi juré de l'emphase, il a horreur de l'idée reçue ; il préférerait
caresser une chose à rebrousse-poil, plutôt que d'en parler comme tout
le monde. La netteté coupante de son jugement bouleverse souvent d'un
trait certaines théories qui ont primé l'opinion, et ce mélange
perpétuel de la pensée de l'auteur avec l'action du roman, fait partir
de temps à autre une fusée aux oreilles du lecteur. Ainsi, par exemple,
le suicide que la majorité bourgeoise déclare une lâcheté, est rétabli
par l'écrivain à son plan exact dans l'ordre social. L'homme
n'aurait-il pas plus le droit de mourir qu'une sentinelle de quitter
son poste ? Nous répondrons avec Alphonse Karr que ce raisonnement fait
de Dieu un caporal ; et d'ailleurs, nous pensons que Dieu, - en
admettant qu'il soit, ce qui n'a pas encore été prouvé, - s'occupe fort
peu de nous; « qu'il y a bien de la vanité à nous, petits, de croire
que nous pouvons l'offenser et qu'il ne prend la peine ni de nous
récompenser ni de nous punir, laissant au hasard et au savoir-faire de
chacun le soin d'arranger et de conduire sa vie. On dit encore qu'il y
a plus de courage à supporter le malheur qu'à se tuer, que l'on se tue
par lâcheté, ce qui n'est pas vrai, et ceux qui, dans la vie, ont eu
envie de se tuer savent s'il faut un vrai courage. Nous pensons, au
contraire, qu'il n'y a rien de si raisonnable que de quitter un habit
qui nous gêne, un lieu où nous sommes mal, de déposer un fardeau trop
lourd pour nos épaules. »
Pourquoi le suicide semble-t-il parfois admissible à Alphonse Karr ?
C'est que le malheur lui est apparu comme un camp retranché dont les
adeptes constituent la perpétuelle léproserie humaine ; il voit une
société qui fonde des comités de secours pour repêcher un homme des
flots, les lui refuse la veille du jour où il veut s'y jeter, et dont
le raisonnement à l'égard de l'individu est identique à celui-ci : - le
malheur domine ta destinée ; la loi t'interdit le suicide, nous ne
pouvons rien à des maux dont nous proscrivons la victime ; mais si tu
meurs, nous paierons les frais de l'enterrement. Vivant, le monde ne
t'accordera pas de quoi subsister; mort, les caisses de nos
institutions s'ouvriront pour toi. L'argent que nous refusons de verser
pour les souffrances de ton estomac, nous l'accorderons à cette
poussière qui aura été ton corps.
La fiction si naturelle qui fait, en général, le fond d'un roman
d'Alphonse Karr, et qui, de l'aveu d'un critique, réduite à sa plus
simple expression, ne tiendrait pas deux pages, à laquelle s'accrochent
les mille et un incidents de la digression, au point de couvrir les
deux tiers d'un livre, ne saurait être taillée en plus nombreuses
facettes. Ce style à courants chauds et magnétiques, vous réveillerait
s'il était nécessaire, quand l'action se ralentit. Quelquefois on
dirait que l'auteur laisse tomber sa plume, pose ses coudes sur la
table et sa tête entre ses mains, et qu'il se met à rêver tout haut
comme s'il n'avait jamais commencé d'écrire. Cette rêverie qui vient
soudain se coucher sur son papier, amène des chapitres de demi-teinte
et donne du clair-obscur à l'ouvrage. Tout en faisant de la campagne le
cadre de ses nouvelles, il jette dans ce milieu un peu immobile des
bois et des champs, la vie, le mouvement, le positif de l'égoïsme
humain ; il entend le paysage à la façon d'un peintre d'histoire, à la
condition d'ajouter l'homme à la création :
Homo adjunctus naturae.
Mais c'est surtout à son coeur qu'il emprunte le coloris tendre ou
triste des scènes où il esquisse ses figures. C'est son coeur qu'il
veut distraire ou réveiller, soit qu'il commence une lettre amoureuse,
soit que, dans un transport furieux, il foule aux pieds ce qu'il aime
le mieux au monde, la passion qui éclate, toujours violente et
insubjugable, dans sa férocité ou dans ses larmes.
Théodore de Banville
L'
INSPIRATION a marqué son battement d'aile sur ce front
verni comme l'ivoire, sur ces tempes aujourd'hui dégarnies de cheveux
et presque diaphanes. Le nez étroit, effilé, descendait alors comme une
lance sur la vague moustache dessinant la lèvre mince. L'oreille au
fond de laquelle est écrit le façonnement du mètre, était faite pour
scander le vers. A la fossette malicieuse du menton, la lumière semble
se réfracter pour illuminer les joues, et se répandre, ainsi qu'une
vapeur, dans les yeux, qui aiment à reconnaître à travers les neiges
d'antan, sous le masque des Cydalises, les traits de la beauté plus
moderne. Aussi, Banville a-t-il écrit les
Camées parisiens. Dans
un portrait du temps, le petit col de chemise est rabattu sur la
cravate nouée lâche ; les vêtements ne révèlent dans la coupe ni le
dandysme de deVigny, ni la prétention un peu cavalière de Lamartine. «
Mon souci est ailleurs, » aurait pu dire, à l'imitation d'Horace,
l'auteur des
Ballades joyeuses.
Chez lui le style, dans sa forme lapidaire, a la recherche voulue des
perles exotiques de la langue, laissant deviner un caractère d'écrivain
qui s'en ira décrocher les éléments les moins faits en apparence pour
s'associer, et qui, du rapprochement des mots, fera jaillir sous ses
doigts des effets hardis, étranges, parfois aigus comme lueur, mais
toujours riches de trouvaille. Ce que trahissent les plans de
cette figure, c'est l'esprit enivré par le rhythme, qui, pour lui, est
à la fois son, couleur, vérité, puissance, incarnation de toutes les
évolutions artistiques du beau. Le rhythme est la coupe au bord de
laquelle Banville vient savourer avec plus d'engouement qu'un autre la
rime ambroisienne :
Vierges, dit-elle, enfants baignés de tresses blondes,
Vous dont la lèvre encor n'est pas désaltérée,
Le Rhythme est tout ; c'est lui qui soulève les mondes
Et les porte en chantant dans la plaine éthérée.
Poëtesses, qu'il soit pour vous comme l'écorce
Étroitement unie au tronc même de l'arbre,
Ou comme la ceinture éprise de sa force
Qui dans son mince anneau tient notre flanc de marbre!
Qu'il soit aussi pour vous la coupe souveraine
Où, pour garder l'esprit vivant de l'ancien rite,
Le vin, libre pourtant, prend la forme sereine
Moulée aux siècles d'or sur le sein d'Aphrodite !
Le cercle où, par les lois saintes de la Musique,
Les constellations demeurent suspendues,
N'affaiblit pas l'essor de leur vol magnifique,
Et dans l'immensité les caresse éperdues.
Tel est le Rhythme. Enfants suivez son culte aride,
Livrez-lui le génie en esclaves fidèles,
Car il n'offense pas l'auguste Piéride,
En entravant ses pieds il l'enveloppe d'ailes !
Dans la vieille forêt armoricaine, Théodore de Banville a ramené les
dieux détrônés ; il leur a inspiré le plus noble chant d'exil qu'il
soit donné à l'homme de faire retentir ; l'homme qui est aussi un Grec
détrôné de l'Olympe idéal. Mais le parfum farouche de l'art archaïque,
le sauvage parfum mêlé de sang et d'ambre qu'on respire dans les
sacrifices antiques, il le laisse à son ami Leconte de Lisle : celui-là
aime le monstrueux, l'autre jette dans le port de ses déesses la grâce
attendrie, l'attitude fléchissante. L'un sculpterait Ekhidna montrant «
à l'entrée de sa grotte pour attirer les hommes, sa tête à la beauté
fascinante, ses bras plus blancs que ceux d'Hère, et sa gorge semblable
à du marbre de Paros, tandis que dans l'ombre de la caverne elle traîne
son ventre squammeux sur les ossements polis comme de l'ivoire des
amants délaissés. »
Le second, sans viser à une allure walkyrienne, réalise, à la façon d'un Italien du XVIe siècle,
Pasiphaé, Omphale, Ariadne, Médée, Antiope, Andromède, Hélène, la Reine de Saba, Cléopâtre, Hérodiade
; on dirait des nymphes dont les jambes effilées se contournent au bord
des vases d'or pour en former les anses, pendant qu'elles renversent
leurs têtes en arrière et qu'elles présentent leurs ventres polis, d'un
renflement radieux, aux baisers des buveurs.
Dans ses
Exilés surtout,
Théodore de Banville s'enveloppe de fluctuations sonores ; il se meut à
travers ces scintillements de mots, ces éclairs qui jaillissent
des strophes, cet ondoiement de flammes qui courent au front de ses
figures. Les vieux granits sculptés des bois redeviennent des dieux
charnels, des dieux pleins de jeunesse et de passion, comme au temps où
ils se couchaient au bord des sources ; la statue a dormi cent ans,
mais la voici qui s'éveille de sa léthargie
Dans les chemins foulés par la chasse maudite,
Un doux gazon fleuri caresse Hermaphrodite.
Tandis que, ralliant les meutes de la voix,
Artémis court auprès de ses guerrières, vois
Le bel Être est assis auprès d'une fontaine.
Il tressaille à demi dans sa pose incertaine,
En écoutant au loin mourir le son du cor
D'ivoire. Quand le bruit cesse, il écoute encor.
Il songe tristement aux nymphes et soupire,
Et, retenant un cri qui sur sa lèvre expire,
Se penche vers la source où dans un clair bassin
Son torse de jeune homme héroïque, et son sein
De vierge pâlissante au flot pur se reflète,
Et des pleurs font briller ses yeux de violette.
Reprenant les notations abandonnées de la fameuse ballade de Villon,
Théodore de Banville a renfermé dans le cadre ancien, le sentiment tout
moderne ; il y a enchâssé le rire, la mélodie, la naïve familiarité ;
sa ballade à lui, il l'a fait sortir toute juteuse en pressant les
raisins du cru gaulois. Chacune de ses trente-six joyeusetés
balladantes a résolu le fin et adorable mérite de la ballade bien faite
de Villon, « qui semble au lecteur n'avoir coûté aucun effort et avoir
jailli comme une fleur. »
Il l'a donc rimée malgré Molière, et fièrement répétée comme Vadius :
Hum! c'est une ballade, et je veux que tout net
Vous m'en.......................................
Aussi, dans cette recherche des rhythmes oubliés, comme les
Améthystes
viennent gaiement chanter et danser sur de vieilles assonnances
construites sous l'inspiration de Ronsard ! Comme le poëte fait
résonner les cordes anciennes et crée par des stances de rimes
féminines et des rencontres de rimes diverses du même sexe, des
vibrations exquises de tendresse ! Il ajoute des grains bénis aux
chapelets d'odelettes amoureuses que pressent entre leurs doigts blancs
toutes les héroïnes de beauté, depuis la noble fileuse de laine du
donjon, jusqu'à la Parisienne qui boit sur ses lèvres le sonnet
d'Arsène Houssaye. L'auteur des
Poëmes antiques et l'auteur des
Exilés
ont répondu plus que jamais victorieusement à cette inscription trouvée
sur une stèle : « Zeus ne tonnera plus ; il est mort depuis longtemps.
» Zeus est toujours debout cependant, réfléchissant dans ses « vagues
prunelles » toutes les mornes sérénités de l'espace, debout dans les
peintures de Baudry, debout dans les poëmes de Leconte de Lisle, d'une
orthodoxie plus rigide que ne l'a jamais été peut-être un initié
d'Eleusis, d'un caractère aussi accusé que les cannelures du vêtement
de l'Athèné Eginétique. Et si les dieux sont encore debout avec tout ce
que nous avons fait pour les proscrire, c'est que ce qui touche au
monde païen est inviolable ; puisque c'est vers lui qu'on va toujours
chercher celle que Banville a nommée:
Monstre inspiration, dédaigneuse chimère.
Le côté démoniaque de l'humanité, le côté désespéré,
l'ultra-souffrance, c'est ce que le romantisme a rendu dans les teintes
les plus hautes. Chacun porte en soi son instinct diabolique qui lui
grossit sa part de damnation ; le pervertissement naturel qu'on a dans
l'âme remue chez l'artiste des mondes d'une impression troublante : la
haine des hommes en est un des incidents. La mélancolie, le
découragement sont d'ailleurs des sentiments tout modernes dont
l'expression poussée en véhémence, atteint le suprême de l'ironie et
les sifflements aigus de la douleur. De même que dans la nature la
désharmonie des éléments en déroute, crée des effets de dissonance
merveilleux ; la partie blasphématoire de la vie humaine se trouve
interprétée dans le déchirement, dans les imprécations dont l'écrivain
charge ses tableaux ; c'est ce cri des affolés qui se vengent comme ils
peuvent en nous montrant les bancs de pourriture contre lesquels nous
sommes destinés à sombrer ; c'est ce même cri qui a édifié le
pamphlétarisme littéraire à côté du bénissage des plumassiers
bourgeois, enchantés de peindre le monde des heureux. Sans ce curage
des latrines sociales que les naturalistes se décident à inaugurer,
nous aurions à nous promener dans la douce idéalité du roman à la
Feuillet. Mais entre ces deux oppositions de genre, il existe des
organisations qui savent n'emprunter à l'art que « ce qui est beau,
grand, rhythmique; » s'ils entreprenaient d'exprimer à leur tour
l'affolante énergie de la passion contemporaine, ils l'enfermeraient
dans une ampleur de ligne, dans une puissance et une richesse de
plasticisme qui entraîneraient par la largeur du courant et l'effective
attraction de la forme.
Tel se montre Théodore de Banville, dès l'apparition des
Cariatides. Aussi, l'auteur des
Fleurs du mal,
a-t-il pu dire dans la notice qu'il lui a consacrée « que, dans ses
vers, tout a un air de fête, d'innocence et même de volupté. Sa poésie
n'est pas seulement un regret, une nostalgie, elle est même un retour
très volontaire, vers l'état paradisiaque. A ce point de vue,
ajoute-t-il, nous pouvons le considérer comme un original de la nature
là plus courageuse. En pleine atmosphère satanique, il a l'audace de
chanter la bonté des dieux et d'être un parfait classique. Je veux que
ce mot soit entendu dans le sens le plus noble, dans le sens vraiment
historique. »
C'est pourquoi, à ces impeccables qui, trouvant la poésie épuisée par
sa longue route, lui disent :-Voyons, fais-toi libérale: habille-toi
d'une robe plus moderne ; ta nudité nous effraie, ma chère ; célèbre en
même temps celui qui a fui à Pharsale et la religion qui a sacré César
; laisse là ton cothurne et ton rêve, si, pendant quelques jours, tu
veux te nourrir de pain blanc.- Elle répond, la fière dominatrice du
monde : -Gardez vos conseils, je n'ai pas besoin d'être entretenue aux
frais de l'État, ce qui me donnerait quelque chose de commun avec les
oies du Capitole; je ne puis exhaler mes dithyrambes sur un christ
toujours sanglant dont ma lèvre de marbre se retire avec dégout. Mon
dieu, c'est Phoïbos à l'arc d'argent ; ma vierge, c'est Artémis qui
rugit d'amour sous sa cuirasse de virginité ; mon larcin, c'est d'aller
quelquefois sous la conduite d'Hermès, ravir. - pour les offrir ensuite
à vos yeux éblouis, - les trésors sacrés, les statues divines du temple
de Delphes.