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Miguel de Cervantes y Saavedra - Don Quijote de la Mancha - Ebook:
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M. de Montifaud : Les Romantiques (1878) - 2
MONTIFAUD, Marie-Amélie Chartroule Quivogne de Montifaud, pseud Marc de (1849-1912) : Les romantiques / avec un portrait de Victor Hugo datant de l'époque romantique gravé par Hanriot.- Paris : impr. de A. Reiff , 1878.- 270 + 5 p.- 1 f. de pl. en front. ; 19 cm.
Numérisation et relecture : O. Bogros pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (15.III.2008)
[Ce texte n'ayant pas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement des fautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
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Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros] obogros@ville-lisieux.fr
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Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur l'exemplaire de la médiathèque (Bm Lx : 6554).
 
Les romantiques
par
Marc de Montifaud

~ * ~

Les Romantiques (page de titre)

~ * ~

TABLE

[PARTIE 1]

Romatiques et intransigeants
Eugène Delacroix
Victor Hugo
Alexandre Dumas
Théophile Gautier
Madame Dorval
Frédérick Lemaître
Alfred de Musset
George Sand
Arsène Houssaye
Jules Janin
Balzac
Gérard de Nerval
Lamartine
Alphonse Karr
Théodore de Banville

[PARTIE 2]

Les peintres de la couleur et du sentiment :
[Ary Scheffer, Deveria, Boulanger, Decamps, Marilhat, Diaz, Théodore Rousseau, Jules Dupré, Corot.]
Alfred de Vigny, Emile Deschamps, Auguste Vacquerie, Joseph Delorme.
Le Camp des Tartares : Petrus Borel
La Bohême romantique :
[Louis Bertrand, Philotée O'Neddy, Mallefille, Etienne Eggis.]
Les Romantiques d'arrière-garde :
[Alphonse Esquiros, Roger de Beauvoir, Charles Coran, Henri Vermot, Charles Baudelaire, Napol le Pyrénéen,]
[Charles Didier, Catulle Mendès, Barbey d'Aurevilly, Clément Privé.]

~ * ~

Les peintres de la couleur et du sentiment

Ary Scheffer, Deveria, Boulanger,
Decamps, Marilhat, Diaz,
Théodore Rousseau, Jules Dupré, Corot.

C'EST à l'époque romantique que nous le devons, si nous conservons encore un peu d'énergie et de fulgurante dans les luttes artistiques ; si nous donnons à l'apparition d'un nom nouveau en face d'un nom ancien, la vigueur et les proportions d'un antagonisme ? En peinture et en poésie, elle nous a repétri sur toutes les faces avec sept poignées de limon : l'audace des pensées, la haine du gris, la furie du mouvement, le retour à la renaissance et au moyen âge, le choc des effets, la recherche, la passion de la personnalité, la brutalité des moyens à la place de la correction froide. Et, s'il faut toujours remonter à cette époque, c'est que, sans elle, nous serions aujourd'hui des êtres atones nageant péniblement dans les tons d'asphalte, teinte chocolat ou vert gris huileux, qui viendraient s'étaler sur des toiles d'un reflet phthisique de bon ton, là où réapparaissent effrontément chaque année au Salon le jaune et le rouge. Le romantisme a pour jamais partagé le monde en deux parties : les flamboyants et les grisâtres. La séparation est faite et il n'y a plus à y revenir.

« Ces boeufs verront du rouge et entendront des vers d'Hugo, » clamait-on au temps de Delacroix et d'Hernani. Ces boeufs ont continué de mugir en face de la couleur, mais les chefs de file ont engagé le feu et le terrain leur est resté.

Deveria, Delacroix, Boulanger, Decamps, Roqueplan, Paul Huet, Théodore Rousseau, Diaz, entraient alors dans la lice, emmenant avec eux ce poëte, ce chercheur qui nous a quittés trop tôt, Ary Scheffer, qui réalisait avec l'oeuvre byronienne ce que Delacroix interprétait d'après Dante et Goethe. Ce qui ne nous surprend plus, aujourd'hui que nous sommes habitués à voir naître en couleur la décomposition des éléments en furie, terrifiait à l'époque où apparaissait le Giaour, d'Ary Scheffer, selon cette description du poëme dont on doit se souvenir : « Enveloppé de sa robe flottante, il s'avance lentement le long des piliers de la nef : on le regarde avec terreur, et lui, il contemple d'un air sombre les rites sacrés ; mais quand l'hymne pieux ébranle le choeur, voyez-le sous ce porche qu'éclaire une torche lugubre et vacillante ; là il s'arrête jusqu'à ce que les chants aient cessé, il entend la prière, mais sans y prendre part; voyez-le près de cette muraille à demi éclairée ; il a rejeté son capuchon en arrière ; les boucles de sa noire chevelure retombent en désordre sur son front pâle qu'on dirait entouré des serpents les plus noirs dont la Gorgone ait jamais ceint sa tête, car il a refusé de prononcer les voeux du couvent et laisse croître ses cheveux mondains. »

La grâce altière de Delacroix, la soudaineté du geste dans ses personnages se révélaient, chez Ary Scheffer, par une allure plus poétique, un sentiment plus suave et plus tendre, plus de mystère dans l'expression ; Eberhart le Larmoyeur appartient à sa première manière, celle où il ne se préoccupe pas d'arrêter, de préciser le dessin au point d'être sec et anguleux.

A cette première époque remonte le fameux tableau des Femmes Souliotes, qui trahissait les aspirations d'un coloriste, quoique ce fût cependant une pure imitation de Delacroix, amoindrie et amollie. Avant Delacroix, Scheffer avait imité Géricault et Vernet. Plus tard, il n'est guère possible de discuter techniquement des créations où l'anatomie disparaît sous les vêtements à longs plis droits ; les têtes seules, comme dans le groupe de saint-Augustin et de sainte Monique, ont une expression de grandeur nostalgique, de sérénité contemplative, où le peintre s'entête si bien à quintessencier, à idéaliser la forme, qu'il ne lui en restera bientôt presque plus. Les figures sont empreintes d'un caractère de beauté languissante, où se réflète tout le génie mélancolique de Scheffer ; il médite son oeuvre plutôt qu'il ne l'écrit texturalement sur la toile ; c'est un penseur chez lequel la méditation a tué la fougue de la brosse. Quand il peint le Larmoyeur, il prodigue les bitumes, il revient sur les plans déjà superposés avec une couleur très-compacte et très-nourrie, il arrive à la solidité et à l'épaisseur ; mais au lendemain de cette courte période, il transforme ses types et il est difficile de le reconnaître. Il mérite l'apostrophe de Baudelaire, qui prétend que ses tableaux conviennent aux femmes ascétiques qui se vengent de leurs flueurs blanches en faisant de la musique d'église. A ce moment, chercher dans ses figures une réalité absolue serait un tort. On dirait qu'elles ne sont éclairées que par la lampe intérieure de l'esprit, qui, de l'imagination du peintre, se refléterait sur elles ; la vie matérielle recule en quelque sorte devant la vie de l'âme. Il n'en reste pas moins un romantique à outrance, dans la véritable acception du mot. Jamais pensée plus intime ne rayonna dans une conception sous les suaves pâleurs, les lumières savamment brisées dans lesquelles il noie les physionomies de ses Marguerite et de ses Mignon. « Ce qui le distinguait de ses rivaux, plus exclusivement peintres que lui, dit un de ceux qui l'ont le mieux connu, c'est qu'il ne prenait pas la palette, excité d'une façon directe par le spectacle des choses ; il semblait s'échauffer par la lecture des poëtes et chercher ensuite des formes pour exprimer son impression littéraire ; au lieu de regarder la nature en face, il la contemplait réfléchie dans un chef-d'oeuvre. Il voyait avec l'oeil de la vision intérieure, Marguerite passer à travers le drame de Faust ; il ne l'eût peut-être pas remarquée au détour d'une rue ; ce défaut, si c'en est un, concordait trop avec la passion d'un jeune public ivre de la lecture des poëtes, pour ne pas avoir été compté comme un mérite à l'artiste qui réalisait des types chers à tous. » C'était, a-t-on dit de sa Marguerite, « l'ombre d'une ombre. » Les lignes agrandies, simplifiées, plus allongées que ne le comporte la réalité, n'indiquent qu'une préoccupation unique : l'idée, ce qui laisse deviner parfois en lui de l'indécision ; et, malgré soi on pense à ce que Goethe appellait les couleurs psychologiques, quand il écrivait : « Notre oeil a ses couleurs comme le monde extérieur. » En effet, le Christ consolateur d'Ary Scheffer, est d'un cachet métaphysique, où, selon les analystes des tableaux de 1837, le manque de clarté et d'accent ne résultait que de l'ordre des pensées dont il était difficile de rendre les nuances si complexes et si indéterminées, avec des surfaces et des couleurs.

Au salon de 1827, Devéria donnait sa Naissance de Henri IV, qui révélait une imitation de Véronèse ; Louis Boulanger, son Mazeppa. Boulanger se montrait plus mouvementé et plus inspiré d'un souffle original. Devéria, il faut l'avouer, pastichait Delacroix, comme Scheffer, nous le rappelons l'avait pastiché aussi avec ses Souliotes qui n'étaient qu'un reflet du Massacre de Scio. Tous copiaient plus ou moins celui qui traduisait l'antique à la façon de Shakespeare ou de Byron en créant des personnages « de la race des statues antiques, mais dérangées de leurs poses et de leurs plis, jetées du piédestal dans la vie, agitées de notre sang et de nos émotions. »

La crise se dessinait très-tranchante entre les deux partis ; les uns ne craignaient pas de flétrir du nom de tartouillade les compositions des nouveaux venus qui entraient franchement dans la voie passionnée de l'auteur de Dante et Virgile, et finissaient par adopter un genre de sujets anecdotiques qui, peu à peu, les entraînait à n'offrir que des toiles faites pour se prêter à la lithographie, dont on abusait, et à la gravure anglaise. Il y en avait qui se croyaient originaux parce qu'ils allaient aux mêmes sources, et demandaient aux sujets modernes qui se comprenaient plus facilement, de quoi captiver les acheteurs. Ceux-là sont restés. Les autres doutèrent d'eux-mêmes. Boulanger, après son Mazeppa, sa Ronde du Sabbat, sa Saint-Barthélemy, son Triomphe de Pétrarque, son Renaud dans les jardins d'Armide se mit à chercher le style, « cette maladie qui prend les peintres à l'âge critique, et les fait rougir des audaces de la jeunesse. » Devéria s'abandonna à la lithographie. Ary Scheffer se perdit dans un spiritualisme nuageux toujours hésitant entre l'idée et l'expression. Paul Delaroche, qui, n'a été que le Casimir Delavigne du romantisme, un vulgarisateur, un des mille et un Timothée Trimm de la peinture, survécut.

A qui devons-nous de posséder aujourd'hui Dubuffe, Pommayrac, Pérignon et tous ces portraitistes bons à imaginer des dessus de boite chez Siraudin ? A qui devons-nous cette propreté minutieuse de la palette, cette série de portraits et de compositions bien nets et bien luisants où les vernis collent les accessoires comme du cosmétïque, épreuves photographiques à force d'être exactes dans les détails, peinture honnête, laborieuse, faite pour l'édification des mères de familles et des pensionnats de jeunes demoiselles, à qui si ce n'est à Paul Delaroche, venu juste à son heure pour rassurer la bourgeoisie effarée du progrès des hordes romantiques ? Delaroche remplit à l'égard du romantisme le même rôle que sainte Geneviève, la patronne de Paris, auprès du terrible Attila. Il le contraignit à suspendre sa marche révolutionnaire, émoussa ses griffés léonines, lui donna une allure tranquille, flatta ses aspirations au pittoresque pour mieux le dompter; on avait crié au barbarisme en face de ces touches heurtées, de cette incohérence de teintes, de cette sauvagerie tonale qui allait hardiment au but, dédaignait le trait net et pur, et toutes les flagorneries que les peintres de chevalet prodiguent à leurs toiles ; Paul Delaroche s'empressa de prendre des sujets bien équilibrés, « sorte de pont neuf, rhythmé comme une contredanse. » Les amoureux du léché et du fignolé tressaillirent d'aise lorsque vinrent les Enfants d'Edouard, la Mort d'Elisabeth, Lord Strafford marchant au supplice, les Joies d'une mère, la Reine Marie-Antoinette à la Conciergerie, et tout ce qui constitue aujourd'hui un des éléments de vente les plus importants des marchands d'estampes.

Qu'est-ce donc qui fit le succès de Delaroche ? C'est qu'en France le sentiment plastique n'existe presque pas, « le beau par lui-même y intéresse peu, » assurait Gautier. « Devant un torse grec, sans tête, sans bras et sans jambes, qui chante l'hymne de la forme pure dans sa muette langue de marbre, la foule passe froide et distraite, pour s'amasser devant une toile dont l'explication tient une page de petit texte dans la brochure du Salon. Au fond, ajoute-t-il, la ligne de Ingres déplait autant que la couleur de Delacroix. » Delaroche, en entassant toutes ces décapitations, tous ces incidents funèbres, tous ces effets de cinquième acte, costumes, décors, faisait frissonner son public en lui bâtissant un drame dans chacune de ses compositions ; il était le Walter Scott de la peinture et s'emparait de toutes les têtes. Impossible, dans son Napoléon à Fontainebleau, de résister à la séduction qu'exerçaient les bottes maculées de boue de l'empereur. Le billot que Jeanne Grey cherche à toucher de ses mains tremblantes causait du délire ; jamais succès de mise en scène ne fut porté plus haut ; jamais la chute du rideau de la Porte-Saint-Martin ne vit demander l'auteur avec plus de trépignements, par ce même public qui applaudit l'Honneur et l'argent pour siffler les Erynnies. Sortez des toiles de Delaroche les objets qui ont frappé la fibre philistine, et vous y trouverez d'abord ceux qui sont faits en trompe-l'oeil : la hache destinée à trancher dans un instant la tête de Jeanne Grey, le satin de sa robe, le maillot violet du bourreau, la paille amoncelée sur l'échafaud, d'une réalité à faire pâmer d'aise, l'oreiller recouvert de fine batiste sur lequel se détache la figure moribonde d'Élisabeth, les vêtements perpétuellement neufs ; en un mot, tout ce qui aide à couvrir la pauvreté de l'idée, tout ce qui justifie cette parole que rappelait Gustave Planche: « Ce qu'il faut à la multitude, c'est la médiocrité de premier ordre. » Ce n'est point en habillant de petites maquettes, en les ajustant à chaque coin d'une toile, en les groupant dans l'expression d'un fait anecdotique, que Delaroche pouvait dépasser les qualités d'un amuseur ordinaire. A tenter de pacifier ou de fondre les doctrines opposées dans l'esthétique, on n'arrive qu'à un compromis qui l'abaisse. L'éclectisme est une paresse ou une lâcheté ; mieux vaut se cramponner en désespéré à la tradition ou se décider à l'interprétation robuste de la passion et du mouvement. La beauté conventionnelle de la forme maintient le peintre près de l'idéal ; le déchirement des vieux moules l'entraîne à chercher avant tout la vérité, la puissance de l'expression dans l'art; mais au moins chacune de ces deux causes a sa grandeur ; elles se combattront au nom d'un principe, pendant qu'à vouloir les concilier on n'est qu'un transfuge.

Réchauffons-nous avec la verve et la couleur de Decamps.

Dès ses débuts, il s'était éloigné franchement des poncifs académiques ; son Hopital des galeux, l'Ane et les chiens savants, sa Patrouille turque, avaient révélé une vigueur d'exécution, une profondeur de trait d'où ressortait une originalité pleine de pénétration malicieuse. Nous n'aurions pas besoin d'autre preuve que cette composition intitulée : les Experts, qui représente des chiens poussifs habillés de défroques bourgeoises, regardant, scrutant un tableau comme on étudie un cas de criminalité. Ses scènes orientales, d'une transparence et d'une harmonie qu'on n'avait jusque-là cherché que dans l'interprétation de la campagne romaine, se trouvaient transportées dans une nature souvent énigmatique pour les peintres. Son Joseph vendu par ses frères n'avait été que l'occasion de jeter quelques figures dans ce cadre d'une profondeur si lumineuse qu'elle paraît prolonger l'étendue de la scène, au point que le ressort de l'action humaine n'a plus qu'un intérêt secondaire en face de la grandiosité du paysage syrien.

Chacun des romantiques avait alors une patrie intellectuelle, comme l'a remarqué Gautier, qu'aucun ne peut nier aujourd'hui . Lamartine, Alfred de Musset et de Vigny étaient Anglais, comme Delacroix Anglo-Hindou ; Ingres relevait de l'Italie, de Rome ou de Florence ; Pradier, de la Grèce ; Dumas montrait le créole ; Chasseriau, ajoutait-il, était un Pélasge du temps d'Orphée ; Diaz devait être, ainsi que Marilhat, un Arabe syrien, ce qui ne l'empêchait pas d'imiter, aux salons de 1831 et 1846, Prudhon, Corrége ou le Parmesan. Chez Decamps se dévoilait le Turc de l'Asie-Mineure, mais Decamps était aussi un Français par l'esprit et par le tour, il ne copiait aucun de ses contemporains; en soulignant l'accent dans le geste, il touchait parfois au caricatural; mais cette bizarrerie forçait le mouvement afin de l'accuser davantage. Gustave Planche, qui l'aimait, se contentait de lui objecter que, « avec l'habitude de silhouetter ses acteurs sur une muraille blanche ou un terrain clair, on anéantit l'espace où ils se meuvent, on ôte l'air qu'ils respirent. » Cependant l'effet était en vain amené sans cause logique, la réalisation n'en était pas moins saisissante, et, dans la Bataille des Cimbres, l'armée des critiques, si divergente lorsqu'il s'agissait de la nouvelle école, à propos de l'absence du premier plan, prétendait qu'il n'y avait qu'à approuver la disposition de la scène en tous points, « parce que, dans la toile de Decamps, le héros ne s'appelle ni Marius ni le chef des Cimbres : le héros c'est la foule, et pour la foule il n'y a pas de premier plan. » Avec son Don Quichotte, Decamps pousse plus loin l'individualisme du genre ; la grande figure ossorale légendaire se découpe sur le fond des rochers blanchâtres, mélange du fantastique et du réel; il y a là une soudaineté de jeu, une vibration qui atteint aux oeuvres les plus robustes qu'on puisse trouver chez les Espagnols ou chez les Flamands. Le Rêve des Turcs, cette page de l'Orient moderne, où, dans leur voluptueuse langueur, se modèlent les têtes enivrées de haschich, est plus précise, plus vivante, en son interprétation, que les scènes bibliques, pour lesquelles Decamps n'avait qu'un gôut médiocre, et où il traduisait surtout les moeurs arabes actuelles, non l'existence patriarcale. Et comme les ombres portées dorment paresseuses entre les plis mous des burnous et des turbans ! comme les noirs sont brillants et enveloppent les personnages dans leur transparente acuité !

L'Italie était donc restée à Léopold Robert, à l'égard duquel les romantiques ressentaient une certaine froideur, prétendant que sa composition des Moissonneurs affectait trop la superposition pyramidale, que cela rappelait encore de loin la récente convention, le théatral, quoique cependant les types n'y étaient plus copiés d'après le marbre, mais réellement d'après les paysans romains. On ne se rendait alors pas très-bien compte, que ces cantadins errants clans les campagnes de Rome, portaient en eux la correction des lignes, la mâle simplicité du geste, et qu'en en exprimant l'impérieuse allure on n'était point pour cela dans les voies académiques. L'Italie, qu'Alexandre Dumas « a vu en romancier, Gautier, en peintre, Arsène Houssaye en poëte, Alfred de Musset en amoureux qui chante des ballades, » allait céder le pas à l'Orient, peut-être un peu parce qu'elle était le cadre nécessaire, inévitable du paysage historique qu'on fuyait. Les lettres de Marilhat dévoilent ce mouvement, cette nostalgie qui, s'emparant de la jeune génération, avait entrainé Decamps et plus tard Fromentin vers cette contrée dont l'éblouissement ne cessait jamais pour eux. « Ici tout est grand, haut, sublime ,» s'écriait l'auteur de la place de l'Esbekieh au Caire, « mais tout est aride ; c'est dénudé de végétation, encore plus pelé et plus monotone que les vastes bruyères de nos montagnes. Ici toute la végétation semble avoir été comme brûlée et réduite en cendres, sans perdre sa forme, par le souffle empesté d'un mauvais génie. La seule variation montre des chemins étroits et tortueux, taillés sur une base de craie blanche ou quelques éboulements de terrain, comme si la nature n'y était pas encore assez nue et qu'on ait voulu lui arracher par force son dernier vêtement en lambeaux. Partout la même misère. Quand ce ne sont pas des bruyères, des chardons, ce sont des pierres tombées comme la grèle et qui ont sablé ces vastes contrées d'une teinte uniformément gris-noir, comme la peau raboteuse d'un crapaud ; toujours une ligne droite ou régulièrement ondulée de collines arides ; quelquefois dans le lointain les pins majestueux et nus du Liban, comme un gigantesque squelette qui paraîtrait à l'horizon ; toujours un ciel pur et d'un azur foncé vers le haut; vers le bas, d'un ton lourd et écrasant, plus terreux et plus livide à mesure qu'on approche davantage du désert. Qu'on se figure, au milieu de cette désolation, trois ou quatre mille chameaux blancs, roux et noirs, mangeant gravement les herbes sèches, et dispersés dans la plaine comme autant de petites taches ; un camp de bédouins composé de vingt ou trente tentes noires, toutes noires, en poil de chameau, agglomérées sans ordre ; quelques femmes ayant pour tout vêtement une chemise bleue et une ceinture en cuir, recouvertes d'un manteau en laine à trois larges raies bleues du haut en bas, la tête enveloppée d'un mouchoir de soie jaune et entourée d'une corde en poil de chameau. C'est là l'habitant de la partie déserte de la Syrie et de la Judée. »

Celui qui écrivait ces pages et qui possédait selon ses confrères, des prunelles d'épervier tant elles paraissaient profondes, une physionomie « d'icoglan ou de zebek », appartenait à cette légion des robustes et des intransigeants qui avaient dans leurs veines, raconte Théophile Gautier, « du sang de ces Sarrasins que Charles Martel n'a pas tous tués. »

C'est dans cette bande de forcenés qui se grisaient avec du clair-obscur qu'apparaissait Narcisse Ruy de la Pena, qui a signé sous le nom de Diaz des oeuvres d'une originalité si intense. Cette syllabe tracée au bas d'une toile, miroite à l'imagination comme une topaze ou une émeraude. Les mots n'ont-ils pas leur contexture, leur fantasmagorie ? Les Bohémiens se rendant à une fête, le Harem, la Léda, les Délaissées enlevèrent avec rapidité cette réputation d'un artiste qui débutait comme fantaisiste, et chez lequel le Journal des Débats reconnaissait, par l'organe de Delécluze, « que ces bohémiens, hommes, femmes, enfants, bêtes et gens étaient si brillants de couleur qu'on croyait voir couler au fond de ce ravin obscur un ruisseau de diamants et de rubis. » C'est l'Arioste pour l'imprévu et le caprice de la forme. Il écrit le roman vénitien, ce qui ne l'empêche point d'être français quand il peint la forêt de Fontainebleau. D'où naît la lumière dans ces feuillées ? Qui est-ce qui parsème l'air d'une poussière nacrée ? Qui est-ce qui met à la fois l'invention et la réalité sur la toile ? Peu importe ; mais cela chante, bruit, palpite, siffle, frémit, craque ; cela est prêt à blémir sous le vent. Quel que soit le procédé qui prolonge les échos de soleil moelleux et dorés sur les chemins, le rendu y est irrésistible de justesse et de magie ; les figures sont plutôt faites pour être devinées, achevées par le sentiment, qu'elles ne sont dessinées; cette poésie devient vérité à force de précision dans les tons. Si Diaz arrêtait davantage ses contours, s'il sacrifiait plus à l'étude et à la tournure de la composition, ce ne serait point le même peintre que celui qui nous a légué les Gorges d'Apremont, où les ombres portées arrivent on ne sait d'où, mais où le fondu et le fuyant viennent jouer dans l'embrasement de sa palette méridionale.

En même temps que Diaz descendait vers le bas préau, Théodore Rousseau, Jules Dupré, Corot, partaient dans la forêt de Fontainebleau et poussaient jusqu'en Normandie. Mais il fallait être doué d'un tempérament de granit pour résister aux exécutions du jury qui n'entendait rien à cette campagne d'un rendu âpre, à ces terrains culottés, à cette fameuse Allée de Châtaigniers, dont le tableau fut acheté par Kalil Bey. Le jury reculait d'horreur tous les ans en présence de cette ténacité à donner de la peinture solide comme des chênes, imprégnée de la montante odeur des vaches, plate ou accidentée, naïve dans sa force ou majesteuse, mais d'une sincérité débordant d'effort, d'une véhémence, d'une témérité de brosse qui mettait le classicisme hors de lui.

Théodore Rousseau n'adoptait pas en chacune de ses toiles cette uniformité de réalisation qui consiste à introduire partout le même faire. Tantôt il indiquait par des frottis, tantôt il employait les surabondances de pâte ; aujourd'hui, lorsqu'on observe l'ensemble de ses études, certains paysages sont finis, d'autres accusent, en une simple esquisse traitée largement, l'énergie de la volonté. Dans un but unique, il a une variété d'allure pleine de charme, mais où le culte de sa forêt survit à tout autre. Le chêne de Fontainebleau est celui dont il a fait son observation dominante, qui lui a tout révélé comme attitude, lumière, foyer, et qu'il institue le noeud central de ses tableaux. La recherche de la localité, de l'expression juste pour chacune des parties constituant une oeuvre, restait sa préoccupation constante ; aussi était-il parvenu, à se rendre complètement maître de sa main, à donner à toute chose, mousse, rocher, champ ou forêt, son cachet de race, sa physionomie à part, ne permettant pas à un objet fait pour n'occuper qu'un rang secondaire de l'emporter sur un autre. Mais il se présenta chez lui alors un phénomène, comme chez tous les poëtes habitués à vivre intimement de la vie rustique au point de communiquer à la matière un rôle raisonné ; « il semble regarder la création, dit un de ses commentateurs, comme une âme agissante, souffrante et consciente d'elle-même, animée de sentiments et de passions qui se manifestent aussi bien dans la moindre parcelle que dans l'universalité des choses, dans la plus petite plante que dans le chêne le plus gigantesque, dans le plus insaisissable grain de sable que dans la roche la plus colossale. Convaincu que rien dans la nature n'est inutile ou indifférent, que tout y a sa raison d'être ou exerce une action, il crut que chaque chose, si infime soit-elle, a une signification particulière, pittoresque ou esthétique, il s'appliqua à découvrir celle-ci, il s'efforça de la mettre en évidence, et plus d'une fois il oublia qu'on doit en art se résoudre à quelques sacrifices quand on veut charmer ou émouvoir. Il en vint même à penser que tous les spectacles offerts par la nature sont du domaine de l'art, et dans son respect quasi religieux pour tout ce qui émane de cette puissance mystérieuse, il tenta de représenter à la fois sur une même toile et l'infiniment petit et l'infiniment grand. Son entreprise, conçue en dehors des vraies conditions de la peinture, était chimérique. Malgré son goût de l'exactitude, qui était presque dégénéré en manie, malgré sa rare habileté technique, il échoua. » Et cependant l'Inondation à SaintCloud, le Bois de la Haye, les Ruines du château de Pierrefonds sont les traits saillants d'un groupe où Rousseau s'est renfermé avec plus de grandeur et de supériorité qu'il n'en eût eu jamais jusque-là.

Jules Dupré ne possédait pas cette puissance ; mais, élève de Flers, auquel il avait demandé le charme, la délicatesse, la grâce, la finesse et l'élégance, il jetait une poésie merveilleuse sur ce qu'il touchait; moins magistral que Rousseau, il était plus tendre, plus intime, et son coloris vibrait sous des cieux clairs à travers des massifs découpés. Un de ses paysages de Normandie, que nous avons sous les yeux, reflète sur les plans secondaires un mirage de clarté qui remplit les fonds d'une éblouissante profondeur. Il n'est guère possible d'avoir plus de dilatation lumineuse dans la perspective aérienne.

Craignant toujours de viser à l'effet ou de paraitre faire la moindre concession au jury, ou de se laisser influencer par les colorations à la Poussin, l'ensemble des jeunes paysagistes exagérés dans un parti-pris à leur manière, affectait de rester en France et même de s'éloigner des contrées méridionales. Corot, cependant, avait emporté d'Italie des esquisses qui ne sont plus maintenant que dans le souvenir des romantiques ayant habité l'appartement de la rue du Doyenné, qu'Arsène Houssaye a consacré :

Théo, te souviens-tu de ces vertes saisons,
Qui s'effeuillaient si vite en ces vieilles maisons
Dont le front s'abritait sous une aile du Louvre ?
Levons avec Rogier le voile qui les couvre,
Reprenons dans nos coeurs les trésors enfouis,
Plongeons dans le passé nos regards éblouis.

Replaçons le sofa sous les tableaux flamands ;
Dispersons à nos pieds gazettes et romans ;
Ornons le vieux bahut de vieilles porcelaines,
Et faisons refleurir roses et marjolaines;
Qu'un rideau de lampas ombrage encor ces lits
Où nos jeunes amours se sont ensevelis.

Appendons au beau jour le miroir de Venise :
Ne te semble-t-il point y voir la Cydalise,
Respirant un lilas qui jouait dans sa main,
Et pressentant déjà le triste lendemain ?
Entr'ouvrons la fenétre où fleurit la jacinthe,
Il m'en reste une encor, relique trois fois sainte !..,

Ne respires-tu pas dans ces vagues parfums
Les doux ressouvenirs de nos amours défunts ?
Retournons un instant à la plus belle année,
Traînons la sofa vert devant la cheminée ;
Prenons un manuscrit pour rallumer le feu,
Appelons nos deux chats et devisons un peu :

Ourliac, gai convive, arrivait en chantant
Ces chansons de Bagdad que Beauvoir aimait tant.
Tu l'écoutais, l'esprit perdu dans les ténèbres,
Cherchant à ressaisir les images funèbres
De celle que la mort sur son pâle cheval,
Emporta dans la tombe un soir de carnaval,

Voici l'heure où venaient reprendre leur palette
Nos peintres, pinceaux d'or, mais touche violette,
Delacroix, Boulanger, Deveria, Roqueplan,
Marilhat et Nanteuil. Le salon or et blanc
Fut bientôt illustré des oeuvres romantiques.
Nous avions des beautés de vingt ans pour antiques.

« Nous étions jeunes, toujours gais quelquefois riches, » s'écriait Gérard, qui, un jour, avait pu arracher aux démolisseurs de l'hôtel les boiseries du salon, peintes par des camarades, et dans lesquelles se trouvaient ces mêmes panneaux longs de Corot, accompagnés « des dessus de portes de Nanteuil, du Watteau de Vattier; du Moine rouge de Chatillon lisant la bible sur la hanche cambrée d'une femme nue qui dort, des Bacchantes de Chasseriau, qui tiennent des tigres en laisse comme des chiens, des deux trumeaux de Rogier, où la Cydalise en costume régence - en robe de taffetas feuille morte, - triste présage, - sourit de ses yeux chinois, en respirant une rose, en face du portrait en pied de Théophile, vêtu à l'espagnole. »

Où sont maintenant les panneaux dont il est question ? Corot est parti le dernier, il est parti vers le sentier où Dante s'engage avec Virgile pour aller au pays d'où l'on ne revient pas. Ce crépuscule qu'il a répandu sur la création nous apparaît aujourd'hui semblable au prélude de l'éternelle nuit où il est descendu. L'ombre qui, dans ses paysages, dessine un ourlet funèbre au bord des bleus du ciel, il aimait à en laisser deviner la présence mystérieuse, comme quelque chose qui avertit que la mort n'est pas loin. Les figures qu'il fait intervenir dans ses compositions légères, telles qu'une feuille que le vent emporte, rappellent ce que Paul de Saint-Victor disait des héroïnes de Gérard de Nerval: « l'impondérable légèreté de leur démarche trahit leur surnaturelle origine. Elles vous apparaissent baignées et flottantes dans le fluide diaphane de l'évocation magnétique. » Chez Corot, ces nymphes formées de tièdes vapeurs condensées, s'enlaçant de leurs bras d'ombre, ne sont-elles pas de vagues réminiscences des bois sacrés ? C'est surtout à propos de lui qu'il était absurde de prétendre que les romantiques s'écartaient de l'antiquité en ce qu'ils rompaient avec les traditions académiques ; l'idylle grecque est reparue dans les oeuvres de ce peintre sorti de la phalange de 1830, qui fut aussi un olympien, tout en offrant le point de départ le plus opposé au contour accusé et à la précision poussinesque. Les dieux exilés, chantés par Banville, sont revenus hanter les soirs mystiques réalisés de la main de Corot, et il semble qu'on respire sur ses toiles le parfum de l'ambroisie :

Un grand souffle éperdu murmure dans les airs ;
Une lueur vermeille au fond de ces déserts
Grandit, mystérieuse et sainte avant-courrière,
O vastes cieux ! et là marchant dans la clairière,
Luttant de clarté sombre avec le jour douteux,
Meurtris, blessés, mourants, sublimes, ce sont eux,
Eux, les grands exilés, les dieux..........

Est-ce à l'Italie que Corot a emprunté l'élévation de style qui caractérise la sincérité d'expression avec laquelle il interprète le moindre sentier ? Sans doute ce voyage de jeunesse eut une énergique influence sur lui, en ce qu'il en remporta l'élégance, l'harmonie dans la disposition des terrains ; mais cela ne lui donna pas l'idée de simplifier les lignes ni d'agrandir les masses ; il ne renia point le feuillet révolutionnaire de l'école nouvelle, mais il mit une intention, un sentiment si personnel dans ses effets, qu'il fut goûté malgré les mécontentements qu'excitaient chez les romantiques plusieurs de ses pastorales. Thoré appela le Jeune Berger jouant avec sa chèvre « une idylle un peu blême. » Cependant Corot s'approchait de la nature ; il trouvait la note juste, tout en enveloppant ce qu'il touchait, d'un courant voluptueux, d'une tendresse toute païenne. Jamais l'âme humaine ne s'était révélée avec plus de suave abandon, d'adorables extases, et c'est à lui que le mot d'Arsène Houssaye s'applique avec le plus de justesse : « Pour les amoureux, la terre tourne dans le ciel, pour les autres elle tourne dans le vide. » Comme dans la Symphonie des vingt ans, cette oeuvre qu'on n'écrira plus après l'auteur des Cent et un sonnets, tous deux ont la même muse, la solitude qui les entraîne.

Les tableaux de Corot sont l'apocalypse de l'amour, la courbe des arbres y prend des inflexions plus langoureuses qu'ailleurs, les sérénités presque blanchâtres des fonds ont toujours l'air de se rapprocher pour essayer de donner les formes indécises d'un torse de femme. Il est de la famille des Uhland et des Burger, « de ces poëtes qui semblent n'avoir réalisé les bois et les prés que pour montrer le sol piétiné par les nymphes. » Ce chercheur, qui ne paraît s'adresser qu'aux méditatifs, portait cependant en lui un cachet de vie robuste ; son front coupé de larges rides, ses tempes aux veines énormes, les carnations du visage et des mains rugueuses, ses cheveux mêlés ainsi que des filaments, révélaient l'habitude des campements au grand soleil ; sur sa tête une large casquette sans visière, « aplatie comme une feuille. » Ce gai bohémien des champs, sifflotant tout bas en face de sa toile posée sur son fameux chevalet qui bougeait toujours, n'a jamais eu pour celui qui le connaissait cette enveloppe vulgaire qu'on lui a conservée. Le regard net, lumineux, laissait deviner un rayon visuel fait pour interroger le prisme des lointains ; la bouche épaisse sans être pâteuse, ne s'embarquait jamais en de longs commentaires, non plus que la main n'écrivait de longues lettres, comme quelques-unes qu'on lui attribue ; les muscles du menton bien relevés auraient mis de la carrure dans le visage, si ce n'est jusqu'à la voûte pariétale, certains plans s'enlevaient en hauteur comme pour exprimer une poétique disposition de l'esprit à monter vers la nue.

Et cependant Corot n'a pas eu une voix à l''Académie des Beaux-Arts ; Diaz n'en aurait point eu deux, et Decamps n'en eût pas réuni trois. Et cela parce qu'ils ont cherché la ligne ailleurs que dans les cahiers du peintre Lebrun ou les académies d'Abel de Pujol.


Alfred de Vigny, Emile Deschamps, Auguste Vacquerie, Joseph Delorme.

CEUX qui en sont morts exceptés, personne a-t-il jamais strictement vécu de sa poésie, » se demandait-on le soir de la reprise de Chatterton, en 1857 ?

Nulle parole ne se rattache davantage à l'accent découragé qui caractérise le vers si lent et si triste de Vigny ; il était du petit nombre des écrivains qui restèrent préoccupés jusqu'à la fin, du sort de ceux qui naissent frappés de ce don fatal : - la poésie, - et de l'infortune qui les attend. Volontiers on se le représente penché sur toutes les souffrances, appelant à lui les timides qui se retranchent dans un martyre inconnu. Aujourd'hui, qu'il est de bon goût de rire des incompris, des parias de l'amitié et du génie, la muse qu'on nomme la « Pitié » ne serait plus entendue. Quoique élevé dans les liens étroits du catholicisme, l'incrédulité a plané sur l'esprit du chantre des Destinées. « Un désespoir paisible, sans convulsion de colère et sans reproche au ciel » est ce qu'il regarde comme la sagesse même; et il ajoute :

« Il est bon et salutaire de n'avoir aucune espérance.
« L'espérance est la plus grande de nos folies. »

C'est dans l'intimité des notes écrites au crayon, comme pour se parler à voix basse, selon le mot de Mme Swetchine, que l'originalité de Vigny, se dresse saillante, avec l'enveloppe un peu hautaine dans laquelle elle se montre. Une seule parole révèle son organisation d'écrivain : « Ma tête, pour concevoir et retenir les idées positives, est forcée de les jeter dans le domaine de l'imagination, et j'ai un tel besoin de créer, qu'il me faut dire en allant pas à pas : si telle science ou telle théorie pratique n'existait pas, comment la formulerais-je ? Alors le but, puis l'ensemble, puis les détails m'apparaissent, et je vois et je retiens pour toujours. » L'enfantement garde donc chez lui une tension continue, le ravit, l'entraîne sur des sommets où l'expression conserve souvent quelque chose d'incertain, lorsque il s'agit du vers par exemple, mais où l'essor de l'esprit est toujours marqué d'une audace et d'une fierté superbe.

Jamais on ne s'est mieux rendu compte, qu'auprès d'Alfred de Vigny, de cette étendue d'envergure du sentiment philosophique, qui, d'un coup d'aile, prend le temps, l'espace, supporte sans vertige, sans pâlir, ce champ de l'illimité sans s'écrier comme Bossuet : « Taisez-vous, mes pensées... » Le doute ne le quitte point. « Il a été, rappelle un critique, le poëte le plus penseur de ce siècle, et la direction de ses idées, dont le stoïcisme avec l'incrédulité aux dogmes religieux fait le fond, quoique plus accusée à la fin, n'a jamais varié. »

Ce stoïcisme dans ses actes, le préservant de la moindre faiblesse, lui conserve la fascination, le culte de l'honneur professé avec une foi presque épique, et c'est ce reflet de conscience sur toute son existence accompagné de son dévouement, nous le répétons, aux synthèses ardentes des idéals littéraires, qui dessinent les fiers profils de sa stature ; il gardait ce qu'on appelait à l'époque de Corneille : la folie de l'honneur. N'avait-il pas écrit: « l'honneur, c'est la poésie du devoir. »

Une page sur Alfred de Vigny en ses derniers jours, portrait à la plume, où ressort la simplicité mâle de l'auteur de Stello, rend bien l'unité de son caractère d'homme et d'écrivain. « Il était enveloppé dans un manteau romantique à la mode de 1830, et il s'y drapait avec sa grâce noble mêlée d'une certaine raideur militaire, comme un général blessé dans son manteau de guerre. Aucune plainte ne s'échappait de ses lèvres pâles, et l'on eût dit que l'honneur, après la beauté de la vie, lui commandait de composer la beauté de la mort. - Donnez moi, me disait-il, des nouvelles du monde des vivants ! Mais je ne lui avais pas encore répondu qu'il m'entraînait avec lui, comme il faisait toujours, dans le monde des idées, son vrai domaine, vers quelque champ de la poésie ou de l'art dans son royaume ! »

Quoique enrôlé parmi les hordes de 1830, chez lui le romantisme adoucit ses violences de teinte et modère ses élans ; il a du jet sans être impétueux, il est tendre en restant viril ; élevant le scepticisme à la hauteur de la résignation, aucune amertume ne monte à sa lèvre dédaigneusement fermée au reproche. Pour lui « la religion du Christ est une religion de désespoir, puisqu'il désespère de la vie et n'espère qu'en l'éternité. » Dans son perpétuel soliloque il entend la secrète négation de l'âme, sans être épouvanté, comme l'interlocuteur de l'Imitation qui passe le temps à interroger Dieu, se laissant broyer avec courage sous un dogme inconnu.

Ses premiers poëmes s'étaient appelés Tymanthe, le Bain d'une dame romaine, et relevaient avant tout de Chénier. Dans la Dryade il s'écrait :

Ida ! j'adore Ida, la légère bacchante :
Ses cheveux noirs mêlés des grappes de l'acanthe,
Sur le tigre attaché par une agrafe d'or,
Roulent abandonnés ; sa bouche rit encore
En chantant Évoé ; sa démarche chancelle ;
Ses pieds nus, ses genoux que la robe décèle,
S'élancent ; et son oeil, de feux étincelants,
Brille comme Phoebus sous le signe brûlant.
 
On constate que cette pente de son esprit vers l'antiquité dont il s'inspira au début de sa carrière, renaît vers la fin, dans son livre : les Destinées, où les formes sinistres de la fatalité, que les anciens avaient dramatisées en créant les figures des « Moires, » réapparaissent personnifiées de nouveau avec un sentiment plus moderne.

Ce sont bien les mêmes tortureuses qui ont toujours possédé l'antique planète, et qu'il nous représente :

Sous leur robe aux longs plis voilant leurs pieds d'airain,
Leur main inexorable et leur face inflexible ;
Montant avec lenteur en innombrable essaim,
D'un vol inaperçu, sans ailes, insensible,
Comme apparaît, au soir, vers l'horizon lointain,
D'un nuage orageux l'ascension paisible.
........................
Et le choeur descendit vers sa proie éternelle,
Afin d'y ressaisir sa domination
Sur la race timide, incomplète et rebelle.
On entendit venir la sombre légion
Et retomber les pieds des femmes inflexibles,
Comme sur nos caveaux tombe un cercueil de plomb.
Chacune prit chaque homme en ses mains invisibles ;
Mais plus forte à présent dans ce sombre duel,
Notre âme en deuil combat ces esprits impassibles.
Nous soulevons parfois leur doigt faux et cruel.
La volonté transporte à des hauteurs sublimes
Notre front éclairé par un rayon du ciel.
Cependant sur nos caps, sur nos rocs, sur nos cimes,
Leur doigt rude et fatal se pose devant nous,
Et, d'un coup, nous renverse au fond des noirs abîmes.

On dirait vraiment qu'il a « l'âme projetée hors du corps » tant le poëme se spiritualise, tant la pensée s'enveloppe de longs et diaphanes vêtements, tant elle aspire à se préserver dans le tour de ce qui implique le banal ou le familier. Sa physionomie a ce même cachet de haute réserve. Ses amis prétendent qu'il s'en enveloppait « comme d'une armure d'acier poli contre les bas contacts des hommes. » « Je crois bien, » écrit un biographe, « qu'il gardait encore son armure quand il était seul, pour se défendre de la familiarité de vulgaires pensées. Sa distinction manquait un peu de bonhomie, soit. S'il y avait quelque excès dans ce goût du noble, dans ce respect de soi-même, il n'est pas à craindre que cette particularité de sa nature devienne contagieuse. » Sa tête a plutôt des fibres que de la chair. Le profil est mince, 1'oeil et le front ont une tendance à s'enlever vers la nue comme dans le masque byronien ; le nez est long et l'absence de moustache donne à la lèvre quelque. chose de plus mordant; « les cheveux bouclent légèrement, mais le col militaire, en forçant la tête à rester toujours droite, imprime à l'attitude un cachet de raideur un peu anglaise. La main longue trahit la race et sort des manches étroites d'une redingote à la propriétaire. » Tel est l'homme qui avait un instant troublé le coeur de Delphine Gay. Ce poëte resté si délicat, si pur, en s'attelant au char romantique, connut-il dans toute sa force ce vertige des sens dont il fit dans le le type de Satan, l'amant d'Eloa, un mélange « de grâce et de scélératesse ? » Nous ne le croyons guère et jusque dans les mouvements de l'âme il garde sa nature fine, discrète, mesurée. Distançant les autres avec un certain orgueil peut-être, en son Moïse, avait-il bien réellement cru cacher sa personnalité à lui dans celle de l'homme étrange tout à coup isolé de ses frères à force de grandeur :

Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient-hélas ! d'y voir plus que mon âme,
J'ai vu l'amour s'éteindre et l'amitié tarir.
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M'enveloppant alors de la colonne noire,
J'ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j'ai dit dans mon cceur: Que vouloir à présent ?
Pour dormir sur son sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l'effroi sur la main qu'elle touche,
L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bouche ;
Aussi loin de m'aimer voilà qu'ils tremblent tous,
Et quand j'ouvre mes bras on tombe à mes genoux.
O Seigneur ! j'ai vécu puissant et solitaire,
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.

Dans cet accablement superbe, il est impossible de ne pas deviner que le poëte se revêt aussi du nuage sacré, et que, de son entretien, s'exhale « cette mélancolie de la toute puissance, cette tristesse d'une supériorité surhumaine qui isole, ce pesant dégoût du génie, du commandement, de la gloire, de toutes ces choses qui font du poëte, du guerrier, du législateur, un être gigantesque et solitaire, un paria de la grandeur. » Sainte-Beuve en peignant les batailles du romantisme, avait écrit :

Hugo puissant et fort, Vigny soigneux et fin,
D'un destin inégal, mais aucun d'eux en vain,
Tentaient le grand succès et disputaient l'empire.
Lamartine régna ; chantre ailé qui soupire,
Il planait sans effort. Hugo, dur partisan,
( Comme chez Dante on voit Florentin ou Pisan,
Un baron féodal ), combattit sous l'armure,
Et tint haut sa bannière au milieu du murmure.
Il la maintient encore ; et Vigny, plus secret,
Comme en sa tour d'ivoire avant midi rentrait :
 
Sainte-Beuve rend ainsi, d'un coup de crayon, ce caractère de l'auteur de Cinq-Mars qui ne fut point un Walter Scott français. La Tour d'ivoire de Vigny, c'était le moule châtié, pur, inaccessible à toute familiarité vulgaire de style, où il enfermait sa pensée ; mais c'était aussi le temple où il jouait au pontife, où il dérobait l'énervement de l'impuissance. Et peut-être son froid mépris des hommes l'a-t-il porté à les fuir trop tôt, à fermer trop vite derrière lui la porte de la Tour d'ivoire.

Dans les cohortes romantiques, presque tous étaient des shakespeariens. Vigny avait traduit Othello. Emile Deschamps donna Macbeth et Roméo et Juliette. A ceux-là on pouvait appliquer le mot de René : « Ces chantres sont de race divine ; ils possèdent le talent le plus incontestable dont le ciel ait fait présent à la terre. » Affamés de réalisme, ils trouvent la vérité dans l'interprétation de la douleur. Pleins de défauts et pleins de passions, ils représentent une poésie enragée de soleil, dont la végétation altière, furieuse, est la plus haute explosion de la vie ; dans laquelle il semble qu'on puise les sèves comme aux entrailles mêmes du sol. Vous revenez peut-être d'explorer l'avenue de colonnes du Parthénon, et les statues foudroyées de l'art classique. Vous vous trouvez tout-à-coup à l'entrée de cette forêt vierge du romantisme, où quelque chose d'énorme, de surprenant vous saisit. Ce ne sont plus les souffles des dieux qui frémissent dans les pins sacrés ; un accent plus humain frissonne dans l'air et remue les feuillages de la base à la cime ; un peuple d'animaux bruit, éclate en fusées prismatiques ; l'homme vous apparaît souverain d'un nouveau continent qu'il remplit de ses chants imprévus, dont le rhythme, comme aux premiers jours du monde, fascinerait jusqu'à l'antique serpent.

Deschamps, dans une épître à de Vigny, lui parlait cependant de cette lyre :

Que Chénier réveilla si fraîche, et dont l'ivoire
S'échappa sanglant de ses mains.

Deschamps appartenait donc à cette génération qui ramena parmi nous avec de Vigny la muse de Chénier, chez laquelle l'inspiration s'imprégna, dès l'origine, des parfums grecs, mais dont l'éclat fit disparaître le faux quintessencié de la tragédie asthmatique ; alors cette queue de l'ancienne école s'accrochait en désespérée, nous l'avons constaté, après le vers conventionnel et didactique de l'école de Delille espérant rester descriptive :

Quand soudain se rouvrit avec rapidité
Le rocher dans sa veine. André ressuscité
Parut. Hybla rendait à ce fils des abeilles
Le miel frais dont la cire éclaire tant de veilles.
Aux pieds du vieil Homère il chantait à plaisir,
Montrant l'autre horizon, l'Atlantide à saisir
Des rivaux sans l'entendre y couraient pleins de flamme.

Sur les pas des chefs s'avançaient résolûment l'auteur des Poëmes antiques, puis l'auteur de l'Epïtre aux mânes de Joseph Delorme, et de la fameuse épopée lyrique intitulée : Romance sur Rodrigue, dernier roi des Goths. Le frère d'Emile, Antony Deschamps, le Léopold Robert du romantisme, écrivait ses Italiennes. A côté de Victor Hugo, Auguste Vacquerie lançait deux volumes de vers : l'Enfer de l'Esprit, les Demi-Teintes, mais avec un sentiment si personnel, qu'il fait dire à Gautier : « La volonté, chez lui, domine toujours l'inspiration et le caprice... sa pensée, haute, droite, peu flexible, ne connait pas les moyens termes, et, quand par hasard elle se trompe, c'est avec une conscience imperturbable, un aplomb effrayant et une rigueur de déduction qui vous stupéfie. » Le feu et le mordant de la note se rencontrent chez Vacquerie avec une puissance de concentration étrange. Il a le contour tranchant, la coupe mâle et sans fioritures. Le dialecticien perce dans le poëte; il est froidement violent. Tragaldabas est l'exultante achevée du vice, de l'abjection ; les teintes sont plaquées avec une sorte de brièveté tranquille dont rien ne saurait rendre les colorations. Les plaies humaines exhalent toute leur pourriture ; il y a comme une contagion de cynisme qui vous gagne de telle façon, qu'étourdi, on se demande si l'on ne va pas tout à l'heure marcher sur les mains, les pieds en l'air, sous la projection d'un gourdin. Le vice y flamboie vraiment sous l'oripeau du seigneur : « Dans sa froide outrance, le poëte, parfaitement tranquille, pousse les choses jusqu'à leur dernière conséquence tragique, le point de vue une fois accepté » ; mais, de lui aux autres disciples de Victor, comme on disait, il n'est aucune transition, aucun point de repère, tant il reste personnel dans son hugotisme.

Les habitués de la rue Notre-Dame-des-Champs, Hugo, Vigny, avaient vivement acclamé un jeune homme, un penseur dont Sainte-Beuve aimait beaucoup, je crois, qu'on lui demandât des nouvelles au déclin de sa vie ; il se faisait appeller Joseph Delorme, et personne ne nous démentira si nous disons que le grand critique avait cru devoir poser, dans une de ses notices aux poésies de Joseph Delorme, sa première pierre à l'édification d'une statue pour le poëte mort si jeune, auquel on pouvait appliquer ces paroles de Senancour dans Oberman : « Je l'ai vu, je l'ai plaint, je le respectais, il était malheureux et bon. Il n'a pas eu des malheurs éclatants ; mais en entrant dans la vie il s'est trouvé sur une longue trace de dégoûts et d'ennuis ; il y est resté, il y a vécu, il y a vielli avant l'âge, il s'y est éteint. » Sainte-Beuve traçait ce portrait avec la même complaisance lorsqu'il était question devant lui de l'auteur des Consolations et des Pensées d'Août, et il n'y a qu'à s'en rapporter aux parnassiens pour nous donner leur profil aux deux crayons, mieux que personne au monde. Nous n'en voulons comme preuve que la préface de Lamartine en tête de Raphaël, où l'auteur des Méditations se sculpte en toute naïveté, à lui même, son albâtre séraphique.

Ce Joseph Delorme, qui publie ses premières poésies sous ce nom d'emprunt, a deux physionomies bien distinctes : l'une où perce l'aiguillon d'une nature toute sensuelle, mais où il est aussi « sévère dans la forme » que « religieux dans la facture » ; la seconde, où l'élan mystique l'emporte, où l'idée atteint des cimes plus graves, étrangement chrétiennes.

Dans cette première période de sa vie, il se fait reconnaître parmi les fervents du romantisme, à l'engouement et à l'ivresse que lui communiquait, à travers une mâle enveloppe, l'essaim des baisers de feu de la rime :

Rime, tranchant aviron,
Eperon
Qui fends la vague écumante ;
Frein d'or, aiguillon d'acier
Du coursier
A la crinière fumante ;
Agrafe, autour des seins nus
De Vénus
Pressant l'écharpe divine,
Ou serrant le baudrier
Du guerrier
Contre sa forte poitrine ;
Col étroit, par où saillit
Et jaillit
La source au ciel élancée,
Qui, brisant l'éclat vermeil
Du soleil,
Tombe en gerbe nuancée ;
Anneau pur de diamant
Ou d'aimant
Qui, jour et nuit dans l'enceinte,
Suspends la lampe où la soir
L'encensoir
Aux mains de la vierge sainte ;
Clef qui, loin de l'oeil mortel,
Sur l'autel
Ouvres l'arche du miracle ;
Ou tiens le vase embaumé
Renfermé
Dans le cèdre au tabernacle ;
Ou plutôt fée au léger
Voltiger,
Habile, agile courrière,
Qui mènes le char des vers
Dans les airs
Par deux sillons de lumière.
O rime ! qui que tu sois
Je reçois
Ton joug ; et longtemps rebelle,
Je te promets
Désormais
Une oreille plus fidèle.
Mais aussi devant mes pas
Ne fuis pas
Quand la muse me dévore,
Donne, donne par égard
Un regard
Au poëte qui t'implore !
Dans un vers tout défleuri
Qu'à flétri
L'aspect d'une règle austère,
Ne laisse point murmurer,
Soupirer
La syllabe solitaire.

Ce qu'il a y de trop flottant, de trop vaste dans le domaine de l'idée, emboîté dans le mètre positif et absolu du rhythme, a communiqué aussi à la prose de Joseph Delorme une facture concise, serrée ; on dirait que la pensée du poëte si impalpable, si vaporeuse lorsqu'elle jaillit de son cerveau, se cristallise en passant dans le moule des rimes, afin d'en sortir comme un pur joyau et de scintiller au soleil d'un art merveilleux; en sotte que les autres travaux en prose s'en ressentent aussi. Chez quelques auteurs, la vérité exprimée ressemble peu souvent à la vérité conçue. La langue ne saurait rendre tout: il y a un au-delà qui s'étend indéfiniment pour l'esprit, alors même que l'expression croit avoir tout serti dans le mot. Eh bien ! remarquons-le, chez Sainte-Eeuve ou chez Joseph Delorme le romantique, le contour est arrêté, l'ombre s'accuse, la phrase est une, modelée par l'écrivain avec la même énergie que le pouce arrête, unit., enveloppe l'argile. Ce qu'on rencontre en général de nuages amoncelés dans une pièce de vers, se transforme chez Sainte-Beuve et semble au contraire fixé, comme les nuages de marbre d'un bas-relief; c'est ce qui donne à ce fouilleur, même lorsqu'il épilogue, ce caractère de certitude et de rigueur, si logique, si indiscutable.

Le Globe jetait alors, sur l'école novatrice, des regards assez peu bienveillants, et la patience échappait souvent à JosephDelorme, et le faisait répondre vertement au nom de ses confrères. « On a commencé par les accuser de mépriser la forme, disait-il, maintenant on leur reproche d'en être esclaves. Le fait est qu'ils tiennent à la fois au fond et à la forme ; mais celle-ci une fois trouvée, comme elle l'est aujourd'hui, ils n'ont plus guère à s'en inquiéter, et les chicanes que l'école critique soulève à ce propos ressemblent à une escarmouche de l'arrière-garde, quand la tête de la colonne est passée. » En remontant par un élan sincère aux langues anciennes, il prouvait avec triomphe que les vers les plus beaux du Parnasse romantique étaient frappés « à la manière des vieux d'avant Boileau », qu'ils arrivaient d'un bond aux poëtes antiques, si souvent travestis par l'alexandrin de Racine, et que leurs vers à eux participaient de cette noble origine grecque, s'y rattachant surtout « par le nourri le large, le copieux ». « Les vers de cette espèce, disait-il, sont pleins et immenses, drus et spacieux, tout d'une venue et tout d'un bloc, jetés d'un seul et large coup de pinceau, soufflés d'une seule et longue haleine; et quoiqu'ils semblent tenir de bien près au talent individuel de l'artiste, on ne saurait nier qu'ils ne se rattachent aussi à la manière et à la .facture. » Lui-même n'en offrait-il pas un exemple dans un de ses sonnets imité de Keals : En s'en revenant un soir de novembre.

Puissante est la bouffée à travers la nuit claire,
Dans les buissons séchés la bise va sifflant ;
Les étoiles du ciel font froid en scintillant,
Et j'ai pour arriver bien du chemin à faire.
Pourtant je n'ai souci ni de la bise amère,
Ni des lampes d'argent dans le blanc firmament,
Ni de la feuille morte à l'affreux sifflement,
Ni même du bon gite où tu m'attends, mon frère !
 
Dans un des vers de ces quatrains, il se plaisait à faire remarquer qu'à dessein il avait redoublé les sons en an pour rendre l'effet du scintillement. Les anciens, ajoutait-il, sont amoureux de ces effets, et nos adversaires regardent cela comme une faute en français. N'avait-il pas le droit de s'écrier en toute science :

Ne ris pas des sonnets, ô critique moqueur

Il était juste de regarder chez Joseph Delorme cette face de l'art qui relève de la forme rhythmique, métrique, musicale, et nous donne plus tard avec son large courant, le poëte des Pensées d'Août. Ce poëte, dont la jeunesse comportait alors le reflet de tous les embrasements du néophyte, marchait dans une voie bien distincte de celle que devait parcourir le chantre des Consolations. La souffrance, l'ennui monstrueux, le élans sans terme, sans cause, agitaient cette grande âme en proie à « une sensibilité délirante, » et qui retournait contre elle-même sa force d'activité. Lorsque, plus tard, Sainte-Beuve revenait à cette terrible époque, il lui arrivait, en parlant de ce fameux ego, comme d'un autre, de raconter aussi la fin de Joseph Delorme. Il prétendait, qu'emporté doucement vers la tombe, il y descendit avec sérénité, « que sa lyre à lui-même, grâce à de précieux secours, s'était montée plus complète et plus harmonieuse, et que ses plaintes y résonnaient avec plus d'abondance et d'accent. »

Sainte-Beuve réussit-il jamais à se persuader cette prétendue disposition « du poëte mort jeune à qui l'homme survit ? » « Nous avons presque tous un homme double en nous, a-t-il écrit quelque part ; Saint-Paul l'a dit, et Racine l'a chanté. Moi aussi, me sentant double, je me suis dédoublé, et ce que j'ai donné dans les Consolations était comme une seconde moitié de moi-même et qui n'était pas la moins tendre. » Quelques-uns qui avaient écouté avec complaisance tous les aveux de Joseph Delorme, et s'écriaient comme Musset :

Les chants désespérés, sont les chants les plus beaux

Ceux-là, trouvaient que Joseph s'était guéri trop vite de son incrédulité savante, et qu'il s'était aussi consolé trop tôt. Quoi qu'il en soit, cette seconde partie, de son poëme les Consolations, tout en révélant une sorte de renaissance morale, nous paraît trop analytique, trop réfléchie, pour garder en ses larges ondes une intensité de sentiment qui soit comparable à l'emportement, à l'audace de son premier jet. L'essor s'est ralenti. On croirait qu'après avoir trouvé un asile dans son désespoir, il a fini par l'user en le commentant, et c'est en voyant la philosophie s'emparer de lui sans secousse, qu'il écrivait comme un adieu :

Ne coulez plus, larmes de poésie ;
C'était un rêve, une dernière erreur !
Il n'est plus rien désormais dans la vie,
Pleurs de rosée, il n'est plus une fleur.
Que feriez-vous, larmes de poésie ?

Mais il ajoutait, au lendemain du jour où le coeur de Joseph Delorme s'éteignait par lentes vibrations en lui : « Aujourd'hui on me croit seulement un critique ; mais je n'ai pas quitté le poëme sans y avoir laissé tout mon aiguillon. »


Le Camp des Tartares
Petrus Borel

L'ÉTÉ de 1831 est une date dans l'histoire du romantisme. Une poignée de jeunes gens groupés autour de Petrus Borel, le lycanthrope, ayant loué une maison en haut de la montagne Rochechouart, s'y installèrent pour travailler et rêver. Ils appelaient l'habitation leur montagne, par dérision envers les Saints-Simoniens établis à Ménilmontant. Une sainte horreur du convenu les dirigeait : la haine du bourgeois, haine si substantielle, si forte, qu'elle nourrit ceux chez lesquels elle est restée incrustée, comme le lierre dans une muraille. Nous ne serons point démenti si nous disons qu'aujourd'hui il n'est pas un homme de lettres qui ne s'évertue, sans y parvenir, à se créer une pareille île de Robinson au milieu de Paris ; mais de rares privilégiés réussissent. Il y a une joie que comprennent seuls les artistes, à défendre son réduit, une joie immense à deviner derrière la porte verrouillée une redingote forcée à la retraite et dont le propriétaire ne pourra venir poser ses coudes sur les marges blanches du manuscrit.

Ce contact avec les réguliers, les habitants de la montagne Rochechouart ne le redoutaient plus. Effroi du quartier, ils avaient donné à leur groupe le nom de Camp des Tartares. On y vivait en plein air, sous des tentes. C'étaient Bouchardy, Philothée O'Neddy, Piccini, Jules Vabre, Jehan Duseigneur, Gautier, Gérard, Auguste Mac Keat ; etc. Le vêtement fut prohibé. Les épiciers et les gens à professions libérales du quartier portèrent plainte. Ils prétendirent qu'en passant devant les murs derrière lesquels s'abritaient ces nudités, l'innocence de leurs chastes matrones d'épouses était gravement atteinte : ce qui amènerait à conclure qu'une femme honnête ne doit plus circuler en voiture ou à pied dans les rues, les maisons qui les bordent abritant au moins deux ou trois adultères chaque jour ; pas plus ne devraient-elles passer devant des établissements de bains, à moins que l'autorité n'ordonne aux baigneurs, au nom des moeurs, d'entrer tout habillé dans la baignoire. Le commissaire de police, assourdi par les bouchers, les huissiers, les médecins, les notaires, les avoués, les quincaillers et les apothicaires, se crut obligé de faire une descente au Camp des Tartares et d'ordonner des caleçons. La chose fut solennelle. Le soir, les pharmaciens ou les clysos à jet continu et les grimoiristes, les pompiers et les conseillers municipaux, ayant défendu l'honneur de leur dame et de leurs demoiselles, entrèrent dans des lits bassinés avec la satisfaction d'un réquisiteur qui vient d'arracher au jury une sentence capitale.

Le Camp des Tartares ne fut plus troublé. Alphonse Brou, employé à la mairie, apportait des bons de pains et de saucissons. On avait enlevé, pour les besoins de la tribu, deux femmes : la première était la concierge ; la seconde, celle d'un épicier du coin de la rue Rochechouart. Au milieu du jardin une fontaine en pierre portait cette inscription : le mauvais temps me fait cracher. Mais la légende se trouvait ainsi libellée, comme celle d'une monnaie des fous : le ma. uva. iste. mps. me fa. itcrac. her. Un jour, on confectionna un mannequin de grandeur naturelle ; on le fit sauter dans un drap ; cela causa une horrible frayeur à Alphonse Brou, qu'on s'efforçait de convaincre que le prétendu mannequin était un cadavre et qu'il s'agissait d'une violation de sépulture. L'indépendance atteignit les limites extrêmes ; jamais on ne fut plus délicieusement bercé par les vociférations des bourgeois.

« Il y a dans tout groupe, dit l'auteur du chapitre sur le petit Cénacle, une individualité pivotale, autour de laquelle les autres s'implantent et gravitent comme un système de planètes autour de leur astre. Petrus Borel était cet astre ; nul de nous n'essaya de se soustraire à cette attraction. »

Petrus tenait de naissance une tristesse, un dédain pour l'humanité, que ceux qui continuent à porter une immense haine aux représentants de deux ou trois catégories sociales recueillent avec joie. Sa figure semblait empreinte à la noble effigie du type espagnol ou arabe, tant l'expression jaillissait d'un lointain de siècle, tant la bouche savait tenir à distance par son impérieuse tranquillité.

Les cheveux étaient taillés en brosse ; la barbe, d'un noir de ténèbres, coupée en pointe, pareille à celle d'Eugène Devéria, aveuglait le bourgeois, écrasait, humiliait, bafouait, torturait les mentons philistins, et faisait battre leurs mâchoires. Avec la meilleure volonté du monde, il était impossible de dire pour cette barbe, comme Rosalinde dans Comme il vous plaira : « Dieu lui en enverra une plus longue, s'il est reconnaissant envers le ciel ; » car le ciel ne pouvait avoir mieux suspendu et mieux fourni une barbe au menton d'un homme.

Petrus Borel possédait donc la beauté nostalgique dont l'expression violente les femmes, les dompte, les dévore, les agrandit, les accable d'une invincible prostration, leur fait tendre les mains vers le farouche captateur de nubilité... Il y a bien à travers les tristes évolutions de ces yeux là une révélation d'homme aimant à nomadiser, épris de l'exotisme des verdures et des torrents dont les chamelles boivent l'ombre. Un oeil d'Européen n'enregistre à l'aide de son pâle soleil que des images indécises ; celui-là parait brûlé aux feux qu'absorbent les poitrines nubiennes, haletant sur des peaux de lion. Ce masque étrange dé l'auteur des Rhapsodies, où la passion est imprégnée dans les tons chaudement fauves du visage, communique en sa hautaine immobilité, une puissance d'âme extraordinaire. On dirait que le jet du regard est prêt à s'enfoncer sous la cuirasse de chair d'un interlocuteur, et à découvrir les tortuosités de conscience les mieux dérobées. Cette beauté si généralement reconnue, causa de sourdes haines à Petrus Borel. Plus les représentants d'un pouvoir civil s'aperçoivent qu'ils sont laids, repoussants, ignobles même, plus ils deviennent âpres à la chasse à l'homme. Ils firent arrêter le poëte un jour, sous prétexte que, revêtu d'un gilet à la Robespierre, il avait la démarche révolutionnaire (sic). Le fait a besoin d'être authentiqué plusieurs fois sous la plume. On ne ferait pas mieux aujourd'hui.

Grand et mince, le chef de la tribu du Camp des Tartares, n'aurait certainement jamais atteint à une mention dans le chapitre des Jeunes France, à propos de l'obésité en littérature. Né à Paris en 1809, il commença son éducation au petit Séminaire de Sainte-Elisabeth. L'abbé Marduel le fit entrer au petit séminaire de Saint-Roch. Malgré les théories cléricales, Petrus Borel n'en disait pas moins très-haut : « je suis républicain comme on l'est parmi les peaux-rouges » Vers 1826, il entra chez l'architecte Bourlac qui, on s'en souvient, fit construire le Cirque Olympique. Petrus Borel s'adonna à l'architecture pendant sept ou huit ans, mais sans consentir à rester chez un maître. Il bâtit trois maisons et eut trois procès, car il refusait toujours de suivre les plans ; car, à tout prix, il fuyait « la platitude et le commun. »

Il suffit de lire les revues de 1833, pour se rendre compte de la lutte effroyable qui se livrait entre les romantiques et les classiques. - « Que veulent-ils, disaient les académiciens, ces mondains et ces forbans ? A qui s'adresse la menace de leurs bras musculeux, et de leurs poings toujours fermés ? Ils hurlent, ils tempêtent, ils sacrent, ils blasphèment ; les poëtes vocifèrent, les peintres écument, les architectes lèvent le pic, les sculpteurs brandissent le marteau. On croirait assister à une séance du tribunal de Saint-Vehmé, conspirant la mort des rois et la ruine de l'état ; et à les entendre fulminer contre le mensonge social, contre l'impureté des mariages, et organiser la croisade contre les institutions civiles et politiques, quelque révolutionnaire de nos jours serait peut-être tenté de les prendre pour les précurseurs du socialisme. » Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'au fond, le Camp des Tartares, c'est-à-dire Petrus et ses amis, ne s'inquiéta nullement de la forme du gouvernement. Ce qu'ils voulaient démolir, c'était le bourgeoisisme dans l'art. Mais les solitaires de la montagne Rochechouart retrouvaient l'ennemi partout, comme nous le retrouvons chez les bourgeois d'aujourd'hui, lâchant de tous côtés les robinets d'eau chaude de l'ordre moral.

Pour comprendre l'horreur qu'inspiraient ces gens, nous n'avons qu'à nous baser sur l'horreur qu'ils nous font à présent, et à nous dire, qu'en 1830, le nombre de leurs adversaires dépassait celui de l'époque actuelle ; seulement ils étaient, moins dangereux. Aujourd'hui, les bourgeois rentiers en remplissant une profession libérale, se font dénonciateurs près de la Sainte Hermandad, de tel ou tel écrivain qui les gêne ou qu'ils jalousent ; en sorte que le pouvoir n'a pas assez de flatteries pour eux. Nous ne parlons point du bourgeois devenu rédacteur, qu'on voit se trémousser dans certaines colonnes, y répandant avec le blaireau qui lui sert de plume, la poudre mousseuse qu'il emploie pour se savonner le menton. Celui-là ne trompe personne. Nous parlons de ces maltôtiers répandus par le monde, qui n'ont point encore perdu l'espérance que le roman soit le reflet de leurs chastes embrassements, que la peinture redevienne honnête, la poésie sans rejets, la musique rhythmée comme un pont-neuf, et qui, en se levant chaque matin, se signent avec effusion devant « l'ordre de choses et son auguste famille. » Ceux-là, par ce qu'ils sont restés aujourd'hui, peuvent nous expliquer pourquoi, en 1830, leurs aïeux, les épiciers modérés, créèrent l'irréconciabilité entre l'art et les bourgeois.

Et ce dogme fondamental de la petite colonie du Camp des Tartares, est dévoilé par Philothée O'Neddy dans ce passage de son livre : Feu et Flamme, par Philothée si souvent nommé sous la plume de Petrus Borel :

Longtemps à deux genoux le populaire effroi
A dit : Laissons passer la justice du Roi !
Ensuite on a crié et l'on crie encor - Place !
La justice du peuple et de la raison passe ! –
Est-ce qu'épris enfin d'un plus sublime amour,
L'homme régénéré ne crira pas un jour : -
Devant l'art Dieu, que tout pouvoir s'anéantisse,
Le poëte s'en vient : Place pour sa justice!

C'est à ce moment qu'on vit naître la confrérie des Bousingots, qui fut une diversion du romantisme. Et voici ce que nous lisons à ce sujet dans une collection de documents bibliographiques publiée chez Pincebourde sur les romantiques, par Charles Asselineau
  
« La qualification de bousingots ne fut jamais acceptée par les Jeunes France de la camaraderie de Petrus Borel. Elle leur fut au contraire infligée à l'occasion d'un procès au tribunal de police municipale, qui fit quelque bruit en son temps. Quelques camarades furent arrêtés une nuit dans les rues de Paris, pour avoir chanté trop haut et trop tard une chanson dont le refrain était : Nous ferons, ou nous avons fait du bousingo, (du bruit, du bousin.) C'était au moment du fameux complot de la rue des Prouvaires : la police, alarmée, engloba les perturbateurs dans la poursuite, et l'affaire se résolut pour quelques uns d'entre eux, par une incarcération de quelques jours à Sainte-Pélagie. Gérard de Nerval, un des incarcérés, a consacré dans un article intitulé Mes Prisons, inséré dans la Bohême Galante, le souvenir de cette algarade. Cependant l'affaire avait fait du bruit, et le mot bousingo était devenu populaire. Les journaux bien pensants affectèrent désormais d'appeler bousingots les ennemis de l'ordre et du repos public. Ce fut pour donner aux bourgeois et aux journalistes une leçon d'orthographe que les amis résolurent de composer collectivement un recueil de contes du Bousingo. Le projet, comme nous l'avons dit, n'eut pas de suite. Le seul Gérard, m'a-t-on assuré, aurait fourni sa contribution ; et le charmant conte de la Main enchantée, qu'il publia plus tard, fut composé exprès pour ce recueil.

« Le bousingo ou bousingot, que l'on retrouve fréquemment dans les lithographies du temps, avec son gilet à la Robespierre, sa grosse canne, sa longue barbe et ses longs cheveux, coiffe tantôt de la casquette rouge, tantôt du chapeau ciré, le bousingot transporta dans la vie politique le style et les allures de l'école romantique. Ce fut une variété du genre jeune France, mais aussi rude, aussi énergique que les autres étaient dandies et raffinées. En véritable artiste il trouva tout de suite et avec génie la plastique de son idée. La passion de la couleur et de la localité avait poussé les écrivains romantiques vers le luxe et l'éclat. Le bousingot opposa le brule-gueule et le petit-bleu, aux narguilehs et aux hanaps. Des mêmes fusées, des mêmes soleils de métaphores qui se tiraient ailleurs en l'honneur des marchesines et des cathédrales, il fit des cartouches pour tirer sur le roi et sur les sergents de ville ; mais c'était bien au fond le même procédé et la même poétiquen ».

Champavert, le roman de Petrus Borel, avait-il fait partie en principe de cette collection ?

En 1832, parût la première édition des Rhapsodies, chez Levasseur au Palais-Royal. On peut juger de la rudesse et du coupant de l'oeuvre par ces strophes adressées à un témoin de sa vie douloureuse :

Quand ton Petrus ou ton Pierre
N'avait pas même une pierre
Pour se poser, l'oeil tari ;
Un clou sur un mur avare
Pour suspendre sa guitare
Tu me donnas un abri.

Tu me dis : - Viens mon Rhapsode,
Viens chez moi finir ton ode ;
Car ton ciel n'est point d'azur,
Ainsi que le ciel d'Homère
Ou du provençal trouvère ;
L'air est froid, le sol est dur.
Paris n'a point de bocage ;
Viens donc, je t'ouvre ma cage,
Où, pauvre, gaîment je vis ;
Viens, l'amitié nous rassemble,
Nous partagerons ensemble
Quelques grains de chenevis.

- Tout bas, mon âme honteuse
Bénissait ta voix flatteuse
Qui caressait son malheur ;
Car toi seul, au sort austère
Qui m'accablait solitaire,
Léon, tu donnas un pleur.

Quoi! ma franchise te blesse ?
Voudrais-tu que, par faiblesse,
On voilât sa pauvreté?
Non! non ! nouveau Malfilâtre
Je veux au siècle parâtre,
Etaler ma nudité !

Je le veux, afin qu'on sache
Que je, ne suis point un lâche,
Car j'eus deux parts de douleur
A ce banquet de la terre,
Car, bien jeune, la misère
N'a pu briser ma verdeur.

Je le veux, afin qu'on sache
Que je n'ai que ma moustache,
Ma guitare, et puis mon coeur
Qui se rit de la détresse ;
Et que mon âme maîtresse
Contre tout surgit vainqueur.

Je le veux, afin qu'on sache
Que, sans toge et sans rondache,
Ni chancelier, ni baron,
Je ne suis point gentilhomme,
Ni commis à maigre somme
Parodiant lord Byron.

A la cour, dans ses orgies,
Je n'ai point fait d'élégies,
Point d'hymne à la déité ;
Sur le flanc d'une duchesse,
Barbottant dans la richesse,
De lai sur ma pauvreté.

Nous n'avons pas à discuter la beauté impressionnante de Champavert ; ce rugissement d'âme damnée, ces clameurs immenses, plus sincères que les cris byroniens en montant vers le ciel, s'accumulent, s'agrègent de toutes les fanges, se solidifient comme un banc de limon étalé au soleil. Jamais langue ne posséda une puissance évocatoire plus implacable. Ce sont nos haines à nous, auditeurs en petit nombre, qui sifflent dans Champavert, et non les haines d'un seul. On le sent bien dès la première page, ce poëte nous venge de l'ordre social et le lecteur l'écoute avec ivresse se faire l'écho de ces malédictions qu'il ne peut formuler que tout bas, et qui le font tressaillir d'aise lorsqu'elles revêtent l'exultant langage de Petrus Borel. Nous n'en voulons pour preuve, que le fragment du chapitre intitulé : Damnation :

« La plaine est obscure et solitaire, lève-toi, ma grande amie, et descendons le clos ; viens errer, là-bas, près de la citerne ; il y a bien longtemps que je ne me suis agenouillé sur cette terre ; le houx ombrageant son berceau mortuaire, a peut-être été brouté ? Allons voir.

- Oh ! non pas, ce houx est vert et touffu et l'herbe haute et belle ; mes pleurs sont une pluie féconde, et je les en arrose chaque nuit.

- Chaque nuit tu descends à la source ?

- Oui ! chaque nuit : quand tout dort en la maison, je me lève et descends faire ma prière sur sa tombe ; quand j'ai bien prié et bien pleuré sous le ciel, je me sens plus calme. La nature semble me pardonner mon crime ; il me semble entendre dans le silence universel une voix partant des étoiles, qui me crie : - Ton crime n'est pas le tien, faible enfant de la terre, il est aux hommes ! à la société !... que son sang retombe sur eux et sur elle !... Je rentre avant l'aurore, et je goûte alors un sommeil plus paisible et sans rêves affreux ».

Tous deux se dirigent vers la fosse. Champavert lance des blasphèmes dans la nuit, sans entendre les prières de Flava épouvantée.

« S'il était un Dieu qui lançât la foudre, continue-t-il, je le défierais ! Qu'il me lance donc sa foudre, ce Dieu puissant qui entend tout, je le défie!... Tiens, je crache contre le ciel! Tiens, regarde là-bas, vois-tu ce pauvre tonnerre qui se perd à l'horizon, on dirait qu'il a peur de moi. Ah ! franchement, ton Dieu n'est pas susceptible sur le point d'honneur ; si j'étais Dieu, si j'avais des tonnerres à la main, oh ! je ne me laisserais pas insulter, défier par un insecte, un ver de terre !

« Du reste, vous autres chrétiens, vous avez pendu votre Dieu, et vous avez bien fait, car, s'il était un Dieu, il serait pendable.

« Oh! si je tenais l'humanité comme je te tiens là, je l'étranglerais ! Si elle n'avait qu'une vie, je la frapperais de ce couteau, je l'anéantirais ! Si je tenais ton Dieu, je le frapperais comme je frappe cet arbre ! Si je tenais ma mère, ma mère qui m'a donné la vie, je l'éventrerais ! C'est une chose infâme qu'une mère ! ... Ah! si du moins elle m'avait étouffé dans ses entrailles, comme nous avons fait de notre fils !... Horreur !... Je m'égare !

« Monde atroce ! il faut donc qu'une fille tue son fils, sinon elle perd son honneur ! Tu as massacré le tien !... tu es une vierge Flava ! Horreur !...

« La pluie tombait à flots, le tonnerre mugissait, et quand les éclairs jetaient leurs nappes de flammes sur la plaine, on distinguait Flava échevelée; sa robe blanche semblait un linceul, elle était couchée sous les touffes du houx. Champavert, à deux genoux sur terre, de ses ongles et de son poignard fouillait le sable. Tout à coup, il se redressa tenant au poing un squelette chargé de lambeaux : - Flava ! Flava ! criait-il, tiens, tiens, regarde donc ton fils ; tiens, voilà ce qu'est l'éternité !... Regarde !

« Loi ! vertu ! honneur ! vous êtes satisfaits ; tenez, reprenez votre proie ! ... Monde barbare, tu l'as voulu, tiens, regarde, c'est ton oeuvre, à toi! Es-tu content de ta victime ? Es-tu content de tes victimes ? - Bâtard ! c'est bien effronté à vous, d'avoir voulu naître sans autorisation royale, sans bans ! eh ! la loi ? eh ! l'honneur ?... »

Tel est le chapitre le plus saillant de Champavert. Il est si peu d'esprits qui sachent contenir la haine, la haine irrémissible, la haine sans pactation avec l'ennemi, qu'il faut savoir gré à ceux qui ont le souffle assez puissant pour la porter de ne point s'en débarrasser au milieu du chemin.
 
Le violent, l'imprévu, les mauvais désirs montant comme un essaim de mouches à vers sur des cadavres, l'accent délibéré qui accuse toutes les figures pour la douleur et recherche la torture expressive de préférence à l'idéale sérénité de l'âme, voilà Champavert. Petrus Borel, le maître rudement personnel, semble avoir reconnu dans la souffrance le trait distinctif du visage humain. Et c'est à propos des oeuvres nées au commencement du siècle, qu'on remarquera que, dans l'art romantique, bien haïr a été parfois un auxiliaire de conception non moins merveilleux que la passion échevelée. En tout cas, le romantisme a fait  terriblement manoeuvrer le rugissement de l'homme moderne. Gautier, ce pur Grec, n'a-t-il pas dit dans Ténèbres, à propos des poëtes ;

Sur son trône d'airain, le destin qui s'en raille
Imbibe leur éponge avec du fiel amer,
Et la nécessité les tord dans sa tenaille.

Le romantisme nous oblige à reconnaître que les oeuvres trempées de haine comme dans un bain d'acide, ne s'évaporent pas. « La haine, a écrit Baudelaire, est une liqueur précieuse, un poison plus cher que celui des Borgia, car il est fait avec notre sang, notre santé, notre sommeil et plus des deux tiers de notre amour ; il faut en être avare. » Nous pensons comme le poëte des Fleurs du mal. Mettons-la donc, cette haine, dans un flacon imbrisable, et de temps à autre, buvons-en deux gouttes ; alors nous enfanterons peut-être, plutôt qu'avec un sentiment tendre, des créations aussi mâles que Champavert et que Feu et Flamme. En elle on ne peut nier qu'est la virilité, l'indépendance absolue ; l'amour est le domaine de tous, non pas la haine ; son dédain puissant nous élargit la poitrine. N'est-il pas vrai d'avouer que ceux qui la connaissent deviennent invulnérables, que rien n'entame leur tranquille attente de la destinée? Ils rient avec l'ineffable moquerie des forts, lorsque la brise leur souffle sous une fente, la tentation d'aimer. Le romantisme a fait revivre sous la plume de Petrus Borel, cet antagonisme qui se dévore lui-même. Il y a dans la grandeur d'un sentiment qui n'obéit à aucun calcul, qui est parce qu'il est, et qu'on prend comme il vient, il y a une autorité secrète qui fera toujours quelque chose de ceux qu'il saisira en haut ou en bas. Lequel est donc le plus fort, de l'amour ou de la haine ? C'est la haine, puisque comme nous le disions plus haut, elle est faite avec notre sang et plus des deux tiers de notre amour.

En 1839, nous retrouvons la société du Camp des Tartares, rue d'Enfer. Dumas venait d'offrir une fête masquée, square d'Orléans : les amis de Petrus Borel donnèrent aussi leur bal. La salle de danse était au premier ; l'infirmerie au rez-de-chaussée. Deligny, qui avait été secrétaire de la porte Saint-Martin, et qu'on appelait Loulou Deligny, s'habilla en grisette. Alphonse Brou - nous n'exagérons rien, - voulut le violer. Le premier qui descendit à l'infirmerie du rez-de-chaussée, fut Alexandre Dumas, qui s'était fait servir de la crème dans un crâne.

Ainsi se prononcèrent quelques uns des plus vifs incidents du romantisme. Aux ingénus qui s'imagineraient que le talent trouvait en 1830, les éditeurs qui lui font défaut aujourd'hui, nous n'avons à constater que ce seul fait : c'est que le roman de Champavert rapporta 1,000 francs à son auteur, et Madame Putiphar 2,000 francs. Petrus se vit forcé d'accepter le poste d'inspecteur de la colonisation en Algérie, à Mostaganem. Il y commença la construction du fameux château de Haute-Pensée, d'où l'on apercevait l'Espagne et d'où il envoyait ses rapports en vers, au ministère de l'intérieur. On le destitua en 1848. Vers cette époque, Marrast, son ennemi acharné, l'attaqua dans le National. Comme il était invisible chaque fois que les témoins de Petrus Borel se présentaient, Petrus jugea convenable de lui adresser deux commissionnaires, et l'affaire se termina à la honte de Marrast. Rétabli comme fonctionnaire dans la province de Constantine par le général Bugeaud, Petrus ne put achever cependant l'édification du château de Haute-Pensée qui manquait de toiture, lorsqu'arriva sa seconde destitution. De retour en France, les excès de travail altérèrent l'organisation du poëte, au point de lui faire perdre tous ses cheveux. Il prétendit alors que le ciel ne voulait pas qu'il eût la tête couverte, ce qui était assez logique, et se mit résolument à travailler sous la projection d'un soleil ardent. Il y gagna une congestion cérébrale dont il mourut.

Il est de certaines destinées qui, pareilles à celle d'Edgard Poë, portent écrit en elles, comme singulier tatouage, ce mot : damnation. Oui, la damnation est vraie, c'est-à-dire, que le malheur lorsqu'il est entré par une fissure invisible dans la destinée d'un homme, ne peut en être expulsé.

« Existe-t-il clone, demandait un esthéticien, une providence diabolique qui prépare le malheur dés le berceau, qui jette avec préméditation des natures spirituelles et angéliques dans des milieux hostiles, comme des martyrs dans des cirques? Y a-t-il donc des âmes sacrées vouées à l'autel, condamnées à marcher à la mort et à la gloire à travers leurs propres ruines ? » Certes oui, elle existe cette hideuse Providence, qui fait mouvoir pour la grande joie de tous, un paria, un enguignonné du sort, et qui jamais, jamais ne se lassera. Certes oui, elle est présente à ses côtés, cette force aveugle qui lui bouche toutes les avenues, fait dévier ses pas lorsqu'il se croit d'aplomb et ne se désarme même point au lit de mort ; qui forge dans toutes les mains un fer pour le frapper, de même qu'elle écrit dans toutes les têtes la formule d'un marché pour le vendre.

En général, si l'on condamne les filles qui étouffent leurs enfants quand ils naissent, c'est parce qu'elles réussissent à les soustraire aux projectiles qu'on lancerait plus tard sur eux du haut de tous les toits ; c'est parce qu'elles osent faire disparaître une victime qui, un jour, aurait peut-être atteint le bagne ou l'échafaud, et la justice n'aime pas à être volée : il faut qu'à l'heure dite elle trouve son mort ou son forçat. Eh bien, la même chose existe dans la société: il faut quelqu'un sur lequel puissent se concentrer toutes ses rages, toutes ses persécutions, et si l'on a pu s'écrier : « honneur avant tout à ceux qui ont aimé la poésie jusqu'à en mourir, » nous demanderons au contraire, qu'a-t-il fait pour naître ainsi ? par quelles bizarreries, par quelles flagellations imméritées, pour quel crime héréditaire la poésie et l'art viennent-ils pareils à d'antiques démons, cercler le cerveau d'un homme, et lui mettre au front une de ces marques, pour lesquelles la foule n'a jamais assez de ricanements ?


La Bohême romantique
Louis Bertrand, Philotée O'Neddy, Mallefille, Étienne Eggis.

DANS les rares amitiés qu'on nous accorde, il en est qui, si sincères qu'elles se présentent, ont la vertu d'être presque dégradantes par les expressions de pitié affectueuse dont elles nous honorent. A ce compte-là, il faudrait dire : foin de l'amitié ; car le langage de la pitié sur les lèvres d'un ami est une insulte. Lorsqu'on voit plaindre, en cette forme protectrice que revêt le critique, quelques individualités de poëtes disparus jeunes du monde, une certaine révolte s'empare de nous. Elles ne demandent certes pas une dédaigneuse obole de commisération, ces âmes fières ! Pourquoi allez-vous dévoiler avec un  accent de favoritisme hautain ce qu'elles ont caché toute leur vie ? Il y a dans cette façon de parler des « pauvres diables » de bohêmes, quelque chose qui nous enflammerait de rage si nous étions dignes de nous aligner à côté de ceux-là. Ayez un langage qui, en proclamant toute la vérité qui convient à l'histoire, ne les avilisse pas. Toute réelle misère se dérobe derrière l'oeuvre de l'esprit, et nous mériterions qu'on nous répondit lorsque, nous, les exhumeurs de cendres, nous racontons en termes qui les auraient fait rougir, les privations endurées : - Ah! ça, monsieur, qui vous croyez si spirituel à notre endroit, épargnez vous donc d'enfler votre veine au sujet de notre faim inrassasiable ! Si nous avons eu faim, c'est que nous avons préféré cela à autre chose ; nous ne vous avons pas prié de partager notre jeûne ou de le faire cesser ! Etant donné que, si l'on est poëte lyrique et qu'on vive de cet état, on doit être maigre à faire peur, soyez assez bon pour admettre que si nous avons choisi cette façon de nous sustenter, c'est qu'il nous a été indifférent d'engraisser ou non ; plaignez-nous d'être né ainsi, soit ; rutilez à votre aise sur notre organisation, cela vous regarde ; mais, de grâce, n'énumérez pas si piteusement le froid de nos orteils à peine couverts, et que l'effilochage de nos vêtements ne soit pas une rubrique à faire déborder les larmes faciles des vieilles femmes et des jeunes gens hypocondriaques. Rendez-nous notre dignité, corbleu ! et sachez que si nous avons été ce que nous sommes, c'est qu'au bout du compte, nous vous le répétons, cela nous a plu ; il n'y a que le bourgeois qui puisse se complaire à vos attendrissements bêtes !

Ceci donné, l'on admettra fort bien avec nous qu'on puisse portraiturer le poëte dans sa pauvreté sans commettre d'outrage. Nous saluons donc ceux qui ont préféré ses tortures plutôt que de se faire juter de la mélasse toute leur vie entre les doigts, et nous découpons le profil de Louis Bertrand qui s'est peint sous le pseudonyme de Gaspard de la Nuit :

« C'était un pauvre diable dont l'expression n'annonçait que misère et souffrance. J'avais déjà remarqué dans ce même jardin - l'Arquebuse à Dijon - sa redingote rapée qui se boutonnait jusqu'au menton, son feutre déformé que jamais brosse n'avait brossé, ses cheveux longs comme un  saule et peignés comme des broussailles, ses mains décharnées pareilles à des ossuaires, sa physionomie narquoise, chafouine et maladive qu'effilait une barbe nazaréenne ; et mes conjectures l'avaient charitablement rangé parmi ces artistes au petit pied, joueurs de violon et peintres de portraits, condamnés à courir le monde sur les traces du juif errant. »

Né à Dijon, Louis Bertrand avait débuté dans le Provincial, journa lrédigé par Théophile Foisset, et Charles Brugnot, le 1er mai 1828 avec une chronique de 1364, intitulée :  Jacques les Andelys. Un jour Sainte-Beuve avait vu entrer chez lui un jeune inconnu qui, après gracieuse réception, s'était mis à lire plusieurs petits poëmes d'un fini et d'une délicatesse d'exécution inouïe. Sainte-Beuve garda le manuscrit quelques jours, et communiqua à quelques intimes les pages de ce poëme, en prose, qui devait s'appeler Gaspard de la Nuit. C'étaient de petites pièces rhythmées, en façon de strophes, d'un émail et d'un fini précieux, qui s'appelaient, le Mapon, la Tulipe, la Chambre Gothique, les Sylves etc. Tout le moyen âge était groupé là, comme il est groupé dans un missel ou dans une église gothique. « L'originalité de l'auteur, disait le critique déjà cité, consiste précisément à avoir voulu relever et enfermer sous forme d'art sévère et de fantaisie exquise, ces filets de vin clairet qui avaient toujours jusque là coulé au hasard et comme par les fentes du tonneau. » C'était un travail d'architecte. Si l'on veut se rendre compte que chaque mot était détaillé comme les pierres d'une frise, chaque phrase creusée et enroulée autour de l'idée en manière de volute il n'y a qu'à lire les deux pièces suivantes :

LE GIBET.

« Ah ! ce que j'entends, serait-ce la bise qui glapit, ou le pendu qui pousse un soupir sur la fourche patibulaire ?
« Serait-ce quelque grillon qui chante tapi dans la mousse et le lierre stérile dont, par pitié, se chausse le bois ?
« Serait-ce quelque mouche en chasse sonnant du cor autour de ces oreilles sourdes à la fanfare des hallali ?
« Serait-ce quelque escarbot qui cueille en  son vol inégal un cheveu sanglant à ce crâne chauve ?
« Ou bien serait-ce quelque araignée qui brode une demi aune de mousseline pour cravate à ce col étranglé ?
« C'est la cloche qui tinte aux murs d'une ville, sous l'horizon, et la carcasse d'un pendu que rougit le soleil couchant. »

LA CHAMBRE GOTHIQUE.

Nos et solitudo plenae sunt diabolo.
La nuit ma chambre est pleine de diables.


« Oh ! la terre, - murmurai-je à la nuit, - est un calice embaumé dont le pistil et les étamines sont la lune et les étoiles.
« Et, les yeux lourds de sommeil, je fermai la fenêtre qu'incrusta la croix du Calvaire, noire dans la jaune auréole des vitraux.
Encore si ce n'était à minuit, - l'heure blasonnée de dragons et de diables ! - que le gnome qui se soûle de l'huile de ma lampe !
« Si ce n'était que la nourrice qui berce avec un chant monotone, dans la cuirasse de mon père, un petit enfant mort né !
« Si ce n'était que le squelette du lansquenet emprisonné dans la boiserie, et heurtant du front, du coude et du genou !
« Si ce n'était que mon aïeul qui descend en pied de son cadre vermoulu, et trempe son gantelet dans l'eau bénite du bénitier !
« Mais c'est Scarbo qui me mord au cou, et qui, pour cautériser ma blessure sanglante, y plonge son doigt de fer rougi à la fournaise! »

Il faut tout dire, Sainte-Beuve en écrivant sur Louis Bertrand, est quelque peu perfide et semble faire « la grimace d'un chat qui a bu du vinaigre ».

« De telles imagettes, disait-il, sont comme le produit du daguerréotype en littérature, avec la couleur en sus... Mais alors de telles comparaisons ne venaient pas. Plus d'un de ces jeux gothiques de l'artiste dijonnais, pouvait surtout sembler à l'avance une ciselure habillement faite, une moulure enjolivée et savante destinée à une cathédrale qui était en train de s'élever. Ou, encore, c'était le peintre en vitraux qui coloriait, et qui peignait ses figures par parcelles, en attendant que la grande rosace fut montée. »

Nous n'appellerons certes pas ces petits tableaux des imagettes, et nous avouerons à  la mémoire du grand critique, renier ce diminutif qui détonne dans l'appréciation si exactement prise du talent de Louis Bertrand.

La chanson du pélerin qui heurte pendant la nuit sombre et pluvieuse, à l'huis d'un châtel, adressée au gentil et gracieux trouvère de Lutèce, Victor Hugo, est une allusion dont chacun reconnaîtra le sens adroitement caché :

- Comte en qui j'espère,
Soient au nom du père
Et du fils,
Par tes vaillants reîtres
Les félons et traîtres
Déconfits

............
J'entends un vieux garde,
Qui de loin regarde
Fuir l'éclair,
Qui chante et s'abrite,
Seul en sa guérite,
Contre l'air.

Je vois l'ombre naître,
Près de la fenêtre
Du manoir,
De dame en cornette
Devant l'épinette
De bois noir.

Et moi barbe blanche
Un pied sur la planche
Du vieux pont,
J'écoute, et personne
A mon cor qui sonne
Ne répond.

- Comte en qui j'espère
Soient au nom du père
Et du fils,
Par tes vaillants reîtres
Les félons et traîtres
Déconfits.

Ce fut le sculpteur David d'Angers qui veilla les derniers jours de Louis Bertrand à l'hôpital Necker : c'était au commencement de Mai 1841. Le matin de sa mort, il arriva trop tard ; on avait eu le temps de descendre le cadavre à l'amphithéatre et d'en extraire, soit le foie, soit le cerveau. Lorsque la science eut prélevé son tribut, on fit cette chose de l'enterrement qui, dans les maisons de l'Assistance publique, est toujours économiquement tranchée. On évite de faire brûler les cierges sur ces bières en bois mince qui débarrassent le monde de gens aussi inutiles que des poëtes ou des écrivains. - « Cependant, raconte David dans une lettre publiée au tome 1 de la Revue du Maine et de l'Anjou,  j'ai vu avec reconnaissance une jeune fille émue à la vue de ce cercuil sans drap mortuaire, nu comme les inflexibles murs d'un cachot, et quelques vieilles faisant un signe de croix.

« L'orage qui grondait sourdement pendant ce triste trajet, fit entendre, à notre arrivée à la chapelle, son énergique et sombre rumeur. Le prêtre, assisté d'un servant, dit l'office des morts devant moi, seul représentant de la famille du pauvre abandonné des hommes. Pendant cette cérémonie, des éclairs ne cessèrent de déchirer le ciel et d'illuminer les saints de la chapelle, d'une lumière blafarde. Le prêtre partit ; je restai seul dans l'église, attendant pendant plus de trois quarts d'heure l'arrivée du corbillard ; le tonnerre hurlait violemment, et moi, gardien des restes inanimés mais éloquents du pauvre Bertrand, je sentais remuer au fond de mon âme un monde de sensations impossibles à décrire. - Quelques visages rongés par la maladie, paraissaient par intervalle à l'ouverture de la porte ; au fond de la chapelle, une soeur de l'hospice décorait un autel de guirlandes, pour la fête du lendemain.

« Le corbillard arriva enfin ; nous sortîmes de l'hospice pour nous rendre au cimetière de Vaugirard; la pluie tombait alors par torrents ; le char poursuivait sa route funèbre; nous étions seuls, le mort et moi, car l'orage avait chassé tous les promeneurs, et d'ailleurs, qui pouvait deviner que ces restes étaient ceux d'une intelligence élevée ?

« Le coup de sifflet du gardien du cimetière annonça l'arrivée d'un nouvel hôte dans la demeure de l'oubli ; deux hommes prirent le cercueil, et le confièrent à l'une de ces bouches altérées et béantes toujours prêtes à engloutir indistinctement le crime, la vertu, le génie et l'ignorance stupide. La terre résonna sourdement sur les planches caverneuses, et lorsqu'elle se fut élevée en monticule, et ne parut plus qu'une cicatrice, j'adressai un dernier adieu à la triste relique. Je fis planter une croix, portant pour inscription un nom qui sans doute fût devenu populaire, si les hommes, moins absorbés dans leur égoïsme, se fussent préoccupés de soutenir le génie étouffé trop souvent par l'envie et l'indifférence. »

Telle s'acheva cette lugubre existence, dont la triste fin n'aurait pourtant pas le pouvoir  de détacher de l'art ceux auxquels elle est encore et toujours réservée.

II.

Une figure bizarrement énergique était celle de Théophile Dondey. Il avait pris l'anagramme de son nom et en avait fait le pseudonyme de Philotée O'Neddy, parce qu'il possédait le même prénom que Théophile Gautier. C'était un des affiliés du clan de Petrus Borel à la montagne Rochechouart, un paroxyste effréné ; il ullulait dans le choeur athlétique des Jeunes France. Son poëme de Feu et Flamme est resté l'expression si nette, si absolument précise de l'époque, que jamais document plus local ne pourra être exhumé.

Dans quelques pages hardies et brutalement découpées, nous mettons le doigt sur toutes ces figures du temps qu'on rencontrait souvent chez Jehan du Seigneur. Le poëme est divisé par nuits. Noua donnons les Rodomontades du premier nocturne :

Bohémiens sans toits, sans bancs,
Sans existence engainée,
Menant vie abandonnée
Ainsi que des moineaux francs
Au chef d'une cheminée.
PETRUS BOREL.


Pour un peintre moderne, à cette heure de lune,
Ce serait, sur mon âme, une bonne fortune
De pouvoir contempler avec recueillement
La scène radieuse au sombre encadrement,
Que le jeune atelier de Jehan, le statuaire,
Cache dans son magique et profond sanctuaire !

Au centre de la salle, autour d'une urne en fer,
Digne émule en largeur des coupes de l'enfer,
Dans laquelle un beau punch aux prismatiques flammes.
Semble un lac sulfureux qui fait bouler ses lames,
Vingt jeunes hommes, tous artistes dans le coeur,
La pipe ou le cigare aux lèvres, l'oeil moqueur,
Le temporal orné du bonnet de Phrygie,
En barbe Jeune France, en costume d'orgie,
Sont pachalesquement jetés sur un amas
De coussins dont maint siècle a troué le damas

Et le sombre atelier n'a pour tout éclairage
Que la gerbe du punch, spiritueux mirage
............................................................
Quand on vit que du punch s'éteignait le phosphore
Mainte coupe d'argent, maint verre, mainte amphore,
Ainsi qu'une flotille au sein du bol profond,
Par un faisceau de bras furent coulés à fond.
Rivaux du templier du siècle des croisades,
Nos convives joyeux burent force rasades,
Chaque cerveau s'emplit de tumulte, et les voix
Prirent superbement la parole à la fois.

Alors un tourbillon d'incohérentes phrases,
De chaleureux devis, de tudesques emphases,
Se déroula, hurla, bondit au gré du rhum,
Comme une rauque émeute à travers un forum

Vrai Dieu ! quels insensés dialogues ! - L'analyse
Devant tout ce chaos moral se scandalise.-
Comment vous révéler ce vaste encombrement
De pensers ennemis, ce chaud bouillonnement
De fange et d'or?... Comment douer d'une formule
Ces conversations d'enfer où s'accumule
Plus de charivari, de tempête et d'arroi
Que dans la conscience et les songes d' un roi ?...
......................................................................
L'un des vingt redressant sa tête qui fermente,
Pour lutter de vacarme avec cette tourmente,
D'une voix qui vibrait comme un grave Khmer,
Se mit à réciter des strophes de Victor.

Et tous enamourés de cette poésie
Qui pleuvait sur leurs sens en larmes d'ambroisie,
Se livraient de plein coeur à l'oscillation
D'une vertigineuse hallucination.
Il y avait dans l'air comme une odeur magique
De moyen âge - arôme ardent et névralgique
Qui se collait à l'âme, imprégnait le cerveau,
Et faisait serpenter des frissons sur la peau.
Les reliques d'armure aux murailles pendues
Stridaient d'une façon bizarre ; - les statues
Tressaillaient sourdement sur leurs socles de bois,
Prises qu'elles étaient de glorieux émois,
Et se sentant frôler par les ailes sonores
Des strophes de métal, lyriques météores :
- Comme sous les genêts d'un beau mail espagnol,
Parmi les promeneurs éperdus sur le sol,
Ses jeunes cavaliers tressaillent quand la soie
Des manches de leurs dames en passant les coudoie
- Oh! les anciens jours ! dit Reblo : les anciens jours !
Oh ! comme je leur suis vendu ! comme toujours
Leur puissante beauté m'ensorcèle et m'enivre
Camarades, c'était là qu'il faisait bon vivre
Lorsqu'on avait des flots de lave dans le sang,
Du vampirisme à l'oeil, des volontés au flanc !

Après quelque silence, un visage moresque
Leva tragiquement sa pâleur pittoresque,
Et faisant osciller son regard de maudit
Sur le conventicule avec douleur il dit :
- Certes, il faut avouer que notre fanatisme
De camaraderie est un anachronisme
Bien stérile et bien nul ! - Ce n'est plus qu'au désert
Qu'on peut en liberté rugir. - A quoi nous sert
Dans une époque aussi banale que la nôtre,
D'être prêts à jouer nos têtes l'un pour l'autre ?
- Si, me jugeant très-digne au fond de ma fierté
De marcher en dehors de la société,
Je plonge sans combat ma dague vengeresse
Au cou de l'insulteur de ma dame et maitresse
Les sots, les vertueux, les niais m'appeleront
Chacal !... Tout d'une voix ils me décerneront
Les honneurs de la grève ; et si les camarades
Veulent pour mon salut faire des algarades,
Bourgeois, sergents de ville et valets de bourreau,
Avec moi les cloûront au banc du tombereau.
- Malice de l'enfer......

- J'acclame volontiers à ton deuil solennel
Dit au pérorateur l'architecte Noël
Mais tout n'est pas servage en la sphère artistique :
Si nous ne possédons nulle force physique
Pour chasser de sa tour et mettre en désarroi
Le Géant spadassin qu'on appelle la loi,
Les arsenaux de l'âme et de l'intelligence
Peuvent splendidement servir notre vengeance.
Attaquons sans scrupule en son règne moral,
La lâche iniquité de l'ordre social.
Lançons le paradoxe ; affirmons dans vingt tomes
Que les moeurs, les devoirs, ne sont que des fantômes
Battons le mariage en brèche ; osons prouver
Que ce trafic impur ne tend qu'à dépraver
L'intellect et les sens ; qu'il glace et pétrifie
Tout ce qui lustre, adorne, accidente la vie
 Je sais bien que déjà plusieurs cerveaux d'airain
S'emmantelant aussi d'un mépris souverain
Pour les vils préjugés de la foule insensée,
Se sont faits avant nous brigands de la pensée.
Mais parmi les forêts de vénéneux roseaux
Que l'étang social couronne de ses eaux,
C'est à peine s'ils ont détruit une couleuvre.
Il serait glorieux de parachever l'oeuvre,
Et de faire surgir, du fond de ce marais,
Une île de parfums et de platanes frais. -

- Silence !... écoutez tous, frères !.. se mit à dire
Don José, l'oeil en flamme et l'organe en délire.
Ecoutez ! je m'en vais vous prouver largement
Que nous pouvons scinder même physiquement
De la société l'armure colossale
Et de nos espadons rendre la chair vassale !..
- Il n'est pas au néant descendu tout entier
Le divin moyen âge : un fils, un héritier
Lui survit à jamais pour consoler les Gaules.
En vain mille rhéteurs ont lancé des deux pôles
Leur malédiction sur ce fils immortel,
Il les nargue, il les joue... Or, ce dieu c'est le duel.
- Voici ce que mon âme à vos âmes propose.
Lorsqu'un de nous, armé pour une juste cause,
Du fleuret d'un chiffreur habile à ferrailler
Aura subi l'atteinte en combat singulier,
Nous jetterons, brulés d'une ire sainte et grande,
Dans l'urne du destin tous les noms de la bande,
 Et celui dont le nom le premier sortira,
Relevant le fleuret du vaincu, s'en ira
Combattre l'insolent gladiateur : s'il tombe,
Nous élirons encore un bravo sur sa tombe:
Si l'homme urbain s'obstine à poser en vainqueur,
Nous lui dépécherons un troisième vengeur,
Et toujours ainsi, jusqu'à l'heure expiatoire.
Où le dé pour nos rangs marquera la victoire !

Pendant que Don José parlait, un râlement
Sympathique et flatteur circulait sourdement
Dans l'assemblée - Et quand ses paroles cessèrent,
Des acclamations partirent, s'élancèrent
Avec plus de fracas, de fougue, de fureur,
Qu'un Te Deum guerrier sous le grand empereur..

Ce fut un long chaos de jurons, de boutades,
De hurrahs de tollés et de rodomontades,
Dont les bruits jaillissant clairs, discordants et durs,
Comme une mitraillade allaient cribler les murs.
.......................................................................
Et jusques au matin les damnés Jeune France
Nagèrent dans un flux d'indicible démence
- Echangeant leurs poignards - promettant de percer
L'abdomen des chiffreurs - jurant de dépenser
Leur âme à guerroyer contre le siècle aride. -
Tous, les crins vagabonds, l'oeil sauvage et torride
Pareils à des chevaux sans mors ni cavalier,
Tous hurlant et dansant dans le fauve atelier,
Ainsi que des pensers d'audace et d'ironie
Dans le crâne orageux d'un homme de génie

III.

Comme le héros de Shakespeare, de temps à autre on ôte son chapeau pour voir s'il n'a pas pris feu à une étoile.

« Mourez donc et que ça finisse ! esprits qui avez dit votre dernier mot, » s'écriait-on. « A bas tout le monde et vive moi, le moi qui a vingt ans. »

Dans les fameuses galeries de bois où régnait le libraire Ladvocat, on entendait des jeunes gens chantonner ces vers :

L'amour naît et ta porte est close,
Lève toi ; pourquoi sommeiller ?
A l'heure où s'éveille la rose
Ne vas-tu pas te réveiller ?
ô ma charmante

Ecoute ici
L'amant qui chante
Et pleure aussi

Tout frappe à la porte bénie !
L'aurore dit : je suis le jour ;
L'oiseau dit : je suis l'harmonie,
Et mon coeur dit : je suis l'amour.

Un nouveau venu, Félix Arvers, s'inspirait sans plagiat du poëme d'Albertus au second acte d'un de ses drames sur la mort de François Ier, et ne craignait pas d'édifier cette brusque déclaration :

Si, des livres nouveaux, le ton vous scandalise,
Quelle nécessité qu'une vierge les lise ?
Est-ce qu'une oeuvre d'art a la prétention
D'être un cours de morale et d'éducation ?
................................................................
L'art n'est pas éhonté, mais croyez qu'en effet
Votre étroite pudeur n'est pas du tout son fait ;
L'art n'est pas fait pour vous, mesdames les Comtesses ;
.................................................................
Il s'accommode mal de vos délicatesses.
Pour vous, prudes beautés, bégueules de salon,
Qui n'osez regarder en face l'Apollon,
Qui jetez un manteau sur les lignes hardies
De la Vénus antique.

« Alors, dit Jules Janin en parlant de l'époque où disparaissait Lafayette, il y avait dans Paris une insurrection d'écrivains nouveaux venus, qui ne pouvaient pas suffire à tous les contes, à tous les romans, à toutes les nouvelles de la consommation quotidienne. On publiait en ce temps-là, en huit ou dix tomes, s'il vous plait, les Contes bruns, les Contes roses, le Livre des Jeunes Femmes, le Livre des très jeunes Femmes, à la Brune, à Minuit, Entre chien et loup, et, sous le  moindre prétexte, pour avoir été soldat marin, médecin, étudiant, homme d'État, jeune fille ou veuve, plus ou moins veuve de la grande armée, on se trouvait en droit de publier les mémoires et les impressions de sa vie, et toutes ces choses se lisaient peu ou prou, tant la calme lecture était un grand besoin après toutes ces agitations de la rue. On lisait pour lire, on lisait pour oublier ; on lisait les petits écrivains, justement parce que les grands écrivains étaient en marche ; le nombre des lecteurs est considérable que M. de Balzac a donnés à ses confrères. Tel jeune homme, à lire les Odes et Ballades, se trouvait poëte « Et moi aussi ! » se disait-il. Nos souvenirs ont conservé des pièces charmantes, écrites sous la vive et première impression de Joseph Delorme. Écoutez par exemple, ce sonnet charmant - Joseph Delorme avait remis le sonnet en rare et difficile honneur - et dites-moi, s'il n'est pas dommage que ces choses là disparaissent à tout jamais, comme un article de journal ?

Mon âme a son secret, ma vie a son mystère,
Un amour éternel en un moment conçu.
Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire,
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.

Hélas, j'aurai passé près d'elle inaperçu,
Toujours à tes côtés, et pourtant solitaire,
Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre,
N'osant rien demander et n'ayant rien reçu !

Pour elle, quoique Dieu l'ait faite douce et tendre,
Elle ira son chemin, distraite, et sans entendre
Ce murmure d'amour élevé sous ses pas.

A l'austère devoir pieusement fidèle
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle :
Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.

Une figure entre toutes, celle de Don Juan, devait être nécessairement exploitée par la nouvelle école. Ce fut ce qu'entreprit Mallefille, plus tard auteur de la pièce le Coeur et la Dot, en écrivant les mémoires où Don Juan viole l'hospitalité reçue en séduisant la femme de son cousin, Dona Téresa, et en se faisant aimer de leur pupille. « Le hasard pense-t-il, me jette au milieu de cette famille ; qu'en résulte-t-il ? Désordre, ruine et déshonneur. - J'aime l'une, j'aime l'autre, je n'aime ni l'une ni l'autre, suis-je un méchant ? Non, sur mon âme, non ! Je donnerais ma vie pour leur bonheur. - Quelle est donc la cause de cette effroyable anomalie ; quelle est cette fatalité qui pousse au mal une bonne volonté ; suis-je le maître de mes actions ? Ni moi, ni les autres. Qu'est-ce donc que la vertu ? Qu'est-ce que l'âme ? Qu'est-ce que l'homme ? » Ainsi s'exprime le Don Juan de Mallefille, et toute la vie de son héros se résout dans ce fait unique : séduire surtout des femmes chastes comme la mie de pain, sobres comme des fourmis, dévotes comme des madrilènes. Un jeune et rêveur Lucifer, incarné dans la peau d'un homme, une espèce d'odyssée du vice où se révèle le pacte diabolique, que tout être accomplit silencieusement en son coin de conscience le plus retiré, voilà en deux lignes, ce qui a tenté l'analyse de Mallefille dans son Don Juan.

Vers 1840, à peu près, une deuxième génération romantique continue la première. Un peu plus tard, en 1851, Etienne Eggis inaugure ainsi la première page de son volume de vers : En causant avec la Lune.

« Il existe ici bas une classe d'hommes étranges ; ils portent des cheveux longs et bouclés comme le Christ. Ils ont dans leur large prunelle le regard fixe, ardent et profond des aigles, des lions et des rois. Ils aiment la lune, la mer, les montagnes. Ils vont souvent à la marge des grandes forêts, écouter chanter la nature, cette ode simple et sublime d'un grand poëte qu'on appelle Dieu. Ils passent à travers les foules, calmes, rayonnants et doux.

« J'ai essayérde chanter moi aussi, comme ces hommes aux longs cheveux qu'on appelle poëtes.

« Pauvre et humble artiste, je continuerai mon oeuvre solitaire, calme, grave et serein. Rempli de la sublime et sainte folie de l'art, je travaillerai comme les vieux maîtres allemands ou italiens du moyen âge, sans me laisser troubler par les bruits du dehors et les rumeurs de la place publique. Je laisserai rire les hommes qui n'ont point de coeur, et je marcherai toujours en avant, sans colère et sans haine, la flamme au coeur, la harpe en bandouillière et les yeux sur l'horizon où resplendit calme et éternel comme Dieu, le vaste et splendide soleil de l'art. Si, sur ma route, quelque main sympathique m'est tendue, si quelque voix de frère me dit, courage ! je serai heureux et je le bénirai. »

La main qui se tendit vers Etienne Eggis, ce fut celle d'Arsène Houssaye. Nous ne sommes certes pas d'humeur bénisseuse de notre naturel, et nous ne nous soucions, parbleu, d'adresser de flatterie à aucun. Mais la  vérité nous a toujours ardé le coeur, et nous ne voyons guère pourquoi on ne raconterait pas ce que le directeur de l'Artiste entreprit à l'égard du poëte Etienne Eggis lorsque :

La faim et la misère
Jetaient sur son bonheur leur chemise de haine.

Il le recueillit chez lui, et meubla un pavillon à son intention. L'enragé noctambule habita quelque temps Beaujon. Mme Arsène Houssaye, une de ces femmes dont la race ne tend guère à se continuer, aida son mari dans cette bonne action faite si simplement, elle mit un piano dans la chambre du poëte ; ce piano fut l'âme de la cellule, car Etienne Eggis était un musicien consommé. Mais il se lassa de cette quiétude, il préférait coucher sous les arches de ponts. Un jour Eggis oublia tout à fait - tant son propriétaire mettait de bonne grâce à le lui faire oublier - que les meubles n'étaient pas à lui ; il les vendit à un brocanteur, et s'en fut, probablement causer avec la lune dans un autre endroit. Quelque temps après, la raison, la mémoire lui revenant, chacune des lettres qu'il écrivait à son ami se terminait par cette formule : « votre reconnaissant et dévoué voleur. »

Nous détachons ici, de son livre, une pièce dans laquelle le retour périodique de deux vers crée un effet inaccoutumé :

La lune est belle et la brise est dormante,
Jeunes amants, embrassez votre amante.

Lorsque l'orage est en chemin,
Le lac devient tranquille et calme ;
Quand notre vie enfin se calme,
C'est que la mort nous tend la main.

La lune est belle et la brise est dormante,
Jeunes amants, embrassez votre amante.

Au fond dos fleurs rampe le ver,
Toute joie est vite ravie ;
La douleur remplit notre vie ;
Après le printemps vient l'hiver.

La lune est belle et la brise est dormante,
Jeunes amants embrassez votre amante.

Tout est faux, même le remord ;
Autour de nous tout est mensonge
L'amour ici bas est un songe
Dont le réveil est dans la mort.

La lune est belle et la brise est dormante,
Jeunes amants, embrassez votre amante.

Eggis a signé avant de mourir une théorie abracadabrante sur les noms connus. Selon lui, le nom est l'expression de l'homme. Son Voyage aux Champs-Elysées est digne du Voyage à la Lune, de Cyrano de Bergerac;  aussi est-il hors de prix dans les ventes publiques. Et cependant son existence, si fantaisiste qu'elle soit, ne porta pas les germes de cette paresse féconde qui fit les Mürger et les Gozlan.


LES ROMANTIQUES D'ARRIÈRE-GARDE

ALPHONSE ESQUIROS, ROGER DE BEAUVOIR, CHARLES CORAN, HENRI VERMOT,
BAUDELAIRE, NAPOL LE PYRÉNÉEN, CHARLES DIDIER, CATULLE MENDÈS,
BARBEY D'AUREVILLY, CLÉMENT PRIVÉ.

N'oublions pas les romantiques d'arrière-garde, non plus que les romantiques d'avant garde. Par exemple, Esquiros n'est venu qu'après coup ; mais c'était un des vaillants, celui qui disait : « La lune écu d'argent, le soleil louis d'or. » et dont les deux recueils : Les Hirondelles et Fleur du Peuple, ne se retrouvent plus qu'à l'hôtel Drouot ; Charles Coran, et ses Rimes galantes ; Roger de Beauvoir, que Barbey d'Aurevilly appelle un Musset brun.

Il y a, en effet, dans Colombes et Couleuvres, dans les Meilleurs fruits de mon panier, la facture du vers de Musset, la chanson qui met à la lèvre un pli d'amertume. C'est aussi l'inquiétude de l'homme moderne qui se trahit chez l'anacréontique viveur, avec moins de lyrisme et un accent de découragement intime moins marqué que chez le poëte de Rolla. Son sourire est plus prolongé ; mais que l'on devine bien l'ombre cernant le regard sous les lueurs des soleils amoureux ! Il n'y a qu'a rappeler les pièces intitulées le Rire et celle de Hier :

J'eus un ami pendant vingt ans,
C'était la fleur de mon printemps,
Tout cédait à son gai délire,
Le plus morose le fêtait ;
Comme il buvait, comme il chantait !
Cet ami s'appelait le rire.

A l'heure des soupers joyeux,
Quand l'aï pétille en vos yeux,
Que les couplets partent des lèvres,
Qu'il nous tombe un conteur charmant,
Et qu'on boit le moka fumant
Dans l'émail de Chine ou de Sèvres ;

Quand on ne fait plus de journaux,
Quand les huissiers vous semblent beaux,
Qu'à Chloé l'on se prend à croire,
Qu'on trouve de l'esprit aux gueux,
Grâce au pâté de Périgueux,
Endormi sous sa truffe noire ;

Quel meilleur ami, répondez,
Que ce garçon-là ? Regardez,
Sur vous comme il prenait d'empire !
L'oeil vif, le gilet entr'ouvert,
Il tirait sa flûte au dessert,
Ce gai Roger Bontemps, le Rire !

Nous montions aux mêmes balcons,
Nous vidions les mêmes flacons.
Il était si beau dans l'ivresse !
A l'aube il pâlissait un peu....
Nous nous quittions, et pour adieu,
Moi, je lui laissais ma maîtresse !

Le dernier souper que je fis,
Il me prit la main : « O mon fils,
Me dit-il, adieu, je m'exile ;
A Paris on ne m'aime pas,
J'y vois trop de grecs, d'avocats,
Et n'entre guère au Vaudeville !

Adieu ! souviens-toi d'un ami,
Qui t'a d'un pas mal affermi
Souvent reconduit à ton gîte.
J'irai te visiter encor,
Même ailleurs qu'à la Maison d'or,
Mais songe que le temps va vite !

Hélas ! Hélas ! il est parti !
A ses serments il a menti,
Je demeure seul en ma chambre....
La neige tinte à mes carreaux,
Je me chauffe avec mes journaux.
C'était Avril, je suis Décembre !

Eh quoi ! l'avoir sitôt perdu !
J'ai brisé le verre ou j'ai bu
Tant de fois dans sa compagnie....
Quelquefois je fais un effort,
Mais mon pauvre rire est bien mort,
Et mon âme est à l'agonie.

Car ils m'ont tout pris, les méchants !
Ma gaité, mon bien et mes chants ;
Autour de moi monte le lierre,
Le lierre qui festonnera
L'humble tombe où l'on me mettra,
Sans regret comme sans prière !

                                                Paris, 1862.

HIER
CHANSON.

Hier encore j'aimais le son
Et la colline au manteau sombre,
La rosée aux perles sans nombre,
Et le lis au mol encensoir ;
J'aimais les fleurs et leurs clochettes,
Et sur le miroir des étangs
Les mobiles bergeronnettes....
Mais hier, c'était le printemps !

Hier encor quand vous passiez,
Si belle dans les grandes herbes,
J'enviais le bonheur des gerbes,
Que de la main vous caressiez ;
Et quand vous touchiez chaque rose,
Je songeais à l'ange aux doigts blancs
Qui les entrouvre et les arrose....
Mais hier, c'était le printemps !

Hier encor j'aimais mon toit,
Qu'à l'aube effleure l'hirondelle,
Les bois et la mousse nouvelle,
Et la source où le pâtre boit ;
J'aimais les oiseaux de ma plaine,
Et près d'eux m'en allais chantant
Le nom de Rosine, ma reine....
Mais hier, c'était le printemps !

Aujourd'hui tout se tait là-bas,
La colline, hélas ! est sans brise ;
La gerbe languit et se brise,
Le sol ne reçoit plus vos pas.
Aujourd'hui, plein d'humeur chagrine,
Loin de vous je vais pour longtemps.
Hier, qui me l'eut dit, Rosine ?
Mais hier, c'était le printemps.


   Les vers qu'il adressait à Gautier, sur la Comédie de la mort, resteront aussi longtemps que les chansons :

Oui, je relis ce livre au sévère portique,
Comme l'étudiant, vers la classe, en rabat,
Suit Méphistophélès, professeur de logique ;
Aussi prenant en main le pan de ta tunique,
Docteur, je t'ai suivi vers le champ du sabbat.

Pour danser en ton drame une infernale ronde,
Tes spectres n'en sont pas moins doux sous leur camail
Ta furie est souvent une maîtresse blonde,
Et quand de ton Averne on retire la sonde,
On en ramène, ami, la perle et le corail !

Malgré cet appétit de la grande Chartreuse
On voit, beau repenti, que tu chéris le bal ;
Tu chantes à la mort une strophe amoureuse,
Et, pour la Thébaïde, elle n'est pas si creuse
Que l'amour ne le trouve, à la nuit, sans fanal.

Vainement de tons verts tu charges ta palette,
Comme fait Caneno pour un de ses martyrs ;
Tu laisses trop de noeuds de rose à ton squelette,
Trop de livres d'amour couchés sur ta tablette,
Et dans ton jeune vers trop d'âme et de désirs !

Aussi, comme un amant qu'un grand linceul déguise,
Tu nous a séduits tous, doux et triste rameur
Qui glisses sur les eaux par la brume et sans brise.
Le drap de ta gondole est noir comme à Venise....
Mais tu sais quels amours y dorment sur ton coeur !

Roger de Beauvoir fut la coupe de vin de Champagne répandue sur la nappe, que les truands tachaient de leur vin rouge. Son Ecolier de Cluny donna à Gaillardet, la création de la Tour de Nesle.

A côté de lui, n'oublions pas Charles Didier, Napol le Pyrénéen, pour lesquels nous renvoyons aux documents bibliographiques de Charles Asselineau, Henri Vermot, qui pleurait sa jeunesse à vingt ans, ce qui fit dire au très-vieux Lacretelle jeune :

Donnez-moi vos vingt ans si vous n'en faites rien.


II.

Après la Révolution de 1848, la situation devint plus tendue. La société qui préside aujourd'hui à toutes nos évolutions intellectuelles, se dessinait vaguement ; mais on ne la pressentait pas aussi menaçante qu'elle est devenue. En effet, Baudelaire ne publia ses Fleurs du mal qu'en 1857 et, jusque-là, il n'aurait jamais soupçonné cette exorbitance d'inouïsme, d'une condamnation pour outrage aux moeurs, l'atteignant dans ses plus nobles prérogatives de poëte.

Il faut constater autour de soi maintenant la série des mouchards illustres ou obscurs conspirant dans l'ombre, auxquels nous décernons le coup de chapeau du boulevard, parce qu'il est utile d'entretenir une trêve apparente. Mais, vers 1840, reconnaissons-le, les camps littéraires pouvaient être tranchés sans exposer leurs partisans aux mêmes violences ; les querelles se passaient entre les bourgeois de chaque catégorie et l'on était toléré romantique, si cela s'appelle de la tolérance, sans être traduit en police correctionnelle. L'auteur des Fleurs du mal se croyait-il toujours en 1840 ? Ce qu'il y a de certain, c'est que le réveil fut douloureux. Un jeune substitut déchiqueta le livre de ses ongles naissants. Il se sentait blessé dans ses convictions de lycéen, ce jeune homme ; sa haute expérience ayant peut-être devancé les années chez lui, ne l'autorisait point à laisser libre le cri de délire d'un malheureux; un poëte dans un élan de colère ne pouvait nier Dieu, pas plus qu'un philosophe. Se déclarer franchement, loyalement athée, dans un large chant de désespoir où l'on voit bien que l'âme est triste jusqu'à la mort, et que le corps est traversé jusqu'aux os, c'était là un crime, et l'on traîna Charles Baudelaire devant ses juges. Le réquisitoire promena sur les fulgurantes pétales des Fleurs du mal son acrimonieuse éloquence ; mais un témoin très-oculaire, assure que le ministère public eut une contenance des plus embarrassées. Ce témoin est M. Charles Asselineau, auquel nous empruntons ces détails. « On s'attendait, dit-il à propos du substitut, à le voir planer et se maintenir à la hauteur d'un procès poétique. En l'entendant, il nous fallut rabattre un peu de cet espoir. Au lieu de généraliser la cause, et de s'en tenir à des considérations de haute morale, M. P*** s'acharna sur des mots, sur des images; il proposa des équivoques, des sens mystérieux auxquels l'auteur n'avait pas songé, atténuant ses sévérités par des protestations d'indulgence naïve. - « Mon Dieu je ne demande pas la tête de M. Baudélaire ! » - C'était encore fort heureux - « je demande un avertissement seulement ... »

Dans toute cette affaire, il est cependant quelque chose qui nous étonne, c'est que le Ministère public ait consenti à laisser les amis de l'incriminé l'entourer, lui prouver leur sympathie, au lieu de réclamer le huis-clos. L'un des immortels faisandés de l'institut s'efforçait de prouver à Baudelaire ce qui ressortait d'honorable dans cette ineffable méchanceté grouillante ; mais Baudelaire restait, paraît-il, abasourdi, n'en croyant pas ses oreilles. Dame ! on a eu une vie énergiquement trempée, dans l'honneur, dans le travail; on peut en vider tous les tiroirs à plein ciel ; on a reçu le matin les manifestations chaleureuses de tout un quartier, et il semble à l'écrivain qui sort de l'audience, qu'un forçat ne mettrait certainement pas sa main dans la sienne, et que le plus vil recoin du bagne serait encore trop pur pour lui, tant il est imprégné de la boue qu'on a fait ruisseler sur ses épaules. Oui, Baudelaire restait stupéfait ; il ne comprenait pas. Il avait cette attitude bêtement ahurie que nous nous souvenons d'avoir eue nous-même dans des circonstances pareilles.- « Vous vous attendiez donc à être acquitté, demanda M. Charles Asselineau à son ami ? - Acquitté ! répliqua-t-il, mais je pensais, mais j'attendais qu'on me ferait réparation d'honneur ! » Et c'est ainsi que Charles Baudelaire sortit de l'audience.

L'écrivain, en naissant, est prédestiné à l'ignominie, il est bon qu'il le sache dès le début, sans métaphore ; le bagne l'appelle, et il lui suffit de tenir une plume pour qu'il sente organiser autour de lui un cercle occulte et judiciaire, qui échelonne les degrés d'une main habile, préparant les talus sur lesquels on tâchera de le faire glisser. Il faut donc louer Baudelaire d'avoir osé démasquer ses persécuteurs en leur montrant clairement qu'il les connaissait ; il faut le louer de n'avoir été ni poltron ni flagorneur, devant ceux qui tiennent les destinées des gens de lettres.

C'est quelque chose de si horrible qu'un poëte ; c'est une bête tellement immonde, qu'on serait récompensé par l'Etat si on trouvait le secret de le supprimer sans laisser de traces. Quoi, cet homme se permet de rêver quand vous remuez des banques, et lorsque vous alignez des chiffres ? Quoi, il vous dira en face que vous êtes laids, atroces, ignobles, il parlera de justice et vous le laisserez vivre ? Allons donc ! mais c'est contraire à toute société organisée ; et les magistrats ont raison de songer aux galères pour lui :

Un ange furieux fond du ciel comme un aigle,
Du mécréant saisit à plein poing les cheveux,
Et dit en le secouant : « tu connaîtras la règle !
(Car je suis ton bon Ange, entends-tu ?) je le veux !

Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace,
Le pauvre, le méchant, le tortu, l'hébêté
Pour que tu puisses faire à Jésus quand il passe,
Un tapis triomphal avec ta charité.

Tel est l'amour ! avant que ton coeur ne se blâse,
A la gloire de Dieu rallume ton extase ;
C'est la volupté vraie aux durables appas ! »

Et l'Ange châtiant autant, ma foi ! qu'il aime,
De ses poings de géant torture l'anathème ;
Mais le damné répond toujours : je ne veux pas !

Ce fut une bonne fortune pour Baudelaire de mourir en 1867. En 1878, la XIe chambre sévissant en raison du talent, l'eût condamné à l'exil, ou à une prison où les directeurs auraient tenté de l'emprisonner.


III.

Celui de nos parnassiens dont les origines sont trempées de l'orientalisme le plus absolu est aujourd'hui CatulleMendès.Son vers, très-large, très-plein, garde quelque chose d'implacable dans la structure ; et le recueil de ses Poëmes est comparable à l'un de ces édifices d'architecture sacrée, orné de l'immense vestibule pylonique. Les grandes lignes héroïques du temple planent sur des assises monumentales ; cependant qu'au dehors le « bhandira » semble transmettre des bruits d'oracle, le voyageur qui pénètre dans l'édifice, se sent gagné à mesure qu'il avance, par une crainte mystérieuse ; sur les trépieds, les flammes symboliques lancent leurs jets aigus ; les pilastres portent un entrelaçage énorme de végétaux tordus qui paraissent exhaler des sons divinement troubleurs ; armé des talonnières de feu de l'extase, il voit, il monte sur les cimes primitives avant l'époque où, d'après les jéhovistes, les siècles constituèrent un nombre, lorsqu'enfin la matière et la forme étaient encore futures.

Quand le visiteur sort du vieil édifice, debout sur la dernière marche, il regarde la nature sauvagement tendre,

Mêlée à la lumière et mêlée au matin.

et pour dogme unique, il reconnaît l'obligation d'aimer :

L'amour c'est la vigueur sacrée,
 . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Aimez la plante ; aimez les vieux chênes tremblants,
Car les branchages roux valent les cheveux blancs ;
Des bénédictions tombent des bras du hêtre,
Et la vieille forêt pensive est un ancêtre ! »

Ainsi, en s'enfonçant sous la construction architecturale de ces poëmes, le lecteur ressent l'impression du temple colossal qu'ils décrivent, et dont l'enceinte couvrirait sept arpents, de même que le corps du dieu Arès. Tels, se dressent comme une genèse de l'immuable : le Soleil de minuit ; Soirs moroses ; Contes épiques ; Intermède ; Hesperus ; Philoméla ; Sonnets ; Pantéleïa ; Pagode ; Sérénades.

Nous qui repoussons la croyance au Dieu unitaire, nous n'en éprouvons pas moins, cependant, les sursauts effarants de cette poésie qui nous entraine au fond des vieilles pagodes, de cette poésie qui, plus tard, nous communiquera la vision d'Hesperus, comme si nous étions parmi les mystiques qui rêvent la cité des chastes où ils perçoivent de grands couples d'époux à l'occident :

Pendant qu'une fleur balancée
Au toucher de leur front se teint de leur pensée.

Que peut-on créer au-delà d'une semblable face d'image ? Mais une des pièces où le caractère symphonique, ou l'extériorité immense de l'oeuvre revit le mieux, est celle qui est empruntée aux Soirs moroses et intitulée : Adoration.

Prêtre, abjure l'autel. Vestale, éteins le feu.

Dans le cercle dont nul n'a marqué le milieu,
Et qui, s'élargissant d'étoiles en étoiles,
Fuit dans la transparence ironique des voiles,
Mon âme résolue a tenté les chemins
Du vertige, au-delà des horizons humains,
Et remonté le cours de la source première.
Qu'a-t-elle vu ? Du vent fuir dans de la lumière.
Et lorsque plus avant s'ouvrit l'illimité,
Qu'était-ce ? encor plus d'air dans bien plus de clarté.
L'âme alors, aux témoins de l'inconnu farouche,
Tremblante, a dit : « Où donc est l'oeil, où donc la bouche,
Du regard que je vois, du souffle que je suis ? »
Le jour a répondu : « Je ne sais pas, je luis. »
Le vent a répondu : « Je ne sais pas, je passe. »
Ni l'Être, seul moment , seul nombre, seul espace,
Où se perd, comme une ombre au soir se mêlerait,
Le pénitent nourri des vents de la forêt,
Qui laisse, dédaigneux de la vie et de l'oeuvre,
Dans sa barbe fleurir les ronces, la couleuvre,
Et l'oiseau se bâtir des nids dans ses cheveux ;
Ni le morne Iavèh qui frappe et dit : « Je veux,
Seul éternellement dans mon firmament sombre,
Que l'homme, de l'abîme où l'arche même sombre,
N'ait qu'un phare, ma gloire au front du Sinaï !
Ni Mithra, blanc et pur, des ténèbres haï ;
Ni toi qui fuis, voilée en un triple mystère,
Vague Isis ! ni le souffle enveloppant la terre,
Zeus orageux, et ceux que l'adorable Hellas
Pleure, ces dieux enfants, ces déesses, hélas !
Tous nés dans le Lotus que l'Inde vit éclore,
Car Hermès a conquis les Vaches de l'Aurore
Et l'écume, ô Laçkmi, de l'Océan lacté
Mouille encore les seins neigeux d'Aphrodite ;
Ni toi-même qui fus doux comme la tendresse
Des femmes, et, voyant l'homme errer en détresse
De Baal Ammonite au Sabaoth hébreu,
Pleuras, Emmanuel, de ne pas être Dieu !
Ni tous les immortels, Dévas, Démons, Génies,
Que tu bénis ou crains, que tu crois ou renies,
Esprit humain, chercheur de l'éternelle loi,
N'ont pu combler les voeux éperdus de la foi,
Et la splendeur du vide emplit les cieux terribles !

Pourtant, fausses lueurs, dans le lointain des bibles,
Hôtes des bleus Çwargas et des Ciels radieux,
Vous qui n'existez pas, anciens ou nouveaux dieux
Pour qui l'aube se lève ou que le couchant dore,
Forces! Gloires! Beautés! Rêves! je vous adore.

Est-ce que cette forme n'est pas large de criblures d'étoiles ? Est-ce que ce vers dont l'enfantement s'accomplit d'une façon si mystérieuse, n'imprègne pas dans le cerveau sa griffe de Sphinx ? Tantôt il monte taillé à pic ; tantôt il se précipite dans une ligne descendante sans contourner aucune spirale, avec une dure majesté, et sa chute fait penser à l'éboulement d'un cube de roc sur une plaine. Jamais plus étrange esthétique n'a contenu, après Hugo et Leconte de Lisle, une mathématique plus écrasante. Ce vers qui roule dans des orbites colossaux, trace sur son passage, ainsi qu'un météore, d'immenses ellipses ; à son approche les nuées se crispent de tendresse ou d'admiration, comme au contact d'un monstre énorme qu'on verrait parcourir le ciel avec un air d'innocence et de volupté.


IV.

L'école des derniers coloristes est arrivée avec deux ou trois de ses représentants, à une puissance de concentration extraordinaire. Elle pèse et soupèse la force des idées en les soumettant à l'épreuve de la contradiction, au feu des paradoxes. Elle essaie sa sonorité, sa valeur intrinsèque en la faisant résonner à tous les coins, comme on fait d'une barre de métal. Gautier, Feydeau, Flaubert, ont reconnu qu'il n'y avait rien d'inexprimable en elle ; par conséquent, le romantisme se préoccupe tout autant que le réalisme en lui-même de l'empreinte rigoureuse des tableaux. On pourrait aussi l'appeler l'école des sens, tant son interprétation a l'exultance de la vie. La vie, quel que soit son aspect, l'emporte sur l'art noblement décoratif. Le style égyptien, style qui rentre dans le domaine de l'art somptuaire a-t-il pu supporter l'éblouissante lumière de l'art grec? De même le romantisme, qui acclamait cependant Rachel, a fait reculer le classique ; et aujourd'hui, la vigueur sanguine, la richesse, le débordement tout physique de la secte des irréguliers dont l'enveloppe crève de santé, est en voie d'atteindre son expression la plus intéressante.

Un reproche assez vif a été fait aux fanatiques de l'école de 1830. - On croirait, leur objectait-on, que vous vous complaisez dans certaines descriptions, tant vous prolongez l'analyse, tant vous affectez de caresser la lasciveté de quelques détails, au lieu d'en atténuer le cachet trop violent par une phrase corrective. - Atténuer ? affaiblir ? répliquent les disciples de Balzac et de Gautier. Certes oui, nous nous complaisons à tout le plasticisme qui nous a été reproché. Certes oui, nous nous identifions à ces détails. En toutes choses d'esthéstique ou d'esprit il faut se complaire à ce qu'on touche, sous peine de ne rien faire de bon. Pour bien décrire, il faut sentir serpenter en soi la ligne qu'on va tracer; il faut qu'elle oscille dans notre cerveau et qu'elle nous enlace les reins. La passion a son anatomie comme le corps ; si l'on ne s'attache pas à en faire sentir les muscles, à les grossir selon les lois d'optique nécessaires pour qu'ils paraissent posséder devant le lecteur leurs proportions naturelles, on sera faux et froid. Pourquoi arrive-t-il à nos expositions que les peintres voués exclusivement au style, sont battus souvent à plate couture par les peintres du sentiment ? C'est qu'à la rigueur, on peut se dispenser du style, mais qu'on ne parlera jamais aux sens et à l'âme sans avoir été ému préalablement, sans avoir éprouvé la véhémence et la chaleur de ce qu'on interprétait. Vivre, penser, parler son oeuvre, la répandre et la déplacer, la mettre en pièces ou l'édifier en proie aux transes mortelles de l'enfantement, voilà ce que les vrais artistes ont toujours éprouvé ; la sentir remuer entre ses doigts toute chaude des flancs où elle a vécu, et subitement arrachée au cordon ombilical, la regarder s'ébattre, se nuancer en ses divers atours dans ses trémoussements radieux est impossible, si l'on ne s'est complu dans le modelage des argiles qui la constituent, si on ne les a pétries drues et serrées avec des pressions très amoureuses. Même dans l'interprétation des choses les plus répugnantes, l'artiste doit s'agripper avec ses ongles et ses dents après la matière ; il doit la cueillir aussi bien sur les lèvres d'une fiancée, que dans ces cellules immondes où la viande qu'on appelle l'homme se pourrit toute vivante par l'asphyxie, les émanations horribles. Les mots, les phrases ont leur dentelure, leur feuillée ; les uns se découpent en veines tendres, rosées, bleues, en pétales détachées comme les rosaces d'église ; les autres imitent l'avachissement, telles que des gargouilles qui laissent ruisseler l'eau croupissante. La langue est un édifice dont l'échelle de proportion a mesuré les diverses parties où tout doit entrer, depuis les latrines jusqu'aux plafonds en polygones disposés pour l'envolée des paroles.

Que l'école dite réaliste, dont nous ne voulons pas méconnaître la puissance, ne s'illusionne donc pas ; ce qu'elle est, c'est au romantisme qu'elle le doit. Le rougeoyant de son caractère lui vient de lui, qui, le premier, s'est écrié : haine au gris. Les membres de l'école réaliste affectent de ne pas savoir ce que c'est que l'imagination, l'invention, l'agencement. Il est bien certain, qu'à leur point de vue, les procédés de construction doivent être regardés comme du poncif ; il est bien certain qu'ils jetteront aux derniers romantiques, l'insulte de réactionnaires ; mais, nous le répétons, la radiante la plus hautaine de leur talent leur a été donnée par le romantisme. Fatalement ils sont les fils de celui qui est, quoique dans leur ébranlement ils n'aient ni l'envergure, ni l'ironie démoniaque du sublime révolté de 1830.

Cette critique est applicable à toute l'école réaliste, et l'on pourrait prouver victorieusement, qu'en ses récents romans, aucun intérêt ne relie entre eux les personnages. Sous prétexte d'ouvrir une voie plus originale, plus vaste, les chefs de file se dispensent des lois les plus nécessaires à la composition. Le roman, tel qu'ils le comprennent, est une collectivité de descriptions, de peintures, de tableaux groupés par un faible lien ; mais ouvrez-le au hasard, vous ne sentirez pas le besoin de vous informer des évènements qui ont précédé ce que vous lisez. Les lois essentielles, artificielles si l'on veut, sont les lois absolues du genre, et il ne nous parait guère possible que la localité du morceau tienne lieu en littérature, de l'obligation de s'astreindre aux règles de la construction. Il y a en toute couvre d'esthétique des scènes de troisième et de quatrième plan à étudier, à faire naître ; tous les personnages n'y possèdent pas la même dimension, ne s'y maintiennent pas sur la même ligne ; autrement l'on n'y rencontrerait ni perspective, ni proportion. Donc, un livre a des fonds, des prolongements, des lointains qui se rallient par des accords savants à l'action principale ; les élaguer est plus commode, mais alors, appelez cela une série d'analyses ou de thèses physiologiques, et non un roman. On peut mettre de la lenteur dans l'action, manquer d'invention, comme Balzac, mais n'en avoir pas moins un personnage dominant, pivotal, autour duquel se groupent toutes les évolutions des faits. Nous ne nous rappelons pas le nom de celui qui émettait cette pensée, qu'en art la foi ne suffisait pas, qu'il fallait le don ; qu'en littérature, comme en théologie, les oeuvres n'étaient rien sans la grâce. Le Nabab en est l'exemple. Rien de plus exact. Le tort général est de croire qu'aujourd'hui, en se plaçant en face d'un ou de plusieurs objets, et, en les décrivant avec minutie, on atteindra une poussée de sève et de vie dans le rendu qui suffira à l'enfantement. Non, la vérité, si palpitante qu'elle soit, exige autre chose, à moins que vous ne rêviez qu'à la réalisation d'un album de photographie, où vous mettrez des personnages les uns à côté des autres, où vous les collerez dans un format identique aussi ressemblants que possible. Non, l'effet mimé n'est pas l'unique condition ; l'auteur, en pleine possession du plan heurté, brutal, trouvant le secret de rassembler en deux cent-cinquante pages l'odyssée d'une existence ou d'un caractère avec ses chutes et ses grandeurs, l'auteur qui coordonne des épisodes dans l'absolutisme d'un parti-pris juré, triomphera quand même, dans sa bizarrerie concertée, voulue, avant le livre qui chemine tranquillement, qui s'écoule sans ce même parti-pris, jusqu'à la dernière page. Seulement les naturalistes ne s'aviseront d'y songer que le jour où, frappant à la porte de l'institut, l'Académie leur répondra - à tort sans doute - repassez dans vingt ans.

En ce qui concerne l'exploitation de la pensée humaine, tout ce qu'elle recelait de tendre, de délicat, de nuancé, de postulations imprévues, a été pris par l'analyste. Il faudrait procéder, comme les biographes racontent de Baudelaire qu'il procédait : « Il avisa, non pas en deçà, mais au delà du romantisme, une terre inexplorée, une sorte de Kamtchatka hérissé et farouche, et c'est à la pointe la plus extrême qu'il se bâtit un kiosque, ou plutôt une yourte d'une architecture bizarre. » Nous qui aimons dans le style ce qu'il a de faisandé, nous ne voyons pas pourquoi, l'on ne chercherait pas encore au delà des frontières de l'extrême, le suraigu de l'invention, qui marche sur la tête lorsqu'elle ne peut tenir sur les pieds, et contraint l'esprit, le verbe, l'hallucination de prendre les moules les plus factices, plutôt que de rester dans la permission des lieux communs.Ce n'est donc point sous notre ineffable paresse d'imagination que se développera le roman actuel ; l'invention peut et doit être sommée de tout dire, comme l'oreille de tout entendre. La maturité des langues et des idées modernes avec leur pourriture verte, géographiant la forme et comme la matière arrivée à sa corruption est géographiée de veines violàtres, doit rechercher toutes les interprétations, toutes les perversités de situation et de pensée. C'est aujourd'hui le seul moyen d'échapper à cette littérature, à ces livres faciles qui menacent de nous submerger. Inventer, paroxiser, toujours construire dans le rouge, dans le cuivre, dans le monstrueux et l'aberrant, pourvu que la charpente romanesque y soit, pourvu que l'analyse n'y tienne pas toute la place de la composition, voilà le moyen. A vous de vous dévoiler, replis angoisseux de l'âme qui cachez tant de tortures, de vous dénouer dans l'horrible, dans le tendre, dans tout ce que vous recélez de ténébreux et de fantastiquement doux ou terrible ! Qu'aucun écrivain n'espère plus des clichés aisés de l'art dans lesquels on veut le forcer à créer pour être accepté. Baudelaire, le saint Jean de ce Pathmos, a vu naître sur l'école actuelle les « soleils obliques des civilisations qui vieillissent. » Assez de verdure, de fleurs suaves, d'oiseaux chanteurs; cherchez, cherchez ailleurs, même dans les excitations de la névrose, autre chose que des joies naïves et des décalques de banlieues, si vous souhaitez tenir entre vos doigts comme un noeud de reptile, l'homme moderne, l'interpréter tel que le reprennent sans cesse les vrais, les puissants romantiques, les réalistes convaincus, sous un certain effet de « surprise, d'étonnement et de rareté! »

Nous avons déjà dit un million de fois que l'oeuvre d'art ne pouvait représenter d'autre but qu'elle même. Il n'est nullement obligatoire qu'un écrivain croie au bien ou au mal pour écrire, ce serait la plus suprême des sottises. Qu'est-ce que le mal, s'il vous plaît ?

Pour nous, le vice ne nous répugnerait pas en ce qu'il est le vice, mais parce qu'il dégrade et qu'il est une faute de goût. « Je ne crois pas, disait un critique, qu'il soit scandalisant de considérer toute infraction à la morale, au beau moral, comme une espèce de faute contre le rhythme et la prosodie universels. » Ce n'est point par intérêt pour l'homme qui ne vaut pas qu'on dépense une seconde à penser à lui, que nous regardons le mal comme une anomalie. Ce n'est point non plus par amour pour un semblable dont on se soucie fort peu, avec raison, d'autant mieux, qu'en général, ce semblable vaut moins que nous ; le mal est une dissonance, une note fausse qui grince désagréablement à l'oreille d'un euphémiste ; mais s'il ne faisait que nous débarrasser de notre prochain, de notre persécuteur hideux, croyez que ce ne serait pas le mal ; il prendrait tout à coup la place du bien. Le mal ne doit être ainsi qualifié, selon nous, qu'en ce qu'il détruit la marche et l'équilibre des choses, en ce qu'il est une difformité ; il ne détruirait rien du tout s'il ne s'attaquait qu'à la sûreté d'autrui individuellement, s'il parvenait à délivrer l'homme de l'homme ; car, presque toujours, il y aurait un méchant enlevé d'à côté d'un juste, et alors, nous le répétons, ce ne serait plus un mal, mais un bienfait. En un mot, le mal blesse, on l'a dit déjà, certains esprits poétiques; mais ce n'est point par amour de l'humaine nature qu'on le doit repousser.

L'humanité n'est jamais une chose à regarder avec des attendrissements bêtes, et nous serions bien fâché qu'on nous prit pour un Vincent de Paul littéraire. Au poil et à l'encolure de la société moderne, il est facile de concevoir qu'on ne choisit le bien, qu'en ce qu'il répond à des considérations d'élégance et d'aristocratie dont les raffinés préfèrent l'usage, à celui de l'auge où barbottent les groins malades de l'espèce. Voilà en quoi consiste notre appréciation du bien.


V.

Le naturalisme reste aujourd'hui une variété du romantisme ; c'est, après tout, Gautier qui l'a fait. Le naturalisme relève directement de cette école dont il a l'air de bafouer les éléments de composition ou d'invention. Zola relève des Goncourt ; il leur a pris la formulation, non la facture ; le vocable, non l'envolée de la phrase. En est-il pour cela moins original, moins truculent ? personne ne le dira. Et c'est ainsi qu'en ouvrant, par exemple, Manette Salomon, vous retrouverez les veines secrètes où l'auteur de l'Assommoir a dû se nourrir.

C'est à l'école de 1830 que l'impressionisme a emprunté sa fameuse tache. Corot, dans ses heures les plus nuageuses, a fait aussi de l'impressionnalisme. Le carré, le droit, le solide, le résistant, l'empâté du réalisme, ont leur génitif à la période du Camp des Tartares ; de même que le bousingo fut une variété des Jeunes France, l'impressionnisme est une variété du romantisme. Seulement les romantiques passeront à l'état de classique par la durée, en ce sens qu'ils ont une impeccabilité de beauté faite pour plonger dans la stupeur. Les intransigeants ont aujourd'hui le mouvement qui surchauffe ils paraissent changer d'harmonie comme on change de palette, mais c'est le temps qui se chargera d'appliquer ses tons roux sur leurs oeuvres. C'est lui seul qui leur donnera le ressort, les lointains, l'enfonçure, le culottage, l'enfumé d'une toile ancienne; car, de même qu'un tableau, il faut qu'une création littéraire ait son reculement pour paraitre quelque chose.

Parmi les oeuvres des derniers naturistes, il est un sonnet bien connu du monde lettré et qu'il n'est besoin que de nommer pour que chacun le récite mentalement, depuis Victor Hugo, jusqu'au dernier des bohèmes. C'est le fameux sonnet intitulé : Parce que... Mais parce que nous n'ignorons pas qu'il n'est permis qu'au latin de braver même des magistrats, quoiqu'on dit ; parce que il suffirait que ce fameux sonnet fût édicté sous nos doigts pour avoir l'honneur de nous escorter jusqu'à la plus bénigne, la plus révérencieuse, la plus courtoise, la mieux habitée, sous le rapport de l'éducation, de toutes les chambres, la XIe ; parce que là, où un autre écrivain serait toléré à juste titre en citant le sonnet, nous ne le serions pas, nous, en vertu de ce principe dont les magistrats ne se départissent jamais : l'égalité devant la loi ; parce que ces raisons sont connues, nous nous abstenons de citer les vers réalistes de M. Clément Privé.

 Mais en 1830, les adversaires des Romantiques avaient certaines qualités de lutteurs, que les ennemis des nouveaux, des jeunes, ne possèdent plus aujourd'hui ; cette qualité de nouveaux fait barrer la rivière, et c'est à qui leur criera : on ne passe pas. - On ne passe pas, leur dit-on, car si nous vous laissions passer, vous pourriez devenir quelqu'un et cela nous gênerait ; on ne passe pas, car se permettre d'être vigoureux, indigné ou coloriste, alors que nous existons, nous les aînés, c'est nous offenser grandement. Dans un siècle où nous écrivons, s'aviser d'écrire est une outrecuidance risible.

Que de fois, en effet, ne l'avons nous pas deviné, qu'il y avait un nom de trop à vos côtés, celui qu'on prononçait - une place de trop, celle du nouvel arrivé - une oeuvre qu'on enfouirait, celle qu'on pouvait deviner en préparation - une porte d'éditeur qui ne s'ouvrirait jamais pour une plume jeune, celle que vous aviez commencé à franchir - un journal qui ne vibrerait pas une fois, celui où vous occupiez une place quelconque - des maisons qui se fermeraient pour toujours, celles où vous aviez passé les premiers.


VI.

« Mesdames, agréez que je vous présente ce gentilhomme-ci. Sur ma parole, il est digne d'être connu de vous. »
  
C'est ainsi que la critique, empruntant les paroles du marquis de Mascarille, parle à l'égard de Barbey d'Aurevilly. C'est ainsi qu'elle le détermine, si l'on peut s'exprimer de la sorte. Il y a une légende sur M. Barbey d'Aurevilly : c'est celle qui consiste à en faire un bravache, un mousquetaire, un porteur de cape et d'épée. L'armure n'est pas en carton, comme on l'a dit ; la dague n'est pas restée enferrée. D'ailleurs, il faut, croyez-le, être homme de courage pour se maintenir adversaire déclaré du bourgeoisisme jusque dans le style de ses vêtements. Nous en connaissons plus d'un, ayant la sincère horreur du philistinage, qui n'oserait pourtant affronter les lunettes bleues de M. Prudhomme, en s'habillant comme s'habille l'auteur d'une Vieille maîtresse : ce qui équivaut à mettre le poing sous la gorge du manant, chaque fois qu'on sort. Oui, il faut une vraie bravoure pour rester un descendant du Cid, en l'an de grâce 1878 pour être épithétisé par tout un public, comme il l'est.

Certes, l'exagération est indéniable dans ce caractère ; c'est une originalité affectée ; mais ne vous y trompez pas, il y a en cette originalité quelque chose du sentiment qui faisait le jargon des précieuses, dont les mobiles, après tout, ne prenaient point leur source dans un vulgaire intérêt. Or, cet indépendant, ce capitan, ce matamore, veut être tel qu'il est :

Je le veux afin qu'on sache
Que je n'ai que ma moustache,
Ma guitare et puis mon coeur.

 Non, il ne pliera pas, il ne s'abaissera point, il portera haut la plume. aussi haut que le bout de sa botte à chaudron, s'il lui fallait la donner au derrière d'un bourgeois. Il se moquera jusqu'au bout de cette société, grosse rubiconde cuisinière, qui a la rage de nous peigner avec un peigne ébréché et de laisser tomber de nos cheveux dans les sauces qu'elle tourne, et qui, un jour, a voulu mettre ses doigts entre les feuillets des Diaboliques. Tant pis pour vous, cuistres ! si le bruit vous empêche de dormir, vous irez plus loin ; ce fendant vous rossera, plats utilitaires-moraliens, et vous êtes faits pour être rossés. Il vous fera porter les cornes du ridicule, et, ni bonnet, ni tiare, n'en aplatiront les bosses. Oh ! vous savez bien que c'est de vous, de vous qu'on parle, en évitant de nommer vos attributs professionnels.

Le romancier qui a écrit l'Amour impossible est doué du mot juste ; sa phrase sonne quelquefois comme une note de cuivre ; en lui empruntant ses expressions, elle reste « animalement » puissante. C'est qu'il se sert aussi bien du ventre que des pieds pour se traîner ou marcher au but qu'il se propose. Dans l'Ensorcelée il y a certaines descriptions de la presqu'île du Cotentin d'une morne splendeur, et des types d'une beauté de damnation étonnante. L'écrivain prend tantôt son sujet en long on en biais, par séries de courbes irrégulières, ou promène la période en l'allongeant, soit que les mots se heurtent ou s'enjambent. Son style n'est pas sans offrir à l'oreille ces frôlements ailés d'une syllabisation particulière ; il a de l'harmonie, du nombre, un équilibre naturel ; l'auteur s'emballe aussi bien qu'un grotesque bas-bleu de 1848. Mais ne s'emballe pas qui le désire ! Ne perd pas pied qui veut pour se retrouver à la surface du sol quand on le souhaite ! Il nous semble entendre cette voix stentorisée de Barbey d'Aurevilly : - Holà ! monsieur l'infime ! monsieur l'infiniment petit de la critique, qui vous permettez d'admirer Georges Sand, faites-moi donc l'honneur de me mépriser, moi ! - Ce moi, est gros, par exemple ; on ferait du chemin avant de retrouver un moi pareil. N'importe, ce je, ou ce moi a de l'allure ; tout le monde ne peut pas dire : moi, et lui, il le peut.

Affecter la Gargantuaillerie littéraire qui se pique de tout avaler, et qui analyse avec un faux bel esprit quintessencié les détritus de ses digestions, c'est là une des monomanies fréquentes de Barbey. Tandis que Veuillot, l'inexpressible assis dans l'ordure, se frappe la poitrine à coups de poing, en criant malheur ! malheur ! mais sans avoir la bonne fortune de tomber raide-mort le troisième jour, ainsi que je ne sais quel prophète, Barbey d'Aurevilly, lui, nous apparait un peu comme un croisé qui s'envole pour la guerre sainte, sur l'air de la Reine Hortense. Au fond, nous croyons qu'il se rend très bien compte de l'inutilité de ses charges à fond de train ; mais alors pourquoi en ouvrant son écritoire, après s'être tortillé le poil de la moustache comme un sergent, a-t-il toujours l'air de partir à la délivrance du tombeau du Christ ? Peut-être même qu'il a demandé, avant de s'asseoir à sa table de travail, la bénédiction de son père, de sa mère, et de ses cinq tantes, tant il met de solennité à nous avertir de l'importance de sa mission. Ce n'est point une duperie des choses, ni des hommes, et pourtant il a des fureurs comme quelqu'un qui croit que c'est arrivé.

Mais chez lui le heurt est si violent, qu'on se surprend à être acteur dans la mêlée ; on donne des coups de poing avec l'auteur ; le bruit du fer nous excite ; on troue par ci, on trébuche par là ; l'on se fend et l'on se ramasse, mais jamais on ne s'accule, et la boxe y donne la sensation délicieuse d'un jet de vie physique qui circulerait tout à coup en effluves abondantes sous des muscles éprouvés. On a le sang plus chaud, la poitrine plus effacée, le jarret plus d'aplomb, le cou plus dégagé. - Chose étrange, on dirait qu'on retrouve en lui le même fait que dans son antipode, Zola : de bonnes grosses idées circulant sous un beau gros front, avec de grosses tentations de retrousser sa manchette jusqu'au coude et de joûter comme un Auvergnat.


VII.

Nous, enrolé parmi les misérables de cette génération ; nous, que la magistrature regarde en roulant son oeil jaune, et qui sommes destiné à ne rien édifier, il nous a paru très bon, très doux de nous retourner vers cette pléïade du romantisme. Se sentir dominé par quelque chose de plus fort que soi, qui permet de dire sous les verroux à ses argousins : - Il y a un peu de nous-même qui s'envole à tire-d'ailes, à travers les barreaux, et sur lequel vous n'avez aucune prise ; nous ignorons ce que c'est, mais ce quelque chose de notre nature vous échappe à perpétuité ; vous ne l'aurez pas malgré vos efforts. - Est-ce que ce n'est déjà point user de représailles envers eux ?

Nos doyens, nos magistrats protecteurs, ajouterons-nous en les regardant en face, ce sont eux les poëtes, les sculpteurs divins, les contemporains de la Notre-Dame, et nous ne reconnaissons qu'eux seuls. Et quand ceux-là sonneront leur tocsin contre l'ordre de choses, vous n'aurez, messieurs les demandeurs, jamais d'autre mission et d'autre figure que celle de pompier ! - Est-ce que cette conviction ne nous donne pas chaque jour une revanche inénarrable ? - Notre culte de l'art vous suffoque ? Tant mieux, nous le conserverons. - Notre amour de la poésie nous conserve libre, même en comparaissant dans vos prétoires ? Tant mieux, nous aimerons. Et dans cette prison, dans ce cachot qui se prépare pour l'artiste en démence, il y aura peut-être une branche grimpante qui se glissera malgré vous au grillage ; un jet de feuilles où s'enferme une abeille : un bourdonnement et un parfum. Et encore nous nous sentirons libre, libre sous la pensée grandement flottante, qu'auront réveillée en nous les poëtes, les sculpteurs divins, les contemporains de la Notre-Dame !
  
Reprenons, en manière de conclusion, ce que nous avons dit dans notre préface :

Il y a quarante huit ans que la révolution romantique est accomplie. Aujourd'hui nous en voyons commencer une autre : celle des naturistes ou des naturalistes.

Mais la cohue des infâmes qui constitue la société actuelle, laissera-t-elle cette révolution littéraire s'accomplir ? C'est ce que l'on ne peut prévoir, depuis que les gouvernements modernes ont entrepris de faire une descente dans tous les encriers. Autrefois on offrait aux gens de lettres des places de valets de chambre ; aujourd'hui que chaque particulier, ou chaque représentant d'un pouvoir est plus ou moins le subalterne d'un autre pouvoir, le nom de valet n'a rien qui déshonore, la livrée est bien portée ; on n'offusquerait aucun homme en lui offrant une position de laquais. Il y a déjà quelque temps que ce titre de laquais a pris son rang, son étiquette, son pouvoir dans l'état social, qu'il en constitue l'une des conditions les plus importantes, vu le rôle que la domesticité est appelée à jouer, en matière d'honneur, dans les diverses classes parisiennes.

Donc, autrefois, disons-nous, on offrait cette place aux gens de lettres. Elle est, nous l'avons dit, devenue lucrative, et si expressément goûtée, puisqu'elle se recrute parmi les plus hautes sommités, que ce n'est plus une injure envers personne de la proposer. Au folliculaire qui la refuserait comme offensante, le grand seigneur pourrait répondre avec un imperceptible mouvement d'épaule :

- Mais, mon cher, est-ce que nous cesserons d'être égaux vous et moi ? Est-ce que nous ne sommes pas tous, plus ou moins, gens en place, des valets ? Soyez donc de votre temps, et prenez comme moi l'habit à boutons de métal, on s'y fait...

Ce n'est plus une infamie à jeter sur quelqu'un à qui on a accordé le nom de critique ou de poëte, de lui offrir cette fonction, qui conviendrait rationnellement, selon nous, aux bas-bleus modernes, les plus puantes odeurs de femelle qu'on ait jamais respirées, et parmi lesquels on recruterait d'excellents mouchards.

Telle est la crise actuelle.

De plus, on institue également un ministère que nous désignerons un instant le ministère des « circonlocutions », et qui a pour mission de filer les écrits de sept ou huit publicistes en évidence. Enveloppés comme dans les réseaux d'acier d'une cotte de maille, chaque fois que ces pionniers de la plume rêvent de décrire ce que l'on appelle les exceptions de la vie humaine, les régions inexplorées de l'art sensualiste, les souffrances de la portion des déshérités, et leurs efforts pour réagir, il devient de plus en plus périlleux à ces sept ou huit plumitifs de se montrer franchement naturalistes, c'est-à-dire irréguliers ; ils sont les grains de mil destinés à gaver les nombreux estomacs qui ne dînent et ne soupent que de publicistes, car il faut faire du zèle dans le fonctionnarisme : sans zèle point d'avancement. La page commencée chez l'écrivain le matin, peut s'achever derrière la grille de Mazas ou de Clairvaux ; tout est possible, il n'y a pas d'article de loi sur ce point.

Voilà où nous en sommes, nous autres, les intransigeants. Où commence le droit ? Où s'arrête-t-il? La législation, cette pure déesse au nez à bec de corbin, aux ailes de chauve-souris, planant au faîte de toutes les maisons de Paris, afin d'entendre par les tuyaux des cheminées ce qui s'y passe, est muette à ce sujet. Un soir d'ennui, pareille à un hibou perché sur le buste de Pallas, elle dit en faisant clignoter ses vilains petits yeux Un tel a besoin d'être raccourci - et elle le raccourcit en effet. Cela n'est pas plus difficile que cela.

A l'homme politique, seul, appartient de tout dire ; ses déchaînements lui sont pardonnés, sous le prétexte qu'en commandant le crime ou les voies de fait, il n'obéissait qu'à ses passions et que ses passions sont respectables parce qu'elles émergent de la politique. Mais le critique purement littéraire, qui se permet d'inscrire le procès d'institutions cléricales ou de promener ses sentiments à lui dans le domaine de l'imagination, de faire revivre des personnages historiques, ou de donner un corps véhément, accusé à ses fictions, celui-là, il paraît, n'ayant obéi à aucune passion, n'ayant poussé à aucune représailles, outrage ce qu'il y a de plus sacré dans l'Etat - nous ne savons pas quoi par exemple - mais enfin il outrage. Son délit s'appellera : atteinte à la morale. Celui de son confrère, - il nous plait d'insister deux fois là-dessus, - qu'il ait réclamé ou non la tête d'un adversaire, est tout simplement placé sur le compte d'élans trop chaleureux, de convictions trop ardentes qui l'ont contraint à la violence, voire même à autre chose... Qu'est-ce que cela, un meurtre ? Quand il est politique, le meurtre se conçoit; mais un délit contre les moeurs, un délit qui consiste à s'être occupé des XVIe et XVIIe siècles, ne mérite aucun pardon. Vive le meurtre qu'on amnistie ! Au bloc, au carcan d'infamie, à Poissy, à Clairvaux les chercheurs, les réalistes ! Point de quartier pour eux.

Sang et mort ! mais vous avez raison envers nos aînés, les polémistes politiques ; mais loin de nous l'idée d'y contredire ! Cependant, s'il ont leurs passions, est-ce que nous n'avons pas les pareilles ? Est-ce que l'homme n'est point partout semblable à l'homme ? Est-ce que notre tempérament n'est point tout aussi capable que le leur de dépasser le but que vous nous interdisez de franchir ? Est-ce que nous avons un instrument différent qu'eux dans les mains ; est-ce que ce n'est pas la plume, toujours la plume, rien que la plume qui se meut entre leurs doigts comme entre les nôtres ? Est-ce que nous vous avons offensé avec autre chose que de l'encre d'imprimerie ? Regardez, pesez, et dites si votre justice n'a pas deux poids et deux mesures !

Mais nous entendons une voix qui nous crie :

- Non, non, misérable volatile de poëte n'espère ni en bas, ni en haut, ton heure, c'est l'heure douloureuse ! Va plus loin, toujours plus loin, éternel banni ; féconde de tes sueurs et continue d'étayer les branches de l'arbre dont tu ne verras pas le faîte : qu'importe où s'arrêtera ton martyre ! T'imagines-tu, par hasard, que les hommes entendront jamais quelque chose à ton amour insatiable du beau ? T'imagines-tu que, dans leur toute puissance, ta folie relative te vaille, à leur point de vue, autre chose qu'un cabanon ? Va plus loin, toujours plus loin ; jusqu'au jour où ils mettront pour la dernière fois la cognée dans tes vieux flancs ; où, de tes os dispersés, naîtront peut-être les branches fleuries qui éveillent le sourire des heureux. Va jusqu'au jour où la mort délivre ; où ton espérance trompée se balançant sur le cyprès des cimetières, comme le corbeau funèbre d'Edgard Poë, répondra à tes demandes, à tes souhaits de justice radieuse : « Jamais ! jamais plus ! »

Partie 1 - Partie 2

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