L'Attention a été appelée, il y a quelques années, sur un singulier livret appartenant à la littérature du colportage, intitulé : «Sermon prononcé par le R. P. Esprit de Tinchebray, capucin, dans l'église des Dames religieuses de Haute-Bruyère, le 22 juillet 1694, fête de sainte Madeleine», d'après le texte : Sicut unguentum in capite quod descendit in barbam, barbam Aaron.
Les exemplaires de cette modeste production, devenus aujourd'hui très rares et très recherchés, ne portent ni nom de lieu, ni date, ni nom d'imprimeur ; mais l'on peut affirmer que quelques-uns, au moins, sortent d'une des imprimeries de la ville de Caen. Cette origine normande d'une des plus anciennes éditions connues du Sermon du R. P. Esprit nous avait fait songer à en donner une nouvelle.
La publication qui a été faite de ce texte curieux chez Ollendorff, à Paris, en 1878, par les soins de M. Chassant, et la préface spirituelle et savante qui le précède n'ont fait que nous confirmer dans notre détermination. Quant à la valeur de la composition, nous nous proposions d'entrer dans quelques détails pour l'établir de notre mieux, mais ce travail a déjà été fait, d'une façon très complète, dans un rapport sur la Bibliothèque Bleue de la maison Chalopin, écrit à l'occasion de l'exposition typographique organisée à Caen, par la Société des Antiquaires de Normandie, en 1880. Au lieu de répéter, sous une autre forme, ce que d'autres ont dit avant nous, nous croyons plus simple de nous borner à faire au document dont nous venons de parler d'assez larges emprunts. Bien qu'ils s'appliquent autant aux productions de la Bibliothèque Bleue en général, qu'au sermon facétieux de notre soi-disant compatriote, leur lecture ne nous paraît pas inutile pour apprécier tout à la fois et la pièce elle-même et le genre spécial de littérature auquel elle appartient.
«La Bibliothèque Bleue comprend une collection assez considérable de romans de chevalerie, de contes de fées, d'almanachs, de facéties et de chansons, imprimés autrefois sur mauvais papier, avec des caractères de rebut et vendus à bas prix, en nombre incalculable, dans toutes les foires et dans tous les marchés du pays. Pour des esprits dégagés des préjugés d'école, le succès général de ces petits livrets sans prétention suffirait peut-être à démontrer leur intérêt et leur valeur. Pourtant nous n'oserions recommander leur lecture aux gens graves et méticuleux, qui ne voient dans l'histoire qu'un assemblage indigeste de dates et de faits et qui ne sauraient goûter les réflexions les plus délicates si elles ne leur sont présentées dans une langue châtiée et absolument correcte. Les auteurs anonymes de la Bibliothèque Bleue, il est inutile de le dissimuler, entendent la vérité historique à leur manière ; les événements leur apparaissent avec des contours quelque peu indécis, les personnages qu'ils affectionnent vivent entre ciel et terre, et jamais ils n'ont pris le moindre souci des dates, des circonstances de lieu et de temps, pas plus que de la couleur locale. Quant à leur style, nous concédons volontiers qu'il est généralement assez terne, sans mouvement et passablement négligé ; mais, malgré ces imperfections d'une forme hâtive et sans apprêt, il y a çà et là quelques perles qu'un chercheur attentif n'aura pas de peine à découvrir... Toutefois nous le prions en grâce de poursuivre ses investigations avec calme et de ne pas trop se scandaliser des inexactitudes de détail, des confusions surprenantes et des anachronismes inattendus qu'il pourra rencontrer sur sa route. Avant de condamner, qu'il médite avec recueillement ces sages paroles d'un philosophe aimable, M. de Saint-Santin :
«Pour la vérité de l'histoire, nous dit-il, faut-il s'en tourmenter, je vous le demande, plus que ne s'en mit en peine M. de Ségrais lui-même, après que son compatriote de Caen, le fameux Samuel Bochart, eut cru lui démontrer, dans une dissertation de 82 pages, que le pieux Enée n'avait jamais mis le pied en Italie ni courtisé la bonne amoureuse Didon ? Ce n'est pas à nous qu'il convient de faire les tenaces et les scrupuleux ; nous savons trop bien entre nous que l'histoire n'a plus un fait que l'on puisse sérieusement affirmer ; que tous les plus fermes et les mieux établis, dans l'ordre moral et politique, ont été discutés depuis quarante ans de façon à n'en laisser tronçon ni bribe. Clio est devenue pour nous la plus honteusement débauchée des Neuf Sœurs et la Fable a des droits absolus sur tous les siècles (1).
Pour cet esprit délicat et raffiné, Ronsard dans son Francion est tout aussi véridique que Mézeray et le P. Daniel avec leurs Conciones à la Tite-Live et leurs rois à la Numa, et il n'a pas hésité, en fin de compte, à mettre les Aventures merveilleuses des quatre fils Aymon au rang des plus belles œuvres que l'Antiquité nous ait laissées.
Nos modestes livrets ont un autre genre de supériorité. L' histoire n'est morale que lorsqu'on la voit de haut, en embrassant du regard une assez longue période ; mais quand on se cantonne dans un espace trop limité, combien de fois n'arrive-t-il pas que l'on est affligé par le spectacle de l'écrasement des gens de bien et du triomphe insolent des ambitieux, des imbéciles, quelquefois même des scélérats ? Rien de pareil dans les épopées chevaleresques. Les factieux et les traîtres terminent invariablement leur vie par la roue ou par la potence ; après de dramatiques épreuves, la vertu des dames vertueuses est solennellement reconnue... et toujours les gentilles damoiselles finissent par rencontrer le prince Charmant. A quoi donc serviraient les génies, les esprits et les fées s'il en était autrement ! Nous serions porté à penser que l'auteur de Jean de Calais avait quelque soupçon de la haute portée des compositions romanesques à ce point de vue. Voici en effet comment il s'exprime dans son Avertissement au lecteur : «Lorsqu'on peut tirer d'une fable de justes réflexions, elles deviennent aussi utiles que l'histoire, puisque la fable renferme une sévère morale et qu'elle ne se découvre à nos yeux que sous l'appas du plaisir» (2).
Charles Nodier, l'auteur de Jean Sbogar, de la Fée aux Miettes, des Sept Châteaux du Roi de Bohême et de tant d'autres productions séduisantes, a tracé de la Bibliothèque Bleue, qui confine aux épopées chevaleresques, un panégyrique sans réserve, où respirent les mêmes convictions, avec une nuance d'enthousiasme encore plus prononcé.
«Aucune lecture, a-t-il écrit, ne laisse à la mémoire des réminiscences plus aimables, plus touchantes et, je ne crains pas de le dire, plus utiles à la conduite de la vie. Il n'ya point de cœur si blasé qui ne tressaille encore au nom de la belle Maguelonne et de son ami Pierre de Provence, qui à son aspect «cherchoit de grant soucy en quelle manière commencer à parler, car il ne savoit s'il étoit en l'air ou en la terre, et ainsi fait Amour à ses subjects». Candeur et bravoure, franchise et loyauté, patience et dévouement, tous les traits distinctifs de notre vieux caractère national brillent d'un éclat ineffaçable dans les chroniques aujourd'hui si délaissées de la Bibliothèque Bleue, comme les hiéroglyphes sur les obélisques de Ramessès. Ils s'y lisent toujours, mais il faut une âme pour les déchiffrer. Ce n'est du moins pas une peine perdue pour ceux qui daignent la prendre et, je le déclare intrépidement à la face de nos savantes Académies : la douce résignation des Griselidis et les courageuses épreuves de Geneviève de Brabant ont rendu populaires plus d'excellentes leçons de morale qu'il n'en sortira jamais de toutes les élucubrations politiques, statistiques, esthétiques, philanthropiques et humanitaires, entre lesquelles se partagent annuellement les prodigalités stériles de M. de Monthyon» (3).
Comme l'on comprend bien, après ces prémisses, que le spirituel écrivain arrive, sans détours et sans circonlocutions, à cette conclusion extrême qui paraîtra à quelques-uns, je le crains, légèrement paradoxale.
«Avec trente ou quarante volumes qui, sans offrir un intérêt plus vif, tiennent un rang plus élevé et que la posterité désignera, la Bibliothèque Bleue est bientôt tout ce qui restera de notre littérature et de notre langue» (4).
Ces considérations aussi transcendantes qu'originales n'étaient probablement pas venues à l'esprit du modeste imprimeur de Troyes, Jean Oudot, lorsque, dans les premières années du XVIIe siècle, il imagina sa merveilleuse entreprise. Elles ne préoccupèrent pas davantage, il faut en convenir, ses nombreux successeurs ; ce que nous savons seulement, de la façon la plus nette et la plus certaine, c'est que leurs très curieuses productions, qui allaient de l'épopée à la facétie, des secrets de la médecine à l'hagiographie, du parfait secrétaire aux almanachs, aux cantiques et aux chansons, répondaient à un besoin si général qu'elles se multiplièrent un peu partout. A côté de la Bibliothèque Bleue de Troyes, celle-là la véritable Bibliothèque Bleue princeps, on eut les imitations de Paris, d'Épinal, de Nancy, de Toulouse, de Rouen, de Montbéliard et de Limoges. Caen à son tour entra dans le mouvement et, au début du XVIIIe siècle, la maison Chalopin se fit une spécialité fructueuse et très appréciée de l'impression des livres de Bibliothèque Bleue et de colportage. C'était le pendant de cette imagerie populaire, aux traits accentués et aux couleurs voyantes qu'un sr Picard, graveur en taille douce, rue des Teinturiers, essaya, un peu plus tard, non sans quelque succès, d'acclimater parmi nous. Les productions de la maison Chalopin affectent une grande variété de formats ; quelquefois elles portent le nom de l'imprimeur : P. Chalopin, T. Chalopin ; plus souvent elles sont veuves de toute mention de ce genre ou bien elles sont revêtues d'indications absolument fantaisistes, dans le genre de celles-ci : A Néac, A Lélis, chez Goderfe, rue Némenya. Le véritable amateur ne se déconcerte pas pour si peu, et du premier coup-d'œil il reconnaît, aux caractères et à certains vieux bois, les livrets nombreux et d'aspect fort variés qui, de 1724 jusqu'à la fin de la Restauration, sont sortis à flots de ces presses inépuisables.
La collection complète comprenait, en nombre respectable, les grandes épopées chevaleresques auxquelles nous avons déjà fait allusion : l' Histoire des quatre fils Aymon, la Terrible et espouvantable Vie de Robert le Diable, l' Histoire de Jean Sans Peur, Jean de Calais, Jean de Paris, la Belle Elaine de Constantinople, mère de saint Martin et de saint Brice, et ces consolantes et philosophiques compositions du Juif Errant, du Bonhomme Misère et de Geneviève, princesse de Brabant. C'est là, à vrai dire, le côté le plus élevé et le plus original de la Bibliothèque, c'est celui auquel s'appliquent les éloges de Nodier et de M. de Saint-Santin, de Paulin Paris, de Charles Nisard et de Leroux de Lincy.
Les vies des Saints n'avaient pas été oubliées, on y trouvait saint Augustin, évêque et docteur de l'Église, sainte Anne, mère de la Sainte Vierge, ses miracles et ses oraisons, sainte Catherine, vierge et martyre, sainte Clotilde, reine de France, la Fête et la Nativité de la Sainte Vierge, sainte Marthe, sainte Apollonie, la bienheureuse Angèle de Mérici, saint André, patron du diocèse d'Avranches, saint Patrice, archevêque et primat d'Hibernie, saint Ortaire, et surtout l'Abrégé de la Vie du grand saint Hubert, fondateur et patron de la noble cité de Liège. Peu de saints ont été plus populaires en Normandie et peu de livrets ont été plus répandus que celui qui lui est consacré. Dans sa rédaction, il faut aussi le reconnaître, l'auteur anonyme s'est véritablement surpassé. Son travail, consciencieux, débute par une phrase d'un tour aisé et d'une portée philosophique qui donne immédiatement le ton du morceau tout entier.
«L'air de la Cour a je ne sais quoi de contagieux et de préjudiciable à la vertu, parce que les corruptions y sont fort grandes, que le vice s'y voit tellement honoré qu'un courage doit être merveilleusement vigoureux pour oser entreprendre d'y conserver son innocence, mais ce qui est impossible à la nature ne l'est point à la grâce, qui produit en tous lieux et en tous temps des effets de la puissance infinie».
Dans un autre genre, les dernières strophes de la complainte qui clôt le volume ne sont point dignes d'une moindre attention :
Ce très saint personnage Les Princes et les Rois Que le grand saint Hubert, |
Sans vouloir contester la valeur des études estimables publiées sur les tours d'adresse et l'art hermétique, j'avouerai, en toute simplicité, que j'ai toujours eu peu de goût pour les Académies des jeux, les secrets de la cabale, les sciences occultes ou magiques, la physiognomonie, la chiromancie et l'oneirocritie. Les merveilles de la main de gloire me laissent froid et il ne m'a jamais été possible de percer les mystères de la ligne obruticon. Aussi je sais un gré infini à Chalopin de n'avoir pas développé au-delà du nécessaire cette catégorie d'ouvrages fort demandés sur la place. L'un des plus curieux de ceux qu'il a édités nous paraît être le Secret des Secrets de nature.
Le Secret des Secrets, extrait, au dire de l'auteur, tant du Petit Albert que d'autres philosophes hébreux, grecs, arabes, chaldéens, latins et modernes, débute par une recette pour la guérison de l'ensorcellement d'amour. Nous la citons parce que l'écrivain, dans sa formule, a su combiner de la façon la plus heureuse la thérapeutique morale et la thérapeutique médicale proprement dite.
«Il y a beaucoup de choses, nous dit-il, que la prudente Antiquité a établies à cette fin. Si vous désirez vous débarrasser d'un lien amoureux, faictes en sorte de ne regarder votre sujet aimé, de peur que par son regard elle ne vous attire, et que vos yeux ne soient jamais ensemble, car il convient ôter la cause si on veut ôter le mal ; puis retranchez petit à petit la fréquentation. Faites de forts exercices qui vous provoquent à la sueur ; flairez souvent l'hysope et le lys, portez en votre doigt de la corne d'un âne sauvage et vous verrez, en peu de temps, que votre fantaisie se passera (5).
Notre époque a un goût si prononcé pour les complaintes, les cantiques et les vieilles chansons, que nous serions tenté de nous plaindre de la réserve de notre Bibliothèque Bleue à cet égard. En dehors du Cantique de saint Hubert, que nous avons mentionné plus haut, nous ne rencontrons guère que les Cantiques de Judith, de Saint Eustache, de la Cananée, de Geneviève de Brabant, empruntés sans changement au recueil de Laurent Durand, prêtre de Toulon, le Cantique de saint Alexis, les Chants de la Résurrection, le Regina coeli en vers français et le Précieux sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de Fécamp. Sauf cette dernière composition et peut-être un des Chants de la Résurrection, rien de tout cela n'est normand, et l'on regrette que l'éditeur auquel nous devons l'Ancienne fondation de la chapelle de Notre-Dame de La Délivrande, par Fossard, et l'Instruction indispensable pour faire avec dévotion le pèlerinage, n'ait trouvé à joindre à ces deux documents que l'hymne latine de l'évêque d'Avranches, Daniel Huet.
Dans les chansons, nous ne nous arrêterons pas à quelques imitations assez plates de Vadé, mais nous croyons devoir signaler la Complainte d'Henriette et Damon, les Malheurs de Pyrame et Thisbé dans leurs amours, compositions capitales dont la vogue n'a pas fléchi et qui tiennent encore honorablement leur place à l'étalage des marchands forains. Les Récréations et devis amoureux, qui font suite au Jardin d'amour, où est enseignée la méthode et l'adresse pour bien entretenir une maîtresse, ensemble comme il faut inviter aux noces les parents et amis, ne nous semblent pas beaucoup moins intéressants. On pourra d'ailleurs en juger par les strophes suivantes :
L'AMANT.
Je vous vends le grain de froment. Aimez, Madame, honnêtement Gens d'honneur et de courtoisie, Et non sujets à jalousie ; Car ce n'est qu'ennui autrement. L'AMANTE.
Je vous vends la pomme d'orange. Aimer je trouve bien étrange, Vu d'amour les cris et clameurs Les ennuis, peines et douleurs ; Je ne sais pas comme on s'y range. L'AMANT.
Je vous vends la blanche laitue. Ça, il faut qu'on s'évertue De bien aimer un bon ami, Plein de beauté, non endormi, Puisque la saison est venue. L'AMANTE.
Je vous vends la fleur d e pois. Si l'amour je ne savois, Vous me le feriez trop comprendre, Car, ainsi que je puis l'entendre, Vous savez assez bien ses lois. L'AMANT.
Je vous vends la fraise de mai. Aimez donc belle, aimez-moi, Et n'ayez point de repentance, Mais croyez ce poinct d'asseurance Que vous aurez toujours ma foi. L'AMANTE.
Je vous vends, non je vous donne Mon cœur....................... |
Il existe une infinité de textes des Dits et Ventes d'amour ou des Adevineaux amoureux. L'un des plus anciens, qui n'a pas moins de soixante-six couplets, a été publié par M. Anatole de Montaiglon dans le Recueil des poésies françaises des XVe et XVIe siècles, et se termine ainsi :
L'ACTEUR.
Or, s'en vont amans acomplis Pour faire tous leurs bons désirs. Nul n'en doit avoir desplaisir, Puisque chacun fait son plaisir. Or, leur doint Dieu faire telle chose Qu'en paradis il les repose, Auquel lieu il les permaine, Qui racheta nature humaine (6) |
Pour varier les sujets et soutenir l'intérêt, l'intelligent éditeur de la Bibliothèque Bleue de Basse-Normandie avait fait une large part aux contes de fées, aux histoires de brigands et surtout aux facéties. Les contes de fées sont généralement empruntés à Perrault, et nous laisserons volontiers aux orientalistes de profession le soin de décider si ces charmantes épopées enfantines sont des produits spontanés de notre sol ou d'heureuses importations venues des bords du Gange ou des hauts plateaux du Thibet. Les représentants de la race indisciplinée et redoutable des brigands sont le breton Guilleri et surtout Cartouche et Mandrin, dont l'auteur n'a pas négligé de nous raconter la rencontre aux enfers, avec les réflexions éminemment philosophiques échangées entre les deux personnages, le tout dans le genre du Dialogue des Morts de Lucien ou de Fontenelle. L'un de ces livrets est suivi d'un dictionnaire de l'argot, intitulé : Le Jargon ou Langage de l'argot reformé pour l'instruction des bons grivois...
Quant aux facéties, elles sont tellement nombreuses, que nous n'essaierons même pas d'en présenter l'énumération. Nous nous contenterons de citer au passage parmi les meilleures : Le Catéchisme des grandes filles, La Malice des hommes, La Malice des femmes, La Méchanceté des filles, La Misère des plaideurs, Les Béquilles du Diable boiteux, Le Catéchisme des Normands, La Confession de la bonne femme, Scaramouche, Gargantua, Tiel Ulespiègle et le Gentil OEsopus, illustré de gravures sur bois par Godard d'Alençon. Il conviendrait d'y joindre, à titre de curiosités locales, Les Trois Aveugles, conte suivi du Jeu de cartes, histoire plaisante et véridique arrivée à St-Jean de Caen l'an 1780, et l'Histoire récréative du petit abbé Chanu, fin et rusé comme un normand, qui s'introduisit irrégulièrement, mais fort dextrement, dans le paradis, à la barbe du prince des apôtres. Tous ces badinages, quel que soit leur mérite, ne sauraient entrer en comparaison avec le Sermon du R. P. Esprit de Tinchebray, que nous considérons comme la perle de la collection, et à propos duquel il n'est pas inutile d'entrer dans quelques détails.
Les quelques exemplaires de cette facétie qui sont arrivés jusqu'à nous, ne portent ni nom de lieu, ni date, ni nom d'imprimeur et appartiennent à trois éditions différenciées, entre autres caractères, par le nombre de pages de chacune d'elles. Si nous ne pouvons indiquer la provenance des éditions des deux premiers types, ayant l'une douze et l'autre vingt-et-une pages, nous affirmons sans hésitation que l'édition du troisième type, ayant seulement dix pages, est sortie des presses de la maison Chalopin, à Caen. Il y a quelques années, de nombreux exemplaires non brochés y étaient encore conservés en paquets. Ces feuilles, plus ou moins salies par un long séjour sous les combles, ont été généralement utilisées comme papier d'emballage, et quatre ou cinq exemplaires à peine ont échappé à la destruction. L'aspect extérieur du Sermon n'explique que trop cette mésaventure. C'est un petit in-12, de 14 centimètres de haut sur 9 de large, comprenant douze pages d'un texte serré, de trente-cinq lignes à la page. Les marges sont étroites, le papier grossier ; les caractères appartiennent à la catégorie des têtes de clou. Le titre figure au haut de la première page, dont il occupe le quart environ. Il est ainsi disposé :
Il n'y a pas de couverture imprimée. L'éditeur s'est contenté d'envelopper sa brochure d'une feuille de papier gris à l'usage des épiciers et des marchands de chandelles. Comme ce modeste opuscule a plusieurs fois obtenu les honneurs du catalogue, nous croyons que ces détails, un peu minutieux, ne sont pas inutiles. On peut consulter, d'ailleurs, sur les autres éditions, le Manuel du Bibliographe normand de Frère, T. I, p. 434, le Manuel du Libraire de Brunet, t. II, p.1064, la Bibliographie des livres relatifs à l'Amour, aux Femmes et au Mariage du Cte d'I, t. VI, p. 269. M. Chassant, dans sa préface de la réimpression de 1878, après avoir décrit un exemplaire du Sermon qui était passé par ses mains, nous apprend en outre que le volume figura honorablement à la vente Taylor, en 1848, sous le n° 317, et à la vente Richard, en 1852, sous le n° 30.
Cette énumération, malgré sa sécheresse, révèle le retour inattendu de faveur dont cette mince plaquette a profité depuis quelques années. L'intérêt qu'elle a inspiré s'est beaucoup augmenté, il faut le dire, par l'attribution singulière dont elle a été l'objet. Mais avant de faire connaître l'état de la question, et pour permettre d'apprécier les raisons que l'on peut invoquer pour ou contre, nous croyons indispensable de préciser en quelques mots le caractère de la facétie et d'indiquer en même temps à quel groupe spécial de publications elle se rattache.
Le Sermon du R. P. Esprit de Tinchebray n'est pas, comme certaines personnes ont paru le croire jusqu'ici, une production isolée ; il procède d'une infinité de parodies analogues publiées dans le courant du XVIe siècle et dans la première moitié du XVIIe. - «C'est une manie propre à tous les hommes, écrit Charles Nisard, de trouver des occasions de rire et de faire rire dans les sujets qui le comportent le moins ; c'en est une surtout propre au caractère français. La parodie est d'origine française, elle n'a eu garde de ne pas s'attaquer aux sermons. Au XVIe siècle, la balle du bisouart renfermait une grande quantité de Sermons joyeux, qui avaient pour auteurs des écrivains catholiques, et que je suppose avoir été composés en vue de jeter du ridicule sur les austères prédications des ministres calvinistes ; mais les prédicateurs catholiques n'y étaient pas non plus épargnés (7)».
Les sermons, en genre de facétie, se multiplient au XVIIe et au XVIIIe siècle, et la critique, laissant de côté les protestants, qui n'étaient pas au pouvoir, s'attaqua de préférence aux ordres religieux et principalement aux RR. PP. Capucins. La bibliothèque de colportage nous fournit de très nombreux spécimens de ce genre. Pour nous en tenir aux plus connus, nous citerons le Sermon gai, amusant sur le texte : Deus Dixit Petro : Ubi sunt oves meæ ? Nescio, respondit autem Petrus ; les Six raisons pour se conserver la santé, prêchées le mardi gras par le P. Barnabas ; le Discours bachique sur les paroles du prophète royal David : Bonum vinum lætificat cor hominis ; le Sermon en proverbes, le Sermon sur la pénitence, en patois de Besançon, et le Sermon pour la consolation des époux malheureux, lequel débute avec une gravité pénétrante que le sujet ne semblait pas comporter :
Avouons, Messieurs, que cet oracle de l'Écriture est parfaitement accompli en nos jours, et que cette plainte que fit le malheureux Adam, informé par sa femme même du criminel entretien qu'elle avait eu avec le serpent, convient si bien aux maris du siècle où nous vivons, qu'il semble à le bien prendre qu'elle ait été faite pour eux et que le premier homme l'ait adressée à Dieu non-seulement pour luy, mais encore pour son infortunée postérité. En effet, où est l'heureux époux, je ne dis pas dans Paris, je ne dis pas dans la France, mais dans tout l'univers ; où est, dis-je, l'heureux époux, où est le mari privilégié qui n'a pas sujet de répéter ces tristes paroles, de proférer cette affligeante plainte et de dire à Dieu, la tristesse et la confusion sur le visage : Domine, Mulier.... ?»
Il n'est pas inutile d'observer que, par une supercherie audacieuse que n'ont pas dédaigné d'imiter nos hommes politiques, l'auteur de notre Sermon a outrageusement altéré le texte de la Genèse, en substituant les mots : Dedit de ligno, aux mots : Dedit de fructu ligni. En bonne justice, ce n'est pas à notre époque qu'on pourra lui faire un crime d'une pareille peccadille. Mais, à notre sens, les véritables chefs-d'œuvre du genre sont l'Oraison funèbre de Michel Morin, bedeau du lieu et village de Beauséjour en Picardie, décédé le 1er mai 1731, et celle de Jean-Gilles Bricotteau, prononcée dans l'église de Venizel, par le R. P. Hermogène de Carpentras, capucin indigne, le 23 juillet 1758. Suivant les conjectures ingénieuses de l'auteur de l'Histoire des Livres populaires, Charles Nisard, ces deux sermons seraient l'œuvre de l'avocat Grosley, le joyeux fondateur de l'Académie de Troyes, qui devint plus tard membre de la Société des Antiquaires de Londres et de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
L'Oraison funèbre de Michel Morin a obtenu un nombre illimité d'éditions ; elle est généralement accompagnée de la Vengeance du trépas funeste du fameux Michel Morin, de son testament, de son épitaphe, avec une gravure représentant au naturel la catastrophe qui mit fin à la vie de l'illustre personnage :
Mais le vénérable Morin, Par une très fatale envie, En dénichant un nid de pie, Trouva le moment de sa fin. |
L'Oraison funèbre de Bricotteau est moins connue, les exemplaires en sont beaucoup plus rares, et pourtant elle ne le cède en rien à sa devancière.
L'auteur, dans son discours, s'est proposé de montrer «quels avantages il y a pour l'homme à n'avoir point d'esprit, et que la vie la plus heureuse et la mort la plus douce sont le lot des imbéciles.
«Comparatus est jumentis insipientibus et similis factus est illis» (P. XLVIII, vers. 13).
«Nous pouvons le comparer aux animaux sans raison, et il leur était en quelque sorte devenu semblable.
Aux paroles du Roi prophète vous reconnaîtrez d'abord, Messieurs, ces hommes rustiques dont j'entreprends l'éloge funèbre, et dont le caractère, d'une singulière stupidité, rendra dans le souvenir de ceux qui l'ont connu la mémoire aussi durable que sa mémoire à lui-même était dans sa tête courte et embarrassée.
Faible raison dont les mortels s'enorgueillissent si fort et dont ils abusent encore plus souvent, vous avez refusé vos lumières à celui dont nous pleurons la perte...
Sorti d'un père dont les idées rustiques s'étaient communiquées à lui avec le sang, toute son éducation se termina à savoir guider le soc d'une charrue et à tenir aux chevaux ce langage barbare qui, par des monosyllabes inintelligibles, les dresse à obéir à la voix de ceux qui les conduisent. Élevé dans la compagnie des animaux qui sont les richesses et l'ornement de la vie champêtre, il en prit bientôt toutes les inclinations. La fidélité du chien, la vigilance du coq, le travail du bœuf, disons-le, la simplicité de l'âne, formèrent en lui ce caractère rare et stupide que les hommes auraient corrompu s'il eût eu le malheur d'être nourri en leur société..... Une grange, une basse-cour jonchée de fumier était ce que son imagination lui représentait de plus noble, et c'est à quoi se terminaient ses désirs. Son cœur aussi modéré que son esprit ne vint pas à la traverse de sa félicité et ne s'avisa jamais, par une indiscrète et même une inconstante tendresse de troubler son repos... La nature, il est vrai, lui demandait une compagne, la conduite de son bétail la lui rendait nécessaire. La première qu'on lui offrit, il lui donna sa foi sans entrer dans cette scrupuleuse recherche que la raison inspire à la plupart des maris sur l'intégrité de leurs épouses. O vous, qui avez des lumières plus vives et qui vous trouvez engagés dans les nœuds du mariage, combien de fois une indiscrète curiosité, des yeux trop pénétrants ont-ils rempli vos jours de regrets et d'amertume !! Pour vous, fortuné Bricotteau, l'épaisseur de votre jugement vous a mis hors d'atteinte de ce cruel chagrin ; rien ne vous alarmait, parce que rien ne vous paraissait suspect, regardant les choses sous le seul point de vue où l'on voulait que vous les vissiez.»
Cette citation est un peu longue, mais elle a l'avantage de nous permettre d'apprécier la physionomie générale des sermons, des monologues et des oraisons funèbres, qui se multiplient en si grand nombre dans la bibliothèque du colportage à la fin du XVIIe et dans tout le cours du XVIIIe siècle. Le Sermon du R. P. Esprit de Tinchebray tient honorablement sa place dans la collection. Son auteur est capucin comme le P. Barnabas, comme le P. Hermogène de Carpentras et comme le P. Zorobabel, qui traita si doctement, le jour de la fête de sainte Madeleine, des consolations réservées aux infortunés en ménage ; l'œuvre, d'ailleurs, ressemble beaucoup à une autre facétie intitulée : Sermon du R. P. Protoplaste, prédicateur capucin, prononcé à Nantes, le 10 janvier 1702, dans le couvent des Ursulines, sur le texte : Sicut unguentum....
A vrai dire, les deux facéties n'en font qu'une, autant du moins qu'on en peut juger par la réimpression de 1826, qui associe au nom du R. P. Protoplaste le nom du R. P. Esprit de Tinchebray, et qui confond les deux capucins en un seul et même personnage :
Sermon du R. P. Protoplaste, dit Zorobabel Esprit de Tinc-Hebray, hermite capucin, prêché aux Dames Religieuses des Hautes-Brieres, le jour de la Madeleine 22 juillet 1700 (8).
Quand on étudie avec soin ces diverses compositions, on reconnaît en outre que leurs auteurs ont puisé à un fond commun et ont fait usage de procédés identiques. Un simple détail fera saisir notre pensée. Pour indiquer la division de son discours, le R. P. Esprit s'exprime ainsi :
«Madeleine convertie tant pis ; Madeleine pécheresse tant mieux : ou plutôt Madeleine débauchée tant pis, Madeleine convertie tant mieux. Tant pis, tant mieux, ce sont les deux membres de mon second point».
Écoutons maintenant l'auteur du sermon sur la pénitence, imprimé sans date chez Deckherr, à Montbéliard :
«Si vous fates penitence vous seris tretous sauvas, tant meux ; c'ot lou sujet de mon premié catier. Se vous ne fates pas penitence vous seris tretous nottoyiés, tant pé ; c'ot lou sujet de mon second catier. Tant meux, tant pé, c'ot tout mon dessein et ce que dé faire tout lou sujet de voues aittantions».
La critique de ces auteurs, plus lettrés en général qu'ils ne veulent le paraître, va plus loin et porte plus haut qu'on ne le supposerait au premier abord. Les sermons sur Michel Morin et sur Gilles Bricotteau sont incontestablement des satires très mordantes de l'abus ridicule de l'oraison funèbre au XVIIIe siècle ; le sermon du P. Esprit attaque avec non moins de vivacité les titres bizarres de certains livres de dévotion et la manière de prêcher subtile, alambiquée et bouffonne qu'à tort ou à raison l'on prêtait à quelques religieux... La recherche des titres extraordinaires, grossiers ou tout au moins inconvenants n'était pas un travers particulier au XVIIe siècle. Il régnait également au temps de Rabelais, et l'on sait avec quelle verve le grand railleur, en nous faisant connaître la composition imaginaire de la magnifique librayrie de St-Victor, a tourné en ridicule les médecins, les pharmaciens, les juris-consultes et les théologiens qui avaient quelque chose à se reprocher à cet égard. Pour nous en tenir aux casuistes, comment ne pas sourire en trouvant dans la portion de la bibliothèque à leur usage, des livres comme ceux-ci : Le Peloton de théologie, Les Houseaulx, alias Bottes de patience, La Savatte d'humilité, Le Trippier du bon pensement, Le Chaulderon de magnanimité, Le Redresseur des cas de conscience, Les Hanicrochements des confesseurs, La Croquignole des curés, Le Moustardier de pénitence.
Il est vrai que pour épargner des recherches inutiles aux érudits à venir, Rabelais a pris soin de nous apprendre que plusieurs de ces alléchants traités n'avaient pas encore vu le jour au moment de l'apparition de son livre. «Desquels aulcuns, nous dit-il, «sont jà imprimez et les aultres l'on imprime maintenant en ceste noble ville de Tubinge (9)».
Nous croyons fermement que l'Encensoir fumant des pensées mystiques de la bénite éternité, le Capucin botté, éperonné, courant au grand galop au Paradis, ainsi que la Tabatière et la Seringue spirituelles, mentionnés par le R. P. Esprit dans son Sermon, sont également autant de titres imaginés à plaisir et dignes de figurer dans le fantastique répertoire de la librairie de St-Victor, à côté des Houseaulx ou Bottes de patience, de la Savatte d'humilité et du Moustardier de pénitence. Toutefois, pour être rigoureusement exact, nous devons ajouter que quelques-uns de ces étranges volumes ont été signalés, comme ayant réellement existé, par Peignot et par d'autres bibliophiles (10).
Quel est maintenant l'auteur du sermon prêché dans l'église des dames religieuses de Haute-Bruyère, le 22 juillet 1694 ? Une opinion accréditée, que nous voyons consignée dans le Manuel du Libraire, dans le Manuel du Bibliographe normand, dans la Bibliographie des ouvrages relatifs à l'amour, aux femmes et au mariage, l'attribue à un membre de l'Académie française, à un illustre évêque, à Fléchier, l'auteur des Panégyriques et des Oraisons funèbres.
Tout récemment encore, en 1878, cette manière de voir, dont les derniers Dictionnaires biographiques ne font cependant pas mention, a été reprise et soutenue, à l'aide de nouveaux arguments par M. Chassant.
«Ce qui vient ajouter un puissant intérêt à cette spirituelle facétie, écrit cet érudit, c'est que ce sermon burlesque, d'après ce que nous en avons appris, serait dû à la plume d'un de nos plus célèbres prédicateurs du XVIIe siècle, Esprit Fléchier, évêque de Nîmes.
«Serait-ce possible ?»
Voici ce que dit, à ce propos, l'Esprit des Journaux (mars 1776, p. 149) :
On rapporte qu'un illustre prélat de l'Église gallicane, M. Fléchier, voyant que la défense qu'il avoit faite à quelques mauvais prédicateurs de prêcher à l'avenir, n'en corrigeoit pas d'autres qui prêchoient aussi mal, prit le parti de composer un sermon propre à les ridiculiser ; dans cette vue, il choisit ce texte :
Le sermon produisit son effet, et l'éloquence chrétienne y gagna. Chaque prédicateur fit de son mieux pour ne point s'entendre dire, comme on le répétoit proverbialement, qu'il avoit prêché dans le goût du Sicut unguentum (11)».
L'Esprit des Journaux, qui fut publié à Liège à partir de 1772, est un recueil de bien peu d'autorité pour justifier une pareille attribution dont les contemporains de Fléchier ne semblent pas s'être jamais avisés. Aussi, dans le passage que nous avons transcrit et qui a servi de base à l'opinion de Brunet, de Frère et du comte d'I......, nous ne saurions voir, jusqu'à nouvel ordre, autre chose qu'une de ces anecdotes controuvées et de ces racontars sans consistance qui remplissent les volumes d'Ana, de Curiosités et de Variétés plus ou moins littéraires.
M. Chassant a bien senti le caractère insuffisant d'un pareil renseignement, présenté d'ailleurs par le journaliste lui-même comme un simple on-dit, et pour l'étayer il a cru trouver dans le titre du sermon une indication significative :
«Il est à observer, nous dit-il, que le sermon produit sous le nom du R. P. Esprit de Tinchebray n'est qu'un hemi-pseudonyme. L'évêque de Nîmes ne voulant pas, par des raisons faciles à comprendre, attacher ouvertement son nom à une œuvre, sans pour cela complètement la désavouer, ne l'avait signée que de son prénom Esprit, accolé au nom de lieu de Tinchebray. On savait dans un certain monde (comme cela arrive pour une foule d'écrits anonymes ou pseudonymes) que le R. P. Esprit de Tinchebray n'était autre que le Révérendissime évêque Esprit Fléchier (12).»
Ici, nous l'avouerons sans détour, il nous est absolument impossible de goûter le raisonnement un peu subtil de notre savant confrère en bibliophilie. Le R. P. Esprit de Tinchebray, dans l'intention de l'auteur du Sermon, est un type du prédicateur ridicule. C'est une sorte de baladin transformant la chaire en tréteaux, agrémentant la parole de Dieu de bouffonneries tabariniques, et se livrant, sous prétexte de rhétorique, à toute espèce de digressions bizarres et saugrenues. Le personnage est original, vivant, parfaitement réussi, je l'accorde, mais comment admettre que l'auteur qui l'a créé ait voulu se livrer lui-même à la risée publique en lui donnant tout ou partie de son nom ?
La vérité vraie, c'est que Fléchier n'est pour rien dans la composition du facétieux Sermon qui nous occupe. Si la date du factum nous reportait à la jeunesse du célèbre orateur, on pourrait comprendre à la rigueur que l'abbé mondain, qui écrivit les Grands jours de Clermont, que Senecé nommait Acaste et que la belle madame Deshoulières avait baptisé du nom de Damon, eût pu se permettre un pareil badinage, bien que le ton général du morceau ne répondît guère au raffinement d'esprit de l'auteur et aux habitudes précieuses du monde qu'il fréquentait. Mais, en 1694, Fléchier, nommé membre de l'Académie française dès 1673, était depuis plus de neuf ans évêque de Nîmes. Il était âgé de soixante-deux ans et fort absorbé par l'administration difficile de son diocèse, par des prédications incessantes et par la direction d'une infinité d'œuvres charitables. Lorsqu'on prend la peine de lire notre livret, amusant mais irrévérencieux, d'une gaieté assez franche, mais quelque peu grossière, d'une inspiration assez gauloise et légèrement hasardée, on reste convaincu que l'anonyme auquel nous le devons n'était certainement pas un évêque, ni probablement un ecclésiastique, mais un de ces lettrés de joyeuse humeur qu'affectionnait Saint-Évremond, et auxquels Grosley eût ouvert avec empressement les portes de son Académie de Troyes. Pour qui veut y regarder de près, l'ouvrage porte sa marque de fabrique ; malgré sa décence voulue et sa réserve relative, il a le ton sceptique, léger et railleur qui est le ton de l'époque, et il faut véritablement, pour que l'auteur de l'Esprit des Journaux l'ait attribué à Fléchier, ou qu'il ne l'ait jamais parcouru, ou qu'il comptât beaucoup sur l'ingénuité des lecteurs auxquels il s'adressait (13)».
Nous ne voulons rien ajouter à cette appréciation, d'une nature assez délicate, et nous n'entendons pas élever de controverse. Après tout, si les lignes qui précèdent sont de nature à faire naître quelques doutes sur la légitimité d'une attribution qui nous avait séduit, elles n'enlèvent rien au mérite littéraire du Sermon et à sa valeur de haute curiosité. Cela suffit pour nous faire espérer que cette réimpression, à laquelle nous avons donné tous nos soins, sera bien accueillie des érudits et des bibliophiles.
Caen, le 25 octobre 1883.
F. LE BLANC-HARDEL.