AVERTISSEMENT
Ce petit volume, auquel mon maitre, M.J. Gilliéron, a bien voulu donner
son approbation, — qui m'est précieuse — dans la lettre qu'on va lire,
n'est autre chose que la réunion de quelques causeries parues sous le
titre de « Choses Normandes » dans le
Journal de Caen, pendant les mois de
mai, juin, juillet, août et septembre 1896.
Je me suis proposé d’y examiner les problèmes les plus intéressants que
soulève l’étude des patois de Gaule Romane et spécialement des «
parlers » du Calvados.
Les études locales n'ont jamais été plus florissantes en France ; on y
apporte enfin l'esprit de rigueur scientifique qui leur avait si
longtemps fait défaut. Nous serions blâmables de rester en arrière.
Ouvrons seulement les yeux, jetons un regard autour de nous, prenons
exemple sur les voisins et travaillons en bons normands à bien
connaitre ce qui touche à la Normandie.
Ces pages s'adressent au grand public, aux lettrés sans doute, mais à
ceux aussi qui ne le sont pas et qui, par leur connaissance de la
langue encore parlée dans nos campagnes, par leur commerce prolongé
avec les paysans, sont capables de prêter, s'ils sont guides, leur
collaboration à la tache de l'exploration des patois, la tâche du
défrichement dialectologique. Quel est donc le propriétaire
intelligent, le
gentleman farmer avisé qui, frappé des particularités
de la langue des champs, n’a pas dressé, pour son compte un glossaire
minuscule des expressions qui lui ont paru le plus saillantes par leur
vivacité et par leur pittoresque ? C'est pour eux, c'est pour tous ceux
dont ces recherches ont piqué la curiosité, que nous nous sommes
proposé de marquer les grandes lignes de la méthode, en leur donnant,
avec quelques conseils, une manière d'introduction à l'étude des
parlers normands.
Les savants n'y trouveront rien qu'ils ne sachent aussi bien et mieux
que nous ; peut-être même nous reprocheraient-ils l'insistance que nous
avons mise à exposer, dans le détail, les éléments et les principes
fondamentaux supposés connus. Mais nous nous consolerions de nous être
montré trop élémentaire pour d'aucuns si nous ne paraissions pas trop
fastidieux au plus grand nombre.
Nous désirons, en effet, par le présent volume, et dans la suite, par
des conférences de propagande, notamment aussi par la création d'un
Bulletin des parlers du Calvados, grouper toutes les bonnes volontés,
susciter des adhérents aux études patoises et faire de tous nos
lecteurs normands autant de collaborateurs.
De nombreux correspondants, dont quelques-uns, peut-être, liront ces
lignes, nous ont déjà récemment avec une bonne grâce, une ponctualité
et une précision remarquables, fourni d'utiles renseignements, au cours
d'une modeste enquête lexicologique. Qu'ils soient tous remerciés ici
et puisse leur exemple encourager les zèles hésitants et les
dévouements cachés
Notre intention est de donner tout notre temps et tout notre zèle a ces
recherches et notre plus vif désir est de travailler en Normandie pour
la Normandie et par les Normands.
LETTRE DE M. J. GILLIÉRON
MAITRE DE CONFÉRENCES DE DIALECTOLOGIE GALLO-ROMANE
DIRECTEUR- ADJOINT
A L'ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES-ÉTUDES
Meinisberg, le 12 Septembre 96.
Cher Monsieur,
Il m'est bien agréable de vous voir embrasser avec autant d'ardeur la
cause des patois.
Dans l’entreprise, telle que vous vous la proposez, vous évitez deux
écueils qui ont contribué pour une large part à l’insuccès de la Revue
des patois gallo-romans.
En vous limitant à l’exploration d'un petit domaine seulement, vous
embrassez peu pour bien étreindre et vous devez exciter un intérêt bien
plus immédiat auprès de votre public ; d’autre part en n'exigeant point
de vos collaborateurs une longue préparation scientifique vous vous en
assurez de précieux, qui nous ont manqué, en même temps que vous rendez
le
BULLETIN DES PARLERS DU CALVADOS accessible à tous.
Vous présentez au public l’étude des patois dans des conditions
d'investigation nouvelles. Puisse voire entreprise avoir plus de succès
que celles qui l’onti précédée ! Je le souhaite de tout cœur.
Réservez-moi, je vous prie, une petite place dans votre
BULLETIN pour
les matériaux que je possède du Calvados.
Bien à vous,
J. G.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
Nous ne prétendons pas, — ce n'en est pas le lieu — donner ici une
bibliographie complète des patois. Nous ne mentionnerons que les
ouvrages de première utilité.
Tout dialectologue doit recourir d'abord à l'abondante et précieuse
Bibliographie des Patois Gallo-Romans (1), de Dietrich Behrens,
professeur à l’Université de Giessen, traduite sur la 2e edition par E.
Rabiet, professeur à l'Université de Fribourg en Suisse. Il y
rencontrera tous les éléments d'une forte documentation.
En outre, la
Revue de Philologie Française et Provençale (ancienne
Revue des Patois) publiée à Paris, chez Vieweg, par M. Clédat, a
donné quelques indications de bibliographie patoise dans son tome
premier, aux pages 58, 139, 232 et 287.
La Revue des Patois Gallo-Romans, trop tôt disparue et à la création
de laquelle MM. Gilliéron et Rousselot avaient donné tous leurs soins
et tout leur zèle, s'est tenue, pendant ses sept années d'existence, au
courant de toutes les publications françaises ou étrangères relatives
aux patois.
Une bibliographie patoise avait aussi été tentée par des travailleurs
méritants dans la 18e année (lre série) et dans la 11e année (2e série)
de l’
Intermédiaire des Chercheurs et des Curieux ; elle n'a pas été
tenue a jour (2).
Parmi les catalogues de bibliothèques patoises, nous citerons ceux do
Wallat, de Moquin-Tandon et de Desbarreaux-Bernard, enfin et surtout,
celui de Burgaud des Marets (3).
La dialectologie par sa fonction de science auxiliaire des études
romanes, a droit de cité dans les grandes revues de philologie, telles
que la
Romania dont un des collaborateurs les plus distingues, M.
Thomas, dans ses courtes et substantielles
Notes étymologiques, fait
de larges emprunts aux patois, — telles aussi que la plus modeste, mais
non moins utile
Revue des Langues Romanes, éditée chez Maisonneuve.
La Grammaire des Langues Romanes, de Diez, traduite par M. Gaston
Paris, et publiée à Paris, chez Vieweg, ne faisait point aux patois la
part qui leur est légitimement due. C'est ce qu'a compris M. W.
Meyer-Luebke, dans sa grammaire, dont les deux premières parties seules
parues jusqu'ici et déjà traduites (4), abondent en références à tous
les patois des pays de langue romane.
Le Dictionnaire de l’Ancienne Langue Française, de Godefroy, dont la
publication s'achève en ce moment chezVieweg, est un guide
indispensable, mais dont les indications on matière de patois réclament
souvent un sérieux contrôle,
Pour les recherches étymologiques, on doit toujours avoir sous la main
le
Lateinisch-Romanische Woerterbuch, de Koerting, paru à Paderborn,
chez Schoeningh.
Dans la seconde partie de ce volume, noua donnerons un relevé des plus
importants ouvrages traitant spécialement du patois normand ; mais nous
renvoyons, en général, pour toutes les questions relatives à notre
province, au
Manuel du Bibliographe normand, de E. Frère.
[NOTES : (1) Berlin, W. Gronau. 1893. (2) Cf, G. Koerting, dans l’Enzyklop. und Methodolot. der Roman.
Philologie. T. III. p.p. 97 sqq. (3)] Pari, Maisonneuve, 1873 et 1874. (4) Traduction Rabiet. — Paris- Welter. ]
*
* *
PREMIÈRE PARTIE
I
Ce qu'est un patois
« Il est des morts qu'il faut qu'on tue » ; il est des erreurs cent
fois redressées, qu'on croit à tout jamais bannies des cervelles
humaines et qui renaissent plus vivaces. Au nombre de ces erreurs on
peut compter les idées courantes sur la nature et la valeur relative
des langues, des dialectes et des patois. Faute d'une conception claire
du patois, faute d'une définition précise, les plus regrettables
confusions se produisent, les idées les plus erronées se font jour et
se propagent.
Et ces erreurs ont pour conséquence désastreuse d'ébranler la
légitimité même des études dialectologiques.
Pour reprendre les choses de haut et au risque d'énoncer des faits
connus du grand nombre, nous rappellerons que la langue latine, en se
désagrégeant, en s'implantant sur les sols étrangers, se transforma,
sous l'influence des idiomes primitifs qu’elle rencontra devant elle,
et suivant les lieux, en un faisceau d'autres langues dont les
principales furent l'Italien au-delà des Alpes, l'Espagnol au-delà des
Pyrénées, le Français, ou
Roman de France en Gaule.
Dans le Roman de France, on distingua deux groupes importants : celui
des régions ou
oui se disait
oïl ; celui des régions où
oui se
disait
oc.
Les régions de langue d'Oïl se subdivisaient en cinq groupes
étroitement apparentés : le dialecte du nord-est ou Picard ; celui de
l'ouest ou Normand ; celui du centre-nord ou Poitevin ; celui de l’est
ou Bourguignon ; enfin, au milieu, le dialecte du duché de France, ou
Français proprement dit. Tous ces dialectes eurent, à l'origine, une
importance égale, une valeur littéraire effective. Mais le Français,
pour les raisons que l'on sait, prit le pas sur ses congénères : il se
substitua, par tout le pays d'
Oïl, dans les relations commerciales,
politiques, sociales, aux autres dialectes et revendiqua pour lui seul
la dignité de langue littéraire.
Toutefois, les dialectes détrônés, pour cesser d'être ecrits, ne
cessèrent pas d'être parlés. Il n'y eut plus, à vrai dire, de
littérature normande, picarde, etc… il y eut toujours un parler
normand, un parler picard, et ces parlers sont dits
Patois.
Nos patois sont donc les frères, les petits frères du Français ; ils
ont assisté à la croissance de leur aîné ; ils l’ont vu s'ennoblir,
s'enrichir, souvent se déformer, suivre les vaines fluctuations des
modes littéraires et des engouements de salons. Pour eux, moins
fortement troublés par ces contingences, sans perdre leur belle pureté
phonétique de jadis, ils continuent souvent d'obéir aux lois de leur
évolution naturelle.
Une langue littéraire, une langue écrite et que parlent les raffinés
est une langue perdue phonétiquement. Une langue orale, un patois,
reste au contraire à l'abri des corruptions phonétiques, jusqu’à ce que la
langue littéraire en vienne ternir l’éclat et troubler la pureté.
Qu'on ne vienne donc pas nous dire que le patois n'est qu'un français
corrompu, écorché par des lèvres paysannes. Nous croyons avoir prouvé
le contraire, et nous le répétons : ce sont les lèvres aristocratiques
qui écorchent le parler paysan, le seul phonétique, le seul
historiquement pur, le seul conforme à l'instinct de la langue.
II n'est pas toujours aisé de fixer ces notions dans les esprits,
particulièrement — ce qui va de soi — dans l'esprit des hommes de la
campagne, qu’on arrache, par la force du livre, du journal, de l'armée,
à leur vieux parler traditionnel ; ils sont tout prêts à reconnaitre
leur infirmité devant les bourgeois de la ville ; ils s'excusent de ce
que « chez eux on parle très mal le Français » ; nous voudrions leur
faire comprendre que « chez eux on parle très bien le normand », et
c'est là qu'est la vérité.
Mais hélas ! le Français aura vite achève sa tâche de nivellement ;
déjà les prononciations correctes, celles qui passent pour vicieuses à
la ville, s'atténuent et disparaissent : pour peu qu'on ait reçu
d’instruction, on ne dit pas sans rire une
haie d’épén pour une «
haie d'épines » et des
pê kâ pour des « poids chauds » : les vieux
phonèmes normands sonnent faux aux oreilles des meilleurs Normands
d'aujourd'hui.
La tâche du patoisant est de recueillir sans tarder tons ces vénérables
débris.
A quelle méthodes doit-il s'astreindre au cours de ses enquêtes, c'est
ce que nous allons voir par la suite.
II
Nous craignons que nos précédentes considérations sur la valeur
relative des patois et des langues et sur l’intérêt qui s'attache aux
études dialectologiques ne soient mal interprétées par quelques-uns et
qu'on ne nous reproche d'avoir rabaissé les langues littéraires au
profit des patois. C'eût été puérilité que de le faire. Mais nous avons
dit et nous avons le droit de maintenir qu'au seul point de vue
philologique, le langage n'étant plus considéré comme un moyen, mais
comme l'objet même de la recherche scientifique, des patois qui n'ont
jamais produit d'œuvre littéraire et jusqu'aux jargons de tribus
sauvages sont aussi importants et, pour certains problèmes, plus
importants que la poésie d'Homère ou la prose de Cicéron.
C'est la une idée chère au grand philologue anglais Max Muller : il y
est revenu plus d'une fois ; il l’a développée sous toutes les formes
et, en particulier, sous la forme d'une métaphore un peu longue
peut-être mais bien suivie et pleine de sens, et qu'il faut citer :
« Les dialectes littéraires, ou ce qu'on appelle généralement les
langues classiques, achètent leur empire au prix d'un dépérissement
inévitable. On pourrait les comparer à des lacs d'eau stagnante qui
s'ouvriraient à côté de grands fleuves et leur serviraient de
déversoirs ; ce sont comme de vastes réservoirs qui reçoivent et
retiennent tout ce qui était jadis vive et courante parole ; le
puissant flot du langage a cessé d'entrainer avec lui, de pousser en
avant ces ondes immobiles et comme endormies. Il semble parfois que le
fleuve tout entier se perde dans ces lacs, et c'est à peine si nous
pouvons distinguer les maigres filets d'eau qui coulent encore au fond
du lit principal ; mais si, plus bas, c'est-à-dire plus tard dans
l'histoire, nous trouvons un nouveau lac immobile tout formé, ou en
train de se former, nous pouvons être sûrs que ses affluents ont été
ces mêmes petits ruisseaux qui s'étaient presque dérobés à notre vue »
(1).
On voit maintenant comment se pose le problème ; nous n'y reviendrons pas.
De la méthode
Dans une remarquable
Introduction à l’Étude des Patois,
M. l’abbé Rousselot, l’éminent linguiste, professeur l’École des
Carmes, a posé les fondements de la méthode en matière dialectologique.
On ne saurait trop recommander la lecture de cette introduction (2) que
doivent longuement méditer tous ceux qui entreprennent de se livrer à
des recherches patoises. L'auteur sera notre guide dans les lignes qui
vont suivre.
Le premier venu, sans connaissances spéciales en philologie, peut
rendre à 1'etude des patois d'utiles services, s'il consent à
s'astreindre à une transcription sincère et fidèle des sons. Toutefois
son champ d'expériences reste nécessairement limité ; il se contentera
de constater, laissant à d'autres, mieux informés, le soin des
conclusions.
Il pourra prêter son concours au philologue par la rédaction de notes,
de glossaires et de grammaires, par la publication de recueils de
textes.
Notes dialectologiques.
- Dans le domaine dialectologique, rien n'est inutile, rien n'est
négligeable. La moindre particularité a sa valeur. Elle prendra place
dans une note de courte étendue où elle sera présentée sous la forme la
plus simple et la plus précise. Tout mot patois a son intérêt ; les
mots qui ne s'écartent du Français que par une nuance de prononciation
peuvent être les plus utiles, parce qu'ils nous révèlent parfois la loi
d’évolution du patois qu'on étudie.
Glossaires. - Quant aux
mots inconnus au Français, ils feront l'objet d'un classement et seront
réunis en un glossaire. C’est surtout dans la confection de ce
glossaire qu'il importe d'user de circonspection. Les recherches
étymologiques doivent en être délibérément exclues. On ne s'imagine pas
le nombre d'interprétations fantaisistes que nous a values la manie de
vouloir tout expliquer ; on ne saurait croire à quelles débauches
d'imagination se sont livrés de bons esprits dans leurs recherches
soi-disant étymologiques. Chaque mot transcrit et noté dans un
glossaire sera suivi d'exemples à l’appui, de la mention des lieux où
il a été recueilli, des variantes qu'il présente suivant les villages,
de l’âge et de la condition des personnes dans la bouche desquelles il
aura été entendu.
L'explorateur fera bien de limiter son travail à un petit territoire :
l'expérience nous permet de juger la valeur médiocre des glossaires et
des dictionnaires généraux d'un patois. Enfin, un glossaire ne sera
vraiment utile que si les mots y sont transcrits phonétiquement. Nous
reviendrons sur ce point.
Grammaires du patois. -
On peut entreprendre aussi la grammaire d'un patois, sur le modèle de
nos grammaires françaises élémentaires. Toutefois, nous avouerons
n'être pas partisan de ces sortes de travaux. Un patois, par certains
côtés, peut coïncider étroitement avec le français ; par certains
autres, au contraire, il s'en écartera fortement ; de la résulterait
une disproportion fâcheuse entre les chapitres, les uns démesurément
étendus, les autres laissés en lacune. Il sera préférable d'adopter le
plan qui paraitra le plus conforme aux exigences du patois étudié et
dans lequel les diverses caractéristiques en auront été classées par
ordre d'intérêt.
Littérature patoise. -
Dans les recherches ayant pour objet la littérature patoise, une
minutieuse critique des sources permettra de porter un jugement motivé
sur la valeur des textes écrits. Ces textes sont assez souvent l’œuvre
de lettrés et ne donnent qu'une très imparfaite image du patois. Ils
présentent en général un bizarre mélange de formes patoises et de
formes savantes arbitrairement rapprochées. Les auteurs, fussent-ils
familiers avec la langue qu'ils écrivent, trainent après eux tout un
bagage de connaissances, tout un héritage d’associations d’idées,
enfin, des habitudes de penser et de sentir qui leur composent une âme
rien moins que paysanne. De plus, ils n'apportent pas toujours la
rigueur nécessaire dans la transcription des sons.
Nous pourrions citer plus d'un lexicologue qui, ne sachant pas résister
à la tentation d'enrichir leur Glossaire d'une forme nouvelle, ou
soi-disant telle, n'ont fait autre chose que d'y introduire une forme
barbare ou étrangère, née de l'imagination d'un conteur peu scrupuleux
; c'est ainsi que la forme
vier pour
vieux peut être relevée dans les lexiques des Iles Anglo-Normandes, bien qu'elle n'y ait jamais eu d'existence effective.
La littérature patoise est presque toute orale ; elle reflète l'esprit
même d'un pays et contient les formes propres de la syntaxe : elle se
compose de proverbes, de dictons, de devinettes, de traits d'histoire
locale, de contes, de chansons. Dans la transcription de ces chansons,
un double écueil est à éviter : trop compter sur sa mémoire ou
paralyser le narrateur si l’on veut le contraindre à dicter.
Comme on le voit, la matière est vaste et quiconque se sent un penchant
pour ces études, quiconque a la connaissance de son patois, est
capable, sans autre préparation, de collaborer avec fruit, par
d'intelligentes contributions, à l’œuvre de la linguistique générale.
D’autres travaux sollicitent l’attention du savant et réclament une
initiation préalable. Ils sont de nature phonologique ou phonétique,
morphologique, syntaxique et géographique. On peut y joindre l'étude
des noms de famille, l'étude des noms de lieu et les vocabulaires
spéciaux. Nous reprendrons successivement chacun de ces points.
Morphologie patoise. -
Par la transcription des formes grammaticales en usage dans les patois,
par les rapprochements qu'elles fournissent avec les formes françaises,
on saisit sur le vif le caractère même du langage populaire, on peut
même espérer, un jour, en induire les lois de son évolution. L'étude du
verbe est la plus féconde en résultats de ce genre. Pour ne prendre
qu'un exemple, on sait que la conjugaison interrogative populaire s’est
déformée et transformée insensiblement : le peuple conjugue : je
mange-ti ? tu manges-ti ? I mange-ti ? nous mangeons-ti ? etc. Et l’on
peut prévoir le jour où cette conjugaison, de plus en plus répandue
dans le langage négligé, exercera son influence sur le langage cultivé.
L'étude des pronoms n’est pas moins instructive ; les formes telles que
: « noz a », « j'avons », sur l'explication desquelles les savants sont
divisés, paraissent dignes d'exercer la sagacité du linguiste.
Nous pourrions multiplier à l'infini les exemples.
Syntaxe des patois. -
Mais peut-être pénètre-t-on davantage dans l'esprit même du paysan par
l'étude de sa syntaxe. Elle nous éclaire sur ses habitudes de penser ;
elle nous révèle sa tournure d'esprit ; elle nous met au fait de son
intime vision des êtres et des choses. Cette matière, qui n'a même pas
été effleurée, pourrait être l'occasion de monographies nombreuses et
intéressantes sur la subordination et la coordination syntaxique dans
les patois, sur l’emploi variable, souvent contraire à l'usage
classique, des auxiliaires
Etre et
Avoir
dans la conjugaison, sur l'accord des noms et des personnes avec les
verbes, des adjectifs avec les substantifs, sur la fonction exacte des
temps et des modes, l'ordre des mots, l'emploi des pronoms relatifs et
des conjonctions, l’aptitude plus ou moins grande aux constructions
compliquées et sur tant d'autres points encore mal éclaircis. C'est
avec une haute raison que M. Gaston Paris, dans sa
Lecture sur les
Parlers de France, faite à la réunion des Sociétés Savantes en 1888, insistait sur l'utilité de ces études de Syntaxe.
Le style dans les patois.
- Viendraient ensuite, comme s'y rattachant directement, les questions
relatives au style, si l’on peut appliquer ce terme à une langue
surtout orale ; nous voulons dire la variété pittoresque et
métaphorique, la concision sentencieuse de l’élocution patoise. La
langue du paysan est une langue jeune ; elle a conservé toute sa
couleur, elle parle à l'imagination. Sa vigueur concrète n'a pas été
atteinte par les subtilités des boudoirs ou les raffinements des
salons. En elle transparait encore quelque chose de l’intime union de
l'homme et de la terre.
Mais ce sont là des études qui peuvent être entreprises par ceux-là
seuls auxquels la connaissance approfondie d'un patois permet d'en
saisir jusqu'aux nuances les plus délicates, à ceux aussi qui font plus
que de disséquer, savamment peut-être, mais sèchement le parler de leur
enfance, qui savent aussi en sentir la poésie profonde, qui l’aiment et
désirent le faire aimer.
[NOTES : (1) Max Müller, Science du Langage, p. 54. (2) Cette Introduction a paru dans le 1er fascicule de la Revue des Patois Gallo-Romans, éditée par MM. Gillieron et l'abbé Rousselot. — Paris, 1887.]
III
Phonétique patoise
Nous avons montré quel intérêt s'attachait aux études de morphologie et
de syntaxe patoise. Nous avions à dessein réserve pour la traiter dans
le détail la question des études phonétiques.
Il n'y a pas vingt ans que la dialectologie est réellement constitué à
l'état de science ; il y a moins de temps encore qu'une place y est
réservée à l'étude des sons. Peut-être à l'heure présente les savants
ont-ils quelque tendance, après l'avoir résolument écartée, à en faire
l'objet de leurs préoccupations exclusives ; — tendance fâcheuse, si
l’on se rappelle l’importance que nous avons reconnue, justement
semble-t-il, aux recherches portant sur les formes et sur la syntaxe.
Toutefois, on ne saurait aborder ces recherches sans en avoir établi
les bases phonétiques. On ne peut être l’historien autorisé d'un patois
si l’on n'en a été, au préalable, le phonétiste minutieux. Pour avoir
négligé cette partie de leur tâche, combien de patoisants fort zélés et
fort laborieux ont fait œuvre vaine. Combien de documents, patiemment
réunis, le furent en pure perte, parce qu'ils n'avaient pas été
transcrits phonétiquement.
C’est l'étude des sons, dans leur infinie variété et complexité, qui
permet le plus exactement de déterminer les lois de l’évolution des
langues. N'est-ce pas la phonétique qui nous apprend par quelle suite
d'actions ou de réactions, par quelles nuances de la gamme des sons a
dû passer un mot latin de la prose de Cicéron pour se transformer en un
mot de langue Romane, puis de langue Française moderne ? Est-ce une
science négligeable ou de médiocre portée que celle où il a été permis
de dégager du fatras des phénomènes un ensemble de lois constantes ?
Ces lois, propres à chaque langue, ne se vérifient pas avec moins de
précision dans les patois. La seule inspection d'une série de faits
phonétiques nous permet de décider si tel patois est vivant, si tel
patois est paralysé ou cristallisé, si tel autre évolue vers le
français et dans quelle mesure.
Exemple d'évolution phonétique. - Prenons l'exemple classique du latin
caballum, qui a donné en dialecte de l’Ile-de-France, puis en Français la forme
cheval.
Dans les régions ou le groupe C + A du latin aboutit à K et non k Ch,
en Normandie par exemple, on est en présence d'une forme
Keva
; mais bientôt la langue, se déplaçant légèrement, vient toucher une
partie du palais moins reculée que le lieu d'articulation du
K pur; il se développe alors entre la consonne et la voyelle un phénomène palatal très peu sensible, d'où :
Kye ; ce phénomène, à son tour, réagit sur la consonne pour produire le son
Tye ; puis le son très voisin
Tche (1). Enfin le
t
initial se fond ; il se perd dans le chuintement de la consonne
suivante et l’on aboutit à la forme française actuelle, après avoir
passé, comme on le voit (si l’on remonte l'échelle), successivement par
tcheva, tyeva, kyeva, keva,
qui est le point de départ dans les patois Normanno-Picards. Ces stades
de transition ne sont d'ailleurs que des points de repère, et entre
chacun d'eux on pourrait distinguer des stades intermédiaires, désignés
théoriquement, comme le propose M. V. Henry, par les symboles K
1 K
2 , K
3 ... K
n + 1 . - Ky
1 , Ky
2 ... Ky
n + 1 ..., etc,
La transcription phonétique.
- Chacun de ces intermédiaires se rencontre ou peut se rencontrer dans
les patois de Gaule-Romane et l’on voit, dès l’abord, que l'oreille ne
saura point, sans un apprentissage préalable, en percevoir les nuances.
Mais ce n'est pas tout : quand l'oreille aura su les percevoir, comment
l’écriture les notera-t-elle ? Ecoutez prononcer le mot
cheval ou le mot
chien
successivement par un paysan de la plaine de Caen, puis par un paysan
du Pays-d’Auge, enfin, par un paysan du Bocage ; les différences sont
sensibles et notre écriture française courante est incapable de les
distinguer. Il importe donc d'admettre un alphabet non pas toujours
conventionnel, mais rationnel et, comme on dit, de « transcrire
phonétiquement » les sons. Transcrire phonétiquement, c’est attribuer à
chaque consonne et voyelle sa valeur propre, c’est-à-dire supprimer
toute lettre parasite et n'user que d'un seul signe, — le même — pour
un seul son. Quant aux sons dont l’équivalent n'est pas familier à
toutes les oreilles françaises, comme est l'h aspirée du Normand, qui
parfois évolue jusqu'à l'r, voisin du Ch dur allemand, ils
nécessiteront l'emploi de quelques signes spéciaux.
Prenons un exemple, — l'exemple, si l’on veut de la notation rationnelle des diphtongues.
On sait que les diphtongues de la langue du moyen-âge, réduites à
l'état de pures graphies, n'ont plus actuellement de valeur phonétique.
Ainsi, dans
Lauriston,
Beuville,
Soulier, on ne perçoit que les sons
Lo,
Boe et
Su... (
u latin), auxquels répondaient primitivement les sons diphtongues
aw,
ew,
ow (
w = double
v anglais). Ces diphtongues subsistent dans maint patois ; les représenterons-nous par
au ? ce serait inexact ; par
ao
? plus inexact encore, puisque l'oreille entend dans la diphtongue un
son double, mais d'émission simple et qu'ici nous entendons sonner deux
lettres bien distinctes. Il faut donc en venir a la notation
aw..., etc.
Autrement dit, nous transcrirons tous les sons que nous aurons perçus,
ni plus ni moins. Quel profit retirerait, en effet, le patoisant ou
plus généralement le romaniste de transcriptions telles que
gauge (Français
jauge), ou
gaune (Français
jaune), ou
caudière (Français
chaudière)
? En votre qualité de Normand, vous savez sans doute à quoi vous en
tenir ; vous avez dans l’oreille la prononciation patoise des sons
diphtongues ; vous traduisez
gawn,
gawg et
kawdier ou
kawdyer selon les régions ; mais, en votre qualité de Français, vous lisez, conformément à l’usage de la langue,
gôn,
gôj,
etc. ; ce qui n'a plus de sens. Il ne serait donc permis qu'au Normand
d'étudier les parlers Normands ? Aussi le besoin se fait-il sentir
d'une transcription littérale et phonétique, qui puisse être aisément
et rapidement déchiffrée par tous.
Autre exemple : comment transcrire les voyelles ouvertes et les
voyelles fermées, les voyelles longues et les voyelles brèves, avec
leur degré d'ouverture ou de fermeture, leur longueur ou leur brièveté
? C’est tourner la difficulté et la compliquer que de faire suivre la
voyelle d'un
t final, pour en marquer la fermeture et du son diphtongue
ai pour en marquer l'ouverture : nous ne comprenons pas les graphies
tuet,
muset,
pais (Français
pays), là ou nous attendrions
tué ou
twé,
musé,
pê.
D'autre part, c'est surcharger à plaisir les lexiques que faire suivre
chaque mot de la mention : « telle voyelle est longue, telle voyelle
est brève. »
Plus simplement nous distinguerons
e fermé bref ou long et
e
ouvert bref ou long, à l’aide d'un signe spécial qui les surmonte et de
même pour les autres voyelles. La voyelle finale, par suite d'ouverture
exagérée, dégage parfois un son «
jod » que nous noterons par un
y minuscule.
Nous ne pouvons donner ici un tableau des quelques signes imaginés par
M. l’abbé Rousselot et dont il convient de faire usage dans les
transcriptions phonétiques : les caractères typographiques spéciaux
nous font défaut. Un jour nous espérons pouvoir communiquer ce tableau
à ceux de nos lecteurs ou correspondants qu'intéresseraient ces études
et qui seraient désireux de transcrire le patois de leur commune.
Il suffit d'un bref apprentissage pour se mettre au courant du
maniement de ces caractères et quiconque a l’oreille un peu subtile y
peut parvenir. Nous en recommanderons l'usage à tous ceux, philologues
ou non, qui se livreront à ces études. Qu'il s'agisse de simples notes
sur un vocable patois, qu'il s'agisse de glossaires ou de recueils de
textes, nous prierons instamment les auteurs de transcrire ce qu'ils
auront entendu et non point la graphie française correspondante.
Comme on le voit, nous ne réclamons pas, de ceux qui voudraient se
charger de ces travaux, des études spéciales préalables. Nous leur
demanderons seulement, le moment venu de se conformer aux indications
du tableau qui leur sera communique et d'user des quelques signes
spéciaux portes sur ce tableau. C'est le seul moyen d'introduire
quelque unité dans ces recherches ; c'est permettre à de plus
compétents de tirer parti de ces documents isolés et de s'élever, dans
un avenir plus ou moins lointain, jusqu'aux synthèses partielles.
[NOTE : (1) Le Suédois est parvenu à cette étape, puisque Kjö s'y prononce Tche.]
IV
Utilisation et centralisation des documents patois
Nous devons à nos lecteurs des indications complémentaires touchant le genre de travaux auquel nous avons fait allusion.
Nous laissons de côté pour le moment la littérature orale dont la
publication, chez nous du moins, vu la pénurie de cette littérature,
n'a pas grande importance, et nous revenons sur la question des notes
et des glossaires.
Un dernier mot sur les notes et les glossaires. - Qu'entendons-nous précisément par une
note
? Il existe dans le patois de la commune ou vous résidez de nombreuses
particularités qui vous ont sans doute frappé ; chacune de ces
particularités peut faire l’objet d'une note de courtes dimensions et
renfermant la mention du phénomène avec transcription phonétique, une
traduction, si la forme est peu compréhensible par elle-même, en
français courant, et l'indication de la commune ou elle a été relevée.
On dira si elle est habituellement usitée, ou seulement par les gens
très vieux ou d’âge assez avancé ; on se gardera d'ailleurs de tout
essai d’explication.
On choisira de préférence les mots ou les formes qui n'ont plus qu'une
existence fugitive, dont les vieillards conservent la tradition et qui
provoquent le sourire. On ne négligera pas les expressions techniques
du vocabulaire des terrassiers, des charpentiers, des maçons, des
charretiers, des bergers, des moissonneurs ; nous reviendrons plus loin
sur l'utilité de lexiques ou seraient enregistrés tous ces vocables
spéciaux. Les plus curieux peuvent faire l'objet de
notes isolées.
Quant aux glossaires, ils réclament plus de temps, plus de soin et je
dirai même une patience voisine du dévouement. Ils doivent avant tout,
— nous l'avons déjà fait entendre, et il faut le répéter sans cesse, —
n'embrasser qu'un domaine très restreint, c'est-à-dire, par exemple, le
territoire d'une commune et d'une seule, voire d'un hameau.
La transcription phonétique, on le sait, y est indispensable. L'ordre
de classement sera l’ordre alphabétique. Pour faciliter ce classement,
l’auteur fera sagement de consacrer une fiche à chaque mot qu'il aura
relevé ; il y joindra des exemples qu'il aura entendus sur place et
quelques indications d'origine au sujet desquelles nous avons déjà dit
le nécessaire.
Un bulletin des parlers du Calvados.
- Quels seront nos moyens de faire connaitre ces travaux ? Quel usage
en serait-il fait ? où seraient-ils centralises ? En 1887 paraissait à
Paris, pour la première fois, un organe des études dialectologiques, la
Revue des Patois Gallo-Romans,
publiée sous la direction de M. Gilliéron, maitre de conférences à
l’École des Hautes- Études, et de M. l'abbé Rousselot, professeur à
l’École des Carmes. Cette revue se proposait de recueillir le plus
grand nombre possible de documents ayant trait aux patois de la France,
et pendant six années, elle demeura fidèle à son programme ; elle ne
cessa d'être alimentée par les transcriptions phonétiques de ses
correspondants. Le Calvados n'y est d'ailleurs pas représenté.
Les lourdes dépenses nécessitées par l'usage de caractères spéciaux, le
luxe de l’impression, les dimensions de la revue, forcèrent ses
infatigables et dévoués directeurs à cesser la publication de cet utile
recueil.
Pour notre part, dans notre sphère, avec des prétentions trè6s
restreintes et très modestes, nous avons fait le rêve d'un périodique
de ce genre. Un
Bulletin mensuel des parlers du Calvados
recueillerait toutes les communications qui nous seraient faites et
publierait les glossaires dont on voudrait bien tenter l'entreprise ; à
chaque commune du département serait consacrée une monographie, et l’on
sait qu'il n'est pas de science possible sans une pareille division du
travail (1). Nous nous plaisons à croire qu'ici même, en cette ville, —
car notre œuvre est toute locale et nous l’avons conçue telle, — il se
rencontrerait un éditeur et un imprimeur qu'intéresserait cette
tentative, et nous espérons que d'efficaces encouragements nous
aideraient dans la réalisation de notre rêve. A côté de la grande Revue
et après elle peut-être réussirions-nous, et, « dans notre coin »,
rendrions-nous quelques services.
[NOTE : (1) « ..., il faudrait que chaque commune d'un
côté, chaque son, chaque forme, chaque mot de l'autre, eut sa
monographie, purement descriptive, faite de première main, et tracée
avec toute la rigueur d'observation qu'exigent les sciences naturelles.
» — G. Paris,Les parlers de France ; in : Rev. des Pat. Gall.-Rom., 2e année, n° 7. ]
V
Les vocabulaires spéciaux
C'est une tâche lourde et parfois décevante que d'entreprendre la
confection du glossaire général d'un patois, une tâche qui demande du
temps et souvent de pénibles recherches. L'étude des vocabulaires
spéciaux est moins absorbante et constitue un utile exercice
d'apprentissage et d'entrainement. Elle réserve aussi, souvent,
d'intéressantes surprises. La langue des métiers peut avoir conservé et
sauvegardé plus d'un vocable, d'usage autrefois courant, aujourd'hui
perdu pour le grand nombre, mais qui subsiste encore grâce à une forte
spécialisation de sens.
Les laboureurs, les charpentiers, les domestiques, les palefreniers,
les bergers, les chasseurs en ont seuls la clef, et c’est de leur
bouche qu'on doit les recueillir : « Il y a peut-être bien des
personnes, dit Max Müller, qui ne pourraient pas dire quelle est la
signification exacte du garrot, du tronçon, du paturon, du boulet, de
la couronne d'un cheval et, tandis que la langue littéraire parle des
petits
de toutes sortes d'animaux, les fermiers, les bergers et les chasseurs
rougiraient d'employer un terme aussi général. » Grimm dit de même (
Geschichte der Deutschen Sprache)
: « Le paysan conserve des termes particuliers pour désigner la
gestation, l'accouchement et l’abattage, suivant qu'il s'agit de tel ou
tel animal, de même que le chasseur aime à donner des noms différents
aux allures et aux membres des différentes espèces de gibier. »
Flores et Faunes patoises.
- C'est dans les appellations diverses des oiseaux qu'apparaît le mieux
la poésie et la grâce ou la vivacité pittoresque de l'imagination
paysanne ; au dire des savants les plus compétents, il y aurait toute
une étude à faire des noms du moineau dans les patois ; on en
relèverait, sans exagération, des centaines sur le territoire de la
Gaule Romane. Parmi les plus connus, citons le
pilri, le
pés, la
bech, le
pireri, le
mwason ou
mwéon.
Tous ces mots appartiennent, mais non en propre, aux parlers du
département de la Manche. A Lanslebourg, en Savoie, par une amusante
onomatopée, le moineau est nommé
tywitywi; ailleurs, toujours en Savoie, c'est le
kriafrèt, et, pour citer un exemple appartenant à la région, c'est le
grancher (1),
à Hermanville-sur-Mer, etc. Dans le même ordre d'idées, il serait
intéressant de relever certains autres phénomènes linguistiques,
celui-ci, par exemple (à Gayeux), qu'explique le petit nombre d'espèces
d'oiseaux et qui fait considérer le mot moineau comme le terme
générique s'appliquant à tous les oiseaux. Nous avons noté le
même fait à Couvrechef (près Caen), ou
mwason, dérive du latin
muscionem, petit moineau, désigne toutes sortes d'oiseaux.
La Faune de la Normandie n'a point encore fait l'objet d'un travail
spécial. L'œuvre remarquable de M. E. Rolland (2) a été conçue sur un
plan trop vaste pour qu'il ne reste pas à glaner après la récolte et
nous prédisons des découvertes au patoisant convaincu qui, fort de la
collaboration d'un savant naturaliste, s'aviserait de partir en
campagne pour des recherches de ce genre.
Nous ne parlons pas de la Flore normande puisque la science s'est enrichie du travail définitif de M. Charles Joret.
Les vocabulaires des métiers.
- Pour revenir aux vocabulaires techniques des métiers, nous les
croyons, aussi, capables d'exciter le zèle du chercheur. Les quelques
épreuves que nous avons tentées dans cette voie nous ont montré qu'il y
avait là toute une mine inexplorée ou incomplètement et peu
méthodiquement exploitée. La vie des bergers, celle de leur troupeau et
de leurs chiens, les travaux de la terre, depuis le labourage jusqu'à
l’engrangement, pourraient faire l'objet de courtes monographies, qui
seraient précieuses. La fabrication du cidre (cueillette des pommes,
brassage, etc.) fournirait au linguiste une moisson riche en mots rares
et expressifs ; à lui reviendrait la tâche de définir des termes tels
que le
tour, la
meule, la
bouillée, la
vis, le
vaton, la
mée, le
tablier, le
contrus, etc. Dans un lexique de la langue des boulangers, il préciserait le sens et chercherait l'origine du
toupas et de la
patrouille ou de la
vadrouille. Dans un lexique de la langue de la ménagère, il établirait de justes distinctions entre le
bachin, la
galetière, la
tuile, la
pêle, la
kawdiere ; — autant de termes dont l'usage semble varier suivant les régions du département.
Voilà un programme étendu. C'est un champ ouvert que nous espérons voir
défricher en tous sens. Sans compter l'intérêt immédiat qui s'attache à
ces recherches, puisque l'existence révélée d'une forme dans un patois
vient souvent hâter l’explication d'une série d'autres formes
jusqu'alors obscures, on doit faire ressortir l'avantage que la langue
française peut retirer indirectement de ces exhumations. A
l’envahissement des néologismes hybrides qui la déforment, pourquoi ne
pas opposer les vieux termes vivants jadis et qui végètent dans les
couches souterraines des patois ? Ce serait là une heureuse application
du précepte de Ronsard toujours « actuel », plus actuel aujourd'hui que
jamais, qui recommande aux écrivains de « s'adresser aux orfèvres,
fondeurs, maréchaux, minéraliers comme à la marine, vénerie,
fauconnerie », pour leur demander des métaphores et des comparaisons.
[NOTES : (1) C'est-à-dire l’oiseau qui fait son nid dans les granges. (2) Faune populaire de la France, 6 vol. 1877.]
VI
Les noms propres
« Il serait bien à désirer, disait il y a quelques années M. Gaston
Paris, qu'on eût une liste complète des noms topographiques de France
recueillis dans leurs variations successives, et chacun peut, avec la
certitude d'être utile, collaborer à cette grande tâche. »
Les noms de lieu. - La
Toponomastique,
s'il faut l'appeler de son vrai nom, est une science auxiliaire dont le
patois peut tirer un profit précieux. Elle est, à Paris, l'objet d'un
enseignement spécial confié à la haute compétence de M. Longnon.
Les noms de communes ont subi de fortes atteintes ; il en est peu sur
lesquels le Français n'ait exercé son influence; — et quel Français !
le Français administratif. On n'en est plus à compter, — le compte
serait long, — les erreurs commises par les agents chargés de dresser
la carte de l'Etat-Major ou celle de l'Intérieur, dans la transcription
en langue courante, par exemple, des termes dialectaux. C'est ainsi que
le
Pont à qui l’œuvre, sur l'Oise, devient le
Pont à couleuvre ; le
Jas (pâturage)
de Guigo (nom du propriétaire) est défiguré en
Jus de gigot ; le
Cret haut ne se reconnaît plus dans la traduction française
le Credo. Que dites-vous du
Chandelier pour le
Champ de la Liaura (du lièvre) et du
Mont de la Bobèche pour le
Bau (mont)
baissa (penché)? — Nous ne finirions pas.
Mais cette influence perturbatrice est tout accidentelle. Il est une
autre série de déformations phonétiques subies par les noms de lieu et
dont il importe de tenir compte dans une étude de ce genre. Ainsi la
caractéristique K du Normand est souvent négligée par les cartographes,
qui lui substituent la caractéristique CH du français. Nous avons eu
l'occasion de le constater récemment en Seine-Inférieure, à quelques
kilomètres de Bourg-Achard : d'un côté de la grand route, on rencontre
le hameau de la
Chénée ; mais, en face, un
lieu dit a conservé l'ancienne appellation de la
Kéné (ou
Quesnée).
Les cartographes ne sont d'ailleurs pas seuls responsables. L’évolution
naturelle du Français a commencé avant eux et se poursuit sans eux. Les
mots patois opposent une force de résistance variable ; les uns restent
inattaquables ; d'autres se sont de bonne heure assimilés. Ainsi, dans
le Calvados, La Caine, Campagnolles, Campandré, Canteloup, Roucamps,
rentrent dans le premier groupe ; — Champ-du-Boult, Chênedollé,
Montchamp rentrent dans le second.
Des constatations analogues pourraient être faites sur les Lieux dits,
noms de hameaux isolés, noms de carrefours. Nous devons à M. Hippeau un
relevé alphabétique de tous ces termes pour le Calvados ; l’auteur y a
joint des tentatives d’explication étymologique parfois plus
ingénieuses que scientifiques.
Il reste d'ailleurs, après ce travail, à déterminer la proportion dans
laquelle le Français a exercé son œuvre de pénétration ; à classer ces
termes par région et à rechercher si le traitement phonétique y est en
rapport avec le traitement phonétique qu'on observe sur les mots de la
langue courante usitée dans la même région.
L’étude des noms de lieu tire son grand intérêt de l’âge même de ces
mots, qui se sont très anciennement cristallisés et permettent souvent
de constater à quel point de leur évolution phonétique ils étaient
parvenus à une époque donnée. La langue en effet a marché ; les sons
ont suivi le cours normal de leurs transformations et de leurs
déformations, mais les noms une fois pour toutes attachés a la terre
sont demeures intacts.
« Rien n'est plus vivace et plus durable, dit Max Müller, que les
désignations de pays, de peuple, de rivière et de montagne, et bien
souvent ils persistent alors que de grandes cités et des nations tout
entières disparaissent sans quelquefois laisser de trace de leur
existence » (1).
Mais ce n'est pas tout : le cadastre lui-même doit être très
minutieusement dépouillé, et c'est là un genre de recherches qui,
croyons-nous, n'a pas encore été tenté pour notre pays ; chaque
propriete, jusqu'au moindre carré de terre, a reçu un nom qu'il a
conservé traditionnellement, qui, de temps à autre, reparaît dans
quelques actes notariés, qui persiste sous sa forme primitive, qui
n'est que rarement prononcé et, pour cette raison, donne moins de prise
aux transformations phonétiques.
Relever méthodiquement et pour une région limitée tous les termes de ce
genre serait à coup sûr une œuvre philologique méritoire ; mais à celui
qui l'entreprendrait, nous prédisons en outre une récolte abondante
d’expressions vives et imagées ou il sentirait se refléter pleinement,
dans sa naïveté et sa grâce premières, la poésie des êtres et des
choses de la campagne.
Le même travail devrait être fait sur les noms de famille, qui présentent un intérêt analogue.
Les noms de famille. -
Les noms de famille, plus encore que les noms de lieu, sont
susceptibles, par leur essentielle stabilité, de nous renseigner
sur l'état ancien du dialecte ; ils sont des vestiges précieux et les
témoins véridiques de ce qu'était notre langage, il y a des siècles,
antérieurement aux déformations qu'il a subies, mais qui ne les ont pas
atteints. Un mot spécialisé dans la fonction de nom de famille est par
la même préservé pour longtemps. Ainsi, presque tous les substantifs en
—
el (du lat. —
ellum) auquel correspond le français —
eau, (ou —
au)
et dont un grand nombre a disparu de la langue courante, reparaissent
comme noms de famille ; citons, entre autres, Bedel, Gruel, Hardel,
Potel, etc.
« Nous nous estimerions très heureux, dit M. Moisy, dans la préface de
son travail sur les noms de famille normands, si nous étions parvenu à
provoquer une étude plus complète des questions que nous avons
soulevées. » Cette étude plus complète consisterait, d'une part, en une
transcription phonétique des noms recueillis ; d’autre part, dans un
classement méthodique, par régions, des noms de famille propres à ces
régions. Il importerait de préciser si les familles dont les noms sont
pris pour sujets de recherches, sont originaires de la région ; sinon,
depuis quel temps elles y sont établies ; de comparer le traitement
phonétique des noms des familles autochtones avec le traitement
parallèle des mots de la langue courante.
Il resterait aussi à dresser une liste des prénoms les plus fréquents,
& observer les écarts qu'ils présentent avec les prénoms français
correspondants.
La Revue des Patois Gallo-Romans
a publié jadis sur les noms propres Saint-Polois une étude très
approfondie de M. Edmond : cette étude peut être considérée comme le
modèle des travaux de ce genre.
Et puisqu'il s'agit de prénoms, c'est le lieu de dire un mot des
patrons auxquels ils sont empruntés pour la plupart, nous voulons dire
les Saints.
Les noms de saints. - «
Un relevé critique, disait M. G. Paris dans une circonstance que nous
avons rappelée, des formes vulgaires des noms de saints, soit dans
toute la France, soit dans une région, serait précieux pour la
philologie. »
Il est surtout intéressant d'étudier les formes des noms de saints
propres à chaque village. Toute commune a son saint de prédilection,
auquel vont de préférence les messes, les prières et les ex-voto.
On étudiera les diverses traditions qui se rattachent a ce saint, les
surnoms qu'il reçoit, les fonctions qui lui sont assignées, les
pèlerinages dont il est l’occasion.
C'est apparemment sous son patronage qu'est célébrée la fête annuelle ;
on relèvera les diverses circonstances de cette fête, et d'abord le nom
quelle reçoit, si c'est la
Bénichon, c'est-à-dire la
Bénédiction, comme à Fribourg, ou l’
Abbaye, comme dans le Pays de Vaud, ou la
Vogue, comme chez les Genevois, ou la
Ducasse, c'est-à-dire la
Dédicace, comme dans le Nord, ou la
rlevée, comme dans le Calvados (aux
Moutiers-en-Cinglais.)
On ne manquera pas de noter, avec les termes patois sous lesquels on
les désigne, les légendes qui rappellent l'origine et la fondation de
cette fête, les usages anciens qui s'y rattachent, les danses ou
chansons qui, d'ordinaire, viennent en rehausser l’éclat, tous les
détails, en un mot, qui la caractérisent.
Nous avons entendu conter certaine légende fort curieuse de
Saint-Mathurin, protecteur du bétail. Ce serait une bonne fortune que
de rencontrer quelque vieux paysan, capable encore de la répéter dans
son patois. La science serait à bon droit reconnaissante envers le
chercheur patient qui saurait l’enrichir de la notation phonétique de
cette légende ou de l’une quelconque d'entre celles qui se dissimulent
dans les coins perdus de nos provinces.
[NOTE : (1) Max Müller, Science du langage, p. 265.]
VII
Le patois, nous l’avons dit et c'est chose convenue, est en butte aux
atteintes du Français, qui l’entrave dans son évolution phonétique et
lexicologique. Mais encore peut-on se demander quelle est, plus
précisément, la nature de cette influence, par quelles voies et par
quels moyens elle se propage, quelles en sont les formes et quels en
sont les degrés.
A. — L'Influence Française
Ces études réclament une grande délicatesse d'analyse, parfois de longues et patientes recherches.
Certaines localités isolées, situées à l'écart, loin des grand 'routes,
loin des centres, ont longtemps échappé à la loi commune ; tout à coup
surgit un agent de civilisation qui transforme un patois, le fait
dévier de sa voie normale et s'acheminer vers le Français : hier,
c'était le chemin de fer ; c'est, aujourd'hui, la bicyclette.
Influences individuelles.
- Mais il suffit de moins encore. Qu'il s'établisse dans cette région
sauvage un étranger parlant le français ; au bout de peu de mois il
aura modifié la physionomie du patois. Et comme il peut se faire que
cet étranger ait l'habitude d'une prononciation vicieuse, faubourienne,
par exemple, et que son vocabulaire soit illustré de termes d'argot, la
phonétique et le lexique du patois influencé pourront évoluer dans le
sens de la phonétique faubourienne et du vocabulaire argotique.
L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable. Imaginez seulement un marchand
de vins de Charonne ou de Ménilmontant qui vient se retirer, après
fortune faite, au pays qu'il avait quitté trente ans auparavant. Les
Parisiens étant rares dans ce lieu, il sera fort écouté, fort entouré ;
on prêtera l'oreille à ses moindres discours ; on imitera ses gestes,
ses façons de dire et jusqu'à son accent. A lui seul il aura pu
révolutionner toute une phonétique patoise. L'on ne tient pas un compte
suffisant de ces actions individuelles ; elles expliquent plus d'une
prononciation dont autrement on ne saurait rendre compte. Elles
montrent la nécessité d'une enquête sur les sources du patois qu'on
étudie, sur ses destinées historiques, sur les influences qu'il a
subies. Mais il y a plus : à cette action du français peut répondre une
réaction du patois, au cas, surtout, où le patois était encore très
vivant ; c'est ainsi que dans le pays ou l’on nasalise volontiers les
voyelles, des mots français, déjà déformés par les étrangers qui les
importent, pourront subir, dans le sens de la nasalisation, une
déformation phonétique du second degré.
Le lexique, a son tour, sera nécessairement influencé. L’autorité de
celui qui vient de loin, de celui qui connait Paris fera passer dans la
langue tout un lot de vocables encore inconnus aux champs.
Le séjour des paysans à la caserne enrichit aussi le vocabulaire d’un
grand nombre de mots que, plus tard, on aura peine à reconnaitre sous
leur déguisement patois. La bicyclette, dont nous parlions plus haut, a
déjà introduit dans les campagnes plus d'un terme de la technique du
coureur ou de l'excursionniste, dont les philologues de l'avenir ne
sauront pas sans doute que penser.
Actions indirectes et complexes.
– Un autre genre d'action indirecte, fort curieuse, est le suivant. Une
région n'a de rapports avec la ville que par l’intermédiaire d'une
autre région, dont les habitants vont, chaque semaine,
faire leur marché
au centre voisin. Cette seconde région, que nous nommerons de la lettre
B, n'a pas l’usage phonétique de la première, que nous nommerons A. La
conséquence est claire : les mots de la ville, dans leur voyage vers la
région B, ont subi un premier changement ; ils en subissent un second
dans leur voyage vers la région A, où ils parviennent parfois
méconnaissables. Le travail qui s'est opéré se restitue souvent avec
peine. L'intermédiaire seul donne la clef de ces transformations.
On parvient, dans certains cas, à déterminer avec précision la route
suivie par un vocable ; on en trace l’itinéraire. On le voit d'abord
s'avançant rapidement, sans rencontrer d'obstacles, sans entraves,
traversant des pays où les patois n'ont plus grande stabilité, où les
formes françaises, par là même, sont volontiers accueillies ; plus
loin, il éprouvera quelque retard, un arrêt dans sa marche. Le patois,
plus vivace, ne permettra pas qu'il poursuive droit son chemin. Dans ce
cas, tournant la position qu'il ne peut prendre d'assaut, il se
dirigera, par un détour, vers des pays plus hospitaliers.
Les considérations précédentes suffisent à montrer la légitimité de la
science auxiliaire, jeune encore, mais capitale, connue sous le nom de
Géographie des Patois.
B. — Géographie des Patois
Le patoisant peut recueillir et classer par ordre onomastique et
alphabétique les mots caractéristiques du langage de sa région. Mais il
éprouvera, dans le classement même de ces mots, une difficulté sérieuse
si, comme il en a le devoir, il s'astreint à enregistrer toutes les
formes de chaque mot qu'il a relevées, — formes qui varient souvent
d’un village a l'autre (1). Quand même il pousserait le zèle
dialectologique jusqu'à parcourir toutes les communes, sans en omettre
une seule, il se trouverait, parfois, en présence de certains
phénomènes dont il ne saurait rendre compte clairement dans un travail
de classement alphabétique.
Les atlas dialectologiques.
- Supposons, en effet, ce qui n'est pas rare, un mot encore très vivant
sur le territoire de cinq ou six communes, mais inconnu dans la commune
voisine ; ou encore, un mot très vivant dans une seule commune, mais
perdu pour toutes les communes d'alentour. La mention de ces lacunes
surchargera de façon fâcheuse un lexique déjà encombré d’indications
diverses. C'est alors qu'il convient de recourir aux tableaux
géographiques. Grâce à ce procédé, l'œil, dès l'abord, saisira la
vitalité du mot étudié et sa distribution topographique ; il le
reconnaitra encore vigoureux sur les points
y et
z, mais il en constatera aussitôt l’absence sur le point
x
; dans d'autres cas, à la seule inspection de la carte, il verra le mot
subsister et prospérer sur la périphérie d'une région donnée, le long
d'un fleuve, dans une vallée, sur le penchant d'un coteau.
Les conséquences à tirer de ces faits s'apercevront aisément, ou du
moins le patoisant aura sous les mains toutes les données du problème
et tous les moyens de le résoudre.
La géographie patoise peut s'appliquer indifféremment au lexique et à la phonétique.
La géographie phonétique étudie, par exemple, les limites extrêmes du
traitement de C + A latin. Elle détermine la ligne au-delà de laquelle
Caballum devient
CHEVal, la ligne en deçà de laquelle il donne
KEVA.
Dans cet ordre d'idées, M. Paul Meyer a récemment dresse une carte d'un
intérêt capital, destinée à rendre de grands services et à laquelle il
conviendra de toujours recourir. M. Gilliéron a tente, lui aussi,
d'heureuses applications de la méthode géographique, notamment dans son
petit
Atlas phonétique du Valais (Sud du Rhône) (2).
Les aires lexicologiques.
- La géographie appliquée à la Lexicologie n'offre pas un moindre
intérêt. Certains mots de la vieille langue, qui ont persisté longtemps
dans les patois mais qui sont menacés par le français, peuvent
rencontrer quelque bourgade, quelque région retirée ou, loin des
entreprises de la langue officielle, ils végètent encore pour quelques
années. Une carte seule nous permettra de juger de leur vitalité, des
points de la contrée ou ils demeurent, et de déterminer quelle est,
comme on dit, leur
aire lexicologique, ou s'ils ne forment pas ce qu'on appelle un
îlot lexicologique. Pour le plus grand nombre des mots vieillis, le français fournit un mot correspondant ou équivalent ; ainsi
tablier répond au vieux terme
devanté ou
dvanté. Il est indispensable de savoir, au vrai, sur quelle étendue de territoire, sur quelle aire
devanté a gardé son autonomie ; quelle est la force de ses positions en présence de
tablier, si
tablier, restreignant chaque jour les limites de son rival, ne l’a point réduit à la portion congrue, dans son
îlot battu par la vague envahissante du Français.
C’est rendre vraiment vivantes ces études dialectologiques que de les
considérer topographiquement et géographiquement ; c'est adopter aussi
la méthode la plus pratique, la plus sûre, la plus prompte, la plus
féconde en résultats.
[NOTES : (1) Remarquer, par exemple, les différences qui
séparent les parlers du hameau de Couvrechef, près Caen, et du village
d'Anisy, — points très rapprochés, cependant ; et encore les parlers de
Saint-Rémy (bourg) et de Saint-Rémy (village de la Vallée), de Saint-Martin-de-Salien (bourg) et de Saint-Martin-de-Sallen (village du Maizeray) ; — etc. (2) Paris, Champion, 1880.]
VIII
De tous les agents de déformation des langues et des palois,
l'étymologie populaire semble être un des plus actifs et des plus
puissants. Elle mérite qu'on y prête une attention spéciale.
L'Etymologie populaire
L'étymologie populaire n'est point un phénomène qui se définisse ou
s'explique aisément. Elle est aussi variée, aussi complexe, aussi
capricieuse que l’âme même du peuple qui l'imagine.
Faire une étymologie populaire, c'est dire, par exemple,
Mathieu salé pour Mathusalem,
du bois qu’empeste pour du bois de campèche, de la
mitraille d'argent pour du nitrate d'argent,
de l’eau d'ânon pour du laudanum.
On voit, tout d'abord, — et la chose est vraie en général — que le
peuple applique l'étymologie populaire de préférence aux mots ou aux
expressions dont le sens n'est pas clair pour son esprit, aux locutions
comme celle de
marée en carême, dont l'analyse ne le satisfait pas (et à laquelle il substitue celle de
mars en calèche),
à tous les termes, en un mot, qui sonnent creux à son oreille, qui ne
frappent pas son imagination, qui n'ont pas pour lui une suffisante
force concrète.
Les substituts qu'il forge à ces termes ou à ces locutions sont loin,
d'ailleurs, d'être toujours conformes à la raison ou au bon sens. Ils
choquent souvent l'esprit cultivé, qui les tourne en dérision et les
évoque avec un sourire. Le sourire et la dérision sans preuves sont de
pauvres arguments en matière de linguistique. Il ne serait permis de
rire qu'au savant autorisé qui, par une étude approfondie de ces
questions, aurait su pénétrer dans l’âme populaire, qui l'aurait sondée
jusqu'en ses intimes replis, en aurait analyse les rouages, les
habitudes de sentir, de voir et de penser, aurait déterminé, ce qui est
capital, ses modes d’association des idées.
Les Etymologies populaires nous paraissent souvent être l'œuvre de
mauvais plaisants qui n'ont vu dans un terme ou une locution de
français courant qu'une matière à jeux de mots, à calembours par « à
peu près ». C'est une erreur. Encore une fois, le peuple recherche les
expressions vivantes et qui parlent à son esprit.
Nitrate lui semblait dépourvu de sens ;
mitraille au contraire le satisfait, il adopte
mitraille. Et, poursuivant toujours son œuvre d'éclaircissement, il partira de l'expression nouvelle
mitraille d'argent,
il donnera des raisons qu'il aura su imaginer pour l'expliquer et la
rendre légitime, il en tirera une série de déductions originales ;
l'analogie avait opéré sur la forme, elle opèrera aussi sur le sens.
C'est ainsi que se créent les légendes et c'est ainsi que le Folk-Lore
a hérite de plus d'une croyance sortie à l'origine d'une maladroite
Etymologie populaire.
Les noms de la chauve-souris.
- Les variétés infinies du nom de la chauve-souris dans les parlers de
la France présentent une série curieuse d'étymologies populaires. On
sait d'abord que le terme
chauve est une première déformation du vieux mot français
choue, facilement reconnaissable dans son diminutif chouette et dans son composé,
chat-huant, qui est lui-même une déformation de
chouan. La chauve-souris n'est autre chose que la
choue-souris.
Par suite d'une altération phonétique spontanée, la
chauve-souris devient la
chave-souris et de là on passe sans peine à
chatte-souris ou
catte-souris,
selon les patois (1). Mais voici qu'une autre série de déviations
s'exercent sur le même mot composé, dans sa forme inverse de
souris-chauve,
fréquente en plusieurs régions et dont La Fontaine fait usage non pas
abusivement ni par licence poétique, comme on le croit, mais par
souvenir du parler de son enfance.
Souris-chauve évolue successivement jusqu'à
souris-chaude,
souris-gauche,
souris-gawg,
souris-chaume, etc., et chacune de ces évolutions s'explique par Etymologie populaire :
Souris-chaude se dit parce que le chéiroptère annonce le beau temps,
souris-gauche, parce qu'il ne semble pas adroit de ses ailes,
souris-chaume,
parce qu'il volète autour des toits, etc. Et voilà comment, jusque dans
les coïncidences purement fortuites des sons et des sens, l'esprit
populaire trouve l’occasion d'exercer sa puissante fécondité
d'invention verbale (2).
Nous ne pouvons ici donner un catalogue complet des étymologies
populaires. Qui, d'ailleurs, aurait le courage de l'entreprendre ? Mais
il est permis de relever celles qui se rencontrent et d'essayer d'en
expliquer la formation.
Autres exemples. - Il
s'en crée tous les jours et l’une des dernières qu'ait imaginée
l’esprit populaire a été relevée, récemment, à Paris même, ou dans la
banlieue, par un de nos amis. Un
pneumatique y devient un
plumatique, probablement pour la raison que ce caoutchouc parait « doux comme de la plume ».
On rendrait compte aussi, sans difficulté de
Alcofre pour
Alcove, de
Belsamine pour
Balsamine, de
Chaircutier ou
Chaircuitier pour
Charcutier, de
Clairinette et de
Clairté pour
Clarinette et
Clarté, de
Savlon (=
Sablon) pour
Savon, etc. ; — autant de termes encore vivants dans les parlers de la Gaule Romane.
L’étymologie populaire, variété de l’analogique. - L'Etymologie
populaire nous apparaît comme une des nombreuses variétés de
l'Analogie, qui est la grande loi de transformation et de
régénérescence des langues ; « agent tout à la fois dissolvant et
créateur, dit M. Victor Henry, qui s'empare d'une langue à son berceau
et ne la quitte qu'au seuil de la tombe. Il serait difficile de trouver
une langue si jeune qu'elle n'en eut senti les premières atteintes, ou
si vieille et de sève si appauvrie qu'elle fût devenue incapable de
créer sinon des formes grammaticales nouvelles, au moins de nouveaux
dérivés, grossièrement imités des anciens. Mais c'est surtout dans
l’âge mûr du langage que l’action de l'analogie est énergique et
variée, parce que, d'une part, le travail d’association d'idées d'où
elle procède est d'autant plus actif que le développement intellectuel
de la race est lui-même plus avancé, et que, d'autre part, la plupart
des formes primitives subsistant encore, un large champ reste ouvert
aux influences réciproques et répercussives » (3).
L'analogie, dans les patois, se rencontre sous toutes ses formes.
L'Etymologie populaire en est une, comme on l’a vu ; la déformation de
certaines conjugaisons reformées sur des types généraux plus
fréquemment usités en est une autre ; c'est ainsi que, sur le modèle
rendre, participe passé
rendu, on a calqué les participes passés analogiques « bouillu, repentu, » etc. ; c'est ainsi que sur le passé défini
je finis,
on a calqué les passé définis analogiques : « je tuis, je passis, je
mangis, » etc. ; c'est ainsi que, tous les jours, de nouvelles formes,
de nouvelles combinaisons morphologiques et syntaxiques viennent
enrichir le vieux fonds d'une langue ; — formes barbares ou considérées
comme telles au premier abord, mais qui plus tard se feront reconnaître
et légitimer. « Toutes ces acquisitions nouvelles, dit M. Victor Henry,
dans un ouvrage cité plus haut, sont, aux yeux du grammairien
rigoureux, autant de barbarismes. Le néologisme déforme et corrompt la
langue, il est vrai ; mais qui donc songerait à s'en plaindre ?...
Qu'on le veuille ou non, la vie humaine se complique de jour en jour...
Une Académie gardienne des grandes traditions littéraires peut enrayer
et contenir ce mouvement ; elle ne saurait l'arrêter, elle y cède à
chaque fois qu'elle refait son dictionnaire. Comme tout être organisé,
la langue est fatalement condamnée à se transformer où à mourir, et la
mort elle-même n'est pour elle qu'une
dernière et plus profonde transformation. »
*
* *
Nous ne prétendons pas, dans cette suite de causeries, avoir dit tout
le nécessaire, ni même tout le suffisant. Cependant nous serions assez
payés si nous savions avoir montré quel intérêt s'attache aux Etudes
Dialectologiques, et si nous étions parvenu à leur recruter quelques
adeptes.
On ne peut espérer faire œuvre utile en ces sortes de travaux sans une
collaboration effective et dévouée ; c'est cette collaboration que nous
recherchons et que nous appelons instamment.
Mais une
Introduction à l’Etude des parlers de Normandie
ne doit pas seulement consister dans quelques généralités sur la
méthode ; elle comporte, de plus, de brèves indications sur la façon
dont cette méthode a été appliquée jusqu'à ce jour, autrement dit, sur
ce qui a été déjà fait en matière de patois normand et sur ce qui reste
à faire.
Nous nous proposons donc, dans une seconde partie, de présenter le
bilan de la Science Dialectologique Normande et de montrer à ceux que
tenteraient ces études, par quel côté il importe de les aborder, s'ils
ne veulent pas tomber dans les rééditions et les redites.
Dans notre examen critique, nous nous ferons un devoir d'examiner avec
franchise et impartialité les œuvres de devanciers dont les travaux,
malgré des imperfections et des erreurs de méthode, ont toujours été de
quelque utilité pour l’établissement de la science définitive.
[NOTES : (1) On veut bien nous signaler la forme kawk-souris, relevée à Cormolain (Canton de Caumont). (2) Remarquez encore les étymologies populaires : souris-olive, souris-volive, souris-volante et.., ratte-chaude ! (3) V. Henry. Etude sur l’Analogie, p. 416, Lille, 1883.]
DEUXIÈME PARTIE
I
Le problème des origines
Toute science a commencé par
rechercher la raison première des choses ; elle a dès l'abord, prétendu
à l’explication totale des phénomènes observés. Confondue, pendant
longtemps, avec la philosophie, par ses enquêtes et par ses hypothèses
sur les origines, elle a sans doute aiguisé chez les chercheurs le sens
de l'analyse ; mais elle n'a point, en fin de compte, proposé de
solution satisfaisante des problèmes qu'elle s'était donne pour tâche
d'éclaircir.
Lorsqu'en mathématiques l'esprit déduit d'un théorème premier toute une
suite d'autres théorèmes, il peut avoir confiance dans ses déductions,
puisqu'elles proviennent d'une source qu'il connait pour l'avoir
lui-même établie au début. Il part du connu, d'un
connu
qu'il construit, qui est de son domaine propre et qui ne peut, par-là,
lui réserver de surprises. Mais tout autre est la posture du savant
naturaliste, — et le dialectologue en est un, — qui, mis en présence de
l'énigme universelle des choses, d'un monde qu'il n'a pas créé et qui
s'impose à lui, est contraint de procéder par tâtonnements et ne
parvient à quelque certitude approchée et partielle qu'après une série
d'épreuves souvent infructueuses.
Malheureusement, pour obéir au sentiment de curiosité naturel à l’homme
et peut-être aussi en dégoût des recherches de détail, les philosophes
de la science, avant de s'inquiéter de ce qui est, ont préféré
rechercher pourquoi cela est ; ils ont fait de la métaphysique, propose
d'ingénieuses explications et porté sur les problèmes premiers des
jugements séduisants.
Ils ne voyaient pas que c'était, comme dit Descartes, commencer la
maison par le grenier et s’appuyer sur des bases chancelantes.
Il convient raisonnablement de prêter attention aux faits qui nous
entourent et qui sont à notre portée, plutôt que de partir à la
recherche d'un inconnu qui se dérobe à nous. La recherche des raisons
d'origine doit suivre et non précéder les investigations phénoménales,
et le problème du monde ne sera pénétré que par qui connaitra ce monde
dans ses replis et ses recoins.
En linguistique comme dans les sciences naturelles, on a commencé par
la métaphysique. C'est le pourquoi des choses qu'on s'est proposé
d'abord de mettre en lumière. Mais les recherches de synthèse, sur ce
domaine plus encore que sur tout autre, ne pouvaient conduire à des
résultats probants, puisqu'elles n'avaient pas été préparées par un
travail minutieux portant sur le détail des faits observables, qui les
aurait corroborées.
Avant que d'établir une hiérarchie savante des langues et d'en dresser
un arbre généalogique, les linguistes doivent, chacun dans leur sphère,
en déterminer très précisément les caractères spécifiques, dresser des
catalogues complets de phénomènes, autrement dit se montrer
naturalistes patients et méthodiques. C'est encore une noble tâche que
de frayer ainsi la route aux métaphysiciens de l'avenir.
Dans notre domaine, restreint et bien délimité, d'études
dialectologiques, il importe avant tout d'user de cette circonspection.
On avait à peine entrepris le glossaire de quelques patois que déjà
l’on émettait la prétention de démêler dans ces patois la part relative
des diverses influences étrangères. C’est aller vite en besogne ;
peut-être conviendrait-il d'abord d'examiner la valeur de ces
glossaires, et s'ils ne prêtent pas à la critique par quelque côté.
C'est dans le même ordre d'idées que des savants autorisés soulevaient,
à priori,
sans documentation suffisante, des questions telles que celle de la
délimitation des patois et, pour n'en considérer qu'une aujourd'hui,
celle de l’influence scandinave sur le patois normand. Les progrès de
l’esprit scientifique ont de nos jours, il faut bien le dire, refroidi
le zèle des bâtisseurs de systèmes, et l’on estime sagement que les
études phonétiques et lexicologiques doivent avoir été poussées fort
avant pour qu'il soit permis au savant de s'élever jusqu’à des
généralisations.
L'influence scandinave sur le Dialecte normand
La question de l'influence qu'exercèrent sur le Roman du nord de la
Loire les envahisseurs nos ancêtres, ne sera pas examinée et traitée
ici dans ses détails.
Elle n'a, d'ailleurs, pas une importance capitale, dans l'état où en est aujourd'hui la science en matière de patois normand.
Nous nous contenterons de passer rapidement en revue les principaux
travaux dont cette question a fait l'objet, et nous y renvoyons ceux
qui désireraient à cet égard un supplément d'informations.
On sait que le Latin, en pénétrant jusque dans nos provinces
septentrionales, s'y trouva en présence d'un idiome déjà très ancien,
le Gaulois, qui se rattache au Celtique pour les uns, au Beige pour les
autres. La langue nouvelle ainsi née de la fusion du fonds primitif et
de rapport latin eut à subir, a son tour, des influences ultérieures,
qui, du reste, ne l'atteignirent pas dans sa vitalité, comme l'invasion
du lexique de latin vulgaire avait atteint la vieille langue de la
Gaule. Toutefois, les invasions successives des Franks, des
Anglo-Saxons, enfin et surtout des Normands, vers le Xe siècle,
laissèrent de leur passage une trace plus ou moins profonde et
caractéristique, si, comme le dit M. Le Héricher (1), « l’élément
celtique représentait la synthèse, l'idéal, l’imagination ; l'élément
latin, l'analyse et la raison ; l'élément germanique, l’action, la
guerre, la hiérarchie féodale, et les Normands proprement dits, la
science de la navigation ».
Sans attacher trop de valeur à ces attributions, qui satisfont l’esprit
sur le papier, mais dont le caractère de précision s'accorde mal avec
la réalité, nous reconnaitrons que, sans doute, l’influence normande
s'est fait sentir plus fortement sur la côte et aux abords de la mer,
sur toute l’étendue de la Hague et de Bayeux, par exemple, comme
certains témoignages en font foi, tandis que Rouen semble y avoir
échappé.
Quelle est cette langue que les Normands importèrent sur les côtes de
la Manche ? On s'en est fort inquiété : les uns y reconnaissent le
Suédois ou Norwegien, les autres, le Danois. Certains, enfin,
convaincus que le Danois moderne, influencé par les dialectes de la
presqu'ile Scandinave, ne pouvait être profitablement rapproché de
notre Normand actuel, ont été chercher jusqu'en Islande le pur idiome
des pierres runiques ; c'est ce que tentaient jadis dans leur «
Dictionnaire de Patois normand » MM. Edelestand et Alfred Duméril (2).
La question ne nous semble pas capitale de savoir quel dialecte
scandinave dut influencer alors notre vieille langue ; mais ce qu'il
est permis de dire, c'est que l’Islandais n'offre pas une image plus
fidèle de la
lingua dacisca
primitive, que le Danois ou les autres langues de la famille. On
oublie, en effet, que l’lslandais a été fortement atteint, à plusieurs
reprises, par l’Anglo-Saxon. Et comment penser, en outre, que les mots
d'ancien nordique n'ont pas sensiblement change sur la route ? Pourquoi
ne pas, à ce compte, descendre jusqu'à l’île de Ceylan, où s'est
perpétué un sous-dialecte scandinave ?
De plus, quelle science ruineuse que celle de ces études d'influences
de langues à langues, quand surtout il s'agit de mots si profondément
modifiés dans le cours des temps, et sortis d'une source commune à une
époque ou les racines germaniques nordiques, saxonnes n'étaient encore
que très légèrement diversifiées. On veut ramener le mot normand
moderne
gardin a une racine scandinave. Pourquoi cette racine ne serait-elle point tout aussi bien germanique, comme en fait foi l'allemand
garten, ou anglo-saxonne, comme l'atteste l'anglais
garden ?
En fin de compte, on a accordé une excessive importance à ces questions
d'influence. Nous renvoyons pour une saine et juste appréciation des
faits
à un excellent article que M. Zaccharias Collin a publié dans les
Acta de l'Université suédoise de Lund (3).
Il serait exagéré, sans doute, de nier toute influence linguistique des
races du Nord sur notre patois. Mais, comme le dit M. Collin, dans une
langue légèrement exotique, « le peu de traces de la langue danoise qui
se trouvent en Normandie, ce n'est pas le dictionnaire du patois
normand de MM. Dumeril qui les a ramassées. » Et il ajoute : « C'est
parmi les noms de lieux qu'on doit s'attendre à trouver le mieux
conservés les vestiges que les hommes du Nord ont pu laisser en
Normandie... Les premiers linguistes du Nord, MM. Rask et Petersen, ont
cru reconnaître, dans les parties les plus méridionales des pays
scandinaves, la trace de la race finnoise, chassée de ces lieux, il y a
plus de mille ans. S'étonnerait-on donc de retrouver encore en
Normandie quelques noms de lieux nordiques ? »
Nous finirons par ou nous avons commencé ce chapitre, en recommandant à
quiconque veut se livrer avec sérieux aux études dialectologiques de
laisser, pour un temps, de côté les recherches de linguistique
transcendantale pour descendre à l’examen scrupuleux des faits, dont
nous réclamons, avant toute chose, un catalogue sincère et complet.
[NOTES : (1) Les Scandinaves en Normandie, ou influence
littéraire, philologique et morale des Scandinaves en Normandie. In :
Mém. Soc. Antiq. Norm. 3e s. Vol. IX. (2) Caen. Mancel,
1849. (3) Lunds Universitets Ars-Skrift, 1864, 3e article. — Cf. Des prétendues origines scandinaves du patois normand, par Le G[J]ollis, paru dans laRev. de Normandie, février 1869.]
II
Nous avons montré, en prenant comme exemple la question particulière de
l’influence scandinave sur le dialecte, puis sur le patois normand,
dans quel esprit avaient été, trop longtemps, conçues les études
dialectologiques. On a vu par-là quelle place avait été faite, dès
l'abord, avant toute enquête de détail, aux problèmes de synthèse et
d’explication totale des choses.
Aux mêmes tendances parait répondre le de débat qui s'élevait jadis au
sujet de la délimitation des frontières linguistiques, et qui n'est pas
encore tout à fait apaisé.
Les Frontières linguistiques
Nous procèderons ici comme nous avons fait précédemment, nous bornant à
une brève exposition des théories soutenues et combattues, sans
chercher à prendre parti, réservant notre opinion, désireux seulement
de mettre le grand public au courant de ces discussions et de lui
offrir un tableau succinct de l’état actuel de la science sur ces
différents points.
La question des frontières des langues et des dialectes compte parmi
les plus épineuses, étant de celles ou l’on ne saurait prendre parti
sans, par la même et implicitement, pencher en faveur de telle ou telle
solution des problèmes fondamentaux de la linguistique. A cette
question est liée, en effet, cette autre qui est de capitale gravité :
les langues sont-elles des organismes complets en soi, qui se suffisent
à eux-mêmes et se sont une fois pour toutes détachées des liens par
lesquels elles tenaient dans le principe à des souches étrangères ? Ne
constituent-elles pas plutôt différentes manifestations ou, comme on
dit, différents stades d'une évolution linguistique totale, infiniment
diversifiée suivant les milieux et les aptitudes sociales ou
individuelles ?
Peut-on, en d'autres termes, établir entre les langues des degrés de
filiation et de généalogie, distinguer des langues mères, des langues
filles, des langues sœurs ? On l'a cru, on l’a voulu longtemps, et
c'est tout récemment encore que d’aucuns, mal informés faisaient de la
langue grecque la source de la langue latine. A l’heure actuelle, non
seulement on se refuse à reconnaitre dans le Grec un frère aîné du
Latin, mais on ne voit plus, dans chacun de ces idiomes et dans maint
autre, que les variables et mouvantes transformations d'un prototype
qu'il est convenu de désigner sous l'appellation générale
d'Indo-Européen.
Dans un domaine plus restreint, le domaine des langues romanes, on s'est montré plus exclusif encore.
L'Italien, l’Espagnol, le Roumain, a-t-on dit, ne sont pas proprement
des langues ; les patois de Gaule Romane ne sont pas des parlers
autonomes. « Ils se perdent les uns dans les autres par des nuances
insensibles... Dans une masse linguistique de même origine, il n'y a
pas réellement de dialectes ;... il ne faut même pas excepter de ce
jugement la division fondamentale qu'on a cru, dès le moyen-âge,
reconnaitre entre le Français et le Provençal ;... ces mots n'ont de
sens qu'appliqués à la production littéraire... Nous parlons latin. »
Nous nous arrêterons à cette assertion, qui est assez décisive. Elle
part d'un juge autorise, puisque c’est M. Gaston Paris lui-même qui n'a
pas craint de l'énoncer en public, il y a quelque sept années, à la
séance générale de clôture du Congrès des Sociétés savantes (1).
Elle fut relevée incontinent, diversement commentée ; elle passionna
les esprits et, dans le monde des savants et des demi-savants, elle
souleva des tempêtes.
Il y fut répondu deux ans après, par M. de Tourtoulon. M. de Tourtoulon
fut le champion de la cause de l‘autonomie des langues et des patois.
Dans une brochure parue l'année suivante (2), reprenant les conclusions
du maitre romaniste, il s'efforça de les combattre pied à pied.
« Les parlers populaires de la France, dit M. de Tourtoulon, paraissent
se fondre les uns dans les autres sur certains points ; mais il n'a pas
été prouvé encore que ce soit par nuances insensibles et qu'il n'y a
pas toujours un ou plusieurs caractères saillants qui marquent la
physionomie de chaque idiome et servent à le déterminer... » Plus loin
et, en manière de conclusion, M. de Tourtoulon poursuit: « En vertu du
principe :
natura non facit saltus,
il est impossible, dans quelque science que ce soit, de former des
groupes absolument tranchés, ne présentant que des caractères leur
appartenant en propre, à l'exclusion de tout autre groupe. Toutes les
objections que l’on peut faire à la classification des langues peuvent
être adressées à la classification des êtres ; d'où il résulte que,
celle-ci étant universellement reconnue indispensable, il n'y a aucune
raison pour ne pas travailler au perfectionnement de celle-là. »
La question, comme on le voit, est délicate. Comment déterminer le
moment ou, par suite de modifications insensibles, telle langue,
rejetant les derniers liens qui la rattachaient à quelque groupe
antérieurement constitué, s'est assuré son autonomie sans plus rien
tenir du passé d'où elle sort ? Si l’on considère le point de vue
topographique, sans doute on doit reconnaitre qu'en pays Lorrain le
parler est essentiellement étranger au parler du pays Bourguignon ou du
pays Picard. Mais si l’on traverse ces divers pays à la suite, si l’on
en examine les caractères linguistiques sans solution de continuité, on
passera de l’un à l'autre presque naturellement, et l’on sera souvent
fort empêché de tracer une limite au-delà de laquelle le parler est
encore Lorrain, en deçà de laquelle il ne l’est plus. D'ailleurs, les
frontières linguistiques non seulement ne coïncident en général que
très imparfaitement avec les frontières politiques, mais encore elles
varient suivant les phénomènes dialectaux dont il s'agit de dresser la
carte.
Les travaux de MM. de Tourtoulon et Bringuier (3), sur la détermination
des frontières linguistiques entre la Gaule Romane du Nord et la Gaule
Romane du Midi, les découvertes intéressantes que nous devons, en ces
matières, au célèbre romaniste italien, M. Ascoli, enfin, le travail où
M. Joret s'est attache à déterminer les caractères et l'extension du
patois normand, ont remis à l’ordre du jour la question des limites
dialectologiques, et ranimé le débat.
Cette fois, l'offensive a été prise par les contradicteurs de jadis,
renforcés de quelques autres, et qui furent combattus par M. Gilliéron
et par M. Paul Meyer dans divers compte-rendus de la
Romania et de la
Revue des Patois Gallo-Romans.
La controverse fut vive et s'envenima presque ; aussi n'appuierons-nous
pas sur ce qui parait rentrer dans le domaine de la polémique
personnelle plutôt que dans le domaine de la discussion scientifique.
On sait que du Latin sortit, par suite d'un lent travail dont nous ne cherchons pas quelle fut la nature, une langue dite
Roman, ou l’on ne tarda pas à distinguer deux groupes : le groupe de Langue d’Oïl et le groupe de Langue d'Oc.
Mais on pourrait se demander raisonnablement sur quels points et
suivant quelle ligne les Français de Gaule Romane du Nord, par exemple,
cédaient la place aux Français de Gaule Romane du Sud ; ou commençait
le pays d’
oïl, ou le pays d'
oc.
Diverses tentatives furent faites, dont le succès ne répondit pas à
l’attente. MM. de Tourtoulon et Bringuier, par une œuvre fort
méritoire, semblaient avoir jeté quelque lumière dans le fatras des
phénomènes recueillis quand M. Ascoli présenta au public une carte des
frontières linguistiques de France, où, preuves en main, il nous
déclarait reconnaître l'existence, entre les deux groupes nettement
caractérisés des domaines d'
oc et d'
oïl,
c'est-à-dire du Français et du Provençal, une tranche de territoire
qu'il dénomma Franco-Provençale, remarquable par la confusion et le
mélange des formes et des sons qu'il y avait relevés.
M. Paul Meyer donna de ces deux ouvrages des comptes-rendus approfondis dans les tomes IV, V et VI de la
Romania, et ce fut pour lui l’occasion de se déclarer dans ce débat, ou il prit nettement position aux côtés de M. G. Paris.
« Le parler Roman, dit-il dans une réponse à l'article de M. Ascoli, intitulé:
P. Meyer e il Franco-Provençale
(4), pris dans sa forme populaire, abstraction faite de toute
manifestation littéraire, est un ensemble que l’on n'est arrivé à
diviser en idiomes que par des opérations arbitraires. »
Dans l’article critique ou il examinait les conclusions de l'ouvrage de
M. de Tourtoulon, M. Paul Meyer reprenait cette idée, insistant sur la
nécessité d'étudier « la géographie des caractères dialectaux bien
plutôt que celle des dialectes. — « Si l’on choisit, dit-il plus
loin, un petit nombre de caractères, on pourra déterminer sur le
terrain les points jusqu'où ces caractères se manifestent et la
constatation de ces points en soi est très intéressante. » Enfin,
retenons cette dernière affirmation : « Que l’on assure ensuite que la
ligne qui passe par ces points est la limite où le lieu de jonction de
deux groupes de dialectes, c'est une affaire d’appréciation qui n'a
qu'une importance secondaire. »
M. Thomas l'a bien vu lorsque, dans son très remarquable rapport sur
une mission philologique dans le département de la Creuse, renonçant à
déterminer les limites du patois qu'il étudiait, il se borna à
déterminer les limites de chaque caractère. 0r nous pouvons affirmer
hardiment, avec M. Meyer, que c'est la bonne méthode et la seule bonne
et qu'il est et restera, pendant longtemps encore, superflu de chercher
à établir les caractères généraux d'un patois ou d'en déterminer
l'extension.
Soyons, dans la recherche et dans l'examen des phénomènes, comme dans
leur classification, de patients herboristes et n'apportons point à ces
« quêtes » de détail un esprit trop avide de généralisations
prématurées.
[NOTES : (l) G. Paris. Les Parlers de France. Paris,
1889. (2) De Tourtoulon. Des Dialectes, de leur classification et
de leur délimitation géographique. Maisonneuve, 1890. (3) Rapport
sur la limite géographique de la langue d'oc et de la langue d'oil. (4)
In : Archiv. Glottolog. Italiano de Ascoli.]
III
Nous retrouvons en lexicologie les tendances et l'état d'esprit déjà
signalés en d'autres domaines des études patoises. Les travaux
d'ensemble ont précédé les recherches de détail. Si l’on peut citer
quelques rares lexiques spéciaux et locaux, ils font triste figure
auprès des respectables
in-quarto où l’on eut la prétention d'enregistrer, dans toute sa complexité l’usage normand.
Les travaux de Lexicologie normande
Il n'est pas possible de juger et de critiquer valablement en quelques
pages des œuvres de ce genre. On doit se contenter d'examiner selon
quelle méthode elles ont été entreprises. Or, l’on sait — nous l’avons
dit en commençant — quelle conception doit se faire le dialectologue du
lexique d'un patois. Pour rendre de réels services, nous le répétons,
il doit s'astreindre à une transcription sincèrement phonétique,
mentionner avec précision le lieu où furent recueillis les vocables et,
autant que possible, joindre un exempie caractéristique. D'autre part,
il convient d'établir une distinction entre la vieille langue ou le
vieux dialecte normand et le patois actuellement en usage. Sans doute
il est bon d'éclaircir de temps à autre, par un rapprochement tiré des
anciens textes, le sens d'un terme ou d’une locution du patois. Mais il
convient aussi de s'entendre, et l'auteur doit décider dès l’abord s'il
entreprend de rédiger un lexique du vieux normand ou si c'est un
lexique du normand d'aujourd'hui ; nous avertir, autrement dit, du
point de vue auquel il a voulu se placer.
Lexiques généraux. - Si
nous examinons les lexiques généraux du normand parus jusqu'à ce jour,
nous verrons qu'il n'en est pas un seul qui réponde à ces conditions.
La transcription phonétique, ignorée dans le principe, a été, plus
tard, délibérément négligée. Quant à la mention des lieux d'origine,
elle ne se rencontre en aucun d'eux. De plus, les rapprochements avec
le dialecte normand sont ou trop rares ou trop fréquents, suivant les
auteurs. Celui-ci se garde d'en hasarder un seul ; tel autre surcharge
et grossit démesurément une œuvre, déjà considérable, d'un recueil de
textes du moyen âge dont l'intérêt dépasse les limites du domaine
dialectologique.
S'il faut donner des noms, nous citerons par ordre de date le
Dictionnaire du Patois normand de E. du Meril (1), le
Glossaire du Patois normand de du Bois, augmenté par J. Travers (2), l’
Histoire et glossaire du Normand de Le Hericher (3), le
Dictionnaire Franco-normand de Metivier (4), enfin le
Dictionnaire du Patois normand de Moisy (5).
Il y a, dans chacun de ces répertoires, une somme de labeur et de
recherches patientes dont le mérite n'échappe à personne, et l'on ne
saurait avoir trop de reconnaissance envers ces chercheurs, dont
quelques-uns ont rapporté d'un commerce prolongé avec les paysans une
ample moisson de termes intéressants.
Toutefois, il faut avoir le courage de dire que, si complet qu'il
paraisse, le lexique d'un idiome vivant n'est pas encore, ne sera
jamais complet. Ainsi que nous le disait récemment un maitre Romaniste,
« il suffit de jeter le filet pour ramener quelque richesse
linguistique nouvelle » ; mais, afin de ne point risquer de mal
étreindre, ceux qui viendront par la suite ne devront point trop
embrasser.
Glossaires locaux. - Ils se contenteront de glossaires locaux, comprenant l'usage d'une région restreinte ou seulement d'un village.
C'est ce qu'avaient déjà compris, d'ailleurs, certains dialectologues,
et nous allons rapidement passer en revue les travaux de ce genre qui
sont relatifs aux parlers de Normandie.
Les études régionales de lexicologie patoise peuvent être diversement
circonscrites. Elles comprennent tantôt le territoire d'un département,
comme le
Dictionnaire du Patois Normand en usage dans le département de l’Eure,
par Robin, Le Prévost, A. Passy et de Blosseville (6) ; tantôt, et
c'est le cas le plus fréquent, elles empruntent les anciennes divisions
territoriales, comme le
Dictionnaire du Patois du pays de Bray, par l’abbé Decorde (7), l’
Essai sur le Patois du Bocage virois Septentrional, de Ch. Joret et Maurice, et l’
Essai sur le Patois Normand da Bessin, par Ch. Joret, publié dans les fascicules III et IV des
Mémoires de la Société de Linguistique. Elles peuvent être limitées à certains domaines géographiques, comme l’
Essai sur le Patois Normand de la Hague de Jean Fleury (8), le
Glossaire de la vallée d'Yères, de M. Delboulle (9), le
Glossaire da Patois du Val de Saire, de Rumdakl (10) ; enfin, elles s'appliquent parfois au parler particulier des villes, comme le
Dictionnaire du vieux langage des habitants de Cherbourg, Valognes et Saint-Lo, de Lamarche, dont quelques fragments ont seuls paru jusqu'ici dans les
Mémoires de la Société académique de Cherbourg et dans les
Notices et Mémoires de la Société d'agriculture, d’archéologie et d'histoire naturelle du département de la Manche, le
Petit Dictionnaire du Patois de Pont-Audemer, de Vasnier et Canel, et le
Glossaire du Langage de Conde-sur-Noireau, de Gourgeon (11).
Tous ces lexiques sont de valeur très diverse ; mais l’on aurait
mauvaise grâce à relever dans ceux de ces ouvrages qui parurent il y a
cinquante ans, les défauts de méthode et les erreurs scientifiques qui
sont la marque non pas tant de l’incompétence des auteurs que de l'état
de la science dialectologique, alors encore dans l'enfance.
Choix du territoire. -
Pour ce qui est du choix du territoire à parcourir et à étudier, nous
reconnaissons que les divisions en pays tels que, pour notre région, le
Bessin, le Bocage, etc., ont le mérite d'être moins factices que les
circonscriptions administratives actuelles. Elles reposaient le plus
souvent, en effet, sur quelque particularité orographique ou
hydrographique. Nous comprenons la portée de cet argument ; mais il met
en cause la question de l'influence du milieu physique sur le
développement des langues ; or cette influence, qui est réelle, nous
parait encore très mal établie et ne sera jamais déterminée avec une
suffisante rigueur.
Il est rare et accidentel que les limites linguistiques coïncident avec
les limites politiques. Comme nous l'avons dit précédemment, en matière
de phonétique, il convient de déterminer non point les limites du
patois, mais les limites de chaque caractère. Que si l'étude d'un
caractère nous amène a dépasser les bornes de la région étudiée,
pourquoi n'en pas poursuivre les traces sur d'autres régions ? Et
pourquoi, par là-même, se proposer l'examen d'une région déterminée,
physique ou politique, si l’on est contraint, dans le courant de cet
examen, à sortir de cette région ?
D'autre part, et puisqu’il s'agit ici de lexicologie, si nous
recherchons l'usage lexicologique d'un patois, il n'y a point,
semble-t-il, d'inconvénient à adopter nos divisions administratives.
Si, en vue du grand travail de défrichement, d'autres chercheurs, dans
tous les départements, s'astreignent à une tâche analogue, on
parviendra à dresser la carte linguistique de la France, dont de
courageux esprits ont depuis si longtemps formé le rêve.
Monographies lexicologiques.
- En dehors de toute considération géographique ou topographique,
chacun des mots du vocabulaire patois peut donner lieu à de courtes
monographies. C'est même grâce à ces travaux d'étiquetage et de
nomenclature que s'établit une science sûre et définitive. M. Charles
Joret en a donné d'intéressants modèles dans les notes qu'il a
consacrées aux mots ou expressions de normand moderne, tels que
purer,
bôquet,
beser,«
et l’zé »,
randonnée minette, etc. (12).
Les noms de famille normands ont fait l'objet d'un travail de M. A. Moisy, qui, sous le titre d’
Etudes d’onomatologie normande, a paru dans le sixième fascicule de la
Collection Philologique
de Vieweg et qui a été, sous un autre titre, édité a part chez Franck
en 1875 (13). Nous avons précédemment montre à quelles critiques
pouvait prêter cet intéressant répertoire.
Quant aux noms de lieu, si nous laissons de côté l’insuffisant dictionnaire des
Lieux dits
de Normandie, de Hippeau, déjà cité, et les travaux depuis longtemps
dépassés de MM. de Gerville (14) et Pluquet (15), il ne nous restera
plus qu'à mentionner les substantielles recherches de Petersen sur l’
origine, l’étymologie et la signification primitive de quelques noms de lieux en Normandie (16).
Nous avions raison de dire plus haut que ce domaine spécial de la dialectologie avait à peine été touché.
La faune, avons-nous dit aussi, n'est étudiée au point de vue
linguistique que dans le remarquable travail d'ensemble de E. Rolland
(17) ; mais la Normandie attend encore une étude de ce genre,
particulière et détaillée, comme elle en possède une pour sa Flore
populaire. L'ouvrage de M. Joret, auquel nous avons, une fois déjà,
fait allusion, renferme, sur ce sujet, une variété de renseignements et
de curiosités philologiques remarquable. Aussi laisse-t-il loin
derrière soi les essais de Pluquet (18) et ceux de Le Héricher (19),
que nous citons seulement pour mémoire.
Nous croyons avoir énuméré les travaux les plus saillants auxquels a
donné lieu la lexicologie du Patois normand. Il y a là, à côté de
beaucoup de recherches, une trop fréquente ignorance parfois le dédain
de la méthode.
Nous serons parvenu au terme de notre tâche quand nous aurons — ce qui
sera malheureusement très vite fait — énuméré les travaux parus jusqu'à
ce jour sur des matières de phonétique, de morphologie et de syntaxe du
Patois Normand.
[NOTES : (1) Caen, Mancel, 1849. (2) Caen, Hardel. 1856.
(3) Avranches et Paris, 1862. (4) ? 1870. (5) Caen, Le
Blanc-Hardel, 1885. (6) Evreux, 1879. (7) Neufchatel,
1852. (8) Paris, Maisonneuve, 1886. (9) Le Havre, 1876 et
1877. (10) Linkoeping et Paris (Champion), 1881. (11) Caen,
1830. (12) Cf. Mem. Soc. ling., III, p. 417. — Romania, III, p. 407. — Mem. Soc. ling., VI, p. 273. — Rev. des Patois,
I, p. 120. (13) Noms de families Normandes étudiés dans leurs
rapports avec la vieille langue et spécialemeut avec le Dialecte
normand ancien et moderne. Paris. (14) Recherches sur les anciens
noms de lieu en Normandie. In : Mem. Soc, des Antiq. de France, t. IV, p. 224. (15) Contes...., noms de lieu de I'arrondissement de Bayeux. Rouen, 1834. (16) In : Bulletin Soc. geogr., III, p. 36, 1835. (17) Faune populaire de la France,
1877-1883. (18) Extrait des observations sur l'origine, la
culture et l'usage de quelques plantes du Bessin et la synonymie en
patois de ce pays. In : Mem. Soc. linneenne du Calvados, 1824, p. 272. (19) Philologie de la Flore scientiflque et populaire de la Normandie et d' Angleterre. Coutances, 1883.]
IV
Les travaux de Phonétique Normande
Nous avons dit plus d’une fois, au cours de ces chapitres, quelle
capitale importance s'attachait à l'étude de la transformation et de la
déformation naturelle ou analogique des sons dans les langues et dans
les patois. Nous avons vu que cette étude était la préface
indispensable de toute enquête patoise, que, par la seulement, il était
permis de préciser le degré de vitalité et d'autonomie d'un patois, en
même temps que de marquer dans quelle mesure il avait été atteint par
l'influence française.
Les découvertes qui se sont rapidement succédé depuis une vingtaine
d'années dans le domaine de la phonétique générale des Langues Romanes,
ont décidé les patoisants — restés longtemps réfractaires — a
reconnaître la nécessité des recherches phonétiques en dialectologie.
La plupart d'entre eux ont adopté la notation phonétique dans la
confection des glossaires ou dans la publication des légendes et des
contes provinciaux. De plus, ils se sont efforcés de tirer de
l'ensemble confus des phénomènes qu'ils enregistraient et recueillaient
de la bouche des paysans, quelques règles ou lois constantes.
Mais, nous le répétons, on ne saurait généraliser avant d'avoir dressé
des sons patois un catalogue complet, et ce catalogue présente encore
de nombreuses lacunes.
Le Normand, tout comme les autres patois, a exercé la sagacité des
phonétistes. Nous n'insisterons pas sur le travail qu'a consacré M.
Moisy aux
Modes de prononciation usités en patois normand (1), dont l'autenr ne s'est pas astreint à une méthode rigoureusement scientifique.
Quant à M. Joret, il est, parmi les savants français, celui qui s'est
rendu le plus familiers les problèmes de la phonétique normande. On
peut citer de lui des
Mélanges de phonétique normande (2), et quelques notes succinctes parues dans les tomes V et XI de la
Romania (3), qui sont relatives à certaines modifications phonétiques particulières au dialecte Bas-Normand, telles que
di + voy. = g (u) i + voy . — ti + voy. = k + voy., — li + voy. = y+ voy., etc.
Le patois du Val-de-Saire et, en général, les plus intéressantes
questions soulevées par la phonétique des parlers du Cotentin ont assez
récemment fait l’objet d’une étude attentive de M. Fleury (4).
Quelques Romanistes allemands se sont occupés, eux aussi, de la
Phonétique du Normand, tout en considérant, d'ailleurs, plutôt l’ancien
dialecte étudié dans les vieux textes, que l'usage du patois actuel.
Nous devons à M. Beetz une Dissertation sur le C devant A en normand
(5).
Sous la direction de M. Suchier, le maitre Romaniste, professeur à
l'Université de Halle, plusieurs étudiants, devenus aujourd'hui des
maitres, ont, il y a quelques années, choisi comme champ d'études le
Patois Normand et spécialement la Phonétique du Normand. Parmi eux nous
citerons M. P. Schulzke (6) qui, par l'étude des divers groupes d'où
est sorti
ui français, cherche à diviser les dialectes normands en normand proprement dit et en normand méridional.
Nous reviendrons quelque jour sur les travaux de M. Schulzke et sur
ceux de quelques autres élèves de M. Suchier, ou l’on est toujours
assuré, à côté d'une connaissance parfois insuffisante du patois
actuel, de rencontrer la méthode rigoureuse et l’esprit scientifique
qui nous ont longtemps fait
défaut.
[NOTES :(1) In : Rev. histor. de l’ancienne langue franç., 1877. (2) Paris, Vieweg., 1884. (3) Romania, V. p. 490, XII, p. 591. (4) In : Essai sur le patois normand de La Hague.—
Op. citat. (5) C und Ch vor lateinischen A. Darmstadt,
1888. (6) Betontes e + i und o + i in der Normannischen Mundart.
Halle Sax., 1872.]
V
Les travaux de Morphologie et de Syntaxe du Patois Normand
L'étude des formes et de la syntaxe patoises a été négligée, lorsque
les recherches phonétiques étaient poussées fort loin. En Normand, tout
ou presque tout reste à faire.
On a dit quelles étaient les difficultés de pareilles investigations et
que, pour y réussir, il fallait avoir pénétré profondément l'esprit
même du peuple dont on se proposait d'étudier la langue parlée dans ses
modifications grammaticales. On montrerait de même que le déchiffrement
des écritures paysannes, dans les correspondances échangées, pourrait
donner lieu à des remarques d'un haut intérêt pour l'éclaircissement de
ces questions.
La bibliographie des travaux de ce genre est aisée à dresser et la
Syntaxe du Normand n'a été abordée que sur deux points, par M. Gh.
Joret, au tome VI de la
Romania (1).
C'est de ce côté que devra se porter l'effort du Dialectologue, qui ne
saurait, sans rester incomplet, négliger, à côté de l’étude des sons,
l'étude des formes et des particularités syntaxiques du patois qu’il
étudie.
[NOTE : (1) Romania, t. VI, p.
133. — 1° Emploi du pronom possessif à la place de l'adjectif
démonstratif en normand (Cf. Charles Fleury, Une théorie de
linguistique. In : Mémoires Soc. Arch. d'Avranches et Mortain, t. VI, p. 217) ; — 2° Un signe d'interrogation dans un patois francais.]
Conclusion
Nous nous arrêterons à ce point, pensant avoir dit, sinon tout le
nécessaire, du moins tout l’important sur ces matières et donné, dans
les pages qui précèdent, avec un aperçu de la méthode, un catalogue à
peu pres complet des travaux de Dialectologie normande.
C'est à dessein que nous nous sommes contenté d'effleurer les problèmes
que soulèvent ces études, nous réservant la tâche de les traiter de
plus près par la suite, et laissant à d'autres le soin de les élucider.
Nous serons heureux de donner à ceux qui les réclameraient les
éclaircissements qu'ils jugeraient nécessaires, ou de discuter avec eux
les questions que nous n’avons pu et voulu qu'aborder ici.
Encore une fois, nous sollicitons non seulement les encouragements de
tous, dont nous sentons l’utilité, mais aussi la collaboration
effective des
savants modestes qui, résidant dans les campagnes, ont vécu de la vie
des paysans, et pour qui l’usage patois n'a pas de secrets. Nous
désirons grouper tous les zélés patients et les faire servir à
l’avancement de la science dialectologique, convaincu, par-là, de
travailler, pour notre petite part, à l’œuvre d’établissement des lois
constantes dont tout genre de recherches est le but et la fin dernière.
Nous remercions ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu jusqu'au bout
nous suivre dans cet exposé souvent aride, et qui ont compris notre
pensée ne voyant, dans cette suite de causeries, qu'une simple
Introduction à l’étude des parlers de Normandie.
* *
*
TABLE ANALYTIQUE PAR ORDRE DE MATIERES
Avertissement
Lettre de M. Gilliéron
Notes bibliographiques
PREMIERE PARTIE
I.
Ce qu'est un patois
II.
De la méthode
Notes dialectologiques
Glossaires
Grammaires du patois
Littérature patoise
Morphologie patoise
Syntaxe des patois
Le style dans les patois
III.
Phonétique patoise
Exemple d’évolution phonétique
La transcription phonétique
IV.
Utilisation et centralisation des documents patois
Un dernier mot sur les notes et les glossaires
Un « bulletin » des parlers du Calvados
V.
Les vocabulaires spéciaux
Flores et Faunes patoises
Les vocabulaires des métiers
VI.
Les noms propres
Les noms de lieu
Les noms de famille
Les noms de saints
VII.
A, — L’influence française
Influences individuelles
Actions indirectes et complexes
B. — Géographie des patois
Les atlas dialectologiques
Les aires lexicologiques
VIII.
L'Etymologie populaire
Les noms de la chauve-souris
Autres exemples
L’étymologie populaire variété de l’analogie
DEUXIEME PARTIE
I.
Le problème des origines
L'influence scandinave dans le Dialecte normand
II.
Les frontières linguistiques
III.
Les travaux de Lexicologie normande
Lexiques généraux
Glossaires locaux
Choix du territoire
Monographies lexicologiques
IV.
Les travaux de Phonétique Normande
V.
Les travaux de Morphologie et de Syntaxe du Patois Normand
Conclusion