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TABLE
[PARTIE 1]
Romatiques et
intransigeants
Eugène Delacroix
Victor Hugo
Alexandre Dumas
Théophile Gautier
Madame Dorval
Frédérick Lemaître
Alfred de Musset
George Sand
Arsène Houssaye
Jules Janin
Balzac
Gérard de Nerval
Lamartine
Alphonse Karr
Théodore de Banville
[PARTIE 2]
Les peintres de la couleur et du sentiment :
[Ary Scheffer, Deveria, Boulanger, Decamps,
Marilhat, Diaz, Théodore Rousseau, Jules Dupré, Corot.]
Alfred de Vigny, Emile Deschamps, Auguste Vacquerie, Joseph Delorme.
Le Camp des Tartares : Petrus Borel
La Bohême romantique :
[Louis Bertrand, Philotée O'Neddy, Mallefille,
Etienne Eggis.]
Les Romantiques d'arrière-garde :
[Alphonse Esquiros, Roger de Beauvoir, Charles
Coran, Henri Vermot,
Charles Baudelaire, Napol le Pyrénéen,]
[Charles Didier, Catulle Mendès,
Barbey d'Aurevilly, Clément Privé.] |
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Les peintres de la couleur et du sentiment
Ary Scheffer, Deveria, Boulanger,
Decamps, Marilhat, Diaz,
Théodore Rousseau, Jules Dupré, Corot.
C'
EST à l'époque romantique que nous le devons, si nous
conservons encore un peu d'énergie et de fulgurante dans les luttes
artistiques ; si nous donnons à l'apparition d'un nom nouveau en face
d'un nom ancien, la vigueur et les proportions d'un antagonisme ? En
peinture et en poésie, elle nous a repétri sur toutes les faces avec
sept poignées de limon : l'audace des pensées, la haine du gris, la
furie du mouvement, le retour à la renaissance et au moyen âge, le choc
des effets, la recherche, la passion de la personnalité, la brutalité
des moyens à la place de la correction froide. Et, s'il faut toujours
remonter à cette époque, c'est que, sans elle, nous serions aujourd'hui
des êtres atones nageant péniblement dans les tons d'asphalte, teinte
chocolat ou vert gris huileux, qui viendraient s'étaler sur des toiles
d'un reflet phthisique de bon ton, là où réapparaissent effrontément
chaque année au Salon le jaune et le rouge. Le romantisme a pour jamais
partagé le monde en deux parties : les flamboyants et les grisâtres. La
séparation est faite et il n'y a plus à y revenir.
« Ces boeufs verront du rouge et entendront des vers d'Hugo, »
clamait-on au temps de Delacroix et d'Hernani. Ces boeufs ont continué
de mugir en face de la couleur, mais les chefs de file ont engagé le
feu et le terrain leur est resté.
Deveria, Delacroix, Boulanger, Decamps, Roqueplan, Paul Huet, Théodore
Rousseau, Diaz, entraient alors dans la lice, emmenant avec eux ce
poëte, ce chercheur qui nous a quittés trop tôt, Ary Scheffer, qui
réalisait avec l'oeuvre byronienne ce que Delacroix interprétait
d'après Dante et Goethe. Ce qui ne nous surprend plus, aujourd'hui que
nous sommes habitués à voir naître en couleur la décomposition des
éléments en furie, terrifiait à l'époque où apparaissait le
Giaour,
d'Ary Scheffer, selon cette description du poëme dont on doit se
souvenir : « Enveloppé de sa robe flottante, il s'avance lentement le
long des piliers de la nef : on le regarde avec terreur, et lui, il
contemple d'un air sombre les rites sacrés ; mais quand l'hymne pieux
ébranle le choeur, voyez-le sous ce porche qu'éclaire une torche
lugubre et vacillante ; là il s'arrête jusqu'à ce que les chants aient
cessé, il entend la prière, mais sans y prendre part; voyez-le près de
cette muraille à demi éclairée ; il a rejeté son capuchon en arrière ;
les boucles de sa noire chevelure retombent en désordre sur son front
pâle qu'on dirait entouré des serpents les plus noirs dont la Gorgone
ait jamais ceint sa tête, car il a refusé de prononcer les voeux du
couvent et laisse croître ses cheveux mondains. »
La grâce altière de Delacroix, la soudaineté du geste dans ses
personnages se révélaient, chez Ary Scheffer, par une allure plus
poétique, un sentiment plus suave et plus tendre, plus de mystère dans
l'expression ;
Eberhart le Larmoyeur
appartient à sa première manière, celle où il ne se préoccupe pas
d'arrêter, de préciser le dessin au point d'être sec et anguleux.
A cette première époque remonte le fameux tableau des
Femmes Souliotes,
qui trahissait les aspirations d'un coloriste, quoique ce fût cependant
une pure imitation de Delacroix, amoindrie et amollie. Avant Delacroix,
Scheffer avait imité Géricault et Vernet. Plus tard, il n'est guère
possible de discuter techniquement des créations où l'anatomie
disparaît sous les vêtements à longs plis droits ; les têtes seules,
comme dans le groupe de saint-Augustin et de sainte Monique, ont une
expression de grandeur nostalgique, de sérénité contemplative, où le
peintre s'entête si bien à quintessencier, à idéaliser la forme, qu'il
ne lui en restera bientôt presque plus. Les figures sont empreintes
d'un caractère de beauté languissante, où se réflète tout le génie
mélancolique de Scheffer ; il médite son oeuvre plutôt qu'il ne l'écrit
texturalement sur la toile ; c'est un penseur chez lequel la méditation
a tué la fougue de la brosse. Quand il peint le
Larmoyeur,
il prodigue les bitumes, il revient sur les plans déjà superposés avec
une couleur très-compacte et très-nourrie, il arrive à la solidité et à
l'épaisseur ; mais au lendemain de cette courte période, il transforme
ses types et il est difficile de le reconnaître. Il mérite l'apostrophe
de Baudelaire, qui prétend que ses tableaux conviennent aux femmes
ascétiques qui se vengent de leurs flueurs blanches en faisant de la
musique d'église. A ce moment, chercher dans ses figures une réalité
absolue serait un tort. On dirait qu'elles ne sont éclairées que par la
lampe intérieure de l'esprit, qui, de l'imagination du peintre, se
refléterait sur elles ; la vie matérielle recule en quelque sorte
devant la vie de l'âme. Il n'en reste pas moins un romantique à
outrance, dans la véritable acception du mot. Jamais pensée plus intime
ne rayonna dans une conception sous les suaves pâleurs, les lumières
savamment brisées dans lesquelles il noie les physionomies de ses
Marguerite et de ses Mignon. « Ce qui le distinguait de ses rivaux,
plus exclusivement peintres que lui, dit un de ceux qui l'ont le mieux
connu, c'est qu'il ne prenait pas la palette, excité d'une façon
directe par le spectacle des choses ; il semblait s'échauffer par la
lecture des poëtes et chercher ensuite des formes pour exprimer son
impression littéraire ; au lieu de regarder la nature en face, il la
contemplait réfléchie dans un chef-d'oeuvre. Il voyait avec l'oeil de la
vision intérieure, Marguerite passer à travers le drame de
Faust ;
il ne l'eût peut-être pas remarquée au détour d'une rue ; ce défaut, si
c'en est un, concordait trop avec la passion d'un jeune public ivre de
la lecture des poëtes, pour ne pas avoir été compté comme un mérite à
l'artiste qui réalisait des types chers à tous. » C'était, a-t-on dit
de sa Marguerite, « l'ombre d'une ombre. » Les lignes agrandies,
simplifiées, plus allongées que ne le comporte la réalité, n'indiquent
qu'une préoccupation unique : l'idée, ce qui laisse deviner parfois en
lui de l'indécision ; et, malgré soi on pense à ce que Goethe appellait
les
couleurs psychologiques, quand il écrivait : « Notre oeil a ses couleurs comme le monde extérieur. » En effet, le
Christ consolateur
d'Ary Scheffer, est d'un cachet métaphysique, où, selon les analystes
des tableaux de 1837, le manque de clarté et d'accent ne résultait que
de l'ordre des pensées dont il était difficile de rendre les nuances si
complexes et si indéterminées, avec des surfaces et des couleurs.
Au salon de 1827, Devéria donnait sa
Naissance de Henri IV, qui révélait une imitation de Véronèse ; Louis Boulanger, son
Mazeppa.
Boulanger se montrait plus mouvementé et plus inspiré d'un souffle
original. Devéria, il faut l'avouer, pastichait Delacroix, comme
Scheffer, nous le rappelons l'avait pastiché aussi avec ses
Souliotes qui n'étaient qu'un reflet du
Massacre de Scio.
Tous copiaient plus ou moins celui qui traduisait l'antique à la façon
de Shakespeare ou de Byron en créant des personnages « de la race des
statues antiques, mais dérangées de leurs poses et de leurs plis,
jetées du piédestal dans la vie, agitées de notre sang et de nos
émotions. »
La crise se dessinait très-tranchante entre les deux partis ; les uns ne craignaient pas de flétrir du nom de
tartouillade
les compositions des nouveaux venus qui entraient franchement dans la
voie passionnée de l'auteur de Dante et Virgile, et finissaient par
adopter un genre de sujets anecdotiques qui, peu à peu, les entraînait
à n'offrir que des toiles faites pour se prêter à la lithographie, dont
on abusait, et à la gravure anglaise. Il y en avait qui se croyaient
originaux parce qu'ils allaient aux mêmes sources, et demandaient aux
sujets modernes qui se comprenaient plus facilement, de quoi captiver
les acheteurs. Ceux-là sont restés. Les autres doutèrent d'eux-mêmes.
Boulanger, après son
Mazeppa, sa
Ronde du Sabbat, sa
Saint-Barthélemy, son
Triomphe de Pétrarque, son
Renaud dans les jardins d'Armide
se mit à chercher le style, « cette maladie qui prend les peintres à
l'âge critique, et les fait rougir des audaces de la jeunesse. »
Devéria s'abandonna à la lithographie. Ary Scheffer se perdit dans un
spiritualisme nuageux toujours hésitant entre l'idée et l'expression.
Paul Delaroche, qui, n'a été que le Casimir Delavigne du romantisme, un
vulgarisateur, un des mille et un Timothée Trimm de la peinture,
survécut.
A qui devons-nous de posséder aujourd'hui Dubuffe, Pommayrac, Pérignon
et tous ces portraitistes bons à imaginer des dessus de boite chez
Siraudin ? A qui devons-nous cette propreté minutieuse de la palette,
cette série de portraits et de compositions bien nets et bien luisants
où les vernis collent les accessoires comme du cosmétïque, épreuves
photographiques à force d'être exactes dans les détails, peinture
honnête, laborieuse, faite pour l'édification des mères de familles et
des pensionnats de
jeunes demoiselles,
à qui si ce n'est à Paul Delaroche, venu juste à son heure pour
rassurer la bourgeoisie effarée du progrès des hordes romantiques ?
Delaroche remplit à l'égard du romantisme le même rôle que sainte
Geneviève, la patronne de Paris, auprès du terrible Attila. Il le
contraignit à suspendre sa marche révolutionnaire, émoussa ses griffés
léonines, lui donna une allure tranquille, flatta ses aspirations au
pittoresque pour mieux le dompter; on avait crié au barbarisme en face
de ces touches heurtées, de cette incohérence de teintes, de cette
sauvagerie tonale qui allait hardiment au but, dédaignait le trait net
et pur, et toutes les flagorneries que les peintres de chevalet
prodiguent à leurs toiles ; Paul Delaroche s'empressa de prendre des
sujets bien équilibrés, « sorte de pont neuf, rhythmé comme une
contredanse. » Les amoureux du léché et du fignolé tressaillirent
d'aise lorsque vinrent les
Enfants d'Edouard, la
Mort d'Elisabeth,
Lord Strafford marchant au supplice, les
Joies d'une mère, la
Reine Marie-Antoinette à la Conciergerie, et tout ce qui constitue aujourd'hui un des éléments de vente les plus importants des marchands d'estampes.
Qu'est-ce donc qui fit le succès de Delaroche ? C'est qu'en France le
sentiment plastique n'existe presque pas, « le beau par lui-même y
intéresse peu, » assurait Gautier. « Devant un torse grec, sans tête,
sans bras et sans jambes, qui chante l'hymne de la forme pure dans sa
muette langue de marbre, la foule passe froide et distraite, pour
s'amasser devant une toile dont l'explication tient une page de petit
texte dans la brochure du Salon. Au fond, ajoute-t-il, la ligne de
Ingres déplait autant que la couleur de Delacroix. » Delaroche, en
entassant toutes ces décapitations, tous ces incidents funèbres, tous
ces effets de cinquième acte, costumes, décors, faisait frissonner son
public en lui bâtissant un drame dans chacune de ses compositions ; il
était le Walter Scott de la peinture et s'emparait de toutes les têtes.
Impossible, dans son
Napoléon à Fontainebleau,
de résister à la séduction qu'exerçaient les bottes maculées de boue de
l'empereur. Le billot que Jeanne Grey cherche à toucher de ses mains
tremblantes causait du délire ; jamais succès de mise en scène ne fut
porté plus haut ; jamais la chute du rideau de la Porte-Saint-Martin ne
vit demander l'auteur avec plus de trépignements, par ce même public
qui applaudit l'
Honneur et l'argent pour siffler les
Erynnies.
Sortez des toiles de Delaroche les objets qui ont frappé la fibre
philistine, et vous y trouverez d'abord ceux qui sont faits en
trompe-l'oeil : la hache destinée à trancher dans un instant la tête de
Jeanne Grey, le satin de sa robe, le maillot violet du bourreau, la
paille amoncelée sur l'échafaud, d'une réalité à faire pâmer d'aise,
l'oreiller recouvert de fine batiste sur lequel se détache la figure
moribonde d'Élisabeth, les vêtements perpétuellement neufs ; en un mot,
tout ce qui aide à couvrir la pauvreté de l'idée, tout ce qui justifie
cette parole que rappelait Gustave Planche: « Ce qu'il faut à la
multitude, c'est la médiocrité de premier ordre. » Ce n'est point en
habillant de petites maquettes, en les ajustant à chaque coin d'une
toile, en les groupant dans l'expression d'un fait anecdotique, que
Delaroche pouvait dépasser les qualités d'un amuseur ordinaire. A
tenter de pacifier ou de fondre les doctrines opposées dans
l'esthétique, on n'arrive qu'à un compromis qui l'abaisse. L'éclectisme
est une paresse ou une lâcheté ; mieux vaut se cramponner en désespéré
à la tradition ou se décider à l'interprétation robuste de la passion
et du mouvement. La beauté conventionnelle de la forme maintient le
peintre près de l'idéal ; le déchirement des vieux moules l'entraîne à
chercher avant tout la vérité, la puissance de l'expression dans l'art;
mais au moins chacune de ces deux causes a sa grandeur ; elles se
combattront au nom d'un principe, pendant qu'à vouloir les concilier on
n'est qu'un transfuge.
Réchauffons-nous avec la verve et la couleur de Decamps.
Dès ses débuts, il s'était éloigné franchement des poncifs académiques ; son
Hopital des galeux, l'
Ane et les chiens savants, sa
Patrouille turque,
avaient révélé une vigueur d'exécution, une profondeur de trait d'où
ressortait une originalité pleine de pénétration malicieuse. Nous
n'aurions pas besoin d'autre preuve que cette composition intitulée :
les
Experts, qui représente
des chiens poussifs habillés de défroques bourgeoises, regardant,
scrutant un tableau comme on étudie un cas de criminalité. Ses scènes
orientales, d'une transparence et d'une harmonie qu'on n'avait
jusque-là cherché que dans l'interprétation de la campagne romaine, se
trouvaient transportées dans une nature souvent énigmatique pour les
peintres. Son
Joseph vendu par ses frères
n'avait été que l'occasion de jeter quelques figures dans ce cadre
d'une profondeur si lumineuse qu'elle paraît prolonger l'étendue de la
scène, au point que le ressort de l'action humaine n'a plus qu'un
intérêt secondaire en face de la grandiosité du paysage syrien.
Chacun des romantiques avait alors une patrie intellectuelle, comme l'a
remarqué Gautier, qu'aucun ne peut nier aujourd'hui . Lamartine, Alfred
de Musset et de Vigny étaient Anglais, comme Delacroix Anglo-Hindou ;
Ingres relevait de l'Italie, de Rome ou de Florence ; Pradier, de la
Grèce ; Dumas montrait le créole ; Chasseriau, ajoutait-il, était un
Pélasge du temps d'Orphée ; Diaz devait être, ainsi que Marilhat, un
Arabe syrien, ce qui ne l'empêchait pas d'imiter, aux salons de 1831 et
1846, Prudhon, Corrége ou le Parmesan. Chez Decamps se dévoilait le
Turc de l'Asie-Mineure, mais Decamps était aussi un Français par
l'esprit et par le tour, il ne copiait aucun de ses contemporains; en
soulignant l'accent dans le geste, il touchait parfois au caricatural;
mais cette bizarrerie forçait le mouvement afin de l'accuser davantage.
Gustave Planche, qui l'aimait, se contentait de lui objecter que, «
avec l'habitude de silhouetter ses acteurs sur une muraille blanche ou
un terrain clair, on anéantit l'espace où ils se meuvent, on ôte l'air
qu'ils respirent. » Cependant l'effet était en vain amené sans cause
logique, la réalisation n'en était pas moins saisissante, et, dans la
Bataille des Cimbres,
l'armée des critiques, si divergente lorsqu'il s'agissait de la
nouvelle école, à propos de l'absence du premier plan, prétendait qu'il
n'y avait qu'à approuver la disposition de la scène en tous points, «
parce que, dans la toile de Decamps, le héros ne s'appelle ni Marius ni
le chef des Cimbres : le héros c'est la foule, et pour la foule il n'y
a pas de premier plan. » Avec son Don Quichotte, Decamps pousse plus
loin l'individualisme du genre ; la grande figure ossorale légendaire
se découpe sur le fond des rochers blanchâtres, mélange du fantastique
et du réel; il y a là une soudaineté de jeu, une vibration qui atteint
aux oeuvres les plus robustes qu'on puisse trouver chez les Espagnols ou
chez les Flamands.
Le Rêve des Turcs,
cette page de l'Orient moderne, où, dans leur voluptueuse langueur, se
modèlent les têtes enivrées de haschich, est plus précise, plus
vivante, en son interprétation, que les scènes bibliques, pour
lesquelles Decamps n'avait qu'un gôut médiocre, et où il traduisait
surtout les moeurs arabes actuelles, non l'existence patriarcale. Et
comme les ombres portées dorment paresseuses entre les plis mous des
burnous et des turbans ! comme les noirs sont brillants et enveloppent
les personnages dans leur transparente acuité !
L'Italie était donc restée à Léopold Robert, à l'égard duquel les
romantiques ressentaient une certaine froideur, prétendant que sa
composition des
Moissonneurs
affectait trop la superposition pyramidale, que cela rappelait encore
de loin la récente convention, le théatral, quoique cependant
les types n'y étaient plus copiés d'après le marbre, mais réellement
d'après les paysans romains. On ne se rendait alors pas très-bien
compte, que ces cantadins errants clans les campagnes de Rome,
portaient en eux la correction des lignes, la mâle simplicité du geste,
et qu'en en exprimant l'impérieuse allure on n'était point pour cela
dans les voies académiques. L'Italie, qu'Alexandre Dumas « a vu en
romancier, Gautier, en peintre, Arsène Houssaye en poëte, Alfred de
Musset en amoureux qui chante des ballades, » allait céder le pas à
l'Orient, peut-être un peu parce qu'elle était le cadre nécessaire,
inévitable du paysage historique qu'on fuyait. Les lettres de Marilhat
dévoilent ce mouvement, cette nostalgie qui, s'emparant de la jeune
génération, avait entrainé Decamps et plus tard Fromentin vers cette
contrée dont l'éblouissement ne cessait jamais pour eux. « Ici tout est
grand, haut, sublime ,» s'écriait l'auteur de la place de l'
Esbekieh au Caire,
« mais tout est aride ; c'est dénudé de végétation, encore plus pelé et
plus monotone que les vastes bruyères de nos montagnes. Ici toute la
végétation semble avoir été comme brûlée et réduite en cendres, sans
perdre sa forme, par le souffle empesté d'un mauvais génie. La seule
variation montre des chemins étroits et tortueux, taillés sur une base
de craie blanche ou quelques éboulements de terrain, comme si la nature
n'y était pas encore assez nue et qu'on ait voulu lui arracher par
force son dernier vêtement en lambeaux. Partout la même misère. Quand
ce ne sont pas des bruyères, des chardons, ce sont des pierres tombées
comme la grèle et qui ont sablé ces vastes contrées d'une teinte
uniformément gris-noir, comme la peau raboteuse d'un crapaud ; toujours
une ligne droite ou régulièrement ondulée de collines arides ;
quelquefois dans le lointain les pins majestueux et nus du Liban, comme
un gigantesque squelette qui paraîtrait à l'horizon ; toujours un ciel
pur et d'un azur foncé vers le haut; vers le bas, d'un ton lourd et
écrasant, plus terreux et plus livide à mesure qu'on approche davantage
du désert. Qu'on se figure, au milieu de cette désolation, trois ou
quatre mille chameaux blancs, roux et noirs, mangeant gravement les
herbes sèches, et dispersés dans la plaine comme autant de petites
taches ; un camp de bédouins composé de vingt ou trente tentes noires,
toutes noires, en poil de chameau, agglomérées sans ordre ; quelques
femmes ayant pour tout vêtement une chemise bleue et une ceinture en
cuir, recouvertes d'un manteau en laine à trois larges raies bleues du
haut en bas, la tête enveloppée d'un mouchoir de soie jaune et entourée
d'une corde en poil de chameau. C'est là l'habitant de la partie
déserte de la Syrie et de la Judée. »
Celui qui écrivait ces pages et qui possédait selon ses confrères, des
prunelles d'épervier tant elles paraissaient profondes, une physionomie
« d'icoglan ou de zebek », appartenait à cette légion des robustes et
des intransigeants qui avaient dans leurs veines, raconte Théophile
Gautier, « du sang de ces Sarrasins que Charles Martel n'a pas tous
tués. »
C'est dans cette bande de forcenés qui se grisaient avec du
clair-obscur qu'apparaissait Narcisse Ruy de la Pena, qui a signé sous
le nom de Diaz des oeuvres d'une originalité si intense. Cette syllabe
tracée au bas d'une toile, miroite à l'imagination comme une topaze ou
une émeraude. Les mots n'ont-ils pas leur contexture, leur
fantasmagorie ? Les
Bohémiens se rendant à une fête, le
Harem, la
Léda, les
Délaissées enlevèrent avec rapidité cette réputation d'un artiste qui débutait comme fantaisiste, et chez lequel le
Journal des Débats
reconnaissait, par l'organe de Delécluze, « que ces bohémiens, hommes,
femmes, enfants, bêtes et gens étaient si brillants de couleur qu'on
croyait voir couler au fond de ce ravin obscur un ruisseau de diamants
et de rubis. » C'est l'Arioste pour l'imprévu et le caprice de la
forme. Il écrit le roman vénitien, ce qui ne l'empêche point d'être
français quand il peint la forêt de Fontainebleau. D'où naît la lumière
dans ces feuillées ? Qui est-ce qui parsème l'air d'une poussière
nacrée ? Qui est-ce qui met à la fois l'invention et la réalité sur la
toile ? Peu importe ; mais cela chante, bruit, palpite, siffle, frémit,
craque ; cela est prêt à blémir sous le vent. Quel que soit le procédé
qui prolonge les échos de soleil moelleux et dorés sur les chemins, le
rendu y est irrésistible de justesse et de magie ; les figures sont
plutôt faites pour être devinées, achevées par le sentiment, qu'elles
ne sont dessinées; cette poésie devient vérité à force de précision
dans les tons. Si Diaz arrêtait davantage ses contours, s'il sacrifiait
plus à l'étude et à la tournure de la composition, ce ne serait point
le même peintre que celui qui nous a légué les
Gorges d'Apremont,
où les ombres portées arrivent on ne sait d'où, mais où le fondu et le
fuyant viennent jouer dans l'embrasement de sa palette méridionale.
En même temps que Diaz descendait vers le bas préau, Théodore Rousseau,
Jules Dupré, Corot, partaient dans la forêt de Fontainebleau et
poussaient jusqu'en Normandie. Mais il fallait être doué d'un
tempérament de granit pour résister aux exécutions du jury qui
n'entendait rien à cette campagne d'un rendu âpre, à ces terrains
culottés, à cette fameuse
Allée de Châtaigniers,
dont le tableau fut acheté par Kalil Bey. Le jury reculait d'horreur
tous les ans en présence de cette ténacité à donner de la peinture
solide comme des chênes, imprégnée de la montante odeur des vaches,
plate ou accidentée, naïve dans sa force ou majesteuse, mais d'une
sincérité débordant d'effort, d'une véhémence, d'une témérité de brosse
qui mettait le classicisme hors de lui.
Théodore Rousseau n'adoptait pas en chacune de ses toiles cette
uniformité de réalisation qui consiste à introduire partout le même
faire.
Tantôt il indiquait par des frottis, tantôt il employait les
surabondances de pâte ; aujourd'hui, lorsqu'on observe l'ensemble de
ses études, certains paysages sont finis, d'autres accusent, en une
simple esquisse traitée largement, l'énergie de la volonté. Dans un but
unique, il a une variété d'allure pleine de charme, mais où le culte de
sa forêt survit à tout autre. Le chêne de Fontainebleau est celui dont
il a fait son observation dominante, qui lui a tout révélé comme
attitude, lumière, foyer, et qu'il institue le noeud central de ses
tableaux. La recherche de la localité, de l'expression juste pour
chacune des parties constituant une oeuvre, restait sa préoccupation
constante ; aussi était-il parvenu, à se rendre complètement maître de
sa main, à donner à toute chose, mousse, rocher, champ ou forêt, son
cachet de race, sa physionomie à part, ne permettant pas à un objet
fait pour n'occuper qu'un rang secondaire de l'emporter sur un autre.
Mais il se présenta chez lui alors un phénomène, comme chez tous les
poëtes habitués à vivre intimement de la vie rustique au point de
communiquer à la matière un rôle raisonné ; « il semble regarder la
création, dit un de ses commentateurs, comme une âme agissante,
souffrante et consciente d'elle-même, animée de sentiments et de
passions qui se manifestent aussi bien dans la moindre parcelle que
dans l'universalité des choses, dans la plus petite plante que dans le
chêne le plus gigantesque, dans le plus insaisissable grain de sable
que dans la roche la plus colossale. Convaincu que rien dans la nature
n'est inutile ou indifférent, que tout y a sa raison d'être ou exerce
une action, il crut que chaque chose, si infime soit-elle, a une
signification particulière, pittoresque ou esthétique, il s'appliqua à
découvrir celle-ci, il s'efforça de la mettre en évidence, et plus
d'une fois il oublia qu'on doit en art se résoudre à quelques
sacrifices quand on veut charmer ou émouvoir. Il en vint même à penser
que tous les spectacles offerts par la nature sont du domaine de l'art,
et dans son respect quasi religieux pour tout ce qui émane de cette
puissance mystérieuse, il tenta de représenter à la fois sur une même
toile et l'infiniment petit et l'infiniment grand. Son entreprise,
conçue en dehors des vraies conditions de la peinture, était
chimérique. Malgré son goût de l'exactitude, qui était presque dégénéré
en manie, malgré sa rare habileté technique, il échoua. » Et cependant
l'
Inondation à SaintCloud, le
Bois de la Haye, les
Ruines du château de Pierrefonds
sont les traits saillants d'un groupe où Rousseau s'est renfermé avec
plus de grandeur et de supériorité qu'il n'en eût eu jamais jusque-là.
Jules Dupré ne possédait pas cette puissance ; mais, élève de Flers,
auquel il avait demandé le charme, la délicatesse, la grâce, la finesse
et l'élégance, il jetait une poésie merveilleuse sur ce qu'il touchait;
moins magistral que Rousseau, il était plus tendre, plus intime, et son
coloris vibrait sous des cieux clairs à travers des massifs découpés.
Un de ses paysages de Normandie, que nous avons sous les yeux, reflète
sur les plans secondaires un mirage de clarté qui remplit les fonds
d'une éblouissante profondeur. Il n'est guère possible d'avoir plus de
dilatation lumineuse dans la perspective aérienne.
Craignant toujours de viser à l'effet ou de paraitre faire la moindre
concession au jury, ou de se laisser influencer par les colorations à
la Poussin, l'ensemble des jeunes paysagistes exagérés dans un
parti-pris à leur manière, affectait de rester en France et même de
s'éloigner des contrées méridionales. Corot, cependant, avait emporté
d'Italie des esquisses qui ne sont plus maintenant que dans le souvenir
des romantiques ayant habité l'appartement de la rue du Doyenné,
qu'Arsène Houssaye a consacré :
Théo, te souviens-tu de ces vertes saisons,
Qui s'effeuillaient si vite en ces vieilles maisons
Dont le front s'abritait sous une aile du Louvre ?
Levons avec Rogier le voile qui les couvre,
Reprenons dans nos coeurs les trésors enfouis,
Plongeons dans le passé nos regards éblouis.
Replaçons le sofa sous les tableaux flamands ;
Dispersons à nos pieds gazettes et romans ;
Ornons le vieux bahut de vieilles porcelaines,
Et faisons refleurir roses et marjolaines;
Qu'un rideau de lampas ombrage encor ces lits
Où nos jeunes amours se sont ensevelis.
Appendons au beau jour le miroir de Venise :
Ne te semble-t-il point y voir la Cydalise,
Respirant un lilas qui jouait dans sa main,
Et pressentant déjà le triste lendemain ?
Entr'ouvrons la fenétre où fleurit la jacinthe,
Il m'en reste une encor, relique trois fois sainte !..,
Ne respires-tu pas dans ces vagues parfums
Les doux ressouvenirs de nos amours défunts ?
Retournons un instant à la plus belle année,
Traînons la sofa vert devant la cheminée ;
Prenons un manuscrit pour rallumer le feu,
Appelons nos deux chats et devisons un peu :
Ourliac, gai convive, arrivait en chantant
Ces chansons de Bagdad que Beauvoir aimait tant.
Tu l'écoutais, l'esprit perdu dans les ténèbres,
Cherchant à ressaisir les images funèbres
De celle que la mort sur son pâle cheval,
Emporta dans la tombe un soir de carnaval,
Voici l'heure où venaient reprendre leur palette
Nos peintres, pinceaux d'or, mais touche violette,
Delacroix, Boulanger, Deveria, Roqueplan,
Marilhat et Nanteuil. Le salon or et blanc
Fut bientôt illustré des oeuvres romantiques.
Nous avions des beautés de vingt ans pour antiques.
« Nous étions jeunes, toujours gais quelquefois riches, » s'écriait
Gérard, qui, un jour, avait pu arracher aux démolisseurs de l'hôtel les
boiseries du salon, peintes par des camarades, et dans lesquelles se
trouvaient ces mêmes panneaux longs de Corot, accompagnés « des dessus
de portes de Nanteuil, du
Watteau de Vattier; du
Moine rouge de Chatillon lisant la bible sur la hanche cambrée d'une femme nue qui dort, des
Bacchantes
de Chasseriau, qui tiennent des tigres en laisse comme des chiens, des
deux trumeaux de Rogier, où la Cydalise en costume régence - en robe de
taffetas feuille morte, - triste présage, - sourit de ses yeux chinois,
en respirant une rose, en face du portrait en pied de Théophile, vêtu à
l'espagnole. »
Où sont maintenant les panneaux dont il est question ? Corot est parti
le dernier, il est parti vers le sentier où Dante s'engage avec Virgile
pour aller au pays d'où l'on ne revient pas. Ce crépuscule qu'il a
répandu sur la création nous apparaît aujourd'hui semblable au prélude
de l'éternelle nuit où il est descendu. L'ombre qui, dans ses paysages,
dessine un ourlet funèbre au bord des bleus du ciel, il aimait à en
laisser deviner la présence mystérieuse, comme quelque chose qui
avertit que la mort n'est pas loin. Les figures qu'il fait intervenir
dans ses compositions légères, telles qu'une feuille que le vent
emporte, rappellent ce que Paul de Saint-Victor disait des héroïnes de
Gérard de Nerval: « l'impondérable légèreté de leur démarche trahit
leur surnaturelle origine. Elles vous apparaissent baignées et
flottantes dans le fluide diaphane de l'évocation magnétique. » Chez
Corot, ces nymphes formées de tièdes vapeurs condensées, s'enlaçant de
leurs bras d'ombre, ne sont-elles pas de vagues réminiscences des bois
sacrés ? C'est surtout à propos de lui qu'il était absurde de prétendre
que les romantiques s'écartaient de l'antiquité en ce qu'ils rompaient
avec les traditions académiques ; l'idylle grecque est reparue dans les
oeuvres de ce peintre sorti de la phalange de 1830, qui fut aussi un
olympien, tout en offrant le point de départ le plus opposé au contour
accusé et à la précision poussinesque. Les dieux exilés, chantés par
Banville, sont revenus hanter les soirs mystiques réalisés de la main
de Corot, et il semble qu'on respire sur ses toiles le parfum de
l'ambroisie :
Un grand souffle éperdu murmure dans les airs ;
Une lueur vermeille au fond de ces déserts
Grandit, mystérieuse et sainte avant-courrière,
O vastes cieux ! et là marchant dans la clairière,
Luttant de clarté sombre avec le jour douteux,
Meurtris, blessés, mourants, sublimes, ce sont eux,
Eux, les grands exilés, les dieux..........
Est-ce à l'Italie que Corot a emprunté l'élévation de style qui
caractérise la sincérité d'expression avec laquelle il interprète le
moindre sentier ? Sans doute ce voyage de jeunesse eut une énergique
influence sur lui, en ce qu'il en remporta l'élégance, l'harmonie
dans la disposition des terrains ; mais cela ne lui donna pas l'idée de
simplifier les lignes ni d'agrandir les masses ; il ne renia point le
feuillet révolutionnaire de l'école nouvelle, mais il mit une
intention, un sentiment si personnel dans ses effets, qu'il fut goûté
malgré les mécontentements qu'excitaient chez les romantiques plusieurs
de ses pastorales. Thoré appela le
Jeune Berger jouant avec sa chèvre
« une idylle un peu blême. » Cependant Corot s'approchait de la nature
; il trouvait la note juste, tout en enveloppant ce qu'il touchait,
d'un courant voluptueux, d'une tendresse toute païenne. Jamais l'âme
humaine ne s'était révélée avec plus de suave abandon, d'adorables
extases, et c'est à lui que le mot d'Arsène Houssaye s'applique avec le
plus de justesse : « Pour les amoureux, la terre tourne dans le ciel,
pour les autres elle tourne dans le vide. » Comme dans la
Symphonie des vingt ans, cette oeuvre qu'on n'écrira plus après l'auteur des
Cent et un sonnets, tous deux ont la même muse, la solitude qui les entraîne.
Les tableaux de Corot sont l'apocalypse de l'amour, la courbe des
arbres y prend des inflexions plus langoureuses qu'ailleurs, les
sérénités presque blanchâtres des fonds ont toujours l'air de se
rapprocher pour essayer de donner les formes indécises d'un torse de
femme. Il est de la famille des Uhland et des Burger, « de ces poëtes
qui semblent n'avoir réalisé les bois et les prés que pour montrer le
sol piétiné par les nymphes. » Ce chercheur, qui ne paraît s'adresser
qu'aux méditatifs, portait cependant en lui un cachet de vie robuste ;
son front coupé de larges rides, ses tempes aux veines énormes, les
carnations du visage et des mains rugueuses, ses cheveux mêlés ainsi
que des filaments, révélaient l'habitude des campements au grand soleil
; sur sa tête une large casquette sans visière, « aplatie comme une
feuille. » Ce gai bohémien des champs, sifflotant tout bas en face de
sa toile posée sur son fameux chevalet qui bougeait toujours, n'a
jamais eu pour celui qui le connaissait cette enveloppe vulgaire qu'on
lui a conservée. Le regard net, lumineux, laissait deviner un rayon
visuel fait pour interroger le prisme des lointains ; la bouche épaisse
sans être pâteuse, ne s'embarquait jamais en de longs commentaires, non
plus que la main n'écrivait de longues lettres, comme quelques-unes
qu'on lui attribue ; les muscles du menton bien relevés auraient mis de
la carrure dans le visage, si ce n'est jusqu'à la voûte pariétale,
certains plans s'enlevaient en hauteur comme pour exprimer une poétique
disposition de l'esprit à monter vers la nue.
Et cependant Corot n'a pas eu une voix à l''Académie des Beaux-Arts ;
Diaz n'en aurait point eu deux, et Decamps n'en eût pas réuni trois. Et
cela parce qu'ils ont cherché la ligne ailleurs que dans les cahiers du
peintre Lebrun ou les académies d'Abel de Pujol.
Alfred de Vigny, Emile Deschamps, Auguste Vacquerie, Joseph Delorme.
C
EUX qui en sont morts exceptés, personne a-t-il jamais
strictement vécu de sa poésie, » se demandait-on le soir de la reprise
de Chatterton, en 1857 ?
Nulle parole ne se rattache davantage à l'accent découragé qui
caractérise le vers si lent et si triste de Vigny ; il était du petit
nombre des écrivains qui restèrent préoccupés jusqu'à la fin, du sort
de ceux qui naissent frappés de ce don fatal : - la poésie, - et de
l'infortune qui les attend. Volontiers on se le représente penché sur
toutes les souffrances, appelant à lui les timides qui se retranchent
dans un martyre inconnu. Aujourd'hui, qu'il est de bon goût de rire des
incompris, des parias de l'amitié et du génie, la muse qu'on nomme la «
Pitié » ne serait plus entendue. Quoique élevé dans les liens étroits
du catholicisme, l'incrédulité a plané sur l'esprit du chantre des
Destinées.
« Un désespoir paisible, sans convulsion de colère et sans reproche au
ciel » est ce qu'il regarde comme la sagesse même; et il ajoute :
« Il est bon et salutaire de n'avoir aucune espérance.
« L'espérance est la plus grande de nos folies. »
C'est dans l'intimité des notes écrites au crayon, comme pour se parler
à voix basse, selon le mot de Mme Swetchine, que l'originalité de
Vigny, se dresse saillante, avec l'enveloppe un peu hautaine dans
laquelle elle se montre. Une seule parole révèle son organisation
d'écrivain : « Ma tête, pour concevoir et retenir les idées positives,
est forcée de les jeter dans le domaine de l'imagination, et j'ai un
tel besoin de créer, qu'il me faut dire en allant pas à pas : si telle
science ou telle théorie pratique n'existait pas, comment la
formulerais-je ? Alors le but, puis l'ensemble, puis les détails
m'apparaissent, et je vois et je retiens pour toujours. » L'enfantement
garde donc chez lui une tension continue, le ravit, l'entraîne sur des
sommets où l'expression conserve souvent quelque chose d'incertain,
lorsque il s'agit du vers par exemple, mais où l'essor de l'esprit est
toujours marqué d'une audace et d'une fierté superbe.
Jamais on ne s'est mieux rendu compte, qu'auprès d'Alfred de Vigny, de
cette étendue d'envergure du sentiment philosophique, qui, d'un coup
d'aile, prend le temps, l'espace, supporte sans vertige, sans pâlir, ce
champ de l'illimité sans s'écrier comme Bossuet : « Taisez-vous,
mes pensées... » Le doute ne le quitte point. « Il a été, rappelle un
critique, le poëte le plus penseur de ce siècle, et la direction de ses
idées, dont le stoïcisme avec l'incrédulité aux dogmes religieux fait
le fond, quoique plus accusée à la fin, n'a jamais varié. »
Ce stoïcisme dans ses actes, le préservant de la moindre faiblesse, lui
conserve la fascination, le culte de l'honneur professé avec une foi
presque épique, et c'est ce reflet de conscience sur toute son
existence accompagné de son dévouement, nous le répétons, aux synthèses
ardentes des idéals littéraires, qui dessinent les fiers profils de sa
stature ; il gardait ce qu'on appelait à l'époque de Corneille : la
folie de l'honneur. N'avait-il pas écrit: « l'honneur, c'est la
poésie du devoir. »
Une page sur Alfred de Vigny en ses derniers jours, portrait à la plume, où ressort la simplicité mâle de l'auteur de
Stello,
rend bien l'unité de son caractère d'homme et d'écrivain. « Il était
enveloppé dans un manteau romantique à la mode de 1830, et il s'y
drapait avec sa grâce noble mêlée d'une certaine raideur militaire,
comme un général blessé dans son manteau de guerre. Aucune plainte ne
s'échappait de ses lèvres pâles, et l'on eût dit que l'honneur, après
la beauté de la vie, lui commandait de composer la beauté de la mort. -
Donnez moi, me disait-il, des nouvelles du monde des vivants ! Mais je
ne lui avais pas encore répondu qu'il m'entraînait avec lui, comme il
faisait toujours, dans le monde des idées, son vrai domaine, vers
quelque champ de la poésie ou de l'art dans son royaume ! »
Quoique enrôlé parmi les hordes de 1830, chez lui le romantisme adoucit
ses violences de teinte et modère ses élans ; il a du jet sans être
impétueux, il est tendre en restant viril ; élevant le scepticisme à la
hauteur de la résignation, aucune amertume ne monte à sa lèvre
dédaigneusement fermée au reproche. Pour lui « la religion du Christ
est une religion de désespoir, puisqu'il désespère de la vie et
n'espère qu'en l'éternité. » Dans son perpétuel soliloque il entend la
secrète négation de l'âme, sans être épouvanté, comme l'interlocuteur
de l'Imitation qui passe le temps à interroger Dieu, se laissant broyer
avec courage sous un dogme inconnu.
Ses premiers poëmes s'étaient appelés
Tymanthe, le
Bain d'une dame romaine, et relevaient avant tout de Chénier. Dans la
Dryade il s'écrait :
Ida ! j'adore Ida, la légère bacchante :
Ses cheveux noirs mêlés des grappes de l'acanthe,
Sur le tigre attaché par une agrafe d'or,
Roulent abandonnés ; sa bouche rit encore
En chantant Évoé ; sa démarche chancelle ;
Ses pieds nus, ses genoux que la robe décèle,
S'élancent ; et son oeil, de feux étincelants,
Brille comme Phoebus sous le signe brûlant.
On constate que cette pente de son esprit vers l'antiquité dont il
s'inspira au début de sa carrière, renaît vers la fin, dans son livre :
les
Destinées, où les formes
sinistres de la fatalité, que les anciens avaient dramatisées en créant
les figures des « Moires, » réapparaissent personnifiées de nouveau
avec un sentiment plus moderne.
Ce sont bien les mêmes tortureuses qui ont toujours possédé l'antique planète, et qu'il nous représente :
Sous leur robe aux longs plis voilant leurs pieds d'airain,
Leur main inexorable et leur face inflexible ;
Montant avec lenteur en innombrable essaim,
D'un vol inaperçu, sans ailes, insensible,
Comme apparaît, au soir, vers l'horizon lointain,
D'un nuage orageux l'ascension paisible.
........................
Et le choeur descendit vers sa proie éternelle,
Afin d'y ressaisir sa domination
Sur la race timide, incomplète et rebelle.
On entendit venir la sombre légion
Et retomber les pieds des femmes inflexibles,
Comme sur nos caveaux tombe un cercueil de plomb.
Chacune prit chaque homme en ses mains invisibles ;
Mais plus forte à présent dans ce sombre duel,
Notre âme en deuil combat ces esprits impassibles.
Nous soulevons parfois leur doigt faux et cruel.
La volonté transporte à des hauteurs sublimes
Notre front éclairé par un rayon du ciel.
Cependant sur nos caps, sur nos rocs, sur nos cimes,
Leur doigt rude et fatal se pose devant nous,
Et, d'un coup, nous renverse au fond des noirs abîmes.
On dirait vraiment qu'il a « l'âme projetée hors du corps » tant le
poëme se spiritualise, tant la pensée s'enveloppe de longs et diaphanes
vêtements, tant elle aspire à se préserver dans le tour de ce qui
implique le banal ou le familier. Sa physionomie a ce même cachet de
haute réserve. Ses amis prétendent qu'il s'en enveloppait « comme d'une
armure d'acier poli contre les bas contacts des hommes. » « Je crois
bien, » écrit un biographe, « qu'il gardait encore son armure quand il
était seul, pour se défendre de la familiarité de vulgaires pensées. Sa
distinction manquait un peu de bonhomie, soit. S'il y avait quelque
excès dans ce goût du noble, dans ce respect de soi-même, il n'est pas
à craindre que cette particularité de sa nature devienne contagieuse. »
Sa tête a plutôt des fibres que de la chair. Le profil est mince, 1'oeil
et le front ont une tendance à s'enlever vers la nue comme dans le
masque byronien ; le nez est long et l'absence de moustache donne à la
lèvre quelque. chose de plus mordant; « les cheveux bouclent
légèrement, mais le col militaire, en forçant la tête à rester toujours
droite, imprime à l'attitude un cachet de raideur un peu anglaise. La
main longue trahit la race et sort des manches étroites d'une redingote
à la propriétaire. » Tel est l'homme qui avait un instant troublé le
coeur de Delphine Gay. Ce poëte resté si délicat, si pur, en s'attelant
au char romantique, connut-il dans toute sa force ce vertige des sens
dont il fit dans le le type de Satan, l'amant d'Eloa, un mélange « de
grâce et de scélératesse ? » Nous ne le croyons guère et jusque dans
les mouvements de l'âme il garde sa nature fine, discrète, mesurée.
Distançant les autres avec un certain orgueil peut-être, en son
Moïse,
avait-il bien réellement cru cacher sa personnalité à lui dans celle de
l'homme étrange tout à coup isolé de ses frères à force de grandeur :
Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient-hélas ! d'y voir plus que mon âme,
J'ai vu l'amour s'éteindre et l'amitié tarir.
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M'enveloppant alors de la colonne noire,
J'ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j'ai dit dans mon cceur: Que vouloir à présent ?
Pour dormir sur son sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l'effroi sur la main qu'elle touche,
L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bouche ;
Aussi loin de m'aimer voilà qu'ils tremblent tous,
Et quand j'ouvre mes bras on tombe à mes genoux.
O Seigneur ! j'ai vécu puissant et solitaire,
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.
Dans cet accablement superbe, il est impossible de ne pas deviner que
le poëte se revêt aussi du nuage sacré, et que, de son entretien,
s'exhale « cette mélancolie de la toute puissance, cette tristesse
d'une supériorité surhumaine qui isole, ce pesant dégoût du génie, du
commandement, de la gloire, de toutes ces choses qui font du poëte, du
guerrier, du législateur, un être gigantesque et solitaire, un paria de
la grandeur. » Sainte-Beuve en peignant les batailles du romantisme,
avait écrit :
Hugo puissant et fort, Vigny soigneux et fin,
D'un destin inégal, mais aucun d'eux en vain,
Tentaient le grand succès et disputaient l'empire.
Lamartine régna ; chantre ailé qui soupire,
Il planait sans effort. Hugo, dur partisan,
( Comme chez Dante on voit Florentin ou Pisan,
Un baron féodal ), combattit sous l'armure,
Et tint haut sa bannière au milieu du murmure.
Il la maintient encore ; et Vigny, plus secret,
Comme en sa tour d'ivoire avant midi rentrait :
Sainte-Beuve rend ainsi, d'un coup de crayon, ce caractère de l'auteur de
Cinq-Mars qui ne fut point un Walter Scott français. La
Tour d'ivoire
de Vigny, c'était le moule châtié, pur, inaccessible à toute
familiarité vulgaire de style, où il enfermait sa pensée ; mais
c'était aussi le temple où il jouait au pontife, où il dérobait
l'énervement de l'impuissance. Et peut-être son froid mépris des hommes
l'a-t-il porté à les fuir trop tôt, à fermer trop vite derrière lui la
porte de la Tour d'ivoire.
Dans les cohortes romantiques, presque tous étaient des shakespeariens. Vigny avait traduit
Othello. Emile Deschamps donna
Macbeth et
Roméo et Juliette.
A ceux-là on pouvait appliquer le mot de René : « Ces chantres sont de
race divine ; ils possèdent le talent le plus incontestable dont le
ciel ait fait présent à la terre. » Affamés de réalisme, ils trouvent
la vérité dans l'interprétation de la douleur. Pleins de défauts et
pleins de passions, ils représentent une poésie enragée de soleil, dont
la végétation altière, furieuse, est la plus haute explosion de la vie
; dans laquelle il semble qu'on puise les sèves comme aux entrailles
mêmes du sol. Vous revenez peut-être d'explorer l'avenue de colonnes du
Parthénon, et les statues foudroyées de l'art classique. Vous vous
trouvez tout-à-coup à l'entrée de cette forêt vierge du romantisme, où
quelque chose d'énorme, de surprenant vous saisit. Ce ne sont plus les
souffles des dieux qui frémissent dans les pins sacrés ; un accent plus
humain frissonne dans l'air et remue les feuillages de la base à la
cime ; un peuple d'animaux bruit, éclate en fusées prismatiques ;
l'homme vous apparaît souverain d'un nouveau continent qu'il remplit de
ses chants imprévus, dont le rhythme, comme aux premiers jours du
monde, fascinerait jusqu'à l'antique serpent.
Deschamps, dans une épître à de Vigny, lui parlait cependant de cette lyre :
Que Chénier réveilla si fraîche, et dont l'ivoire
S'échappa sanglant de ses mains.
Deschamps appartenait donc à cette génération qui ramena parmi nous
avec de Vigny la muse de Chénier, chez laquelle l'inspiration
s'imprégna, dès l'origine, des parfums grecs, mais dont l'éclat fit
disparaître le faux quintessencié de la tragédie asthmatique ; alors
cette queue de l'ancienne école s'accrochait en désespérée, nous
l'avons constaté, après le vers conventionnel et didactique de l'école
de Delille espérant rester descriptive :
Quand soudain se rouvrit avec rapidité
Le rocher dans sa veine. André ressuscité
Parut. Hybla rendait à ce fils des abeilles
Le miel frais dont la cire éclaire tant de veilles.
Aux pieds du vieil Homère il chantait à plaisir,
Montrant l'autre horizon, l'Atlantide à saisir
Des rivaux sans l'entendre y couraient pleins de flamme.
Sur les pas des chefs s'avançaient résolûment l'auteur des
Poëmes antiques, puis l'auteur de l'
Epïtre aux mânes de Joseph Delorme, et de la fameuse épopée lyrique intitulée :
Romance sur Rodrigue, dernier roi des Goths. Le frère d'Emile, Antony Deschamps, le Léopold Robert du romantisme, écrivait ses
Italiennes. A côté de Victor Hugo, Auguste Vacquerie lançait deux volumes de vers :
l'Enfer de l'Esprit,
les Demi-Teintes,
mais avec un sentiment si personnel, qu'il fait dire à Gautier : « La
volonté, chez lui, domine toujours l'inspiration et le caprice... sa
pensée, haute, droite, peu flexible, ne connait pas les moyens termes,
et, quand par hasard elle se trompe, c'est avec une conscience
imperturbable, un aplomb effrayant et une rigueur de déduction qui vous
stupéfie. » Le feu et le mordant de la note se rencontrent chez
Vacquerie avec une puissance de concentration étrange. Il a le contour
tranchant, la coupe mâle et sans fioritures. Le dialecticien perce dans
le poëte; il est froidement violent.
Tragaldabas
est l'exultante achevée du vice, de l'abjection ; les teintes sont
plaquées avec une sorte de brièveté tranquille dont rien ne saurait
rendre les colorations. Les plaies humaines exhalent toute leur
pourriture ; il y a comme une contagion de cynisme qui vous gagne de
telle façon, qu'étourdi, on se demande si l'on ne va pas tout à l'heure
marcher sur les mains, les pieds en l'air, sous la projection d'un
gourdin. Le vice y flamboie vraiment sous l'oripeau du seigneur : «
Dans sa froide outrance, le poëte, parfaitement tranquille, pousse les
choses jusqu'à leur dernière conséquence tragique, le point de vue une
fois accepté » ; mais, de lui aux autres disciples de Victor, comme on
disait, il n'est aucune transition, aucun point de repère, tant il
reste personnel dans son hugotisme.
Les habitués de la rue Notre-Dame-des-Champs, Hugo, Vigny, avaient
vivement acclamé un jeune homme, un penseur dont Sainte-Beuve aimait
beaucoup, je crois, qu'on lui demandât des nouvelles au déclin de sa
vie ; il se faisait appeller Joseph Delorme, et personne ne nous
démentira si nous disons que le grand critique avait cru devoir poser,
dans une de ses notices aux poésies de Joseph Delorme, sa première
pierre à l'édification d'une statue pour le poëte mort si jeune, auquel
on pouvait appliquer ces paroles de Senancour dans
Oberman
: « Je l'ai vu, je l'ai plaint, je le respectais, il était malheureux
et bon. Il n'a pas eu des malheurs éclatants ; mais en entrant dans la
vie il s'est trouvé sur une longue trace de dégoûts et d'ennuis ; il y
est resté, il y a vécu, il y a vielli avant l'âge, il s'y est éteint. »
Sainte-Beuve traçait ce portrait avec la même complaisance lorsqu'il
était question devant lui de l'auteur des
Consolations et des
Pensées d'Août,
et il n'y a qu'à s'en rapporter aux parnassiens pour nous donner leur
profil aux deux crayons, mieux que personne au monde. Nous n'en voulons
comme preuve que la préface de Lamartine en tête de
Raphaël, où l'auteur des
Méditations se sculpte en toute naïveté, à lui même, son albâtre séraphique.
Ce Joseph Delorme, qui publie ses premières poésies sous ce nom
d'emprunt, a deux physionomies bien distinctes : l'une où perce
l'aiguillon d'une nature toute sensuelle, mais où il est aussi « sévère
dans la forme » que « religieux dans la facture » ; la seconde, où
l'élan mystique l'emporte, où l'idée atteint des cimes plus graves,
étrangement chrétiennes.
Dans cette première période de sa vie, il se fait reconnaître parmi les
fervents du romantisme, à l'engouement et à l'ivresse que lui
communiquait, à travers une mâle enveloppe, l'essaim des baisers de feu
de la rime :
Rime, tranchant aviron,
Eperon
Qui fends la vague écumante ;
Frein d'or, aiguillon d'acier
Du coursier
A la crinière fumante ;
Agrafe, autour des seins nus
De Vénus
Pressant l'écharpe divine,
Ou serrant le baudrier
Du guerrier
Contre sa forte poitrine ;
Col étroit, par où saillit
Et jaillit
La source au ciel élancée,
Qui, brisant l'éclat vermeil
Du soleil,
Tombe en gerbe nuancée ;
Anneau pur de diamant
Ou d'aimant
Qui, jour et nuit dans l'enceinte,
Suspends la lampe où la soir
L'encensoir
Aux mains de la vierge sainte ;
Clef qui, loin de l'oeil mortel,
Sur l'autel
Ouvres l'arche du miracle ;
Ou tiens le vase embaumé
Renfermé
Dans le cèdre au tabernacle ;
Ou plutôt fée au léger
Voltiger,
Habile, agile courrière,
Qui mènes le char des vers
Dans les airs
Par deux sillons de lumière.
O rime ! qui que tu sois
Je reçois
Ton joug ; et longtemps rebelle,
Je te promets
Désormais
Une oreille plus fidèle.
Mais aussi devant mes pas
Ne fuis pas
Quand la muse me dévore,
Donne, donne par égard
Un regard
Au poëte qui t'implore !
Dans un vers tout défleuri
Qu'à flétri
L'aspect d'une règle austère,
Ne laisse point murmurer,
Soupirer
La syllabe solitaire.
Ce qu'il a y de trop flottant, de trop vaste dans le domaine de l'idée,
emboîté dans le mètre positif et absolu du rhythme, a communiqué aussi
à la prose de Joseph Delorme une facture concise, serrée ; on dirait
que la pensée du poëte si impalpable, si vaporeuse lorsqu'elle jaillit
de son cerveau, se cristallise en passant dans le moule des rimes, afin
d'en sortir comme un pur joyau et de scintiller au soleil d'un art
merveilleux; en sotte que les autres travaux en prose s'en ressentent
aussi. Chez quelques auteurs, la vérité exprimée ressemble peu souvent
à la vérité conçue. La langue ne saurait rendre tout: il y a un au-delà
qui s'étend indéfiniment pour l'esprit, alors même que l'expression
croit avoir tout serti dans le mot. Eh bien ! remarquons-le, chez
Sainte-Eeuve ou chez Joseph Delorme le romantique, le contour est
arrêté, l'ombre s'accuse, la phrase est une, modelée par l'écrivain
avec la même énergie que le pouce arrête, unit., enveloppe l'argile. Ce
qu'on rencontre en général de nuages amoncelés dans une pièce de vers,
se transforme chez Sainte-Beuve et semble au contraire fixé, comme les
nuages de marbre d'un bas-relief; c'est ce qui donne à ce fouilleur,
même lorsqu'il épilogue, ce caractère de certitude et de rigueur, si
logique, si indiscutable.
Le
Globe jetait alors, sur
l'école novatrice, des regards assez peu bienveillants, et la patience
échappait souvent à JosephDelorme, et le faisait répondre vertement au
nom de ses confrères. « On a commencé par les accuser de mépriser la
forme, disait-il, maintenant on leur reproche d'en être esclaves. Le
fait est qu'ils tiennent à la fois au fond et à la forme ; mais
celle-ci une fois trouvée, comme elle l'est aujourd'hui, ils n'ont plus
guère à s'en inquiéter, et les chicanes que l'école critique soulève à
ce propos ressemblent à une escarmouche de l'arrière-garde, quand la
tête de la colonne est passée. » En remontant par un élan sincère aux
langues anciennes, il prouvait avec triomphe que les vers les plus
beaux du Parnasse romantique étaient frappés « à la manière des vieux
d'avant Boileau », qu'ils arrivaient d'un bond aux poëtes antiques, si
souvent travestis par l'alexandrin de Racine, et que leurs vers à eux
participaient de cette noble origine grecque, s'y rattachant
surtout « par le
nourri le
large, le
copieux
». « Les vers de cette espèce, disait-il, sont pleins et immenses, drus
et spacieux, tout d'une venue et tout d'un bloc, jetés d'un seul et
large coup de pinceau, soufflés d'une seule et longue haleine; et
quoiqu'ils semblent tenir de bien près au talent individuel de
l'artiste, on ne saurait nier qu'ils ne se rattachent aussi à la
manière et à la .facture. » Lui-même n'en offrait-il pas un exemple
dans un de ses sonnets imité de Keals :
En s'en revenant un soir de novembre.
Puissante est la bouffée à travers la nuit claire,
Dans les buissons séchés la bise va sifflant ;
Les étoiles du ciel font froid en scintillant,
Et j'ai pour arriver bien du chemin à faire.
Pourtant je n'ai souci ni de la bise amère,
Ni des lampes d'argent dans le blanc firmament,
Ni de la feuille morte à l'affreux sifflement,
Ni même du bon gite où tu m'attends, mon frère !
Dans un des vers de ces quatrains, il se plaisait à faire remarquer qu'à dessein il avait redoublé les sons en
an
pour rendre l'effet du scintillement. Les anciens, ajoutait-il, sont
amoureux de ces effets, et nos adversaires regardent cela comme une
faute en français. N'avait-il pas le droit de s'écrier en toute science
:
Ne ris pas des sonnets, ô critique moqueur
Il était juste de regarder chez Joseph Delorme cette face de l'art qui
relève de la forme rhythmique, métrique, musicale, et nous donne
plus tard avec son large courant, le poëte des
Pensées d'Août.
Ce poëte, dont la jeunesse comportait alors le reflet de tous les
embrasements du néophyte, marchait dans une voie bien distincte de
celle que devait parcourir le chantre des
Consolations.
La souffrance, l'ennui monstrueux, le élans sans terme, sans cause,
agitaient cette grande âme en proie à « une sensibilité délirante, » et
qui retournait contre elle-même sa force d'activité. Lorsque, plus
tard, Sainte-Beuve revenait à cette terrible époque, il lui arrivait,
en parlant de ce fameux
ego,
comme d'un autre, de raconter aussi la fin de Joseph Delorme. Il
prétendait, qu'emporté doucement vers la tombe, il y descendit avec
sérénité, « que sa lyre à lui-même, grâce à de précieux secours,
s'était montée plus complète et plus harmonieuse, et que ses plaintes y
résonnaient avec plus d'abondance et d'accent. »
Sainte-Beuve réussit-il jamais à se persuader cette prétendue
disposition « du poëte mort jeune à qui l'homme survit ? » « Nous avons
presque tous un homme double en nous, a-t-il écrit quelque part ;
Saint-Paul l'a dit, et Racine l'a chanté. Moi aussi, me sentant double,
je me suis dédoublé, et ce que j'ai donné dans les
Consolations
était comme une seconde moitié de moi-même et qui n'était pas la moins
tendre. » Quelques-uns qui avaient écouté avec complaisance tous les
aveux de Joseph Delorme, et s'écriaient comme Musset :
Les chants désespérés, sont les chants les plus beaux
Ceux-là, trouvaient que Joseph s'était guéri trop vite de son
incrédulité savante, et qu'il s'était aussi consolé trop tôt. Quoi
qu'il en soit, cette seconde partie, de son poëme les
Consolations,
tout en révélant une sorte de renaissance morale, nous paraît trop
analytique, trop réfléchie, pour garder en ses larges ondes une
intensité de sentiment qui soit comparable à l'emportement, à l'audace
de son premier jet. L'essor s'est ralenti. On croirait qu'après avoir
trouvé un asile dans son désespoir, il a fini par l'user en le
commentant, et c'est en voyant la philosophie s'emparer de lui sans
secousse, qu'il écrivait comme un adieu :
Ne coulez plus, larmes de poésie ;
C'était un rêve, une dernière erreur !
Il n'est plus rien désormais dans la vie,
Pleurs de rosée, il n'est plus une fleur.
Que feriez-vous, larmes de poésie ?
Mais il ajoutait, au lendemain du jour où le coeur de Joseph Delorme
s'éteignait par lentes vibrations en lui : « Aujourd'hui on me croit
seulement un critique ; mais je n'ai pas quitté le poëme sans y avoir
laissé tout mon aiguillon. »
Le Camp des Tartares
Petrus Borel
L'
ÉTÉ de 1831 est une date dans l'histoire
du romantisme. Une poignée
de jeunes gens groupés autour de Petrus Borel, le lycanthrope, ayant
loué une maison en haut de la montagne Rochechouart, s'y installèrent
pour travailler et rêver. Ils appelaient l'habitation leur montagne,
par dérision envers les Saints-Simoniens établis à Ménilmontant. Une
sainte horreur du convenu les dirigeait : la haine du bourgeois, haine
si substantielle, si forte, qu'elle nourrit ceux chez lesquels elle est
restée incrustée, comme le lierre dans une muraille. Nous ne serons
point démenti si nous disons qu'aujourd'hui il n'est pas un homme de
lettres qui ne s'évertue, sans y parvenir, à se créer une pareille île
de Robinson au milieu de Paris ; mais de rares privilégiés réussissent.
Il y a une joie que comprennent seuls les artistes, à défendre son
réduit, une joie immense à deviner derrière la porte verrouillée une
redingote forcée à la retraite et dont le propriétaire ne pourra venir
poser ses coudes sur les marges blanches du manuscrit.
Ce contact avec les réguliers, les habitants de la montagne
Rochechouart ne le redoutaient plus. Effroi du quartier, ils avaient
donné à leur groupe le nom de
Camp
des Tartares. On y vivait en plein
air, sous des tentes. C'étaient Bouchardy, Philothée O'Neddy, Piccini,
Jules Vabre, Jehan Duseigneur, Gautier, Gérard, Auguste Mac Keat ; etc.
Le vêtement fut prohibé. Les épiciers et les gens à professions
libérales du quartier portèrent plainte. Ils prétendirent qu'en passant
devant les murs derrière lesquels s'abritaient ces nudités, l'innocence
de leurs chastes matrones d'épouses était gravement atteinte : ce qui
amènerait à conclure qu'une femme honnête ne doit plus circuler en
voiture ou à pied dans les rues, les maisons qui les bordent abritant
au moins deux ou trois adultères chaque jour ; pas plus ne
devraient-elles passer devant des établissements de bains, à moins que
l'autorité n'ordonne aux baigneurs, au nom des moeurs, d'entrer tout
habillé dans la baignoire. Le commissaire de police, assourdi par les
bouchers, les huissiers, les médecins, les notaires, les avoués, les
quincaillers et les apothicaires, se crut obligé de faire une descente
au Camp des Tartares et d'ordonner des caleçons. La chose fut
solennelle. Le soir, les pharmaciens ou les clysos à jet continu et les
grimoiristes, les pompiers et les conseillers municipaux, ayant défendu
l'honneur de leur dame et de leurs
demoiselles,
entrèrent dans des
lits bassinés avec la satisfaction d'un réquisiteur qui vient
d'arracher au jury une sentence capitale.
Le Camp des Tartares ne fut plus troublé. Alphonse Brou, employé à la
mairie, apportait des bons de pains et de saucissons. On avait enlevé,
pour les besoins de la tribu, deux femmes : la première était la
concierge ; la seconde, celle d'un épicier du coin de la rue
Rochechouart. Au milieu du jardin une fontaine en pierre portait cette
inscription :
le
mauvais temps me fait cracher. Mais la légende se
trouvait ainsi libellée, comme celle d'une monnaie des fous :
le ma.
uva. iste. mps. me fa. itcrac. her. Un jour, on
confectionna un
mannequin de grandeur naturelle ; on le fit sauter dans un drap ; cela
causa une horrible frayeur à Alphonse Brou, qu'on s'efforçait de
convaincre que le prétendu mannequin était un cadavre et qu'il
s'agissait d'une violation de sépulture. L'indépendance atteignit les
limites extrêmes ; jamais on ne fut plus délicieusement bercé par les
vociférations des bourgeois.
« Il y a dans tout groupe, dit l'auteur du chapitre sur le petit
Cénacle, une individualité pivotale, autour de laquelle les autres
s'implantent et gravitent comme un système de planètes autour de leur
astre. Petrus Borel était cet astre ; nul de nous n'essaya de se
soustraire à cette attraction. »
Petrus tenait de naissance une tristesse, un dédain pour l'humanité,
que ceux qui continuent à porter une immense haine aux représentants de
deux ou trois catégories sociales recueillent avec joie. Sa figure
semblait empreinte à la noble effigie du type espagnol ou arabe, tant
l'expression jaillissait d'un lointain de siècle, tant la bouche savait
tenir à distance par son impérieuse tranquillité.
Les cheveux étaient taillés en brosse ; la barbe, d'un noir de
ténèbres, coupée en pointe, pareille à celle d'Eugène Devéria,
aveuglait le bourgeois, écrasait, humiliait, bafouait, torturait les
mentons philistins, et faisait battre leurs mâchoires. Avec la
meilleure volonté du monde, il était impossible de dire pour cette
barbe, comme Rosalinde dans
Comme
il vous plaira : « Dieu lui en
enverra une plus longue, s'il est reconnaissant envers le ciel ; » car
le ciel ne pouvait avoir mieux suspendu et mieux fourni une barbe au
menton d'un homme.
Petrus Borel possédait donc la beauté nostalgique dont l'expression
violente les femmes, les dompte, les dévore, les agrandit, les accable
d'une invincible prostration, leur fait tendre les mains vers le
farouche captateur de nubilité... Il y a bien à travers les tristes
évolutions de ces yeux là une révélation d'homme aimant à nomadiser,
épris de l'exotisme des verdures et des torrents dont les chamelles
boivent l'ombre. Un oeil d'Européen n'enregistre à l'aide de son pâle
soleil que des images indécises ; celui-là parait brûlé aux feux
qu'absorbent les poitrines nubiennes, haletant sur des peaux de lion.
Ce masque étrange dé l'auteur des
Rhapsodies,
où la passion est
imprégnée dans les tons chaudement fauves du visage, communique en sa
hautaine immobilité, une puissance d'âme extraordinaire. On dirait que
le jet du regard est prêt à s'enfoncer sous la cuirasse de chair d'un
interlocuteur, et à découvrir les tortuosités de conscience les mieux
dérobées. Cette beauté si généralement reconnue, causa de sourdes
haines à Petrus Borel. Plus les représentants d'un pouvoir civil
s'aperçoivent qu'ils sont laids, repoussants, ignobles même, plus ils
deviennent âpres à la chasse à l'homme. Ils firent arrêter le poëte un
jour, sous prétexte que, revêtu d'un gilet à la Robespierre, il avait
la démarche révolutionnaire (sic). Le fait a besoin d'être authentiqué
plusieurs fois sous la plume. On ne ferait pas mieux aujourd'hui.
Grand et mince, le chef de la tribu du Camp des Tartares, n'aurait
certainement jamais atteint à une mention dans le chapitre des
Jeunes
France, à propos de l'obésité en littérature. Né à Paris
en 1809, il
commença son éducation au petit Séminaire de Sainte-Elisabeth. L'abbé
Marduel le fit entrer au petit séminaire de Saint-Roch. Malgré les
théories cléricales, Petrus Borel n'en disait pas moins très-haut : «
je suis républicain comme on l'est parmi les peaux-rouges » Vers 1826,
il entra chez l'architecte Bourlac qui, on s'en souvient, fit
construire le Cirque Olympique. Petrus Borel s'adonna à l'architecture
pendant sept ou huit ans, mais sans consentir à rester chez un maître.
Il bâtit trois maisons et eut trois procès, car il refusait toujours de
suivre les plans ; car, à tout prix, il fuyait « la platitude et le
commun. »
Il suffit de lire les revues de 1833, pour se rendre compte de la lutte
effroyable qui se livrait entre les romantiques et les classiques. - «
Que veulent-ils, disaient les académiciens, ces mondains et ces forbans
? A qui s'adresse la menace de leurs bras musculeux, et de leurs poings
toujours fermés ? Ils hurlent, ils tempêtent, ils sacrent, ils
blasphèment ; les poëtes vocifèrent, les peintres écument, les
architectes lèvent le pic, les sculpteurs brandissent le marteau. On
croirait assister à une séance du tribunal de Saint-Vehmé, conspirant
la mort des rois et la ruine de l'état ; et à les entendre fulminer
contre le
mensonge
social, contre l'impureté des mariages, et
organiser la croisade contre les institutions civiles et politiques,
quelque révolutionnaire de nos jours serait peut-être tenté de les
prendre pour les précurseurs du socialisme. » Ce qu'il y a de vrai,
c'est qu'au fond, le Camp des Tartares, c'est-à-dire Petrus et ses
amis, ne s'inquiéta nullement de la forme du gouvernement. Ce qu'ils
voulaient démolir, c'était le
bourgeoisisme
dans l'art. Mais les
solitaires de la montagne Rochechouart retrouvaient l'ennemi partout,
comme nous le retrouvons chez les bourgeois d'aujourd'hui, lâchant de
tous côtés les robinets d'eau chaude de l'ordre moral.
Pour comprendre l'horreur qu'inspiraient ces gens, nous n'avons qu'à
nous baser sur l'horreur qu'ils nous font à présent, et à nous dire,
qu'en 1830, le nombre de leurs adversaires dépassait celui de l'époque
actuelle ; seulement ils étaient, moins dangereux. Aujourd'hui, les
bourgeois rentiers en remplissant une profession libérale, se font
dénonciateurs près de la Sainte Hermandad, de tel ou tel écrivain qui
les gêne ou qu'ils jalousent ; en sorte que le pouvoir n'a pas assez de
flatteries pour eux. Nous ne parlons point du bourgeois devenu
rédacteur, qu'on voit se trémousser dans certaines colonnes, y
répandant avec le blaireau qui lui sert de plume, la poudre mousseuse
qu'il emploie pour se savonner le menton. Celui-là ne trompe personne.
Nous parlons de ces maltôtiers répandus par le monde, qui n'ont point
encore perdu l'espérance que le roman soit le reflet de leurs chastes
embrassements, que la peinture redevienne honnête, la poésie sans
rejets, la musique rhythmée comme un pont-neuf, et qui, en se levant
chaque matin, se signent avec effusion devant « l'ordre de choses et
son auguste famille. » Ceux-là, par ce qu'ils sont restés aujourd'hui,
peuvent nous expliquer pourquoi, en 1830, leurs aïeux, les épiciers
modérés, créèrent l'irréconciabilité entre l'art et les bourgeois.
Et ce dogme fondamental de la petite colonie du Camp des Tartares, est
dévoilé par Philothée O'Neddy dans ce passage de son livre :
Feu et
Flamme, par Philothée si souvent nommé sous la plume de
Petrus Borel :
Longtemps
à deux genoux le populaire effroi
A dit : Laissons passer la justice du Roi !
Ensuite on a crié et l'on crie encor - Place !
La justice du peuple et de la raison passe ! –
Est-ce qu'épris enfin d'un plus sublime amour,
L'homme régénéré ne crira pas un jour : -
Devant l'art Dieu, que tout pouvoir s'anéantisse,
Le poëte s'en vient : Place pour sa justice!
C'est à ce moment qu'on vit naître la confrérie des
Bousingots, qui
fut une diversion du romantisme. Et voici ce que nous lisons à ce sujet
dans une collection de documents bibliographiques publiée chez
Pincebourde sur les romantiques, par Charles Asselineau
« La qualification de bousingots ne fut jamais acceptée par les Jeunes
France de la camaraderie de Petrus Borel. Elle leur fut au contraire
infligée à l'occasion d'un procès au tribunal de police municipale, qui
fit quelque bruit en son temps. Quelques camarades furent arrêtés une
nuit dans les rues de Paris, pour avoir chanté trop haut et trop tard
une chanson dont le refrain était : Nous ferons, ou nous avons fait du
bousingo, (du
bruit,
du
bousin.)
C'était au moment du fameux
complot de la rue des Prouvaires : la police, alarmée, engloba les
perturbateurs dans la poursuite, et l'affaire se résolut pour quelques
uns d'entre eux, par une incarcération de quelques jours à
Sainte-Pélagie. Gérard de Nerval, un des incarcérés, a consacré dans un
article intitulé
Mes
Prisons, inséré dans la
Bohême Galante, le
souvenir de cette algarade. Cependant l'affaire avait fait du bruit, et
le mot bousingo était devenu populaire. Les journaux bien pensants
affectèrent désormais d'appeler bousingots les ennemis de l'ordre et du
repos public. Ce fut pour donner aux bourgeois et aux journalistes une
leçon d'orthographe que les amis résolurent de composer collectivement
un recueil de contes du
Bousingo.
Le projet, comme nous l'avons dit,
n'eut pas de suite. Le seul Gérard, m'a-t-on assuré, aurait fourni sa
contribution ; et le charmant conte de la
Main enchantée,
qu'il
publia plus tard, fut composé exprès pour ce recueil.
« Le bousingo ou bousingot, que l'on retrouve fréquemment dans les
lithographies du temps, avec son gilet à la Robespierre, sa grosse
canne, sa longue barbe et ses longs cheveux, coiffe tantôt de la
casquette rouge, tantôt du chapeau ciré, le bousingot transporta dans
la vie politique le style et les allures de l'école romantique. Ce fut
une variété du genre jeune France, mais aussi rude, aussi énergique que
les autres étaient dandies et raffinées. En véritable artiste il trouva
tout de suite et avec génie la plastique de son idée. La passion de la
couleur et de la
localité
avait poussé les écrivains romantiques vers
le luxe et l'éclat. Le bousingot opposa le
brule-gueule et le
petit-bleu,
aux narguilehs et aux hanaps. Des mêmes fusées, des mêmes
soleils de métaphores qui se tiraient ailleurs en l'honneur des
marchesines et des cathédrales, il fit des cartouches pour tirer sur le
roi et sur les sergents de ville ; mais c'était bien au fond le même
procédé et la même poétiquen ».
Champavert,
le roman de Petrus Borel, avait-il fait partie en
principe de cette collection ?
En 1832, parût la première édition des
Rhapsodies, chez
Levasseur au
Palais-Royal. On peut juger de la rudesse et du coupant de l'oeuvre par
ces strophes adressées à un témoin de sa vie douloureuse :
Quand
ton Petrus ou ton Pierre
N'avait pas même une pierre
Pour se poser, l'oeil tari ;
Un clou sur un mur avare
Pour suspendre sa guitare
Tu me donnas un abri.
Tu me dis : - Viens mon Rhapsode,
Viens chez moi finir ton ode ;
Car ton ciel n'est point d'azur,
Ainsi que le ciel d'Homère
Ou du provençal trouvère ;
L'air est froid, le sol est dur.
Paris n'a point de bocage ;
Viens donc, je t'ouvre ma cage,
Où, pauvre, gaîment je vis ;
Viens, l'amitié nous rassemble,
Nous partagerons ensemble
Quelques grains de chenevis.
- Tout bas, mon âme honteuse
Bénissait ta voix flatteuse
Qui caressait son malheur ;
Car toi seul, au sort austère
Qui m'accablait solitaire,
Léon, tu donnas un pleur.
Quoi! ma franchise te blesse ?
Voudrais-tu que, par faiblesse,
On voilât sa pauvreté?
Non! non ! nouveau Malfilâtre
Je veux au siècle parâtre,
Etaler ma nudité !
Je le veux, afin qu'on sache
Que je, ne suis point un lâche,
Car j'eus deux parts de douleur
A ce banquet de la terre,
Car, bien jeune, la misère
N'a pu briser ma verdeur.
Je le veux, afin qu'on sache
Que je n'ai que ma moustache,
Ma guitare, et puis mon coeur
Qui se rit de la détresse ;
Et que mon âme maîtresse
Contre tout surgit vainqueur.
Je le veux, afin qu'on sache
Que, sans toge et sans rondache,
Ni chancelier, ni baron,
Je ne suis point gentilhomme,
Ni commis à maigre somme
Parodiant lord Byron.
A la cour, dans ses orgies,
Je n'ai point fait d'élégies,
Point d'hymne à la déité ;
Sur le flanc d'une duchesse,
Barbottant dans la richesse,
De lai sur ma pauvreté.
Nous n'avons pas à discuter la beauté impressionnante de Champavert ;
ce rugissement d'âme damnée, ces clameurs immenses, plus sincères que
les cris byroniens en montant vers le ciel, s'accumulent, s'agrègent de
toutes les fanges, se solidifient comme un banc de limon étalé au
soleil. Jamais langue ne posséda une puissance évocatoire plus
implacable. Ce sont nos haines à nous, auditeurs en petit nombre, qui
sifflent dans Champavert, et non les haines d'un seul. On le sent bien
dès la première page, ce poëte nous venge de l'ordre social et le
lecteur l'écoute avec ivresse se faire l'écho de ces malédictions qu'il
ne peut formuler que tout bas, et qui le font tressaillir d'aise
lorsqu'elles revêtent l'exultant langage de Petrus Borel. Nous n'en
voulons pour preuve, que le fragment du chapitre intitulé :
Damnation
:
« La plaine est obscure et solitaire, lève-toi, ma grande amie, et
descendons le clos ; viens errer, là-bas, près de la citerne ; il y a
bien longtemps que je ne me suis agenouillé sur cette terre ; le houx
ombrageant son berceau mortuaire, a peut-être été brouté ? Allons voir.
- Oh ! non pas, ce houx est vert et touffu et l'herbe haute et belle ;
mes pleurs sont une pluie féconde, et je les en arrose chaque nuit.
- Chaque nuit tu descends à la source ?
- Oui ! chaque nuit : quand tout dort en la maison, je me lève et
descends faire ma prière sur sa tombe ; quand j'ai bien prié et bien
pleuré sous le ciel, je me sens plus calme. La nature semble me
pardonner mon crime ; il me semble entendre dans le silence universel
une voix partant des étoiles, qui me crie : - Ton crime n'est pas le
tien, faible enfant de la terre, il est aux hommes ! à la société !...
que son sang retombe sur eux et sur elle !... Je rentre avant l'aurore,
et je goûte alors un sommeil plus paisible et sans rêves affreux ».
Tous deux se dirigent vers la fosse. Champavert lance des blasphèmes
dans la nuit, sans entendre les prières de Flava épouvantée.
« S'il était un Dieu qui lançât la foudre, continue-t-il, je le
défierais ! Qu'il me lance donc sa foudre, ce Dieu puissant qui entend
tout, je le défie!... Tiens, je crache contre le ciel! Tiens, regarde
là-bas, vois-tu ce pauvre tonnerre qui se perd à l'horizon, on dirait
qu'il a peur de moi. Ah ! franchement, ton Dieu n'est pas susceptible
sur le point d'honneur ; si j'étais Dieu, si j'avais des tonnerres à la
main, oh ! je ne me laisserais pas insulter, défier par un insecte, un
ver de terre !
« Du reste, vous autres chrétiens, vous avez pendu votre Dieu, et vous
avez bien fait, car, s'il était un Dieu, il serait pendable.
« Oh! si je tenais l'humanité comme je te tiens là, je l'étranglerais !
Si elle n'avait qu'une vie, je la frapperais de ce couteau, je
l'anéantirais ! Si je tenais ton Dieu, je le frapperais comme je frappe
cet arbre ! Si je tenais ma mère, ma mère qui m'a donné la vie, je
l'éventrerais ! C'est une chose infâme qu'une mère ! ... Ah! si du
moins elle m'avait étouffé dans ses entrailles, comme nous avons fait
de notre fils !... Horreur !... Je m'égare !
« Monde atroce ! il faut donc qu'une fille tue son fils, sinon elle
perd son honneur ! Tu as massacré le tien !... tu es une vierge Flava !
Horreur !...
« La pluie tombait à flots, le tonnerre mugissait, et quand les éclairs
jetaient leurs nappes de flammes sur la plaine, on distinguait Flava
échevelée; sa robe blanche semblait un linceul, elle était couchée sous
les touffes du houx. Champavert, à deux genoux sur terre, de ses ongles
et de son poignard fouillait le sable. Tout à coup, il se redressa
tenant au poing un squelette chargé de lambeaux : - Flava ! Flava !
criait-il, tiens, tiens, regarde donc ton fils ; tiens, voilà ce qu'est
l'éternité !... Regarde !
« Loi ! vertu ! honneur ! vous êtes satisfaits ; tenez, reprenez votre
proie ! ... Monde barbare, tu l'as voulu, tiens, regarde, c'est ton
oeuvre, à toi! Es-tu content de ta victime ? Es-tu content de tes
victimes ? - Bâtard ! c'est bien effronté à vous, d'avoir voulu naître
sans autorisation royale, sans bans ! eh ! la loi ? eh ! l'honneur ?...
»
Tel est le chapitre le plus saillant de Champavert. Il est si peu
d'esprits qui sachent contenir la haine, la haine irrémissible, la
haine sans pactation avec l'ennemi, qu'il faut savoir gré à ceux qui
ont le souffle assez puissant pour la porter de ne point s'en
débarrasser au milieu du chemin.
Le violent, l'imprévu, les mauvais désirs montant comme un essaim de
mouches à vers sur des cadavres, l'accent délibéré qui accuse toutes
les figures pour la douleur et recherche la torture expressive de
préférence à l'idéale sérénité de l'âme, voilà Champavert. Petrus
Borel, le maître rudement personnel, semble avoir reconnu dans la
souffrance le trait distinctif du visage humain. Et c'est à propos des
oeuvres nées au commencement du siècle, qu'on remarquera que, dans
l'art romantique, bien haïr a été parfois un auxiliaire de conception
non moins merveilleux que la passion échevelée. En tout cas, le
romantisme a fait terriblement manoeuvrer le rugissement de
l'homme moderne. Gautier, ce pur Grec, n'a-t-il pas dit dans Ténèbres,
à propos des poëtes ;
Sur son
trône d'airain, le destin qui s'en raille
Imbibe leur éponge avec du fiel amer,
Et la nécessité les tord dans sa tenaille.
Le romantisme nous oblige à reconnaître que les oeuvres trempées de
haine comme dans un bain d'acide, ne s'évaporent pas. « La haine, a
écrit Baudelaire, est une liqueur précieuse, un poison plus cher que
celui des Borgia, car il est fait avec notre sang, notre santé, notre
sommeil et plus des deux tiers de notre amour ; il faut en être avare.
» Nous pensons comme le poëte des
Fleurs
du mal. Mettons-la donc,
cette haine, dans un flacon imbrisable, et de temps à autre, buvons-en
deux gouttes ; alors nous enfanterons peut-être, plutôt qu'avec un
sentiment tendre, des créations aussi mâles que
Champavert et que
Feu et Flamme.
En elle on ne peut nier qu'est la virilité,
l'indépendance absolue ; l'amour est le domaine de tous, non pas la
haine ; son dédain puissant nous élargit la poitrine. N'est-il pas vrai
d'avouer que ceux qui la connaissent deviennent invulnérables, que rien
n'entame leur tranquille attente de la destinée? Ils rient avec
l'ineffable moquerie des forts, lorsque la brise leur souffle sous une
fente, la tentation d'aimer. Le romantisme a fait revivre sous la plume
de Petrus Borel, cet antagonisme qui se dévore lui-même. Il y a dans la
grandeur d'un sentiment qui n'obéit à aucun calcul, qui est parce qu'il
est, et qu'on prend comme il vient, il y a une autorité secrète qui
fera toujours quelque chose de ceux qu'il saisira en haut ou en bas.
Lequel est donc le plus fort, de l'amour ou de la haine ? C'est la
haine, puisque comme nous le disions plus haut, elle est faite avec
notre sang et plus des deux tiers de notre amour.
En 1839, nous retrouvons la société du Camp des Tartares, rue d'Enfer.
Dumas venait d'offrir une fête masquée, square d'Orléans : les amis de
Petrus Borel donnèrent aussi leur bal. La salle de danse était au
premier ; l'infirmerie au rez-de-chaussée. Deligny, qui avait été
secrétaire de la porte Saint-Martin, et qu'on appelait Loulou Deligny,
s'habilla en grisette. Alphonse Brou - nous n'exagérons rien, - voulut
le violer. Le premier qui descendit à l'infirmerie du rez-de-chaussée,
fut Alexandre Dumas, qui s'était fait servir de la crème dans un crâne.
Ainsi se prononcèrent quelques uns des plus vifs incidents du
romantisme. Aux ingénus qui s'imagineraient que le talent trouvait en
1830, les éditeurs qui lui font défaut aujourd'hui, nous n'avons à
constater que ce seul fait : c'est que le roman de
Champavert
rapporta 1,000 francs à son auteur, et
Madame Putiphar 2,000 francs.
Petrus se vit forcé d'accepter le poste d'inspecteur de la colonisation
en Algérie, à Mostaganem. Il y commença la construction du fameux
château de Haute-Pensée, d'où l'on apercevait l'Espagne et d'où il
envoyait ses rapports en vers, au ministère de l'intérieur. On le
destitua en 1848. Vers cette époque, Marrast, son ennemi acharné,
l'attaqua dans le National. Comme il était invisible chaque fois que
les témoins de Petrus Borel se présentaient, Petrus jugea convenable de
lui adresser deux commissionnaires, et l'affaire se termina à la honte
de Marrast. Rétabli comme fonctionnaire dans la province de Constantine
par le général Bugeaud, Petrus ne put achever cependant l'édification
du château de Haute-Pensée qui manquait de toiture, lorsqu'arriva sa
seconde destitution. De retour en France, les excès de travail
altérèrent l'organisation du poëte, au point de lui faire perdre tous
ses cheveux. Il prétendit alors que le ciel ne voulait pas qu'il eût la
tête couverte, ce qui était assez logique, et se mit résolument à
travailler sous la projection d'un soleil ardent. Il y gagna une
congestion cérébrale dont il mourut.
Il est de certaines destinées qui, pareilles à celle d'Edgard Poë,
portent écrit en elles, comme singulier tatouage, ce mot : damnation.
Oui, la damnation est vraie, c'est-à-dire, que le malheur lorsqu'il est
entré par une fissure invisible dans la destinée d'un homme, ne peut en
être expulsé.
« Existe-t-il clone, demandait un esthéticien, une providence
diabolique qui prépare le malheur dés le berceau, qui jette avec
préméditation des natures spirituelles et angéliques dans des milieux
hostiles, comme des martyrs dans des cirques? Y a-t-il donc des âmes
sacrées
vouées à l'autel, condamnées à marcher à la mort et à la
gloire à travers leurs propres ruines ? » Certes oui, elle existe cette
hideuse Providence, qui fait mouvoir pour la grande joie de tous, un
paria, un enguignonné du sort, et qui jamais, jamais ne se lassera.
Certes oui, elle est présente à ses côtés, cette force aveugle qui lui
bouche toutes les avenues, fait dévier ses pas lorsqu'il se croit
d'aplomb et ne se désarme même point au lit de mort ; qui forge dans
toutes les mains un fer pour le frapper, de même qu'elle écrit dans
toutes les têtes la formule d'un marché pour le vendre.
En général, si l'on condamne les filles qui étouffent leurs enfants
quand ils naissent, c'est parce qu'elles réussissent à les soustraire
aux projectiles qu'on lancerait plus tard sur eux du haut de tous les
toits ; c'est parce qu'elles osent faire disparaître une victime qui,
un jour, aurait peut-être atteint le bagne ou l'échafaud, et la justice
n'aime pas à être volée : il faut qu'à l'heure dite elle trouve son
mort ou son forçat. Eh bien, la même chose existe dans la société: il
faut quelqu'un sur lequel puissent se concentrer toutes ses rages,
toutes ses persécutions, et si l'on a pu s'écrier : « honneur avant
tout à ceux qui ont aimé la poésie jusqu'à en mourir, » nous
demanderons au contraire, qu'a-t-il fait pour naître ainsi ? par
quelles bizarreries, par quelles flagellations imméritées, pour quel
crime héréditaire la poésie et l'art viennent-ils pareils à d'antiques
démons, cercler le cerveau d'un homme, et lui mettre au front une de
ces marques, pour lesquelles la foule n'a jamais assez de ricanements ?
La Bohême romantique
Louis Bertrand, Philotée O'Neddy, Mallefille, Étienne Eggis.
D
ANS les rares amitiés qu'on nous accorde, il en est
qui, si sincères
qu'elles se présentent, ont la vertu d'être presque dégradantes par les
expressions de pitié affectueuse dont elles nous honorent. A ce
compte-là, il faudrait dire : foin de l'amitié ; car le langage de la
pitié sur les lèvres d'un ami est une insulte. Lorsqu'on voit plaindre,
en cette forme protectrice que revêt le critique, quelques
individualités de poëtes disparus jeunes du monde, une certaine révolte
s'empare de nous. Elles ne demandent certes pas une dédaigneuse obole
de commisération, ces âmes fières ! Pourquoi allez-vous dévoiler avec
un accent de favoritisme hautain ce qu'elles ont caché toute leur
vie ? Il
y a dans cette façon de parler des « pauvres diables » de bohêmes,
quelque chose qui nous enflammerait de rage si nous étions dignes de
nous aligner à côté de ceux-là. Ayez un langage qui, en proclamant
toute la vérité qui convient à l'histoire, ne les avilisse pas. Toute
réelle misère se dérobe derrière l'oeuvre de l'esprit, et nous
mériterions qu'on nous répondit lorsque, nous, les exhumeurs de
cendres, nous racontons en termes qui les auraient fait rougir,
les privations endurées : - Ah! ça, monsieur, qui vous croyez si
spirituel
à notre endroit, épargnez vous donc d'enfler votre veine au sujet de
notre faim inrassasiable ! Si nous avons eu faim, c'est que nous avons
préféré cela à autre chose ; nous ne vous avons pas prié de partager
notre jeûne ou de le faire cesser ! Etant donné que, si l'on est poëte
lyrique et qu'on vive de cet état, on doit être maigre à faire peur,
soyez assez bon pour admettre que si nous avons choisi cette façon de
nous sustenter, c'est qu'il nous a été indifférent d'engraisser ou non
;
plaignez-nous d'être né ainsi, soit ; rutilez à votre aise sur notre
organisation, cela vous regarde ; mais, de grâce, n'énumérez pas si
piteusement le froid de nos orteils à peine
couverts, et que l'effilochage de nos vêtements ne soit pas une
rubrique à faire déborder les larmes faciles des vieilles femmes et des
jeunes gens hypocondriaques. Rendez-nous notre dignité, corbleu ! et
sachez que si nous avons été ce que nous sommes, c'est qu'au bout du
compte, nous vous le répétons, cela nous a plu ; il n'y a que le
bourgeois qui puisse se complaire à vos attendrissements bêtes !
Ceci donné, l'on admettra fort bien avec nous qu'on puisse portraiturer
le poëte dans sa pauvreté sans commettre d'outrage. Nous saluons donc
ceux qui ont préféré ses tortures plutôt que de se faire juter de la
mélasse toute leur vie entre les doigts, et nous découpons le profil de
Louis Bertrand qui s'est peint sous le pseudonyme de Gaspard de la Nuit :
« C'était un pauvre diable dont l'expression n'annonçait que misère et
souffrance. J'avais déjà remarqué dans ce même jardin - l'Arquebuse à
Dijon - sa redingote rapée qui se boutonnait jusqu'au menton, son
feutre
déformé que jamais brosse n'avait brossé, ses cheveux longs comme un
saule et peignés comme des broussailles, ses mains décharnées
pareilles à des ossuaires, sa physionomie narquoise, chafouine et
maladive qu'effilait une barbe nazaréenne ; et mes
conjectures l'avaient charitablement rangé parmi ces artistes au petit
pied, joueurs de violon et peintres de portraits, condamnés à courir le
monde sur les traces du juif errant. »
Né à Dijon, Louis Bertrand avait débuté dans le
Provincial,
journa lrédigé par Théophile Foisset, et Charles Brugnot, le 1er mai 1828
avec une chronique de 1364, intitulée :
Jacques les Andelys. Un jour
Sainte-Beuve avait vu entrer chez lui un jeune inconnu qui, après
gracieuse réception, s'était mis à lire plusieurs petits poëmes d'un
fini et d'une délicatesse d'exécution inouïe. Sainte-Beuve garda le
manuscrit quelques jours, et communiqua à quelques intimes les pages de
ce poëme, en prose, qui devait s'appeler
Gaspard de la Nuit. C'étaient
de petites pièces rhythmées, en façon de strophes, d'un émail et d'un
fini précieux, qui s'appelaient, le
Mapon, la
Tulipe, la
Chambre
Gothique, les
Sylves etc. Tout le moyen âge était groupé
là, comme il est groupé dans un missel ou dans une église gothique. « L'originalité de l'auteur, disait le
critique déjà cité, consiste précisément à avoir voulu relever et
enfermer sous forme d'art sévère et de fantaisie exquise, ces filets de
vin clairet qui avaient toujours jusque là coulé au hasard et comme par
les fentes du tonneau. » C'était un travail d'architecte. Si l'on veut
se rendre compte que chaque mot était détaillé comme les pierres d'une
frise, chaque phrase creusée et enroulée autour de l'idée en manière de
volute il n'y a qu'à lire les deux pièces suivantes :
LE GIBET.
« Ah ! ce que j'entends, serait-ce la bise qui glapit, ou le pendu qui pousse un soupir sur la fourche patibulaire ?
« Serait-ce quelque grillon qui chante tapi dans la mousse et le lierre stérile dont, par pitié, se chausse le bois ?
« Serait-ce quelque mouche en chasse sonnant du cor autour de ces oreilles sourdes à la fanfare des hallali ?
« Serait-ce quelque escarbot qui cueille en son vol inégal un cheveu sanglant à ce crâne chauve ?
« Ou bien serait-ce quelque araignée qui brode une demi aune de mousseline pour cravate à ce col étranglé ?
« C'est la cloche qui tinte aux murs d'une ville, sous l'horizon, et la carcasse d'un pendu que rougit le soleil couchant. »
LA CHAMBRE GOTHIQUE.
Nos et solitudo plenae sunt diabolo.
La nuit ma chambre est pleine de diables.
« Oh ! la terre, - murmurai-je
à la nuit, - est un calice embaumé dont le pistil et les étamines sont
la lune et les étoiles.
« Et, les yeux lourds de sommeil, je fermai la fenêtre qu'incrusta la
croix du Calvaire, noire dans la jaune auréole des vitraux.
Encore si ce n'était à minuit, - l'heure blasonnée de dragons et de
diables ! - que le gnome qui se soûle de l'huile de ma lampe !
« Si ce n'était que la nourrice qui berce avec un chant monotone, dans la cuirasse de mon père, un petit enfant mort né !
« Si ce n'était que le squelette du lansquenet emprisonné dans la boiserie, et heurtant du front, du coude et du genou !
« Si ce n'était que mon aïeul qui descend en pied de son cadre vermoulu, et trempe son gantelet dans l'eau bénite du bénitier !
« Mais c'est Scarbo qui me mord au cou, et qui, pour cautériser ma
blessure sanglante, y plonge son doigt de fer rougi à la fournaise! »
Il faut tout dire, Sainte-Beuve en écrivant sur Louis Bertrand, est
quelque peu perfide et semble faire « la grimace d'un chat qui a bu du
vinaigre ».
« De telles imagettes, disait-il, sont comme le produit du
daguerréotype en littérature, avec la couleur en sus... Mais alors de
telles comparaisons ne venaient pas. Plus d'un de ces jeux gothiques de
l'artiste dijonnais, pouvait surtout sembler à l'avance une ciselure
habillement faite, une moulure enjolivée et savante destinée à une
cathédrale qui était en train de s'élever. Ou, encore, c'était le
peintre en vitraux qui coloriait, et qui peignait ses figures par
parcelles, en attendant que la grande rosace fut montée. »
Nous n'appellerons certes pas ces petits tableaux des
imagettes, et nous avouerons à la mémoire du grand critique, renier ce diminutif qui détonne dans
l'appréciation si exactement prise du talent de Louis Bertrand.
La chanson du pélerin qui heurte pendant la nuit sombre et pluvieuse, à
l'huis d'un châtel, adressée au gentil et gracieux trouvère de Lutèce,
Victor Hugo, est une allusion dont chacun reconnaîtra le sens
adroitement caché :
- Comte en qui j'espère,
Soient au nom du père
Et du fils,
Par tes vaillants reîtres
Les félons et traîtres
Déconfits
............
J'entends un vieux garde,
Qui de loin regarde
Fuir l'éclair,
Qui chante et s'abrite,
Seul en sa guérite,
Contre l'air.
Je vois l'ombre naître,
Près de la fenêtre
Du manoir,
De dame en cornette
Devant l'épinette
De bois noir.
Et moi barbe blanche
Un pied sur la planche
Du vieux pont,
J'écoute, et personne
A mon cor qui sonne
Ne répond.
- Comte en qui j'espère
Soient au nom du père
Et du fils,
Par tes vaillants reîtres
Les félons et traîtres
Déconfits.
Ce fut le sculpteur David d'Angers qui veilla les derniers jours de
Louis Bertrand à l'hôpital Necker : c'était au commencement de Mai
1841. Le matin de sa mort, il arriva trop tard ; on avait eu le temps
de
descendre le cadavre à l'amphithéatre et d'en extraire, soit le foie,
soit le cerveau. Lorsque la science eut prélevé son tribut, on fit
cette chose de l'enterrement qui, dans les maisons de l'Assistance
publique, est toujours économiquement tranchée. On évite de faire
brûler les cierges sur ces bières en bois mince qui débarrassent le
monde de gens aussi inutiles que des poëtes ou des écrivains. - «
Cependant, raconte David dans une lettre publiée au tome 1 de la
Revue
du Maine et de l'Anjou, j'ai vu avec reconnaissance une jeune fille émue à la vue de ce cercuil
sans drap mortuaire, nu comme les inflexibles murs d'un cachot, et
quelques vieilles faisant un signe de croix.
« L'orage qui grondait sourdement pendant ce triste trajet, fit
entendre, à notre arrivée à la chapelle, son énergique et sombre
rumeur. Le prêtre, assisté d'un servant, dit l'office des morts devant
moi, seul représentant de la famille du pauvre abandonné des hommes.
Pendant cette cérémonie, des éclairs ne cessèrent de déchirer le ciel
et d'illuminer les saints de la chapelle, d'une lumière blafarde. Le
prêtre partit ; je restai seul dans l'église, attendant pendant plus de
trois quarts d'heure l'arrivée du corbillard ; le tonnerre hurlait
violemment, et moi, gardien des restes inanimés mais éloquents du
pauvre Bertrand, je sentais remuer au fond de mon âme un monde de
sensations impossibles à décrire. - Quelques visages rongés par la
maladie, paraissaient par intervalle à l'ouverture de la porte ; au fond
de la chapelle, une soeur de l'hospice décorait un autel de guirlandes,
pour la fête du lendemain.
« Le corbillard arriva enfin ; nous sortîmes de l'hospice pour nous rendre au cimetière de Vaugirard; la pluie
tombait alors par torrents ; le char poursuivait sa route funèbre; nous
étions seuls, le mort et moi, car l'orage avait chassé tous les
promeneurs, et d'ailleurs, qui pouvait deviner que ces restes étaient
ceux d'une intelligence élevée ?
« Le coup de sifflet du gardien du cimetière annonça l'arrivée d'un
nouvel hôte dans la demeure de l'oubli ; deux hommes prirent le
cercueil, et le confièrent à l'une de ces bouches altérées et béantes
toujours prêtes à engloutir indistinctement le crime, la vertu, le
génie et l'ignorance stupide. La terre résonna sourdement sur les
planches caverneuses, et lorsqu'elle se fut élevée en monticule, et ne
parut plus qu'une cicatrice, j'adressai un dernier adieu à la triste
relique. Je fis planter une croix, portant pour inscription un nom qui
sans doute fût devenu populaire, si les hommes, moins absorbés dans
leur égoïsme, se fussent préoccupés de soutenir le génie étouffé trop
souvent par l'envie et l'indifférence. »
Telle s'acheva cette lugubre existence, dont la triste fin n'aurait
pourtant pas le pouvoir de détacher de l'art ceux auxquels
elle est encore et toujours réservée.
II.
Une figure bizarrement énergique était celle de Théophile Dondey. Il
avait pris l'anagramme de son nom et en avait fait le pseudonyme de
Philotée O'Neddy, parce qu'il possédait le même prénom que Théophile
Gautier. C'était un des affiliés du clan de Petrus Borel à la montagne
Rochechouart, un paroxyste effréné ; il ullulait dans le choeur
athlétique des Jeunes France. Son poëme de
Feu et Flamme est resté
l'expression si nette, si absolument précise de l'époque, que jamais
document plus local ne pourra être exhumé.
Dans quelques pages hardies et brutalement découpées, nous mettons le
doigt sur toutes ces figures du temps qu'on rencontrait souvent chez
Jehan du Seigneur. Le poëme est divisé par
nuits. Noua donnons les
Rodomontades du premier nocturne :
Bohémiens sans toits, sans bancs,
Sans existence engainée,
Menant vie abandonnée
Ainsi que des moineaux francs
Au chef d'une cheminée.
PETRUS BOREL.
Pour un peintre moderne, à cette heure de lune,
Ce serait, sur mon âme, une bonne fortune
De pouvoir contempler avec recueillement
La scène radieuse au sombre
encadrement,
Que le jeune atelier de Jehan, le statuaire,
Cache dans
son magique et profond sanctuaire !
Au centre de la salle, autour d'une urne en fer,
Digne émule en largeur
des coupes de l'enfer,
Dans laquelle un beau punch aux prismatiques
flammes.
Semble un lac sulfureux qui fait bouler ses
lames,
Vingt jeunes hommes, tous artistes dans le
coeur,
La pipe ou le cigare aux lèvres, l'oeil moqueur,
Le temporal
orné du bonnet de Phrygie,
En barbe Jeune France, en costume d'orgie,
Sont pachalesquement jetés sur un amas
De coussins dont maint siècle a troué le damas
Et le sombre atelier n'a
pour tout éclairage
Que la gerbe du punch, spiritueux mirage
............................................................
Quand on vit que du punch s'éteignait le phosphore
Mainte coupe
d'argent, maint verre, mainte amphore,
Ainsi qu'une flotille au sein du
bol profond,
Par un faisceau de bras furent coulés à fond.
Rivaux du templier du
siècle des croisades,
Nos convives joyeux burent force rasades,
Chaque
cerveau s'emplit de tumulte, et les voix
Prirent superbement la parole
à la fois.
Alors un tourbillon d'incohérentes phrases,
De chaleureux devis, de
tudesques emphases,
Se déroula, hurla, bondit au gré du rhum,
Comme une
rauque émeute à travers un forum
Vrai Dieu ! quels insensés dialogues ! -
L'analyse
Devant tout ce chaos moral se scandalise.-
Comment vous révéler ce vaste encombrement
De pensers ennemis, ce chaud
bouillonnement
De fange et d'or?... Comment douer d'une formule
Ces
conversations d'enfer où s'accumule
Plus de charivari, de tempête et d'arroi
Que dans la conscience et les songes d' un roi ?...
......................................................................
L'un des vingt redressant sa tête qui fermente,
Pour lutter de vacarme avec cette tourmente,
D'une voix qui vibrait
comme un grave Khmer,
Se mit à réciter des strophes de Victor.
Et tous enamourés de cette poésie
Qui pleuvait sur leurs sens en larmes d'ambroisie,
Se livraient de plein coeur à l'oscillation
D'une vertigineuse hallucination.
Il y avait dans l'air comme une odeur magique
De moyen âge - arôme
ardent et névralgique
Qui se collait à l'âme, imprégnait le cerveau,
Et faisait serpenter des frissons sur la peau.
Les reliques d'armure
aux murailles pendues
Stridaient d'une façon bizarre ; - les statues
Tressaillaient sourdement sur leurs socles de bois,
Prises qu'elles
étaient de glorieux émois,
Et se sentant frôler par les ailes sonores
Des strophes de métal,
lyriques météores :
- Comme sous les genêts d'un beau mail espagnol,
Parmi les promeneurs éperdus sur le sol,
Ses jeunes cavaliers tressaillent quand la soie
Des manches de leurs
dames en passant les coudoie
- Oh! les anciens jours ! dit Reblo : les
anciens jours !
Oh ! comme je leur suis vendu ! comme toujours
Leur puissante beauté m'ensorcèle et m'enivre
Camarades, c'était là
qu'il faisait bon vivre
Lorsqu'on avait des flots de lave dans le sang,
Du vampirisme à l'oeil, des volontés au flanc !
Après
quelque silence, un visage moresque
Leva tragiquement sa pâleur
pittoresque,
Et faisant osciller son regard de maudit
Sur le conventicule avec douleur il dit :
- Certes, il faut avouer que notre fanatisme
De camaraderie est un anachronisme
Bien stérile et bien nul ! - Ce n'est plus qu'au désert
Qu'on peut en
liberté rugir. - A quoi nous sert
Dans une époque aussi banale que la
nôtre,
D'être prêts à jouer nos têtes l'un pour l'autre ?
- Si, me jugeant très-digne au fond de ma fierté
De marcher en dehors de la société,
Je plonge sans combat ma dague vengeresse
Au cou de l'insulteur de ma dame et maitresse
Les sots, les vertueux,
les niais m'appeleront
Chacal !... Tout d'une voix ils me décerneront
Les honneurs de la grève ; et si les camarades
Veulent pour mon salut
faire des algarades,
Bourgeois, sergents de ville et valets de
bourreau,
Avec moi les cloûront au banc du tombereau.
- Malice de
l'enfer......
- J'acclame volontiers à ton deuil solennel
Dit au pérorateur l'architecte Noël
Mais tout n'est pas servage en la sphère artistique :
Si nous ne possédons nulle force physique
Pour chasser de sa tour et mettre en désarroi
Le Géant spadassin qu'on appelle la loi,
Les arsenaux de l'âme et de l'intelligence
Peuvent splendidement servir notre vengeance.
Attaquons sans scrupule en son règne moral,
La lâche iniquité de l'ordre social.
Lançons le paradoxe ; affirmons dans vingt tomes
Que les moeurs, les
devoirs, ne sont que des fantômes
Battons le mariage en brèche ; osons
prouver
Que ce trafic impur ne tend qu'à dépraver
L'intellect et les sens ;
qu'il glace et pétrifie
Tout ce qui lustre, adorne, accidente la vie
Je sais bien que déjà plusieurs cerveaux d'airain
S'emmantelant aussi
d'un mépris souverain
Pour les vils préjugés de la foule insensée,
Se sont faits avant nous brigands de la pensée.
Mais parmi les forêts
de vénéneux roseaux
Que l'étang social couronne de ses eaux,
C'est à peine s'ils ont détruit une couleuvre.
Il serait glorieux de
parachever l'oeuvre,
Et de faire surgir, du fond de ce marais,
Une île
de parfums et de platanes frais. -
- Silence !... écoutez tous, frères !.. se mit à dire
Don José, l'oeil en
flamme et l'organe en délire.
Ecoutez ! je m'en vais vous prouver
largement
Que nous pouvons scinder même physiquement
De la société
l'armure colossale
Et de nos espadons rendre la chair vassale !..
- Il n'est pas au néant
descendu tout entier
Le divin moyen âge : un fils, un héritier
Lui survit à jamais pour consoler les Gaules.
En vain mille rhéteurs
ont lancé des deux pôles
Leur malédiction sur ce fils immortel,
Il les nargue, il les joue... Or, ce dieu c'est le duel.
- Voici ce que mon âme à vos âmes propose.
Lorsqu'un de nous, armé pour une juste cause,
Du fleuret d'un chiffreur
habile à ferrailler
Aura subi l'atteinte en combat singulier,
Nous jetterons, brulés d'une ire sainte et grande,
Dans l'urne du
destin tous les noms de la bande,
Et celui dont le nom le premier
sortira,
Relevant le fleuret du vaincu, s'en ira
Combattre l'insolent
gladiateur : s'il tombe,
Nous élirons encore un bravo sur sa tombe:
Si l'homme urbain s'obstine à poser en vainqueur,
Nous lui dépécherons un troisième vengeur,
Et toujours ainsi, jusqu'à l'heure expiatoire.
Où le dé pour nos rangs
marquera la victoire !
Pendant que Don José parlait, un râlement
Sympathique et flatteur circulait sourdement
Dans l'assemblée - Et
quand ses paroles cessèrent,
Des acclamations partirent, s'élancèrent
Avec plus de fracas, de fougue, de fureur,
Qu'un Te Deum guerrier sous le grand empereur..
Ce fut un long chaos de jurons, de boutades,
De hurrahs de tollés et de rodomontades,
Dont les bruits jaillissant clairs, discordants et durs,
Comme une
mitraillade allaient cribler les murs.
.......................................................................
Et jusques au matin les damnés
Jeune France
Nagèrent dans un flux d'indicible
démence
- Echangeant leurs poignards - promettant de percer
L'abdomen des
chiffreurs - jurant de dépenser
Leur âme à guerroyer contre le siècle
aride. -
Tous, les crins vagabonds, l'oeil sauvage et torride
Pareils à
des chevaux sans mors ni cavalier,
Tous hurlant et dansant dans le fauve atelier,
Ainsi que des pensers d'audace et d'ironie
Dans le crâne orageux d'un homme de génie
III.
Comme le héros de Shakespeare, de temps à autre on ôte son chapeau pour voir s'il n'a pas pris feu à une étoile.
« Mourez donc et que ça finisse ! esprits qui avez dit votre dernier
mot, » s'écriait-on. « A bas tout le monde et vive moi, le moi qui a
vingt ans. »
Dans les fameuses galeries de bois où régnait le libraire Ladvocat, on entendait des jeunes gens chantonner ces vers :
L'amour naît et ta porte est close,
Lève toi ; pourquoi sommeiller ?
A l'heure où s'éveille la rose
Ne vas-tu pas te réveiller ?
ô ma charmante
Ecoute ici
L'amant qui chante
Et pleure aussi
Tout frappe à la porte bénie !
L'aurore dit : je suis le jour ;
L'oiseau
dit : je suis l'harmonie,
Et mon coeur dit : je suis l'amour.
Un nouveau venu, Félix Arvers, s'inspirait sans plagiat du poëme
d'Albertus au second acte d'un de ses drames sur la mort de François
Ier, et ne craignait pas d'édifier cette brusque déclaration :
Si, des livres nouveaux, le ton vous scandalise,
Quelle nécessité qu'une vierge les lise ?
Est-ce qu'une oeuvre d'art a la prétention
D'être un cours de morale et d'éducation ?
................................................................
L'art n'est pas éhonté, mais croyez qu'en effet
Votre étroite pudeur
n'est pas du tout son fait ;
L'art n'est pas fait pour vous, mesdames
les Comtesses ;
.................................................................
Il s'accommode mal de vos délicatesses.
Pour vous, prudes beautés, bégueules de salon,
Qui n'osez regarder en face l'Apollon,
Qui jetez un manteau sur les lignes hardies
De la Vénus antique.
« Alors, dit Jules Janin en parlant de l'époque où disparaissait
Lafayette, il y avait dans Paris une insurrection d'écrivains nouveaux
venus, qui ne pouvaient pas suffire à tous les contes, à tous les
romans, à toutes les nouvelles de la consommation quotidienne. On
publiait en ce temps-là, en huit ou dix tomes, s'il vous plait,
les
Contes bruns, les Contes roses, le Livre des Jeunes Femmes, le Livre
des très jeunes Femmes, à la Brune, à Minuit, Entre
chien et loup, et, sous le moindre prétexte, pour avoir été soldat marin, médecin, étudiant, homme
d'État, jeune fille ou veuve, plus ou moins veuve de la grande armée,
on se trouvait en droit de publier les mémoires et les impressions de sa vie, et toutes ces
choses se lisaient peu ou prou, tant la calme lecture était un grand
besoin après toutes ces agitations de la rue. On lisait pour lire, on
lisait pour oublier ; on lisait les petits écrivains, justement parce
que les grands écrivains étaient en marche ; le nombre des lecteurs est
considérable que M. de Balzac a donnés à ses confrères. Tel jeune
homme, à lire les
Odes et Ballades, se trouvait poëte « Et moi aussi !
» se disait-il. Nos souvenirs ont conservé des pièces charmantes,
écrites sous la vive et première impression de Joseph Delorme. Écoutez
par exemple, ce sonnet charmant - Joseph Delorme avait remis le sonnet
en rare et difficile honneur - et dites-moi, s'il n'est pas dommage que
ces choses là disparaissent à tout jamais, comme un article de journal ?
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère,
Un amour éternel en un moment conçu.
Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire,
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.
Hélas, j'aurai passé près d'elle inaperçu,
Toujours à tes côtés, et pourtant solitaire,
Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre,
N'osant rien demander et n'ayant rien reçu !
Pour elle, quoique Dieu l'ait faite douce et tendre,
Elle ira son
chemin, distraite, et sans entendre
Ce murmure d'amour élevé sous ses
pas.
A l'austère devoir pieusement fidèle
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle :
Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.
Une figure entre
toutes, celle de Don Juan, devait être nécessairement exploitée par la
nouvelle école. Ce fut ce qu'entreprit Mallefille, plus tard auteur de
la pièce
le Coeur et la Dot, en écrivant les mémoires où Don Juan viole
l'hospitalité reçue en séduisant la femme de son cousin, Dona Téresa,
et en se faisant aimer de leur pupille. « Le hasard pense-t-il, me
jette au milieu de cette famille ; qu'en résulte-t-il ? Désordre, ruine
et déshonneur. - J'aime l'une, j'aime l'autre, je n'aime ni l'une ni
l'autre, suis-je un méchant ? Non, sur mon âme, non ! Je donnerais ma vie
pour leur bonheur. - Quelle est donc la cause de cette effroyable
anomalie ; quelle est cette fatalité qui pousse au mal une bonne
volonté ; suis-je le maître de mes actions ? Ni moi, ni les autres. Qu'est-ce donc que la vertu ? Qu'est-ce
que l'âme ? Qu'est-ce que l'homme ? » Ainsi s'exprime le Don Juan de
Mallefille, et toute la vie de son héros se résout dans ce fait unique
: séduire surtout des femmes chastes comme la mie de pain, sobres comme
des fourmis, dévotes comme des madrilènes. Un jeune et rêveur Lucifer,
incarné dans la peau d'un homme, une espèce d'odyssée du vice où se
révèle le pacte diabolique, que tout être accomplit silencieusement en
son coin de conscience le plus retiré, voilà en deux lignes, ce qui a
tenté l'analyse de Mallefille dans son Don Juan.
Vers 1840, à peu près, une deuxième génération romantique continue la
première. Un peu plus tard, en 1851, Etienne Eggis inaugure ainsi la
première page de son volume de vers :
En causant avec la Lune.
« Il existe ici bas une classe d'hommes étranges ; ils portent des
cheveux longs et bouclés comme le Christ. Ils ont dans leur large
prunelle le regard fixe, ardent et profond des aigles, des lions et des
rois. Ils aiment la lune, la mer, les montagnes. Ils vont souvent à la
marge des grandes forêts, écouter chanter la nature, cette ode simple
et sublime d'un grand poëte qu'on appelle Dieu. Ils passent à travers
les foules, calmes, rayonnants et doux.
« J'ai essayérde chanter moi aussi, comme ces hommes aux longs cheveux qu'on appelle poëtes.
« Pauvre et humble artiste, je continuerai mon oeuvre solitaire, calme,
grave et serein. Rempli de la sublime et sainte folie de l'art, je
travaillerai comme les vieux maîtres allemands ou italiens du moyen
âge, sans me laisser troubler par les bruits du dehors et les rumeurs
de la place publique. Je laisserai rire les hommes qui n'ont point de
coeur, et je marcherai toujours en avant, sans colère et sans haine, la
flamme au coeur, la harpe en bandouillière et les yeux sur l'horizon où
resplendit calme et éternel comme Dieu, le vaste et splendide soleil de
l'art. Si, sur ma route, quelque main sympathique m'est tendue, si
quelque voix de frère me dit, courage ! je serai heureux et je le
bénirai. »
La main qui se tendit vers Etienne Eggis, ce fut celle d'Arsène
Houssaye. Nous ne sommes certes pas d'humeur bénisseuse de notre
naturel, et nous ne nous soucions, parbleu, d'adresser de flatterie à
aucun. Mais la vérité nous a toujours ardé le coeur, et nous ne voyons guère pourquoi
on ne raconterait pas ce que le directeur de l'
Artiste entreprit à
l'égard du poëte Etienne Eggis lorsque :
La faim et la misère
Jetaient sur son bonheur leur chemise de haine.
Il le recueillit chez
lui, et meubla un pavillon à son intention. L'enragé noctambule habita
quelque temps Beaujon. Mme Arsène Houssaye, une de ces femmes dont la
race ne tend guère à se continuer, aida son mari dans cette bonne
action faite si simplement, elle mit un piano dans la chambre du poëte ;
ce piano fut l'âme de la cellule, car Etienne Eggis était un musicien
consommé. Mais il se lassa de cette quiétude, il préférait coucher sous
les arches de ponts. Un jour Eggis oublia tout à fait - tant son
propriétaire mettait de bonne grâce à le lui faire oublier - que les
meubles n'étaient pas à lui ; il les vendit à un brocanteur, et s'en
fut, probablement causer avec la lune dans un autre endroit. Quelque
temps après, la raison, la mémoire lui revenant, chacune des lettres
qu'il écrivait à son ami se terminait par cette formule : « votre reconnaissant et dévoué voleur. »
Nous détachons ici, de son livre, une pièce dans laquelle le retour périodique de deux vers crée un effet inaccoutumé :
La lune est belle et la brise est dormante,
Jeunes amants, embrassez votre amante.
Lorsque l'orage est en chemin,
Le lac devient tranquille et calme ;
Quand notre vie enfin se calme,
C'est que la mort nous tend la main.
La lune est belle et la brise est
dormante,
Jeunes amants, embrassez votre amante.
Au fond dos fleurs
rampe le ver,
Toute joie est vite ravie ;
La douleur remplit notre vie ;
Après le printemps vient l'hiver.
La
lune est belle et la brise est dormante,
Jeunes amants embrassez votre
amante.
Tout est faux, même le remord ;
Autour de nous tout est
mensonge
L'amour ici bas est un songe
Dont le réveil est dans la mort.
La lune est belle et la brise est dormante,
Jeunes amants, embrassez votre amante.
Eggis a signé avant de mourir une théorie abracadabrante sur les noms
connus. Selon lui, le nom est l'expression de l'homme. Son V
oyage aux Champs-Elysées
est digne du
Voyage à la Lune, de Cyrano de Bergerac; aussi est-il hors
de prix dans les ventes publiques. Et cependant son existence, si
fantaisiste qu'elle soit, ne porta pas les germes de cette paresse
féconde qui fit les Mürger et les Gozlan.
LES ROMANTIQUES D'ARRIÈRE-GARDE
ALPHONSE ESQUIROS, ROGER DE BEAUVOIR, CHARLES CORAN, HENRI VERMOT,
BAUDELAIRE, NAPOL LE PYRÉNÉEN, CHARLES DIDIER, CATULLE MENDÈS,
BARBEY D'AUREVILLY, CLÉMENT PRIVÉ.
N'oublions pas les romantiques d'arrière-garde, non plus que les
romantiques d'avant garde. Par exemple, Esquiros n'est venu qu'après
coup ; mais c'était un des vaillants, celui qui disait : « La lune écu
d'argent, le soleil louis d'or. » et dont les deux recueils :
Les Hirondelles et
Fleur du Peuple, ne se retrouvent plus qu'à l'hôtel Drouot ; Charles Coran, et ses
Rimes galantes ; Roger de Beauvoir, que Barbey d'Aurevilly appelle un Musset brun.
Il y a, en effet, dans
Colombes et Couleuvres, dans les
Meilleurs fruits de mon panier,
la facture du vers de Musset, la chanson qui met à la lèvre un pli
d'amertume. C'est aussi l'inquiétude de l'homme moderne qui se trahit
chez l'anacréontique viveur, avec moins de lyrisme et un accent de
découragement intime moins marqué que chez le poëte de
Rolla.
Son sourire est plus prolongé ; mais que l'on devine bien l'ombre
cernant le regard sous les lueurs des soleils amoureux ! Il n'y a qu'a
rappeler les pièces intitulées le
Rire et celle de
Hier :
J'eus un ami pendant vingt ans,
C'était la fleur de mon printemps,
Tout cédait à son gai délire,
Le plus morose le fêtait ;
Comme il buvait, comme il chantait !
Cet ami s'appelait le rire.
A l'heure des soupers joyeux,
Quand l'aï pétille en vos yeux,
Que les couplets partent des lèvres,
Qu'il nous tombe un conteur charmant,
Et qu'on boit le moka fumant
Dans l'émail de Chine ou de Sèvres ;
Quand on ne fait plus de journaux,
Quand les huissiers vous semblent beaux,
Qu'à Chloé l'on se prend à croire,
Qu'on trouve de l'esprit aux gueux,
Grâce au pâté de Périgueux,
Endormi sous sa truffe noire ;
Quel meilleur ami, répondez,
Que ce garçon-là ? Regardez,
Sur vous comme il prenait d'empire !
L'oeil vif, le gilet entr'ouvert,
Il tirait sa flûte au dessert,
Ce gai Roger Bontemps, le Rire !
Nous montions aux mêmes balcons,
Nous vidions les mêmes flacons.
Il était si beau dans l'ivresse !
A l'aube il pâlissait un peu....
Nous nous quittions, et pour adieu,
Moi, je lui laissais ma maîtresse !
Le dernier souper que je fis,
Il me prit la main : « O mon fils,
Me dit-il, adieu, je m'exile ;
A Paris on ne m'aime pas,
J'y vois trop de grecs, d'avocats,
Et n'entre guère au Vaudeville !
Adieu ! souviens-toi d'un ami,
Qui t'a d'un pas mal affermi
Souvent reconduit à ton gîte.
J'irai te visiter encor,
Même ailleurs qu'à la Maison d'or,
Mais songe que le temps va vite !
Hélas ! Hélas ! il est parti !
A ses serments il a menti,
Je demeure seul en ma chambre....
La neige tinte à mes carreaux,
Je me chauffe avec mes journaux.
C'était Avril, je suis Décembre !
Eh quoi ! l'avoir sitôt perdu !
J'ai brisé le verre ou j'ai bu
Tant de fois dans sa compagnie....
Quelquefois je fais un effort,
Mais mon pauvre rire est bien mort,
Et mon âme est à l'agonie.
Car ils m'ont tout pris, les méchants !
Ma gaité, mon bien et mes chants ;
Autour de moi monte le lierre,
Le lierre qui festonnera
L'humble tombe où l'on me mettra,
Sans regret comme sans prière !
Paris, 1862.
HIER
CHANSON.
Hier encore j'aimais le son
Et la colline au manteau sombre,
La rosée aux perles sans nombre,
Et le lis au mol encensoir ;
J'aimais les fleurs et leurs clochettes,
Et sur le miroir des étangs
Les mobiles bergeronnettes....
Mais hier, c'était le printemps !
Hier encor quand vous passiez,
Si belle dans les grandes herbes,
J'enviais le bonheur des gerbes,
Que de la main vous caressiez ;
Et quand vous touchiez chaque rose,
Je songeais à l'ange aux doigts blancs
Qui les entrouvre et les arrose....
Mais hier, c'était le printemps !
Hier encor j'aimais mon toit,
Qu'à l'aube effleure l'hirondelle,
Les bois et la mousse nouvelle,
Et la source où le pâtre boit ;
J'aimais les oiseaux de ma plaine,
Et près d'eux m'en allais chantant
Le nom de Rosine, ma reine....
Mais hier, c'était le printemps !
Aujourd'hui tout se tait là-bas,
La colline, hélas ! est sans brise ;
La gerbe languit et se brise,
Le sol ne reçoit plus vos pas.
Aujourd'hui, plein d'humeur chagrine,
Loin de vous je vais pour longtemps.
Hier, qui me l'eut dit, Rosine ?
Mais hier, c'était le printemps.
Les vers qu'il adressait à Gautier, sur la
Comédie de la mort, resteront aussi longtemps que les chansons :
Oui, je relis ce livre au sévère portique,
Comme l'étudiant, vers la classe, en rabat,
Suit Méphistophélès, professeur de logique ;
Aussi prenant en main le pan de ta tunique,
Docteur, je t'ai suivi vers le champ du sabbat.
Pour danser en ton drame une infernale ronde,
Tes spectres n'en sont pas moins doux sous leur camail
Ta furie est souvent une maîtresse blonde,
Et quand de ton Averne on retire la sonde,
On en ramène, ami, la perle et le corail !
Malgré cet appétit de la grande Chartreuse
On voit, beau repenti, que tu chéris le bal ;
Tu chantes à la mort une strophe amoureuse,
Et, pour la Thébaïde, elle n'est pas si creuse
Que l'amour ne le trouve, à la nuit, sans fanal.
Vainement de tons verts tu charges ta palette,
Comme fait Caneno pour un de ses martyrs ;
Tu laisses trop de noeuds de rose à ton squelette,
Trop de livres d'amour couchés sur ta tablette,
Et dans ton jeune vers trop d'âme et de désirs !
Aussi, comme un amant qu'un grand linceul déguise,
Tu nous a séduits tous, doux et triste rameur
Qui glisses sur les eaux par la brume et sans brise.
Le drap de ta gondole est noir comme à Venise....
Mais tu sais quels amours y dorment sur ton coeur !
Roger de Beauvoir fut la coupe de vin de Champagne répandue sur la nappe, que les truands tachaient de leur vin rouge. Son
Ecolier de Cluny donna à Gaillardet, la création de la
Tour de Nesle.
A côté de lui, n'oublions pas Charles Didier, Napol le Pyrénéen, pour
lesquels nous renvoyons aux documents bibliographiques de Charles
Asselineau, Henri Vermot, qui pleurait sa jeunesse à vingt ans, ce qui
fit dire au très-vieux Lacretelle jeune :
Donnez-moi vos vingt ans si vous n'en faites rien.
II.
Après la Révolution de 1848, la situation devint plus tendue. La
société qui préside aujourd'hui à toutes nos évolutions
intellectuelles, se dessinait vaguement ; mais on ne la pressentait pas
aussi menaçante qu'elle est devenue. En effet, Baudelaire ne publia ses
Fleurs du mal qu'en 1857
et, jusque-là, il n'aurait jamais soupçonné cette exorbitance
d'inouïsme, d'une condamnation pour outrage aux moeurs, l'atteignant
dans ses plus nobles prérogatives de poëte.
Il faut constater autour de soi maintenant la série des mouchards
illustres ou obscurs conspirant dans l'ombre, auxquels nous décernons
le coup de chapeau du boulevard, parce qu'il est utile d'entretenir une
trêve apparente. Mais, vers 1840, reconnaissons-le, les camps
littéraires pouvaient être tranchés sans exposer leurs partisans aux
mêmes violences ; les querelles se passaient entre les bourgeois de
chaque catégorie et l'on était toléré romantique, si cela s'appelle de
la tolérance, sans être traduit en police correctionnelle. L'auteur des
Fleurs du mal se
croyait-il toujours en 1840 ? Ce qu'il y a de certain, c'est que le
réveil fut douloureux. Un jeune substitut déchiqueta le livre de ses
ongles naissants. Il se sentait blessé dans ses convictions de lycéen,
ce jeune homme ; sa haute expérience ayant peut-être devancé les années
chez lui, ne l'autorisait point à laisser libre le cri de délire d'un
malheureux; un poëte dans un élan de colère ne pouvait nier Dieu, pas
plus qu'un philosophe. Se déclarer franchement, loyalement athée, dans
un large chant de désespoir où l'on voit bien que l'âme est triste
jusqu'à la mort, et que le corps est traversé jusqu'aux os, c'était là
un crime, et l'on traîna Charles Baudelaire devant ses juges. Le
réquisitoire promena sur les fulgurantes pétales des
Fleurs du mal
son acrimonieuse éloquence ; mais un témoin très-oculaire, assure que
le ministère public eut une contenance des plus embarrassées. Ce témoin
est M. Charles Asselineau, auquel nous empruntons ces détails. « On
s'attendait, dit-il à propos du substitut, à le voir planer et se
maintenir à la hauteur d'un procès poétique. En l'entendant, il nous
fallut rabattre un peu de cet espoir. Au lieu de généraliser la cause,
et de s'en tenir à des considérations de haute morale, M. P***
s'acharna sur des mots, sur des images; il proposa des équivoques, des
sens mystérieux auxquels l'auteur n'avait pas songé, atténuant ses
sévérités par des protestations d'indulgence naïve. - « Mon Dieu je ne
demande pas la tête de M. Baudélaire ! » - C'était encore fort heureux
- « je demande un avertissement seulement ... »
Dans toute cette affaire, il est cependant quelque chose qui nous
étonne, c'est que le Ministère public ait consenti à laisser les amis
de l'incriminé l'entourer, lui prouver leur sympathie, au lieu de
réclamer le huis-clos. L'un des immortels faisandés de l'institut
s'efforçait de prouver à Baudelaire ce qui ressortait d'honorable dans
cette ineffable méchanceté grouillante ; mais Baudelaire restait,
paraît-il, abasourdi, n'en croyant pas ses oreilles. Dame ! on a eu une
vie énergiquement trempée, dans l'honneur, dans le travail; on peut en
vider tous les tiroirs à plein ciel ; on a reçu le matin les
manifestations chaleureuses de tout un quartier, et il semble à
l'écrivain qui sort de l'audience, qu'un forçat ne mettrait
certainement pas sa main dans la sienne, et que le plus vil recoin du
bagne serait encore trop pur pour lui, tant il est imprégné de la boue
qu'on a fait ruisseler sur ses épaules. Oui, Baudelaire restait
stupéfait ; il ne comprenait pas. Il avait cette attitude bêtement
ahurie que nous nous souvenons d'avoir eue nous-même dans des
circonstances pareilles.- « Vous vous attendiez donc à être acquitté,
demanda M. Charles Asselineau à son ami ? - Acquitté ! répliqua-t-il,
mais je pensais, mais j'attendais qu'on me ferait réparation d'honneur
! » Et c'est ainsi que Charles Baudelaire sortit de l'audience.
L'écrivain, en naissant, est prédestiné à l'ignominie, il est bon qu'il
le sache dès le début, sans métaphore ; le bagne l'appelle, et il lui
suffit de tenir une plume pour qu'il sente organiser autour de lui un
cercle occulte et judiciaire, qui échelonne les degrés d'une main
habile, préparant les talus sur lesquels on tâchera de le faire
glisser. Il faut donc louer Baudelaire d'avoir osé démasquer ses
persécuteurs en leur montrant clairement qu'il les connaissait ; il
faut le louer de n'avoir été ni poltron ni flagorneur, devant ceux qui
tiennent les destinées des gens de lettres.
C'est quelque chose de si horrible qu'un poëte ; c'est une bête
tellement immonde, qu'on serait récompensé par l'Etat si on trouvait le
secret de le
supprimer sans
laisser de traces. Quoi, cet homme se permet de rêver quand vous remuez
des banques, et lorsque vous alignez des chiffres ? Quoi, il vous dira
en face que vous êtes laids, atroces, ignobles, il parlera de justice
et vous le laisserez vivre ? Allons donc ! mais c'est contraire à toute
société organisée ; et les magistrats ont raison de songer aux galères
pour lui :
Un ange furieux fond du ciel comme un aigle,
Du mécréant saisit à plein poing les cheveux,
Et dit en le secouant : « tu connaîtras la règle !
(Car je suis ton bon Ange, entends-tu ?) je le veux !
Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace,
Le pauvre, le méchant, le tortu, l'hébêté
Pour que tu puisses faire à Jésus quand il passe,
Un tapis triomphal avec ta charité.
Tel est l'amour ! avant que ton coeur ne se blâse,
A la gloire de Dieu rallume ton extase ;
C'est la volupté vraie aux durables appas ! »
Et l'Ange châtiant autant, ma foi ! qu'il aime,
De ses poings de géant torture l'anathème ;
Mais le damné répond toujours : je ne veux pas !
Ce fut une bonne fortune pour Baudelaire de mourir en 1867. En 1878, la
XIe chambre sévissant en raison du talent, l'eût condamné à l'exil, ou
à une prison où les directeurs auraient tenté de l'emprisonner.
III.
Celui de nos parnassiens dont les origines sont trempées de
l'orientalisme le plus absolu est aujourd'hui CatulleMendès.Son vers,
très-large, très-plein, garde quelque chose d'implacable dans la
structure ; et le recueil de ses
Poëmes
est comparable à l'un de ces édifices d'architecture sacrée, orné de
l'immense vestibule pylonique. Les grandes lignes héroïques du temple
planent sur des assises monumentales ; cependant qu'au dehors le «
bhandira » semble transmettre des bruits d'oracle, le voyageur qui
pénètre dans l'édifice, se sent gagné à mesure qu'il avance, par une
crainte mystérieuse ; sur les trépieds, les flammes symboliques lancent
leurs jets aigus ; les pilastres portent un entrelaçage énorme de
végétaux tordus qui paraissent exhaler des sons divinement troubleurs ;
armé des talonnières de feu de l'extase, il voit, il monte sur les
cimes primitives avant l'époque où, d'après les jéhovistes, les siècles
constituèrent un nombre, lorsqu'enfin la matière et la forme étaient
encore futures.
Quand le visiteur sort du vieil édifice, debout sur la dernière marche, il regarde la nature sauvagement tendre,
Mêlée à la lumière et mêlée au matin.
et pour dogme unique, il reconnaît l'obligation d'aimer :
L'amour c'est la vigueur sacrée,
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Aimez la plante ; aimez les vieux chênes tremblants,
Car les branchages roux valent les cheveux blancs ;
Des bénédictions tombent des bras du hêtre,
Et la vieille forêt pensive est un ancêtre ! »
Ainsi, en s'enfonçant sous la construction architecturale de ces
poëmes, le lecteur ressent l'impression du temple colossal qu'ils
décrivent, et dont l'enceinte couvrirait sept arpents, de même que le
corps du dieu Arès. Tels, se dressent comme une genèse de l'immuable :
le
Soleil de minuit ;
Soirs moroses ;
Contes épiques ;
Intermède ;
Hesperus ;
Philoméla ;
Sonnets ;
Pantéleïa ;
Pagode ;
Sérénades.
Nous qui repoussons la croyance au Dieu unitaire, nous n'en éprouvons
pas moins, cependant, les sursauts effarants de cette poésie qui nous
entraine au fond des vieilles pagodes, de cette poésie qui, plus tard,
nous communiquera la vision d'
Hesperus,
comme si nous étions parmi les mystiques qui rêvent la cité des chastes
où ils perçoivent de grands couples d'époux à l'occident :
Pendant qu'une fleur balancée
Au toucher de leur front se teint de leur pensée.
Que peut-on créer au-delà d'une semblable face d'image ? Mais une des
pièces où le caractère symphonique, ou l'extériorité immense de
l'oeuvre revit le mieux, est celle qui est empruntée aux
Soirs moroses et intitulée : Adoration.
Prêtre, abjure l'autel. Vestale, éteins le feu.
Dans le cercle dont nul n'a marqué le milieu,
Et qui, s'élargissant d'étoiles en étoiles,
Fuit dans la transparence ironique des voiles,
Mon âme résolue a tenté les chemins
Du vertige, au-delà des horizons humains,
Et remonté le cours de la source première.
Qu'a-t-elle vu ? Du vent fuir dans de la lumière.
Et lorsque plus avant s'ouvrit l'illimité,
Qu'était-ce ? encor plus d'air dans bien plus de clarté.
L'âme alors, aux témoins de l'inconnu farouche,
Tremblante, a dit : « Où donc est l'oeil, où donc la bouche,
Du regard que je vois, du souffle que je suis ? »
Le jour a répondu : « Je ne sais pas, je luis. »
Le vent a répondu : « Je ne sais pas, je passe. »
Ni l'Être, seul moment , seul nombre, seul espace,
Où se perd, comme une ombre au soir se mêlerait,
Le pénitent nourri des vents de la forêt,
Qui laisse, dédaigneux de la vie et de l'oeuvre,
Dans sa barbe fleurir les ronces, la couleuvre,
Et l'oiseau se bâtir des nids dans ses cheveux ;
Ni le morne Iavèh qui frappe et dit : « Je veux,
Seul éternellement dans mon firmament sombre,
Que l'homme, de l'abîme où l'arche même sombre,
N'ait qu'un phare, ma gloire au front du Sinaï !
Ni Mithra, blanc et pur, des ténèbres haï ;
Ni toi qui fuis, voilée en un triple mystère,
Vague Isis ! ni le souffle enveloppant la terre,
Zeus orageux, et ceux que l'adorable Hellas
Pleure, ces dieux enfants, ces déesses, hélas !
Tous nés dans le Lotus que l'Inde vit éclore,
Car Hermès a conquis les Vaches de l'Aurore
Et l'écume, ô Laçkmi, de l'Océan lacté
Mouille encore les seins neigeux d'Aphrodite ;
Ni toi-même qui fus doux comme la tendresse
Des femmes, et, voyant l'homme errer en détresse
De Baal Ammonite au Sabaoth hébreu,
Pleuras, Emmanuel, de ne pas être Dieu !
Ni tous les immortels, Dévas, Démons, Génies,
Que tu bénis ou crains, que tu crois ou renies,
Esprit humain, chercheur de l'éternelle loi,
N'ont pu combler les voeux éperdus de la foi,
Et la splendeur du vide emplit les cieux terribles !
Pourtant, fausses lueurs, dans le lointain des bibles,
Hôtes des bleus Çwargas et des Ciels radieux,
Vous qui n'existez pas, anciens ou nouveaux dieux
Pour qui l'aube se lève ou que le couchant dore,
Forces! Gloires! Beautés! Rêves! je vous adore.
Est-ce que cette forme n'est pas large de criblures d'étoiles ? Est-ce
que ce vers dont l'enfantement s'accomplit d'une façon si mystérieuse,
n'imprègne pas dans le cerveau sa griffe de Sphinx ? Tantôt il monte
taillé à pic ; tantôt il se précipite dans une ligne descendante sans
contourner aucune spirale, avec une dure majesté, et sa chute fait
penser à l'éboulement d'un cube de roc sur une plaine. Jamais plus
étrange esthétique n'a contenu, après Hugo et Leconte de Lisle, une
mathématique plus écrasante. Ce vers qui roule dans des orbites
colossaux, trace sur son passage, ainsi qu'un météore, d'immenses
ellipses ; à son approche les nuées se crispent de tendresse ou
d'admiration, comme au contact d'un monstre énorme qu'on verrait
parcourir le ciel avec un air d'innocence et de volupté.
IV.
L'école des derniers coloristes est arrivée avec deux ou trois de ses
représentants, à une puissance de concentration extraordinaire. Elle
pèse et soupèse la force des idées en les soumettant à l'épreuve de la
contradiction, au feu des paradoxes. Elle essaie sa sonorité, sa valeur
intrinsèque en la faisant résonner à tous les coins, comme on fait
d'une barre de métal. Gautier, Feydeau, Flaubert, ont reconnu qu'il n'y
avait rien d'inexprimable en elle ; par conséquent, le romantisme se
préoccupe tout autant que le réalisme en lui-même de l'empreinte
rigoureuse des tableaux. On pourrait aussi l'appeler l'école des sens,
tant son interprétation a l'exultance de la vie. La vie, quel que soit
son aspect, l'emporte sur l'art noblement décoratif. Le style égyptien,
style qui rentre dans le domaine de l'art somptuaire a-t-il pu
supporter l'éblouissante lumière de l'art grec? De même le romantisme,
qui acclamait cependant Rachel, a fait reculer le classique ; et
aujourd'hui, la vigueur sanguine, la richesse, le débordement tout
physique de la secte des irréguliers dont l'enveloppe crève de santé,
est en voie d'atteindre son expression la plus intéressante.
Un reproche assez vif a été fait aux fanatiques de l'école de 1830. -
On croirait, leur objectait-on, que vous vous complaisez dans certaines
descriptions, tant vous prolongez l'analyse, tant vous affectez de
caresser la lasciveté de quelques détails, au lieu d'en atténuer le
cachet trop violent par une phrase corrective. - Atténuer ? affaiblir ?
répliquent les disciples de Balzac et de Gautier. Certes oui, nous nous
complaisons à tout le plasticisme qui nous a été reproché. Certes oui,
nous nous identifions à ces détails. En toutes choses d'esthéstique ou
d'esprit il faut se complaire à ce qu'on touche, sous peine de ne rien
faire de bon. Pour bien décrire, il faut sentir serpenter en soi la
ligne qu'on va tracer; il faut qu'elle oscille dans notre cerveau et
qu'elle nous enlace les reins. La passion a son anatomie comme le corps
; si l'on ne s'attache pas à en faire sentir les muscles, à les grossir
selon les lois d'optique nécessaires pour qu'ils paraissent posséder
devant le lecteur leurs proportions naturelles, on sera faux et froid.
Pourquoi arrive-t-il à nos expositions que les peintres voués
exclusivement au style, sont battus souvent à plate couture par les
peintres du sentiment ? C'est qu'à la rigueur, on peut se dispenser du
style, mais qu'on ne parlera jamais aux sens et à l'âme sans avoir été
ému préalablement, sans avoir éprouvé la véhémence et la chaleur de ce
qu'on interprétait. Vivre, penser, parler son oeuvre, la répandre et la
déplacer, la mettre en pièces ou l'édifier en proie aux transes
mortelles de l'enfantement, voilà ce que les vrais artistes ont
toujours éprouvé ; la sentir remuer entre ses doigts toute chaude des
flancs où elle a vécu, et subitement arrachée au cordon ombilical, la
regarder s'ébattre, se nuancer en ses divers atours dans ses
trémoussements radieux est impossible, si l'on ne s'est complu dans le
modelage des argiles qui la constituent, si on ne les a pétries drues
et serrées avec des pressions très amoureuses. Même dans
l'interprétation des choses les plus répugnantes, l'artiste doit
s'agripper avec ses ongles et ses dents après la matière ; il doit la
cueillir aussi bien sur les lèvres d'une fiancée, que dans ces cellules
immondes où la viande qu'on appelle l'homme se pourrit toute vivante
par l'asphyxie, les émanations horribles. Les mots, les phrases ont
leur dentelure, leur feuillée ; les uns se découpent en veines tendres,
rosées, bleues, en pétales détachées comme les rosaces d'église ; les
autres imitent l'avachissement, telles que des gargouilles qui laissent
ruisseler l'eau croupissante. La langue est un édifice dont l'échelle
de proportion a mesuré les diverses parties où tout doit entrer, depuis
les latrines jusqu'aux plafonds en polygones disposés pour l'envolée
des paroles.
Que l'école dite réaliste, dont nous ne voulons pas méconnaître la
puissance, ne s'illusionne donc pas ; ce qu'elle est, c'est au
romantisme qu'elle le doit. Le rougeoyant de son caractère lui vient de
lui, qui, le premier, s'est écrié : haine au gris. Les membres de
l'école réaliste affectent de ne pas savoir ce que c'est que
l'imagination, l'invention, l'agencement. Il est bien certain, qu'à
leur point de vue, les procédés de construction doivent être regardés
comme du poncif ; il est bien certain qu'ils jetteront aux derniers
romantiques, l'insulte de réactionnaires ; mais, nous le répétons, la
radiante la plus hautaine de leur talent leur a été donnée par le
romantisme. Fatalement ils sont les fils de
celui qui est, quoique dans leur ébranlement ils n'aient ni l'envergure, ni l'ironie démoniaque du sublime révolté de 1830.
Cette critique est applicable à toute l'école réaliste, et l'on
pourrait prouver victorieusement, qu'en ses récents romans, aucun
intérêt ne relie entre eux les personnages. Sous prétexte d'ouvrir une
voie plus originale, plus vaste, les chefs de file se dispensent des
lois les plus nécessaires à la composition. Le roman, tel qu'ils le
comprennent, est une collectivité de descriptions, de peintures, de
tableaux groupés par un faible lien ; mais ouvrez-le au hasard, vous ne
sentirez pas le besoin de vous informer des évènements qui ont précédé
ce que vous lisez. Les lois essentielles, artificielles si l'on veut,
sont les lois absolues du genre, et il ne nous parait guère possible
que la localité du morceau tienne lieu en littérature, de l'obligation
de s'astreindre aux règles de la construction. Il y a en toute couvre
d'esthétique des scènes de troisième et de quatrième plan à étudier,
à faire naître ; tous les personnages n'y possèdent pas la même
dimension, ne s'y maintiennent pas sur la même ligne ; autrement l'on
n'y rencontrerait ni perspective, ni proportion. Donc, un livre a des
fonds, des prolongements, des lointains qui se rallient par des accords
savants à l'action principale ; les élaguer est plus commode, mais
alors, appelez cela une série d'analyses ou de thèses physiologiques,
et non un roman. On peut mettre de la lenteur dans l'action, manquer
d'invention, comme Balzac, mais n'en avoir pas moins un personnage
dominant, pivotal, autour duquel se groupent toutes les évolutions des
faits. Nous ne nous rappelons pas le nom de celui qui émettait cette
pensée, qu'en art la foi ne suffisait pas, qu'il fallait le don ; qu'en
littérature, comme en théologie, les oeuvres n'étaient rien sans la
grâce.
Le Nabab en est
l'exemple. Rien de plus exact. Le tort général est de croire
qu'aujourd'hui, en se plaçant en face d'un ou de plusieurs objets, et,
en les décrivant avec minutie, on atteindra une poussée de sève et de
vie dans le rendu qui suffira à l'enfantement. Non, la vérité, si
palpitante qu'elle soit, exige autre chose, à moins que vous ne rêviez
qu'à la réalisation d'un album de photographie, où vous mettrez des
personnages les uns à côté des autres, où vous les collerez dans un
format identique aussi ressemblants que possible. Non, l'effet mimé
n'est pas l'unique condition ; l'auteur, en pleine possession du plan
heurté, brutal, trouvant le secret de rassembler en deux cent-cinquante
pages l'odyssée d'une existence ou d'un caractère avec ses chutes et
ses grandeurs, l'auteur qui coordonne des épisodes dans l'absolutisme
d'un parti-pris juré, triomphera quand même, dans sa bizarrerie
concertée, voulue, avant le livre qui chemine tranquillement, qui
s'écoule sans ce même parti-pris, jusqu'à la dernière page. Seulement
les naturalistes ne s'aviseront d'y songer que le jour où, frappant à
la porte de l'institut, l'Académie leur répondra - à tort sans doute -
repassez dans vingt ans.
En ce qui concerne l'exploitation de la pensée humaine, tout ce qu'elle
recelait de tendre, de délicat, de nuancé, de postulations imprévues, a
été pris par l'analyste. Il faudrait procéder, comme les biographes
racontent de Baudelaire qu'il procédait : « Il avisa, non pas en deçà,
mais au delà du romantisme, une terre inexplorée, une sorte de
Kamtchatka hérissé et farouche, et c'est à la pointe la plus extrême
qu'il se bâtit un kiosque, ou plutôt une yourte d'une architecture
bizarre. » Nous qui aimons dans le style ce qu'il a de faisandé, nous
ne voyons pas pourquoi, l'on ne chercherait pas encore au delà des
frontières de l'extrême, le suraigu de l'invention, qui marche sur la
tête lorsqu'elle ne peut tenir sur les pieds, et contraint l'esprit, le
verbe, l'hallucination de prendre les moules les plus factices, plutôt
que de rester dans la permission des lieux communs.Ce n'est donc point
sous notre ineffable paresse d'imagination que se développera le roman
actuel ; l'invention peut et doit être sommée de tout dire, comme
l'oreille de tout entendre. La maturité des langues et des idées
modernes avec leur pourriture verte, géographiant la forme et comme la
matière arrivée à sa corruption est géographiée de veines violàtres,
doit rechercher toutes les interprétations, toutes les perversités de
situation et de pensée. C'est aujourd'hui le seul moyen d'échapper à
cette littérature, à ces livres faciles qui menacent de nous submerger.
Inventer, paroxiser, toujours construire dans le rouge, dans le cuivre,
dans le monstrueux et l'aberrant, pourvu que la charpente romanesque y
soit, pourvu que l'analyse n'y tienne pas toute la place de la
composition, voilà le moyen. A vous de vous dévoiler, replis angoisseux
de l'âme qui cachez tant de tortures, de vous dénouer dans l'horrible,
dans le tendre, dans tout ce que vous recélez de ténébreux et de
fantastiquement doux ou terrible ! Qu'aucun écrivain n'espère plus des
clichés aisés de l'art dans lesquels on veut le forcer à créer pour
être accepté. Baudelaire, le saint Jean de ce Pathmos, a vu naître sur
l'école actuelle les « soleils obliques des civilisations qui
vieillissent. » Assez de verdure, de fleurs suaves, d'oiseaux
chanteurs; cherchez, cherchez ailleurs, même dans les excitations de la
névrose, autre chose que des joies naïves et des décalques de
banlieues, si vous souhaitez tenir entre vos doigts comme un noeud de
reptile, l'homme moderne, l'interpréter tel que le reprennent sans
cesse les vrais, les puissants romantiques, les réalistes convaincus,
sous un certain effet de « surprise, d'étonnement et de rareté! »
Nous avons déjà dit un million de fois que l'oeuvre d'art ne pouvait
représenter d'autre but qu'elle même. Il n'est nullement obligatoire
qu'un écrivain croie au bien ou au mal pour écrire, ce serait la plus
suprême des sottises. Qu'est-ce que le mal, s'il vous plaît ?
Pour nous, le vice ne nous répugnerait pas en ce
qu'il est le vice, mais parce qu'il dégrade et qu'il est une faute de
goût. « Je ne crois pas, disait un critique, qu'il soit scandalisant de
considérer toute infraction à la morale, au beau moral, comme une
espèce de faute contre le rhythme et la prosodie universels. » Ce n'est
point par intérêt pour l'homme qui ne vaut pas qu'on dépense une
seconde à penser à lui, que nous regardons le mal comme une anomalie.
Ce n'est point non plus par amour pour un semblable dont on se soucie
fort peu, avec raison, d'autant mieux, qu'en général, ce semblable vaut
moins que nous ; le mal est une dissonance, une note fausse qui grince
désagréablement à l'oreille d'un euphémiste ; mais s'il ne faisait que
nous débarrasser de notre prochain, de notre persécuteur hideux, croyez
que ce ne serait pas le mal ; il prendrait tout à coup la place du bien.
Le mal ne doit être ainsi qualifié, selon nous, qu'en ce qu'il détruit
la marche et l'équilibre des choses, en ce qu'il est une difformité ; il ne détruirait rien du tout s'il ne
s'attaquait qu'à la sûreté d'autrui individuellement, s'il parvenait à
délivrer l'homme de l'homme ; car, presque toujours, il y aurait un
méchant enlevé d'à côté d'un juste, et alors, nous le répétons, ce ne
serait plus un mal, mais un bienfait. En un mot, le mal blesse, on l'a
dit déjà, certains esprits poétiques; mais ce n'est point par amour de
l'humaine nature qu'on le doit repousser.
L'humanité n'est jamais une chose à regarder avec des
attendrissements bêtes, et nous serions bien fâché qu'on nous prit pour
un Vincent de Paul littéraire. Au poil et à l'encolure de la société
moderne, il est facile de concevoir qu'on ne choisit le bien, qu'en ce
qu'il répond à des considérations d'élégance et d'aristocratie dont les
raffinés préfèrent l'usage, à celui de l'auge où barbottent les groins
malades de l'espèce. Voilà en quoi consiste notre appréciation du bien.
V.
Le naturalisme reste aujourd'hui une variété du
romantisme ; c'est, après tout, Gautier qui l'a fait. Le naturalisme
relève directement de cette école dont il a l'air de bafouer les éléments de
composition ou d'invention. Zola relève des Goncourt ; il leur a pris la
formulation, non la facture ; le vocable, non l'envolée de la phrase. En
est-il pour cela moins original, moins truculent ? personne ne le dira.
Et c'est ainsi qu'en ouvrant, par exemple,
Manette Salomon, vous
retrouverez les veines secrètes où l'auteur de l'
Assommoir a dû se
nourrir.
C'est à l'école de 1830 que l'impressionisme a emprunté sa
fameuse tache. Corot, dans ses heures les plus nuageuses, a fait aussi
de l'impressionnalisme. Le carré, le droit, le solide, le résistant,
l'empâté du réalisme, ont leur génitif à la période du Camp des
Tartares ; de même que le
bousingo fut une variété des
Jeunes France,
l'impressionnisme est une variété du romantisme. Seulement les
romantiques passeront à l'état de classique par la durée, en ce sens
qu'ils ont une impeccabilité de beauté faite pour plonger dans la
stupeur. Les intransigeants ont aujourd'hui le mouvement qui surchauffe
ils paraissent changer d'harmonie comme on change de palette, mais
c'est le temps qui se chargera d'appliquer ses tons roux sur leurs
oeuvres. C'est lui seul qui leur donnera le ressort, les lointains, l'enfonçure,
le culottage, l'enfumé d'une toile ancienne; car, de même qu'un
tableau, il faut qu'une création littéraire ait son reculement pour
paraitre quelque chose.
Parmi les oeuvres des derniers naturistes, il est un
sonnet bien connu du monde lettré et qu'il n'est besoin que de nommer
pour que chacun le récite mentalement, depuis Victor Hugo, jusqu'au
dernier des bohèmes. C'est le fameux sonnet intitulé :
Parce que...
Mais
parce que nous n'ignorons pas qu'il n'est permis qu'au latin de
braver même des magistrats, quoiqu'on dit ;
parce que il suffirait que
ce fameux sonnet fût édicté sous nos doigts pour avoir l'honneur de
nous escorter jusqu'à la plus bénigne, la plus révérencieuse, la plus
courtoise, la mieux habitée, sous le rapport de l'éducation, de toutes
les chambres, la XIe ;
parce que là, où un autre écrivain serait toléré
à juste titre en citant le sonnet, nous ne le serions pas, nous, en
vertu de ce principe dont les magistrats ne se départissent jamais :
l'égalité devant la loi ; parce que ces raisons sont connues, nous nous
abstenons de citer les vers réalistes de M. Clément Privé.
Mais en 1830, les adversaires des Romantiques avaient certaines
qualités de lutteurs, que les ennemis des
nouveaux, des
jeunes, ne
possèdent plus aujourd'hui ; cette qualité de
nouveaux fait barrer la
rivière, et c'est à qui leur criera : on ne passe pas. - On ne passe
pas, leur dit-on, car si nous vous laissions passer, vous pourriez
devenir quelqu'un et cela nous gênerait ; on ne passe pas, car se
permettre d'être vigoureux, indigné ou coloriste, alors que nous
existons, nous les aînés, c'est nous offenser grandement. Dans un
siècle où nous écrivons, s'aviser d'écrire est une outrecuidance
risible.
Que de fois, en effet, ne l'avons nous pas deviné, qu'il y
avait un nom de trop à vos côtés, celui qu'on prononçait - une place de
trop, celle du nouvel arrivé - une oeuvre qu'on enfouirait, celle qu'on
pouvait deviner en préparation - une porte d'éditeur qui ne s'ouvrirait
jamais pour une plume jeune, celle que vous aviez commencé à franchir -
un journal qui ne vibrerait pas une fois, celui où vous occupiez une
place quelconque - des maisons qui se fermeraient pour toujours, celles
où vous aviez passé les premiers.
VI.
« Mesdames, agréez que je vous présente ce
gentilhomme-ci. Sur ma parole, il est digne d'être connu de vous. »
C'est ainsi que la critique, empruntant les paroles du
marquis de Mascarille, parle à l'égard de Barbey d'Aurevilly. C'est
ainsi qu'elle le
détermine, si l'on peut s'exprimer de la sorte. Il y a
une légende sur M. Barbey d'Aurevilly : c'est celle qui consiste à en
faire un bravache, un mousquetaire, un porteur de cape et d'épée.
L'armure n'est pas en carton, comme on l'a dit ; la dague n'est pas
restée enferrée. D'ailleurs, il faut, croyez-le, être homme de courage
pour se maintenir adversaire déclaré du bourgeoisisme jusque dans le
style de ses vêtements. Nous en connaissons plus d'un, ayant la sincère
horreur du philistinage, qui n'oserait pourtant affronter les lunettes
bleues de M. Prudhomme, en s'habillant comme s'habille l'auteur d'une
Vieille maîtresse : ce qui équivaut à mettre le poing sous la gorge du
manant, chaque fois qu'on sort. Oui, il faut une vraie bravoure pour
rester un descendant du Cid, en l'an de grâce 1878 pour être épithétisé par tout un public, comme il l'est.
Certes, l'exagération est indéniable dans ce caractère ;
c'est une originalité affectée ; mais ne vous y trompez pas, il y a en
cette originalité quelque chose du sentiment qui faisait le jargon des
précieuses, dont les mobiles, après tout, ne prenaient point leur source
dans un vulgaire intérêt. Or, cet indépendant, ce capitan, ce matamore,
veut être tel qu'il est :
Je le veux afin qu'on sache
Que je n'ai que ma moustache,
Ma guitare et puis mon coeur.
Non, il ne pliera pas, il ne s'abaissera point, il portera haut
la plume. aussi haut que le bout de sa botte à chaudron, s'il lui
fallait la donner au derrière d'un bourgeois. Il se moquera jusqu'au
bout de cette société, grosse rubiconde cuisinière, qui a la rage de
nous peigner avec un peigne ébréché et de laisser tomber de nos cheveux
dans les sauces qu'elle tourne, et qui, un jour, a voulu mettre ses
doigts entre les feuillets des
Diaboliques. Tant pis pour vous,
cuistres ! si le bruit vous empêche de dormir, vous irez plus loin ; ce
fendant vous rossera, plats utilitaires-moraliens, et vous êtes faits pour être rossés. Il vous
fera porter les cornes du ridicule, et, ni bonnet, ni tiare, n'en
aplatiront les bosses. Oh ! vous savez bien que c'est de vous, de vous
qu'on parle, en évitant de nommer vos attributs professionnels.
Le romancier qui a écrit l'
Amour impossible est doué du
mot juste ; sa phrase sonne quelquefois comme une note de cuivre ; en lui
empruntant ses expressions, elle reste « animalement » puissante. C'est
qu'il se sert aussi bien du ventre que des pieds pour se traîner ou
marcher au but qu'il se propose. Dans l'
Ensorcelée il y a certaines
descriptions de la presqu'île du Cotentin d'une morne splendeur, et des
types d'une beauté de damnation étonnante. L'écrivain prend tantôt son
sujet en long on en biais, par séries de courbes irrégulières, ou
promène la période en l'allongeant, soit que les mots se heurtent ou
s'enjambent. Son style n'est pas sans offrir à l'oreille ces frôlements
ailés d'une syllabisation particulière ; il a de l'harmonie, du nombre,
un équilibre naturel ; l'auteur s'emballe aussi bien qu'un grotesque
bas-bleu de 1848. Mais ne s'emballe pas qui le désire ! Ne perd pas pied
qui veut pour se retrouver à la surface du sol quand on le souhaite ! Il nous semble
entendre cette voix stentorisée de Barbey d'Aurevilly : - Holà !
monsieur l'infime ! monsieur l'infiniment petit de la critique, qui vous
permettez d'admirer Georges Sand, faites-moi donc l'honneur de me
mépriser, moi ! - Ce
moi, est gros, par exemple ; on ferait du chemin
avant de retrouver un moi pareil. N'importe, ce
je, ou ce
moi a de
l'allure ; tout le monde ne peut pas dire :
moi, et lui, il le peut.
Affecter la Gargantuaillerie littéraire qui se pique de
tout avaler, et qui analyse avec un faux bel esprit quintessencié les
détritus de ses digestions, c'est là une des monomanies fréquentes de
Barbey. Tandis que Veuillot, l'inexpressible assis dans l'ordure, se
frappe la poitrine à coups de poing, en criant malheur ! malheur ! mais
sans avoir la bonne fortune de tomber raide-mort le troisième jour,
ainsi que je ne sais quel prophète, Barbey d'Aurevilly, lui, nous
apparait un peu comme un croisé qui s'envole pour la guerre sainte, sur
l'air de la
Reine Hortense. Au fond, nous croyons qu'il se rend très
bien compte de l'inutilité de ses charges à fond de train ; mais alors
pourquoi en ouvrant son écritoire, après s'être tortillé le poil de la moustache comme un
sergent, a-t-il toujours l'air de partir à la délivrance du tombeau du
Christ ? Peut-être même qu'il a demandé, avant de s'asseoir à sa table
de travail, la bénédiction de son père, de sa mère, et de ses cinq
tantes, tant il met de solennité à nous avertir de l'importance de sa
mission. Ce n'est point une duperie des choses, ni des hommes, et
pourtant il a des fureurs comme quelqu'un qui croit que c'est arrivé.
Mais chez lui le heurt est si violent, qu'on se surprend à
être acteur dans la mêlée ; on donne des coups de poing avec l'auteur ;
le bruit du fer nous excite ; on troue par ci, on trébuche par là ; l'on
se fend et l'on se ramasse, mais jamais on ne s'accule, et la boxe y
donne la sensation délicieuse d'un jet de vie physique qui circulerait
tout à coup en effluves abondantes sous des muscles éprouvés. On a le
sang plus chaud, la poitrine plus effacée, le jarret plus d'aplomb, le
cou plus dégagé. - Chose étrange, on dirait qu'on retrouve en lui le même
fait que dans son antipode, Zola : de bonnes grosses idées circulant
sous un beau gros front, avec de grosses tentations de retrousser sa manchette jusqu'au coude et de joûter comme un Auvergnat.
VII.
Nous, enrolé parmi les misérables de cette
génération ; nous, que la magistrature regarde en roulant son oeil
jaune, et qui sommes destiné à ne rien édifier, il nous a paru très
bon,
très doux de nous retourner vers cette pléïade du romantisme. Se sentir
dominé par quelque chose de plus fort que soi, qui permet de dire sous
les verroux à ses argousins : - Il y a un peu de nous-même qui s'envole
à tire-d'ailes, à travers les barreaux, et sur lequel vous n'avez
aucune prise ; nous ignorons ce que c'est, mais ce quelque chose de
notre nature vous échappe à perpétuité ; vous ne l'aurez pas malgré vos
efforts. - Est-ce que ce n'est déjà point user de représailles envers
eux ?
Nos doyens, nos magistrats protecteurs, ajouterons-nous en les
regardant en face, ce sont eux les poëtes, les sculpteurs divins, les
contemporains de la
Notre-Dame, et nous ne reconnaissons qu'eux seuls.
Et quand ceux-là sonneront leur tocsin contre l'ordre de choses, vous n'aurez, messieurs
les demandeurs, jamais d'autre mission et d'autre figure que celle de
pompier ! - Est-ce que cette conviction ne nous donne pas chaque jour
une revanche inénarrable ? - Notre culte de l'art vous suffoque ? Tant
mieux, nous le conserverons. - Notre amour de la poésie nous conserve
libre, même en comparaissant dans vos prétoires ? Tant mieux, nous
aimerons. Et dans cette prison, dans ce cachot qui se prépare pour
l'artiste en démence, il y aura peut-être une branche grimpante qui se
glissera malgré vous au grillage ; un jet de feuilles où s'enferme une
abeille : un bourdonnement et un parfum. Et encore nous nous sentirons
libre, libre sous la pensée grandement flottante, qu'auront réveillée
en nous les poëtes, les sculpteurs divins, les contemporains de la
Notre-Dame !
Reprenons, en manière de conclusion, ce que nous avons dit dans notre préface :
Il y a quarante huit ans que la révolution romantique est
accomplie. Aujourd'hui nous en voyons commencer une autre : celle des
naturistes ou des naturalistes.
Mais la cohue des infâmes qui constitue la société actuelle, laissera-t-elle cette révolution littéraire
s'accomplir ? C'est ce que l'on ne peut prévoir, depuis que les
gouvernements modernes ont entrepris de faire une descente dans tous
les encriers. Autrefois on offrait aux gens de lettres des places de
valets de chambre ; aujourd'hui que chaque particulier, ou chaque
représentant d'un pouvoir est plus ou moins le subalterne d'un autre
pouvoir, le nom de valet n'a rien qui déshonore, la livrée est bien
portée ; on n'offusquerait aucun homme en lui offrant une position de
laquais. Il y a déjà quelque temps que ce titre de laquais a pris son
rang, son étiquette, son pouvoir dans l'état social, qu'il en constitue
l'une des conditions les plus importantes, vu le rôle que la
domesticité est appelée à jouer, en matière d'honneur, dans les
diverses classes parisiennes.
Donc, autrefois, disons-nous, on offrait cette place aux
gens de lettres. Elle est, nous l'avons dit, devenue lucrative, et si
expressément goûtée, puisqu'elle se recrute parmi les plus hautes
sommités, que ce n'est plus une injure envers personne de la proposer.
Au folliculaire qui la refuserait comme offensante, le grand seigneur
pourrait répondre avec un imperceptible mouvement d'épaule :
- Mais, mon cher, est-ce que nous cesserons d'être égaux
vous et moi ? Est-ce que nous ne sommes pas tous, plus ou moins, gens en
place, des valets ? Soyez donc de votre temps, et prenez comme moi
l'habit à boutons de métal, on s'y fait...
Ce n'est plus une infamie à jeter sur quelqu'un à qui on a
accordé le nom de critique ou de poëte, de lui offrir cette fonction,
qui conviendrait rationnellement, selon nous, aux bas-bleus modernes,
les plus puantes odeurs de femelle qu'on ait jamais respirées, et parmi
lesquels on recruterait d'excellents mouchards.
Telle est la crise actuelle.
De plus, on institue également un ministère que nous
désignerons un instant le ministère des « circonlocutions », et qui a
pour mission de filer les écrits de sept ou huit publicistes en
évidence. Enveloppés comme dans les réseaux d'acier d'une cotte de
maille, chaque fois que ces pionniers de la plume rêvent de décrire ce
que l'on appelle les
exceptions
de la vie humaine, les régions
inexplorées de l'art sensualiste, les souffrances de la portion des
déshérités, et leurs efforts pour réagir, il devient de plus en plus
périlleux à ces sept ou huit plumitifs de se montrer franchement
naturalistes, c'est-à-dire irréguliers ; ils sont les grains de mil
destinés à gaver les nombreux estomacs qui ne dînent et ne soupent que
de publicistes, car il faut faire du zèle dans le fonctionnarisme :
sans zèle point d'avancement. La page commencée chez l'écrivain le
matin, peut s'achever derrière la grille de Mazas ou de Clairvaux ;
tout
est possible, il n'y a pas d'article de loi sur ce point.
Voilà où nous en sommes, nous autres, les intransigeants. Où commence
le droit ? Où s'arrête-t-il? La législation, cette pure déesse
au nez à bec de corbin, aux ailes de chauve-souris, planant au faîte de
toutes les maisons de Paris, afin d'entendre par les tuyaux des
cheminées ce qui s'y passe, est muette à ce sujet. Un soir d'ennui,
pareille à un hibou perché sur le buste de Pallas, elle dit en faisant
clignoter ses vilains petits yeux Un tel a besoin d'être raccourci - et
elle le raccourcit en effet. Cela n'est pas plus difficile que cela.
A l'homme politique, seul, appartient de tout dire ; ses déchaînements
lui sont pardonnés, sous le prétexte qu'en commandant le crime ou les
voies de
fait, il n'obéissait qu'à ses passions et que ses passions sont
respectables parce qu'elles émergent de la politique. Mais le
critique purement littéraire, qui se permet d'inscrire le procès
d'institutions cléricales ou de promener ses sentiments à lui dans le
domaine de l'imagination, de faire revivre des personnages historiques,
ou de donner un corps véhément, accusé à ses fictions, celui-là, il
paraît, n'ayant obéi à aucune passion, n'ayant poussé à aucune
représailles, outrage ce qu'il y a de plus sacré dans l'Etat - nous ne
savons pas quoi par exemple - mais enfin il outrage. Son délit
s'appellera : atteinte à la morale. Celui de son confrère, - il nous
plait d'insister deux fois là-dessus, - qu'il ait réclamé ou non la
tête d'un adversaire, est tout simplement placé sur le compte d'élans
trop chaleureux, de convictions trop ardentes qui l'ont contraint à la
violence, voire même à autre chose... Qu'est-ce que cela, un meurtre ?
Quand il est politique, le meurtre se conçoit; mais un délit contre les
moeurs, un délit qui consiste à s'être occupé des XVIe et XVIIe
siècles,
ne mérite aucun pardon. Vive le
meurtre qu'on amnistie ! Au bloc, au carcan d'infamie, à Poissy, à
Clairvaux les chercheurs, les réalistes ! Point de quartier pour eux.
Sang et mort ! mais vous avez raison envers nos
aînés, les polémistes politiques ; mais loin de nous l'idée d'y
contredire ! Cependant, s'il ont leurs passions, est-ce que nous n'avons
pas les pareilles ? Est-ce que l'homme n'est point partout semblable à
l'homme ? Est-ce que notre tempérament n'est point tout aussi capable
que le leur de dépasser le but que vous nous interdisez de franchir ?
Est-ce que nous avons un instrument différent qu'eux dans les mains ;
est-ce que ce n'est pas la plume, toujours la plume, rien que la plume
qui se meut entre leurs doigts comme entre les nôtres ? Est-ce que nous
vous avons offensé avec autre chose que de l'encre d'imprimerie ?
Regardez, pesez, et dites si votre justice n'a pas deux poids et deux
mesures !
Mais nous entendons une voix qui nous crie :
- Non,
non, misérable volatile de poëte n'espère ni en bas, ni en haut, ton
heure, c'est l'heure douloureuse ! Va plus loin, toujours plus loin,
éternel banni ; féconde de tes sueurs et continue d'étayer les branches de l'arbre dont tu ne verras pas le
faîte : qu'importe où s'arrêtera ton martyre ! T'imagines-tu, par
hasard, que les hommes entendront jamais quelque chose à ton amour
insatiable du beau ? T'imagines-tu que, dans leur toute puissance, ta
folie relative te vaille, à leur point de vue, autre chose qu'un
cabanon ? Va plus loin, toujours plus loin ; jusqu'au jour où ils
mettront pour la dernière fois la cognée dans tes vieux flancs ; où, de
tes os dispersés, naîtront peut-être les branches fleuries qui
éveillent le sourire des heureux. Va jusqu'au jour où la mort délivre ;
où ton espérance trompée se balançant sur le cyprès des cimetières,
comme le corbeau funèbre d'Edgard Poë, répondra à tes demandes, à tes
souhaits de justice radieuse : « Jamais ! jamais plus ! »