Nous venons aujourd'hui présenter un compte sommaire d'une grande administration ecclésiastique qui s'est exercée, pendant plus de douze siècles, sur le territoire de l'antique cité romaine des Lexoviens (1).
Cette administration était puissante, parce qu'elle était, en même temps, religieuse et seigneuriale ; parce que les prélats qui la dirigeaient étaient, pour la plupart, des hommes éminents par leur science, leur éloquence et leur influence dans les conseils des papes et des rois ; et parce que, enfin, les nombreuses hautes-justices qu'ils possédaient, ainsi que leurs chanoines, leur donnaient dans le pays une importance féodale, tempérée par des vertus évangéliques, et par cela même utile aux populations dont elle ménageait ainsi tous les intérêts moraux et matériels. Cela faisait dire que si l'évêché voisin, celui de Bayeux, s'appelait le riche, celui de Lisieux était qualifié de le noble.
L'ancien évêché de Lisieux, le dernier en date des six dépendants de la métropole de Rouen, était composé de quatre archidiaconés, savoir : Pont-Audemer, Auge, Lieuvin et Gacé ; de quatorze doyennés et, en 1787, de quatre cent quatre-vingt-quatre paroisses et cinq cent dix-huit cures, y compris celles de Lisieux et d'Orbec (2).
On comptait dans le diocèse, en 1764, cinq bailliages : 1 Pont-Audemer ; 2 Pont-l'Evêque ; 3 Honfleur, démembré de Rouen ; 4 Orbec, démembré d'Evreux ; et 5 Montreuil, séant à Bernay, démembré d'Alençon. Dans le bailliage royal d'Orbec, duquel dépendaient la ville, le comté de Lisieux et les hautes-justices de l'Eglise, il y avait trois vicomtés qui en avaient été démembrées : 1 Moyaux ; 2 Le Sap ; 3 Folleville. A chacune de ces vicomtés était attaché un procureur du roi.
Les évêques étaient comtes et hauts-justiciers, dans la ville et la banlieue de Lisieux. Ils possédaient, dans les derniers temps, sept baronnies, savoir : 1 Nonant, dans le diocèse de Bayeux ; 2 Glos-sur-Lisieux, avec la seigneurie de Courtonne-la-Meurdrac ; 3 Bonneville-la-Louvet ; 4 Gacé ; 5 Canappeville ; 6 Touques ; 7 Thiberville.
De leur comté relevaient douze fiefs, et de leurs baronnies trente-quatre, savoir : 1 de Bonneville-la-Louvet, quatorze ; 2 de Canappeville, trois ; 3 de Glos, neuf ; 4 de Nonant, deux ; 5 de Touques, quatre ; 6 de Thiberville, deux (3).
Onze de leurs chanoines avaient le titre de barons.
Vingt hautes-justices ecclésiastiques existaient dans la ville et la banlieue ou environs, savoir : 1 celle de l'évêque, comprenant la majeure partie de son comté ; 2 celle du doyenné ; 3 celle du chapitre ; 4 celle de la Chantrerie. Les seize autres hautes-justices étaient attachées aux prébendes canoniales suivantes : 1 de Feins ; 2 de Pesnel ; 3 de Bourguignolles ; 4 de la première portion de La Pommeraye ou de St-Pierre-Adifs ; 5 de la deuxième portion de La Pommeraye ; 6 du Val-Rohays ; 7 de La Pluyère ; 8 du Val-au-Vigneur ; 9 des Vaux ; 10 de Crèvecoeur (première portion) ; 11 de Crèvecoeur (deuxième portion) ; 12 des Loges ; 13 d'Assemont ; 14 des Chesnes ; 15 de Rocques ; 16 du Radon.
Indépendamment de ces hautes-justices, il s'en trouvait encore, en 1777, douze autres dans le ressort du bailliage d'Orbec, savoir : 1 de Gacé, pour une partie des cas royaux qui en dépendaient ; l'autre partie allait au bailliage de Breteuil ; 2 du Houlley ; 3 de Fauguernon, s'étendant sur quatre paroisses ; 4 de St-Mards-de-Fresne ; 5 de Lieuray ; 6 de Drucourt ; 7 de La Goulafrière et du Sap-André, qui allaient en appel à Montreuil, ainsi que celle d'Echauffour ; 8 de Caorche ; 9 du duché de Broglie, ressortissant nuement au Parlement ; 10 de Manneval ; 11 de St-Aubin-le-Vertueux ; 12 d'Auquainville. - Plânes allait, pour les cas royaux, au bailliage de Bernay.
Toutes ces hautes-justices, moins les quelques exceptions indiquées ci-dessus, relevaient du bailliage royal d'Orbec.
Nous ne dirons rien des autres hautes-justices qui relevaient des quatre autres bailliages de notre diocèse ; cela nous entraînerait trop loin de notre sujet.
Un édit de Philippe de Valois, avant qu'il fût roi de France, avait ordonné la recherche de toutes les hautes-justices de son duché de Normandie, excepté Rouen et Fécamp. Toutes celles de l'église de Lisieux avaient été saisies. Le Chapitre et d'autres dignitaires de cette église s'en plaignirent au roi. Alors, par mandement de l'échiquier, envoyé au bailli de Rouen le 26 octobre 1350, le lieutenant de ce bailli donna, à Pont-Audemer, le 15 novembre suivant, après une enquête solennelle, main-levée et délivrance de toutes les hautes-justices de Lisieux, pour continuer d'en jouir comme par le passé.
Chacune des hautes-justices du comté avait autrefois un sénéchal ou bailli, un lieutenant général et un particulier, un avocat et procureur d'office, un sergent et un greffier. Mais tous ces fonctionnaires étant trop multipliés sur un aussi petit territoire, les hauts-justiciers se réunirent, le 15 juin 1688, pour demander qu'un seul bailliage vicomtal fonctionnât pour eux tous, sous le nom du Chapitre et des prébendes, avec un seul bailli, comme avant le partage des biens du Chapitre ; ce qui leur fut accordé par arrêt du Parlement de Rouen du 7 juin 1689, et ensuite par le roi. Il ne resta plus, dès lors, d'autres juridictions que celle-là et le bailliage vicomtal de l'évêque, composés, l'un et l'autre, d'un bailli, un lieutenant général, un particulier, un avocat procureur d'office, un greffier et quatre sergents.
Nous n'avons point l'intention de faire ici la biographie des évêques de Lisieux ; elle se trouvera, dans un ouvrage actuellement sous presse, chez Piel, imprimeur, à Lisieux.
Nous ne dirons rien non plus de leurs nombreux démêlés avec leur Chapitre ; il en a déjà été parlé ailleurs (4).
Les chanoines de tous les pays étaient partout les mêmes, et leurs exigences étaient souvent portées jusqu'au ridicule.
Nous n'en citerons qu'un exemple (5) :
Un seigneur de Chatellux possédait, à Auxerre, un canonicat laïque. Lorsqu'il en prenait possession, il était obligé d'aller à l'église, botté et éperonné, revêtu d'un surplis avec un baudrier par dessus et une épée sur le bras gauche, portant une aumusse et ayant un faucon sur le poing. Il tenait à la main droite un chapeau galonné, orné d'un plumet. Après avoir reçu l'investiture, il se plaçait parmi les chanoines et devait assister à tout l'office dans ce bizarre accoutrement.
Quant au Chapitre de Lisieux, il forçait les évêques, lors de leur prise de possession, à descendre pieds nus (autrefois, ils le faisaient par humilité) depuis la porte de la ville jusqu'à la cathédrale. Avant de leur en permettre l'entrée, il les obligeait à prêter trois fois le serment de respecter ses privilèges, souvent usurpés et parfaitement inconnus des prélats qui arrivaient. Il les contraignait en même temps, même par voie judiciaire, à donner à l'église un parement d'autel ou un ornement de drap d'or, sans quoi l'entrée de l'église leur était interdite.
Nous ne parlerons point de l'élection des évêques dans les temps anciens, soit par le clergé, soit par le peuple, ni de leur nomination, dans les temps modernes, par les papes ou par les rois qui, lors de leur prestation de serment, leur donnaient un anneau et une crosse, comme symbole de l'union de l'empire et du sacerdoce (6). Aucune particularité ne s'y rencontre au sujet des évêques de Lisieux.
Nous ne dirions rien du sacre des évêques de Lisieux, par les archevêques de Rouen, s'il ne s'y rattachait une cérémonie particulière un peu gastronomique et qui rappelle involontairement les fameux dîners fantastiques de Gargantua (7) et de Trimalcion, sans toutefois certains accessoires qui se rencontraient souvent aux banquets de l'empereur Néron, et qui, certes, étaient loin de la pensée de nos honorables ecclésiastiques (8).
Le menu de ce dîner nous a été transmis, dans un procès-verbal authentique des tabellions de Rouen, rédigé sur la demande de l'archevèque et du Chapitre de cette métropole (9).
C'était le 24 juin 1425 que l'évêque de Lisieux, Zanon de Castiglione, donnait ce splendide festin à tout le clergé de la cathédrale de Rouen, ainsi qu'à tous les officiers attachés à cette église, y compris les avocats, notaires, procureurs et appariteurs de l'officialité. Il eut lieu, dans le manoir des évêques de Lisieux, à Rouen, dépendant de leur exemption de saint Cande.
Voici ce menu :
Devant l'archevêque de Rouen furent servis deux plats couverts, dans l'un desquels il y avait des cerises ; l'autre contenait trois petits pâtés de veau. On en servit autant à tous ceux qui étaient dans la même salle, et l'on versa à chacun du vin blanc.
Après cela, on mit devant l'archevêque deux autres plats, aussi couverts. Dans l'un, il y avait de la venaison, avec de la sauce noire ; dans l'autre, un chapon gras, avec de la sauce blanche ; sur le chapon avaient été semées des amandes et des dragées.
Deux plats, qui contenaient des mets semblables, furent servis devant l'évêque de Lisieux, mais ils étaient découverts ; les mêmes plats furent donnés à tous les membres du Chapitre, mais toujours un plat pour deux chanoines.
A chaque service, on servait d'autres vins toujours meilleurs.
Vint le tour des viandes rôties :
Dans le plat destiné à l'archevêque figuraient un cochon de lait, deux pluviers, un héron, la moitié d'un chevreuil, quatre poulets, quatre jeunes pigeons et un lapin, avec les assaisonnements convenables. On servit la même chose à l'évêque de Lisieux, au grand-chantre, et à l'archidiacre d'Eu. Dans chaque plat, destiné à deux chanoines, il y avait seulement un pluvier, un cochon de lait, un butor, une pièce de veau, une pièce de chevreuil, un lapin, deux poulets et deux pigeonneaux, avec des plats honnêtes de gelée. On servit aussi de ces divers mets aux chapelains et à tous les autres officiers ou subalternes de l'église, mais dans un plat pour quatre convives.
Bientôt furent apportés, avec grand apparat, quatre paons rôtis, dont on avait eu soin de conserver les queues resplendissantes de leurs riches couleurs. Puis, après quelques instants d'attente, fut servie de la venaison de sanglier en abondance, et des gâteaux de froment pétris avec du lait d'amandes.
A la fin, vinrent les fromages, les tartes et les fruits. Il y en eut pour toutes les chambres et pour toutes les tables. Les absents même n'eurent pas tort : des valets portèrent à deux chanoines, retenus par leurs infirmités, deux plats semblables à ceux qu'ils auraient eus au banquet.
Après les grâces, dites par l'archevêque, furent apportées aux convives des confitures et des épices dans des drageoirs d'argent.
Au surplus, cette obligation du serment et du repas (de juramento et pastu) était tellement devenue un devoir impérieux dans l'archevêché de Rouen, qu'un évêque de Coutances ayant voulu s'y soustraire, un archevêque, Louis de Harcourt, s'était cru obligé, en 1414, d'écrire à tous les prêtres et tabellions des villes et diocèses de Rouen et Coutances, pour leur enjoindre de tenir la main à l'exécution de ces prescriptions et devoirs, lesquels, disait-il, étaient autant de droit que de coutume et d'observance, avertissant tous ses suffragants qu'ils eussent à n'y pas manquer, avant d'entrer dans leurs églises, sous peine de s'en voir interdire l'entrée, et, en cas de désobéissance ultérieure, d'être suspendus de leurs fonctions (10).
Les évêques pouvaient toutefois se dispenser de donner ces dîners, en payant une somme de cent écus (300 livres) que l'on appelait jus pastus, le droit de Past des évêques.
Quant au comté, dont furent investis les évêques de Lisieux, il ne comprenait qu'un petit territoire, la ville de ce nom et les sept paroisses de sa banlieue.
Quelle était l'origine de ce comté ?
Tous les historiens constatent, qu'à l'époque où les évêchés se formèrent, sur les territoires des anciennes cités romaines, il s'établit, à côté de cette division ecclésiastique, une autre division administrative et dynastique (11). La Gaule entière avait été divisée en comtés, sous la dominations des Francs, et presque tous les Pagi en avaient reçu le nom ; ce qui dura environ de l'an 800 à 1100.
On trouve notamment dans un Capitulaire (12) de l'an 853 : pagus et comitatus lisvinus, le comté de Lisieux, et dans le Cartulaire de saint Père, de Chartres, in comitatu lisvin (13).
Quoi qu'il en soit, le comté qui fut concédé aux évêques de Lisieux ne paraît pas remonter à ces époques reculées, à moins qu'ils ne l'aient alors usurpé.
On a toujours cru, et écrit sans contredit, dans tous les mémoires sur procès, jusqu'au XVIIIe siècle, que ce fut au XIe, sous l'épiscopat de Herbert (14), ou sous le règne de Guillaume-le-Conquérant, que ce comté fut réuni à l'évêché de Lisieux. Vers la même époque, disent les historiens (15), se formèrent les comtés des villes ; d'autres ajoutent que les évêques en furent investis. Ces comtes en étaient en même temps juges et gouverneurs.
Les deux évêques de Lisieux, Herbert et Hugues d'Eu, premiers fondateurs de la cathédrale, de 1033 ou 1040 à 1055, étaient de la famille des ducs de Normandie, et l'on peut conjecturer, ainsi que l'ont dit plusieurs écrivains, que l'un de ces ducs leur conféra la qualité de comtes, quoiqu'ils n'en aient pris le titre qu'au XVe siècle (16), afin qu'ils réunissent en leurs mains le pouvoir temporel au spirituel, surtout à cause des grands biens que possédait Hugues d'Eu, et qu'il annexa à son évêché (17).
Une cérémonie très-ancienne se célébrait à Lisieux, les 10 et 11 juin, veille et jour de la fête saint Ursin ; elle s'appelait de la Comté, parce que, pendant ces deux jours, deux des chanoines étaient nommés comtes, et en avaient toutes les prérogatives à la place de l'évêque (18). Il est de tradition que l'établissement de cette cérémonie était attribué à Jean Ier, évêque de Lisieux, vers la moitié du XIIe siècle (19). S'il en était ainsi, il faudrait en conclure que, dès cette époque, les évêques étaient comtes comme ayant succédé féodalement à l'ancien seigneur qui gouvernait cette ville. M. Le Prévost émet l'opinion qu'un nommé Anschetil, qui figure dans une charte du XIe siècle, avait été comte de Lisieux, comme son père paraissait l'avoir été d'Evreux (20).
Ce qu'il y a de certain, c'est que, dès le XIIe siècle, les évêques de ce diocèse jouissaient de certains droits régaliens (21), puisque l'évêque Arnoult, après de longs démêlés avec le duc de Normandie Henri II, au sujet des plaids de l'épée, que ce duc lui contestait dans sa ville épiscopale, fut obligé, en 1177, de se démettre des fonctions de son chapelain, et de s'exiler (22), bientôt après, de la Normandie, pour se retirer à l'abbaye de St-Victor de Paris, où il mourut le 30 août 1182 (23).
Quoiqu'il en soit, les contestations s'étant renouvelées entre l'évêque de Lisieux, Guillaume de Rupière, et Jean sans Terre, roi d'Angleterre et duc de Normandie, au sujet des droits que l'évêque prétendait avoir toujours appartenu à ses prédécesseurs dans sa ville épiscopale, il fut reconnu, en la cour du roi, en sa présence et en celle de ses barons, par le témoignage de dix-huit chevaliers, le 4 septembre 1199, que ledit roi n'avait, dans la ville et banlieue de Lisieux, que trois plaids, dits de l'épée, savoir : De submonitione exercitus, De via curiae suae et De moneta ; lesquels trois plaids devaient lui être apportés, ou à ses assises ou à son sénéchal, par la main de l'évêque ou de ses baillis. Tous les autres plaids, tant de l'épée que autres, avec leurs amendes, appartenaient à l'évêque. Il fut, en même temps, reconnu qu'un nommé Robert, se disant vicomte héréditaire en ladite ville, n'y avait aucun droit de ce genre et, qu'en tout cas, il en faisait remise à l'évêque et à ses successeurs (24).
Lorsque, par suite de la condamnation de Jean sans Terre, pour le meurtre du jeune Arthur de Bretagne, son neveu, Philippe Auguste se fut emparé de la Normandie, ce roi confirma les priviléges de l'évêque de Lisieux, et donna à son nouveau vassal, l'évêque Jourdain du Hommet, qui lui avait livré la ville le 31 janvier 1204 (25), des lettres de souffrance, ou délai pour lui faire foi et hommage ; mais il paraît qu'il s'en repentit bientôt puisque, par lettres du mois d'octobre 1204, imposées à l'évêque Jourdain, il fit reconnaître par ce prélat que les lettres de souffrance qu'il avait reçues de lui ne pouvaient en rien lui servir contre la tenure du dit roi (26). Cependant, l'évêque y avait fait ses réserves, en stipulant, en même temps que cette tenure ne pourrait nuire à ses propres droits, s'il en avait aucun (neque sit nobis in nocumentum de jure nostro, si quid in hoc habemus).
L'évêque avait raison, car ce droit lui avait déjà été concédé par la charte de Jean sans Terre du 4 septembre 1199. La tenure de Philippe Auguste ne s'appliquait-elle point seulement aux trois plaids de l'épée réservés par Jean sans Terre ?
Il est toutefois certain que, dans une assemblée des évêques et des grands barons de Normandie, pour se recorder par serment sur les usages particuliers de cette province, il fut reconnu, en 1205, par les barons au nombre de vingt-un (article 5), qu'ils avaient vu les rois d'Angleterre, Henri et Richard, tenir le plaid de l'épée dans la ville et banlieue de Lisieux, avant (priusquam) (27) que l'évêque Arnoult eût été exilé de la Normandie pour cette cause (pour avoir contesté ce droit au roi).
Mais qu'importent ces contestations, quand on voit que les priviléges des évêques leur furent constamment reconnus depuis par les rois : 1 par Philippe le Bel, en mars 1305, disant ne vouloir qu'aucun droit nouveau ne fût acquis contre les droits, libertés et franchises de l'évêque de Lisieux et de ses successeurs ; 2 par bulles du pape Urbain IV, du 6 des ides d'avril 1264, confirmatives de tous les priviléges et exemptions accordés par ses prédécesseurs (28) ; 3 par Philippe le Long, au mois de mai 1319, mettant sous sa protection spéciale l'église de Lisieux avec tous ses fiefs, libertés, franchises, usages, etc. (29) ; 4 par Charles le Bel, au mois de septembre 1322 (30) ; 5 par Philippe de Valois, au mois de juin 1328 (31) ; 6 par Charles V, en 1366, en transcrivant tout au long la charte de 1199 (32) ; 7 par Henri V, roi d'Angleterre, régent de France, duc de Normandie, etc., le 1er août 1422 (33) ; 8 par Charles VII, roi de France, au mois d'août 1449, dans le traité de réduction de la ville de Lisieux (34) ; 9 par Charles VIII, au mois de novembre 1487 (35) ; 10° par Louis XIII, au mois de juin 1614, avec enregistrement au Parlement de Rouen, le 23 juillet suivant. Le tout était renouvelé dans des arrêts du conseil, de 1730 et 1732, enregistrés à Rouen.
Il résulte de là, sauf les trois plaids réservés par le roi, que les évêques de Lisieux avaient, dans leur ville et banlieue, tous les autres plaids (36), c'est-à-dire la haute, moyenne et basse-justice, et tous les droits seigneuriaux qui en dépendaient, tels que la nomination de leurs sénéchaux ou baillis, et des officiers de cette justice ; de nommer directement les capitaines gouverneurs de la ville ; de faire des règlements et ordonnances sur le fait des métiers, sur les poids et mesures, la taxe des denrées, les droits de coutume sur les marchés, en un mot sur toutes les choses concernant la police, le bon ordre et l'administration de la ville. Ils étaient également chargés du logement des gens de guerre, ainsi qu'on le voit dans la capitulation de 1449, où il est dit que les soldats seront logés par la justice de Monsieur de Lisieux, ainsi qu'il est accoutumé.
Pour l'exercice de sa haute-justice, l'évêque avait autrefois un sénéchal et un sous-sénéchal. On appelait de ce dernier au précédent ; mais afin de faire cesser cette anomalie qui établissait ainsi un troisième degré de juridiction, l'évêque Jean le Veneur obtint du roi François Ier, au mois de février 1524, des lettres-patentes changeant les noms de sous-sénéchal en vicomte, et de sénéchal en bailli vicomtal, pour exercer par un seul degré de juridiction, afin d'extoller et honorer le comte de Lisieux. Ces lettres furent entérinées à Rouen, le 12 août de la même année. On appelait des sentences de ce tribunal, pour les affaires civiles, au bailliage royal d'Orbec, et, pour le criminel, au parlement de Rouen.
En cas de remplacement fait par l'évêque, de son bailli vicomtal et de son lieutenant général par d'autres de la même qualité, les fonctions devaient être remplis par les nouveaux élus, aux termes d'un arrêt du parlement du 20 juillet 1564.
Indépendamment de la juridiction ordinaire du bailli vicomtal, les évêques de Lisieux en avaient établi, au XVI° siècle, une exceptionnelle pour juger, pendant deux jours de l'année (et appelée pour cela juridiction des jours), leurs propres affaires et celles de leurs officiers et des gentilshommes du comté. Elle attira bientôt à elle les affaires des particuliers, et même, par appel du bailliage de Lisieux, celles qui étaient de la juridiction du bailliage royal d'Orbec. Les habitants s'en plaignirent deux fois au bailli, qui fit des enquêtes le 10 mai 1558 et le 11 mars 1560. L'affaire fut portée devant le lieutenant au siège présidial d'Evreux, qui ordonna, le 16 décembre 1560, de faire droit aux dites doléances. Cette juridiction fut dès lors supprimée.
S'ils se produisait quelquefois des dissentiments entre les officiers du bailliage, c'était le Parlement qui, par arrêt de règlement, les mettait tous d'accord ; ce fut notamment ce qui arriva le 23 janvier 1532 (37).
Tout cela avait lieu, sans préjudice de la justice ecclésiastique qui était exercée par les officialités de l'évêque, du doyen et du chapitre, lesquelles jugeaient les fautes commises par les gens d'église et toutes les affaires dites ecclésiastiques. Elles usaient aussi, très-largement, du droit d'asile en faveur des criminels qui se réfugiaient dans la cathédrale.
D'après les anciennes lois anglo-normandes (38), tout malfaiteur qui pouvait se réfugier dans une église ne devait être puni d'aucune peine capitale ni même corporelle ; et si quelqu'un était assez hardi pour se saisir de celui qu'une église réclamait, il était condamné à le restituer et à payer 100 sols d'amende à l'église.
Ainsi, en 1437, un clerc, bénéficier de Lisieux, nommé Anquetil, accusé du crime de lèse-majesté et de haute-trahison, pour avoir voulu livrer aux Français la ville de Lisieux occupée par les Anglais, s'était réfugié dans la cathédrale. Les gens du roi d'Angleterre l'en avaient retiré par violence au mois d'août 1437, pour le traduire aux assises du bailliage royal d'Orbec. L'évêque et le chapitre se plaignirent au roi de cette violation des franchises de leur église. Le roi, par lettres du 14 décembre, déclara que les gens de guerre ayant agi sans autorisation de justice, le bref rendu contre l'accusé serait annulé, sans préjudice de la juridiction royale, de celle de l'évêque et du chapitre, et sous réserves expresses d'user contre les délinquants de censures ecclésiastiques et d'exercer toutes autres poursuites. Les parties furent mises hors de cause, sans toutefois réintégrer Anquetil dans l'église.
En 1537, une fille accusée de vol, s'étant réfugiée dans l'église, y avait été arrêtée et traduite devant la justice ordinaire. Le chapitre demanda qu'elle lui fût renvoyée et, après une sentence du sénéchal de Lisieux, du 16 février 1537, le chapitre en rendit une le 1er mars suivant, par laquelle il excommunia le geôlier et son valet, qui avaient violé les franchises de l'église en y arrêtant cette fille. Il les condamna de plus à jeûner, "au pain de la douleur et à l'eau de la tristesse", à chaque sixième férie du mois suivant, et en outre à une amende de 30 éccus d'or au soleil, applicables à la fabrique, et à se retirer devant le pénitencier pour en recevoir une pénitence salutaire proportionnée à la gravité de leur faute. L'official du doyen fit ensuite publier son mandement à fin d'excommunication; mais, quant à des peines corporelles, il n'en fut point question devant le juge d'église.
Comme il résultait de cette immunité de nombreux abus, l'ordonnance de 1539, donnée à Villers-Cotterets (article 168), supprima cette pieuse coutume introduite pour soustraire certains criminels à la justice barbare de la féodalité. Longtemps auparavant les coupables d'homicides volontaires, de blasphèmes et d'autres crimes atroces avaient déjà été jugés indignes de cette franchise.
Les crimes commis dans les maisons religieuses ne relevaient point autrefois de la justice ordinaire.
C'est ainsi qu'un chanoine de Lisieux, qui avait frappé à outrance, aidé de ses complices, une femme avec laquelle il voulait avoir des rapports illicites, ce dont on disait qu'elle était morte, fut condamné seulement à une légère peine par Eudes Rigaut, archevêque de Rouen, lors d'une visite pastorale qu'il faisait à Lisieux au XIIIe siècle (39).
Quant à ceux des chanoines dont la vie était plus ou moins déréglée, et qui étaient inculpés d'inconduite avec plusieurs femmes, et de courir la nuit in domibus meretricum, per villam et per lupanaria, l'archevêque leur enjoignit seulement de se retirer, pendant le temps qu'il lui plairait, dans une école ecclésiastique, leur faisant promettre de ne plus recommencer, sous peine de perdre une année du revenu de leurs prébendes ; d'autres promettaient de se corriger, et il leur était pardonné.
Mais, au contraire, les crimes d'hérésie, de sorcellerie, ou autres semblables, étaient punis des peines les plus sévères. Qui ne connaît les sentences des tribunaux de l'Inquisition et des chambres ardentes dans divers parlements ?
D'autre part, nous l'avons déjà dit, plusieurs chanoines, ainsi que le chapitre en corps, avaient aussi, avec gibet (40), leurs hautes-justices ecclésiastiques, au nombre de dix-neuf, dans la ville et banlieue, et chacun d'eux avait son tribunal particulier, composé d'un sénéchal et d'autres officiers. Dans les affaires importantes, on y appelait quelquefois des avocats et des membres du bailliage vicomtal de l'évêque, en aide de justice. Toutes ces petites juridictions n'étaient souvent occupées qu'à se disputer entre elles ; on conçoit, en effet, qu'il était difficile à tant de petites justices de s'entendre sur leurs prérogatives de voisinage.
Ainsi, un vol de reliques et de joyaux estimés à 6,000 livres avait été commis, en 1512, la veille de la Toussaint, dans la cathédrale, pendant la nuit, sur le grand autel. Appartenait-il au chapitre d'en connaître ? Ce fut le sénéchal de l'évêque qui instruisit l'affaire et condamna à mort ; sur l'appel du condamné, la sentence fut confirmée, le 13 septembre 1513, par la cour de l'Echiquier. Le coupable fut brûlé vif, c'est-à-dire étranglé dès qu'il eut senti le feu. Des lettres de pareatis furent données, le 30 septembre, pour mettre l'arrêt à exécution sur tous ses biens, pour le paiement des dépens et des dommages et intérêts accordés à l'évêque (41). Autre affaire : une pauvre fille, nommée Emine Leboulanger, avait été condamnée à mort pour infanticide par le sénéchal de l'évêque ; elle avait eu la tête tranchée et son corps avait été brûlé. Un chanoine, sur la prébende duquel le crime avait été commis, lui disputa cette tête et elle fut adjugée à son official, par arrêt du parlement de Rouen du 24 janvier 1524.
Dans la même année, un nommé Julien Drouet avait volé une bourse dans la cathédrale. Ce fut cette fois le sénéchal du doyen et chapitre, et non celui de l'évêque, qui suivit l'affaire et condamna le coupable à la torture. Drouet en appela, pour violation de privilége et immunité ecclésiastique ; mais le parlement de Rouen, par arrêt du 30 juillet 1524, confirma la sentence et condamna Drouet à être fustigé, par trois jours de marché à Lisieux, et, au dernier d'iceux jours, à avoir une de ses oreilles coupée, à être banni, la corde au cou, hors du royaume, ses biens et héritages confisqués. Renvoi fut fait au sénéchal pour l'exécution.
Il était réservé à la cathédrale de subir une grande dévastation. Ce fut au temps des guerres de religion, au mois de mai 1562.
Une troupe de huguenots, à la tête desquels étaient Guillaume de Hautemer, seigneur de Fervaques, se disant capitaine-gouverneur de la ville, devenu plus tard maréchal de France, et Louis d'Orbec, seigneur de Bienfaite, bailli d'Evreux, s'introduisirent dans la cathédrale, le 5 mai, et s'établirent ensuite dans la ville. Là, après avoir fait leurs préparatifs durant plusieurs jours, en s'emparant des portes de la ville et des clefs de la cathédrale, ils fouillèrent toutes les maisons pour en désarmer les habitants, et ayant convié tous les religionnaires des environs à venir les rejoindre, ils firent irruption tout à coup, vers dix heures du matin, le 9, dans la cathédrale, armés de pistolets, de marteaux de fer, de hallebardes, de piques et de bâtons. Ils tirèrent des coups de feu sur les images des saints et du crucifix, brisèrent les portes, pillèrent les trésors de la cathédrale, composés de vases d'argent enrichis de pierreries à l'usage du culte, du poids de plus de 850 marcs d'argent, brûlèrent tous les ornements, les linges de l'église, les titres et papiers du chapitre et profanèrent les images des saints.
De là, se répandant dans la ville, ils dévastèrent les maisons des chanoines en les menaçant, si on ne les laissait faire leur volonté, de mettre le feu aux quatre coins de la ville. Ce pillage dura jusqu'à la fin du mois, surtout chez les bourgeois suspectés d'appartenir à la religion romaine.
Fervaques, le plus acharné de tous, abreuvait d'outrages tous les ecclésiastiques, leur défendant, sous peine de la vie, de se livrer à aucun exercice religieux. Un prêtre, trouvé disant la messe dans une maison bourgeoise, fut saisi et conduit en prison par les rues, vêtu de ses habits sacerdotaux, tenant un calice dans ses mains comme s'il faisait l'office religieux.
Quand on eut découvert et brisé une châsse couverte de drap d'or et resplendissante d'or, d'argent et de pierres précieuses, dans laquelle étaient enfermées des reliques de plusieurs saints et de saint Ursin, second patron de la cathédrale, Fervaques, dans son profane empressement, coupa avec sa dague les cordons qui fermaient le sac de cuir de cerf qui contenait ces reliques, et s'écria : "Ce sont des os de cheval ; ses complices ajoutaient : de chien et de mouton, et répétaient à diverses reprises : si vous voulez qu'elles vous servent encore à gagner de l'argent, prenez-les, sinon elles vont être brûlées".
Les complices de Fervaques le secondaient avec empressement dans ses déprédations, et l'un d'eux, nommé Faucon, gardien d'une des portes de la ville, simulant que le duc d'Aumale venait au secours des habitants, et voulant faire acte d'intimidation, maltraita tellement un pauvre homme inoffensif, qui se trouvait dans une rue, que ce dernier en mourut ; ses sicaires et lui l'achevèrent sur-le-champ à coups d'épée et de pistolets.
Mais ce qui mit le comble à ses profanations, ce fut le mariage d'un nommé Castel, moine défroqué, qu'il avait fait venir de Rouen. La cérémonie eut lieu aux frais de Fervaques, qui logea les époux dans sa propre maison, les vêtit, les nourrit et les conduisit partout avec lui pour être témoins des désordres qui se commettaient.
La relation de ces faits fut adressée, le 13 août, par les chanoines, au bailli de l'évêque (42), qui fit une information et décerna, le 7 septembre, des ordonnances de prise de corps contre Fervaques et Louis d'Orbec ; mais ceux-ci avaient eu soin de se tenir à la tête de leurs compagnies d'hommes d'armes, et, bravant la justice, ils continuèrent leurs déprédations dans tout le pays.
L'information suivit son cours, et le parlement de Rouen, qui avait évoqué l'affaire, condamna d'abord, par arrêt du 27 août, les nommés Germain et Guillaume Lelièvre à être pendus ; puis, le 28 septembre, à la même peine, les nommés Heuste, Legras, Logier et Buquet, et, le 10 octobre, le nommé Desperrois. Les exécutions se firent à Louviers, où siégeait le parlement.
Que faisait alors Fervaques, grand guerrier d'ailleurs ? On le voit tour à tour servant toutes les causes : le roi et la Ligue, tantôt les catholiques et tantôt les protestants : d'abord à la cour de Henri III et de Catherine de Médicis, passant ensuite au service du roi de Navarre, puis revenant à Henri III, qui lui pardonne et le décore de ses ordres, et le quittant enfin pour s'attacher définitivement au roi de Navarre, dont il devient le fidèle serviteur (43). Celui-ci, devenu plus tard Henri IV, le fait siéger, par lettres-patentes, au parlement et aux états de la province, le fait gouverneur de Normandie (44) et enfin maréchal de France.
Ainsi, les malheureux, au nombre de sept, qui avaient prêté appui à Fervaques dans les saccagements de la cathédrale et des églises des environs, payèrent de leur tête ces actes de vandalisme, tandis que leur instigateur mourait ensuite tranquillement, en 1613, âgé de soixante-quinze ans, dans son château de Fervaques près Lisieux, comblé de biens et d'honneurs, ayant pour sépulture un caveau de la cathédrale dans la chapelle de la Vierge.
Il n'est point besoin de dire ici qu'après le saccagement du mois de mai 1562, Fervaques s'était emparé des biens de l'évêché, et que, pendant la longue détention de ce temporel, qui dura plus de quarante ans, ces biens furent dilapidés et en partie vendus, que les maisons étaient tombées en ruines et les titres de propriété égarés ou perdus, à tel point que les évêques, qui se succédèrent, furent continuellement obligés d'obtenir des rois de France des lettres qui les autorisassent à en poursuivre les détenteurs, afin de pouvoir en recouvrer la possession. Ces lettres leur étaient données le 6 août 1563, le 17 janvier 1620, le 4 juillet 1637, et un arrêt du parlement du 21 novembre 1641 en prorogeait le délai pendant trois ans. On ne put même parvenir à recouvrer une partie de ces biens qu'après la mort de Léonor Ier de Matignon, qui, quoique ayant obtenu, le 18 mai 1655, de semblables lettres du roi, avait eu soin, en se démettant de son évêché en faveur de son neveu Léonor II, d'en retenir l'usufruit, et continua d'en jouir, malgré l'opposition des gens du roi au parlement de Paris, jusqu'à sa mort, arrivée le 14 février 1680 (45).
Dix ans après les évènements de 1562, la Saint-Barthélemy se fit aussi sentir à Lisieux par l'arrestation des protestants de cette ville. A cette occasion il s'est élevé, depuis quelques années, une question qui a paru d'une assez grande importance ; celle de savoir si l'évêque Jean Le Hennuyer avait ou non sauvé ces mêmes protestants. Les écrivains du dernier siècle ont dit oui (46) ; puis, dans plusieurs brochures publiées de notre temps, diverses opinions ont été émises. M. Bordeaux (47) a dit également oui ; M. Louis Dubois (48) a pensé que non, parce que ce serait Gui de Longchamp, alors gouverneur de Lisieux, auquel il faudrait en attribuer le mérite. Quant à nous, notre opuscule publié à Caen (49) a pour but de démontrer qu'aucune de ces opinions n'est la vraie, et que cet heureux résultat fut la conséquence des édits de tolérance qui parurent alors et en exécution desquels ces religionnaires furent mis en liberté, par les soins probablement d'une administration municipale très-tolérante, quoique pourtant il n'en reste aucune trace sur ses registres. Une réfutation de ces opinions a été publiée par M. l'abbé Cagniard, curé de l'église St-Pierre de Lisieux (50) ; mais aucun fait nouveau n'y est révélé, et dès lors nous ne la trouvons aucunement concluante.
Comment, en effet, supposer que Le Hennuyer, qui était l'aumônier de Catherine de Médicis et de toute la cour au moment de la Saint-Barthélemy, et qui devait en connaître les secrets, se fut retiré de ces saintes saturnales pour venir à Lisieux sauver les protestants de sa ville épiscopale, lui qui, dix années auparavant, s'opposait à l'édit de tolérance du 17 janvier 1561 (vieux style) (51) ; lui qui, le 10 juin 1564, écrivait, dans le préambule d'un procès-verbal authentique constatant la reconnaissance qu'il faisait des reliques de saint Ursin, "que, pour punir les Huguenots, cette race de vipères, il ne suffirait pas (comme pour le supplice du parricide) de les enfermer dans un seul sac de cuir, avec un seul singe et un seul serpent (52) ?".
Parlerons-nous maintenant des troubles qui furent suscités par les Ligueurs dans la ville de Lisieux ? Ils rappellent des souvenirs lugubres mais peu connus, tels que la torture exercée par ordre du parlement de Rouen et plusieurs sentences de mort, pour crimes de lèse-majesté, exécutées dans la ville de Lisieux.
Après les événements de 1562 et 1572, les habitants qui ne se trouvaient point assez protégés par le pouvoir royal, prirent le parti, comme ceux de la plupart des villes de Normandie, de réclamer la protection de la Ligue. Le clergé seul, à la différence de celui de Caen, resta fidèle à la cause royale.
Henri IV avait fort à faire avec les ligueurs de ce pays ; mais, en même temps qu'il les soumettait par les armes, et que son fidèle parlement de Rouen les condamnait à mort, il ne manquait pas de tirer d'eux de fortes finances, et faisait même saisir leurs biens afin de les réduire à son obéissance et de pourvoir à l'entretien de son armée.
Dans une lettre, du 16 janvier 1590, à la comtesse de Grammont, sa maîtresse, Henri IV disait en parlant de Lisieux : "c'est la plus forte place que j'aie réduite à mon obéissance et la plus utile, car j'en tirerai 60,000 écus. Je vis bien à la Huguenote, car j'entretiens 10,000 étrangers et ma maison de ce que j'acquiers chacun jour (53).
Aussi, lorsque après quelques jours de siége la ville de Lisieux capitula, le 16 janvier 1590, s'il voulut bien pardonner aux habitants leur résistance, ce fut moyennant le paiement de 2,500 écus, dont il exempta seulement l'évêque et le chapitre qui lui étaient restés fidèles (54) ; il reçut le serment du capitaine gouverneur de la ville, Jean de Longchamp, et lui permit de se retirer pendant trois mois dans la forteresse de Courtonne, près de la ville ; mais celui-ci n'en demeura pas moins attaché à la Ligue.
Cependant les Ligueurs continuaient leur résistance, occupaient les villes de Bernay et Honfleur, et se retiraient dans les châteaux de Courtonne, Chambrois, Bienfaite et lieux voisins de Lisieux.
Le parlement, par arrêt du mois de juin 1590, commença par ordonner que Longchamp et les autres ligueurs qui occupaient le château de Courtonne seraient sommés de se retirer dans les vingt-quatre heures.
La noblesse du pays faisait souvent cause commune avec la Ligue et refusait de faire son service au roi. Le duc de Montpensier écrivait, le 16 juin 1590, du camp de Lisieux, au Parlement : que la noblesse de Normandie mettait peu de zèle à se rendre auprès de lui, et recommandait de punir les infracteurs (55).
Déjà, le 5 février 1590, Henri IV avait écrit au premier président du parlement de Rouen, dans les termes suivants : "Craignant que plusieurs gentilshommes et soldats demeurent derrière, j'envoie M. de Hallot pour les amener ; déclarant roturiers tous ceux qui portent les armes et qui manqueraient (de le suivre), en procédant contre eux par saisies de leurs biens et toutes autres voies rigoureuses. - Faites le procès en toute diligence (56)"; En conséquence, des saisies avaient été pratiquées sur les biens des Ligueurs ; et, le 5 mars, le parlement avait envoyé des députés de la cour, dans tous les bailliages de son ressort, pour faire apporter les procès-verbaux de ces saisies. - Les 5 et 7 décembre suivants, de nouveaux députés avaient encore été envoyés pour reprendre les saisies commencées.
Le fameux premier président Groulard n'était pas homme, ainsi qu'on va bientôt le voir, à fléchir dans l'exercice de ses fonctions.
Pendant que ces choses se passaient, de plus grands événements s'étaient produits dans la ville et les environs.
Dans les premiers jours de juin, le duc de Montpensier, gouverneur de Normandie, avait ordonné la démolition de la maison appartenant à un sieur Beschard, procureur du roi en la vicomté d'Auge, en raison de sa trahison.Puis, un prêtre de Lisieux avait été condamné, par sentence du bailliage d'Orbec du 17 septembre, à être pendu et étranglé (57).
Enfin une troupe de ligueurs avaient tenté, au mois de novembre suivant, de reprendre la ville de Lisieux et de la remettre au pouvoir d'un nommé Lagrandchaux, qui l'avait déjà occupée et y avait commis des vols, des pillages et des crimes de lèse-majesté.
Un pétard avait été placé à cet effet contre l'une des portes de la ville. Plusieurs ligueurs furent arrêtés et condamnés à mort par le lieutenant du bailliage royal d'Orbec. Appel fut porté de la sentence et l'exécution suspendue, malgré la volonté du gouverneur de la ville qui tenait à faire immédiatement justice.
Les pièces seules, et non les condamnés, à cause de la difficulté des chemins, furent envoyées au parlement siégeant alors à Caen.
La sentence fut confirmée par arrêt du 10 novembre 1590. Elle portait que les nommés Gilles Cochon, Jean-Jean dit le caporal Quatre-Vents et Pierre Anffrie étaient condamnés comme criminels de lèse-majesté, à faire réparation honorable, tête et pieds nus et en chemise, tenant chacun une torche ardente à la main, au prétoire de la juridiction et devant la cathédrale de Lisieux, demandant pardon et merci à Dieu, au roi, à justice, aux habitants dudit lieu, serviteurs de Sa Majesté ; et, ce fait, être pendus et étranglés en une potence sur la place publique de ladite ville, puis après, leurs corps être portés au lieu patibulaire, et leurs biens et héritages acquis et confisqués au roi. - L'arrêt ajoutait : "et avant l'exécution de mort dudit Jean-Jean être icelui de rechef soumis à la torture (58) et question de fait pour sa conspiration, etc. ; - Et, sur la difficulté offerte d'exécuter nonobstant appel, attendu la qualité du crime de lèse-majesté, sédition et rébellion, et le péril de recousse des chemins, et ramené en considération que en tel crime est licite de commencer par l'exécution, etc., néanmoins la cour advise qu'il lui suffit de juger sur la copie des pièces et renvoie poursuivre les complices" (59).
Trois jours après, le parlement demanda au roi en son conseil la permission, qu'il accorda le 23 décembre suivant, de faire juger en dernier ressort sur les lieux les procès de lèse-majesté par des commissaires de la cour, appelés des juges et avocats desdits lieux.
Nous venons de voir fonctionner régulièrement la justice du pays ; mais lorsque la fiscalité du règne de Louis XIV se fut étendue sur les emplois même les plus minimes, elle n'épargna point les offices de la judicature de Lisieux. Des siéges présidiaux avaient été établis par édit de 1647 à Lisieux, Falaise, etc. ; sur les remontrances des officiers de justice de toutes ces villes, il intervint, le 28 août de la même année, un arrêt du conseil d'état qui révoqua cet édit pour les lieux ci-dessus indiqués ; mais toutefois à condition que les officiers de justice de ces villes paieraient les sommes que le trésor aurait retirées de ces nouvelles charges. L'avare Achéron ne lâcha point sa proie.
Notes :
(1) Elle comprenait le pagus Lisvinus ou Lieuvin ; le pagus Algiae, Pays d'Auge ; et le pagus Uticus, le Pays-d'Ouche.
(2) Carte et pouillés du diocèse. Mém. de la Société des Antiq. de Norm., t. XIII, p. 10.
(3) Mémoire de M. d'Arginvilliers, intendant de la généralité d'Alençon, folio 55, archives de l'Empire, série K, carton 1256.
(4) Notice sur les chanoines de Lisieux, lue à la Sorbonne et imprimée en 1865.
(5) Dictionnaire féodal, par Collin de Plancy.
(6) Houard, Anciennes lois des Français, t. Ier, p. 167 et suiv.
(7) Voir encore, dans Rabelais, la Sciomarchie et les festins donnés à Rome, en 1549, dans le palais du cardinal du Bellay.
(8) Pétrone, t. I, p. 167.
(9) Une copie de ce procès-verbal se trouve aux archives départementales du Calvados. La relation en a été insérée dans les Anecdotes normandes de M. Floquet, p. 25, ainsi que dans la Revue française du mois de décembre 1838, p. 110.
(10) Bessin, Conc. norm., p. 180.
(11) Guérard, Essai sur les divisions territoriales de la Gaule, p. 143, 146, etc. - Varin, Histoire de Reims, t. I, p. VI et X. - Fleury, Histoire du Droit français, p. 28.
(12) Baluze, t. II, p. 69, n 853.
(13) T. I, p. 107, dans les documents inédits publiés par le ministère de l'Instruction publique.
(14) Noël Deshays, p. 18.
(15) Loiseau, Traité des seigneuries, ch. V, p. 26, n 21. - Guérard, Des causes de la popularité du clergé en France, p. 18.
(16) Cart. lexov., folio XXII, V XXXII, r et v XXXV, v (écrit en 1430).
(17) Noël Deshays, p. 18 et 30. - Histoire de la maison d'Harcourt, t. II, p. 2028.
(18) Obituaire de la cathédrale de Lisieux, imprimé en 1781, p. 73. - Almanachs de Lisieux des années 1774, p. 61, et 1777, p. 43.
(19) Vies des saints patrons de Lisieux, p. 186. Il résulte d'un arrêt du Parlement de Rouen, du 24 janvier 1524, relatif à la condamnation à mort d'une fille Emine Leboulanger pour infanticide, qu'en 1200 ou 1300, le siège épiscopal de Lisieux étant établi à St-Germain-la-Campagne, à quelques lieues de la ville, c'étaient les chanoines qui gouvernaient temporellement et spirituellement la ville et le comté. Mais lorsque ce siège avait été transféré à Lisieux, les chanoines, abandonnant leur autorité, avaient "en reconnaissance de ce, accoutumé d'élire, par chaqu'un an, deux d'entre eux nommés "comtes, lesquels la veille et jour saint Ursin (10 et 11 juin), exerçaient toutes les prérogatives de l'évêque, destituant tous ses officiers de justice et autres, percevant ses droits de ville et y faisant la police, etc."
(20) Mém. de la Société des Antiq. de Norm., t. XIII, p. 10.
(21) "Eodem anno, XI. C. XI. Epis. Lexov. Joannes subdidit se Gaufrido, comiti andegavensi, et reddidit civitatem quam aliquandiu contra eum tenuerat. Subditi sunt ei etiam potentes Lexoviensis comitatus". (Guiberti opera, p. 762).
(22) Bessin, 1re partie, p. 104. - Guiberti opera, p. 805, Roberti de Monte, appendix ad Sigibertum.
(23) Noël Deshays, p. 75.
(24) Cart. lexov., f 1. - Martène, Ampliss. collec., t. I, P. 1023 ; Ibid., Thesaurus anecdotorum, t. I, p. 761. - Duffus Hardy, Rotuli chartarum, t. I, p. 19. - Rymer, t. X, p. 232.
(25) Blason de la Normandie par Canel, t. II, p. 35. - Noël Deshays, p. 88.
(26) Ant. de Norm., t. XVI, p. 17, 2e partie. - Trésor des chartes, reg. 31 et carton J, 219.
(27) Houard, Dict. de droit norm., t. II, p. 174. - Brussel, Usage des fiefs, t. II, p. 24. - Bessin, t. I, p. 104. - Mém. de la Société des Antiq. de Norm., t. XVI, p. 22, n 124. - Au lieu de priusquam, on lit dans Houard, t. I, p. 18, n 7 : "Après qu'Arnoult se fut retiré, etc." - Marnier, Etablissements de Normandie au XIIIe siècle, p. 81, note 4, cite un passage ainsi conçu : "Puis que ly évesque Auvre qui pour ceu s'en parti et s'en alla en essil". - Dans le cartulaire de Rosny, Ant. de Norm., t. XV, p. 167 à 168, on trouve priusquam. - Masseville, t. III, p. 51, dit : Depuis que.
(28) Mém. de la Société des Antiq. de Norm., t. VIII, p. 24.
(29) Cart. lexov., fol. 8, recto.
(30) Ibid, fol. VIII, v .
(31) Mém. de la Société des Antiq. de Norm., t. VIII, p. 25. - Cart. lexov., fol. IX, r .
(32) Cart. lexov., fol. I, v .
(33) Ibid, f II, r . - Rymer, Foedera, t. X, p. 232.
(34) Cart. lexov., fol. V, r . - Ord. des rois de France, t. XIV, p. 59. - Registre du parlement de Rouen, du 23 juillet 1614.
(35) Gall. Christ., t. XI, instrum., p. 214.
(36) Voir, sur le plaid de l'épée au XIIIe siècle, les Etablissements, par Marnier, p. 50.
(37) Cet arrêt fut rendu au sujet ; 1 des jours et heure d'audience ; 2 du rôle des affaires ; 3 de leur communication au procureur fiscal ; 4 de la résidence du bailli ; 5 de l'emploi du papier formule ; 6 de la permission d'absence du procureur fiscal ; 7 de la distribution des émoluments ; 8 de l'enregistrement des affaires par le greffier ; 9 des exploits à faire par les huissiers et sergents ; 10 du costume décent des juges, officiers et avocats, aux processions générales.
(38) Houard, Anciennes lois des Français, t. II, p. 77.
(39) Regestrum visitationum, Manusc. aux Arch. imp., p. 258 et suiv. - Bonin, p. 267 et 63.
(40) Des fourches patibulaires, appelées la justice de Lisieux, se trouvaient à peu de distance de la ville, dans un carrefour qui porte encore le nom des Belles-Croix, situé sur la commune de Saint-Désir, à l'embranchement des chemins de la Pommeraye et du Prédauge, sur la prébende de Bourguignolles.
(41) On peut voir, pour le détail des objets volés, un monitoire du pape Léon X du 5 des calendes de juin 1517, aux archives départementales du Calvados.
(42) Voir cette pièce aux archives départementales du Calvados et à la bibliothèque publique de Lisieux ; et, par extrait, dans le Neustria Christiana de Dumoustier. Mst de la bibl. nationale, t. II et III, p. 344, à l'article Jean de Hennuyers, 1er décembre 1562.
(43) Henri IV lui écrivait familièrement, le 10 mars 1590, ces quelques mots : "Fervaques, à cheval, car je veux voir, à ce coup cy, de quel poil sont les oysons de Normandie ; venés droict à Alençon". (Doc. inéd., Lettres de Henri IV, t. III, p. 161). On voit encore, au château de Fervaques, la chambre et le lit où coucha, dit-on, Henri IV, lorsque, le 15 janvier 1590, il eut pris la ville de Lisieux, et d'où il écrivait à la comtesse de Grammont, sa maîtresse : "J'ay pris cette place sans tirer le canon que par moquerie, où il y avait mille soldats et cent "gentilshommes, etc.". Une lettre écrite le 18, du camp de Lisieux, au sieur du Merle, et une à M. de Gauville, le 19, prouvent qu'il resta plusieurs jours sous les murs de cette ville.
(44) Fervaques fut nommé, en 1603, lieutenant-général du bailliage de Caux, réuni à ceux de Rouen, Caen, Gisors et Evreux. (Doc. inéd., Lettres de Henri IV, t. VII, p. 924).
(45) Histoire des revenus ecclésiastiques, par Jérôme Acosta, t. II, p. 40.
(46) Mallet et Hémeré, Merc. de France, 1744 et 1746, t. II, p. 60.
(47) Recherches sur J. Le Hennuyer. Lisieux, Pigeon, imprimeur, 1842 et 1844.
(48) L'évêque Le Hennuyer. Paris, Dumoulin, 1843.
(49) Les Huguenots et la Saint-Barthélemy à Lisieux. Caen, Lesaulnier, 1840.
(50) La Saint-Barthélemy à Lisieux. Lajoye-Tissot, Lisieux, 1851.
(51) "Jehan Le Hennuyer, évêque de Lisieux, après avoir vu et lu certain édit touchant la religion, fait à St-Germain-en-Laye le 17 janvier 1561, a déclaré et déclare qu'il s'oppose à la publication d'icelui en tant qu'il est contrevenant au devoir de sa charge donnée de Dieu audit évêque et pasteur pour le bien et le salut de son peuple, et duquel il faut qu'il réponde devant icelui voir âme pour âme, et offre déduire les raisons de son opposition devant le roi, en son privé conseil, toutefois et quantes qu'il y sera appelé et de ce demande lettres, etc., et donne pouvoir, etc."
(52) "O viperinum hominum genus, etc., cui, pro tam parricidalibus ausis, non una pararetur simia, non serpens unus, non culeus unus ! Porro in hac tanta rerum desperatione, etc." (Manuscrit sur parchemin, aux archives du département du Calvados). - Nota. La suite seulement de ce procès-verbal se trouve imprimée, page 135, dans la Vie des saints patrons du diocèse de Lisieux, par le chanoine Jean Le Prévost. - Il n'est question de ce haut fait ni dans le Gallia christiana, ni dans l'épitaphe de Jean Le Hennuyer.
(53) Doc. inéd., Lettres de Henri IV, t. III, p. 122.
(54) Le rôle de cette somme, daté du camp devant Lisieux, le 17 janvier, fut immédiatement signé par le roi ; 252 personnes en firent les avances ; elles ne furent remboursées du reliquat que le 8 août 1597 (registres de l'hôtel-de-ville de Lisieux).
(55) Registres du parlement de Rouen, t. V.
(56) Doc. inéd., Lettres de Henri IV, t. III, p. 138 et 857.
(57) Registres du parlement de Normandie.
(58) Par sentence du lieutenant de la vicomté d'Auge à Pont-l'Evêque, une fille Cécile Hébert avait subi la torture consistant au tourment des grésillons, durant la prononciation du miserere. Comme elle s'était évanouie, le juge avait renvoyé par continuation à huitaine. Sur appel, le parlement, par arrêt du 21 mars 1593, avait ordonné qu'elle serait amenée à la cour pour être statué (Registre du parlement de Rouen, t. VI).
(59) Registre du parlement de Rouen siégeant à Caen, t. V.