CHAPITRE VI.
De l'usage des histoires pour les enfants.
Les enfants aiment avec passion les contes ridicules; on les voit tous les jours transportés de joie, ou versant des larmes, au récit des aventures qu'on leur raconte. Ne manquez pas de profiter de ce penchant. Quand vous les voyez disposés à vous entendre, racontez-leur quelque fable courte et jolie: mais choisissez quelques fables d'animaux qui soient ingénieuses et innocentes: donnez-les pour ce qu'elles sont; montrez-en le but sérieux. Pour les fables païennes, une fille sera heureuse de les ignorer toute sa vie, à cause qu'elles sont impures et pleines d'absurdités impies. Si vous ne pouvez les faire ignorer toutes à l'enfant, inspirez-en l'horreur. Quand vous aurez raconté une fable, attendez que l'enfant vous demande d'en dire d'autres; ainsi laissez-le toujours dans une espèce de faim d'en apprendre davantage. Ensuite la curiosité étant excitée, racontez certaines histoires choisies, mais en peu de mots; liez-les ensemble; et remettez d'un jour à l'autre à dire la suite, pour tenir les enfants en suspens, et leur donner de l'impatience de voir la fin. Animez vos récits de tons vifs et familiers; faites parler tous vos personnages: les enfants, qui ont l'imagination vive, croiront les voir et les entendre. Par exemple, racontez l'histoire de Joseph: faites parler ses frères comme des brutaux, Jacob comme un père tendre et affligé; que Joseph parle lui-même; qu'il prenne plaisir, étant maître en Egypte, à se cacher à ses frères, à leur faire peur, et puis à se découvrir. Cette représentation naïve, jointe au merveilleux de cette histoire, charmera un enfant, pourvu qu'on ne le charge pas trop de semblables récits, qu'on les lui laisse désirer, qu'on les lui promette même pour récompense quand il sera sage, qu'on ne leur donne point l'air d'étude, qu'on n'oblige point l'enfant de les répéter: ces répétitions, à moins qu'ils ne s'y portent d'eux-mêmes, gênent les enfants, et leur ôtent tout l'agrément de ces sortes d'histoires.
Il faut néanmoins observer que si l'enfant à quelque facilité de parler, il se portera de lui-même à raconter aux personnes qu'il aime les histoires qui lui auront donné plus de plaisir; mais ne lui en faites point une règle. Vous pouvez vous servir de quelque personne qui sera libre avec l'enfant, et qui paraîtra désirer apprendre de lui son histoire: l'enfant sera ravi de la lui raconter. Ne faites pas semblant de l'entendre, laissez-le dire sans le reprendre de ses fautes. Lorsqu'il sera plus accoutumé à raconter, vous pourrez lui faire remarquer doucement la meilleure manière de faire une narration, qui est de la rendre courte, simple et naïve, par le choix des circonstances qui représentent mieux le naturel de chaque chose. Si vous avez plusieurs enfants, accoutumez-les peu à peu à représenter les personnages des histoires qu'ils ont apprises; l'un sera Abraham et l'autre Isaac: ces représentations les charmeront plus que d'autres jeux, les accoutumeront à penser et à dire des choses sérieuses avec plaisir; et rendront ces histoires ineffaçables dans leur mémoire.
Il faut tâcher de leur donner plus de goût pour les histoires saintes que pour les autres, non en leur disant qu'elles sont plus belles, ce qu'ils ne croiraient peut-être pas, mais en leur faisant sentir sans le dire. Faites-leur remarquer combien elles sont importantes, singulières, merveilleuses, pleines de peintures naturelles et d'une noble vivacité. Celles de la création, de la chute d'Adam, du déluge, de la vocation d'Abraham, du sacrifice d'Isaac, des aventures de Joseph que nous avons touchées, de la naissance et de la fuite de Moïse, ne sont pas seulement propres à réveiller la curiosité des enfants; mais, en leur découvrant l'origine de la religion, elles en posent les fondements dans leur esprit. Il faut ignorer profondément l'essentiel de la religion, pour ne pas voir qu'elle est toute historique: c'est par un tissu de faits merveilleux que nous trouvons son établissement, sa perpétuité, et tout ce qui doit nous la faire pratiquer et croire. Il ne faut pas s'imaginer qu'on veuille engager les gens à s'enfoncer dans la science, quand on leur propose toutes ces histoires; elles sont courtes, variées, propres à plaire aux gens les plus grossiers. Dieu, qui connaît mieux que personne l'esprit de l'homme qu'il a formé, a mis la religion dans des faits populaires, qui, bien loin de surcharger les simples, leur aident à concevoir et à retenir les mystères. Par exemple, dites à un enfant qu'en Dieu trois personnes égales ne sont qu'une seule nature: à force d'entendre et de répéter ces termes, il les retiendra dans sa mémoire, mais je doute qu'il en conçoive le sens. Racontez-lui que Jésus-Christ sortant des eaux du Jourdain, le Père fit entendre cette voix du ciel: C'est mon fils bien-aimé en qui j'ai mis ma complaisance, écoutez-le; ajoutez que le Saint-Esprit descendit sur le Sauveur en forme de colombe: vous lui faites sensiblement trouver la Trinité dans une histoire qu'il n'oubliera point. Voilà trois personnes qu'il distinguera toujours par la différence de leurs actions: vous n'aurez plus qu'à lui apprendre que toutes ensemble elles ne font qu'un seul Dieu. Cet exemple suffit pour montrer l'utilité des histoires: quoique elles semblent allonger l'instruction, elles l'abrègent beaucoup, et lui ôtent la sécheresse des catéchismes, où les mystères sont détachés des faits; aussi voyons-nous qu'anciennement on instruisait par les histoires. La manière admirable dont saint Augustin veut qu'on instruise tous les ignorants n'était point une méthode que ce Père eût seul introduite, c'était la méthode et la pratique universelle de l'Eglise. Elle consistait à montrer, par la suite de l'histoire, la religion aussi ancienne que le monde, Jésus-Christ attendu dans l'ancien Testament, et Jésus-Christ régnant dans le nouveau, c'est le fond de l'instruction chrétienne.
Cela demande un peu plus de temps et de soin que l'instruction à laquelle beaucoup de gens se bornent: mais aussi on sait véritablement la religion, quand on sait ce détail; au lieu que, quand on l'ignore, on n'a que des idées confuses sur Jésus-Christ, sur l'Evangile, sur l'Eglise, sur la nécessité de se soumettre absolument à ses décisions, et sur le fond des vertus que le nom chrétien doit nous inspirer. Le Catéchisme historique imprimé depuis peu de temps, qui est un livre simple, court, et bien plus clair que les Catéchismes ordinaires, renferme tout ce qu'il faut savoir là-dessus; ainsi on ne peut pas dire qu'on demande beaucoup d'étude. Ce dessein est même celui du concile de Trente; avec cette circonstance, que le Catéchisme du Concile est un peu trop mêlé de termes théologiques pour les personnes simples.
Joignons donc aux histoires que j'ai remarquées, le passage de la mer Rouge, et le séjour du peuple au désert, où il mangeait un pain qui tombait du ciel, et buvait une eau que Moïse faisait couler d'un rocher en le frappant avec sa verge. Représentez la conquête miraculeuse de la Terre promise, où les eaux du Jourdain remontent vers leur source, et les murailles d'une ville tombent d'elles-mêmes à la vue des assiégeants. Peignez au naturel les combats de Saül et de David; montrez celui-ci dès sa jeunesse, sans arme et avec son habit de berger, vainqueur du fier géant Goliath. N'oubliez pas la gloire et la sagesse de Salomon; faites-le décider entre les deux femmes qui se disputent un enfant: mais montrez-le tombant du haut de cette sagesse, et se déshonorant par la mollesse, suite presque inévitable d'une trop grande prospérité.
Faites parler les prophètes aux rois de la part de Dieu; qu'ils lisent dans l'avenir comme dans un livre; qu'ils paraissent humbles, austères, et souffrant de continuelles persécutions pour avoir dit la vérité. Mettez en sa place la première ruine de Jérusalem: faites voir le temple brûlé, et la ville sainte ruinée pour les péchés du peuple. Racontez la captivité de Babylone, où les Juifs pleuraient leur chère Sion. Avant leur retour, montrez en passant les aventures délicieuses de Tobie et de Judith, d'Esther et de Daniel. Il ne serait pas même inutile de faire déclarer les enfants sur les différents caractères de ces saints, pour savoir ceux qu'ils goûtent le plus. L'un préférerait Esther, l'autre Judith; et cela exciterait entre eux une petite contention, qui imprimerait plus fortement dans leurs esprits ces histoires, et formerait leur jugement. Puis ramenez le peuple à Jérusalem, et faites-lui réparer ses ruines; faites une peinture riante de sa paix et de son bonheur. Bientôt après, faites un portrait du cruel et impie Antiochus, qui meurt dans une fausse pénitence: montrez sous ce persécuteur les victoires des Macchabées, et le martyre des sept frères du même nom. Venez à la naissance miraculeuse de saint Jean. Racontez plus en détail celle de Jésus-Christ; après quoi il faut choisir dans l'Evangile tous les endroits les plus éclatants de sa vie, sa prédiction dans le temple à l'âge de douze ans, son baptême, sa retraite au désert, et sa tentation; la vocation de ses apôtres; la multiplication des pains; la conversion de la pécheresse qui oignit les pieds du Sauveur d'un parfum, les lava de ses larmes, et les essuya avec ses cheveux. Représentez encore la Samaritaine instruite, l'aveugle-né guéri, Lazare ressuscité, Jésus-Christ qui entre triomphant à Jérusalem: faites voir sa passion; peignez-le sortant du tombeau. Ensuite il faut marquer la familiarité avec laquelle il fut quarante jours avec ses disciples, jusqu'à ce qu'ils le virent montant au ciel; la descente du Saint-Esprit, la lapidation de saint Etienne, la conversion de saint Paul, la vocation du centenier Corneille. Les voyages des apôtres, et particulièrement de saint Paul, sont encore très agréables. Choisissez les plus merveilleuses des histoires des martyrs, et quelque chose en gros de la vie céleste des premiers Chrétiens: mêlez-y le courage des jeunes vierges, les plus étonnantes austérités des solitaires, la conversion des empereurs et de l'empire, l'aveuglement des Juifs, et leur punition terrible qui dure encore.
Toutes ces histoires, ménagées discrètement, feraient entrer avec plaisir dans l'imagination des enfants, vive et tendre, toute une suite de religion, depuis la création du monde jusqu'à nous, qui leur en donnerait de très nobles idées, et qui ne s'effacerait jamais. Ils verraient même, dans cette histoire, la main de Dieu toujours levée pour délivrer les justes et pour confondre les impies. Ils s'accoutumeraient à voir Dieu faisant tout en toutes choses, et menant secrètement à ses desseins les créatures qui paraissent le plus s'en éloigner. Mais il faudrait recueillir dans ces histoires tout ce qui donne les images les plus riantes et les plus magnifiques, parce qu'il faut employer tout pour faire en sorte que les enfants trouvent la religion belle, aimable et auguste, au lieu qu'ils se la représentent d'ordinaire comme quelque chose de triste et de languissant.
Outre l'avantage inestimable d'enseigner ainsi la religion aux enfants, ce fonds d'histoires agréables, qu'on jette de bonne heure dans leur mémoire, éveille leur curiosité pour les choses sérieuses, les rend sensibles aux plaisirs de l'esprit, fait qu'ils s'intéressent à ce qu'ils entendent dire des autres histoires qui ont quelque liaison avec celles qu'ils savent déjà. Mais, encore une fois, il faut bien se garder de leur faire jamais une loi d'écouter ni de retenir ces histoires, encore moins d'en faire des leçons réglées; il faut que le plaisir fasse tout. Ne les pressez pas, vous en viendrez à bout, même pour les esprits communs; il n'y a qu'à ne les point trop charger, et laisser venir leur curiosité peu à peu. Mais, direz-vous, comment leur raconter ces histoires d'une manière vive, courte, naturelle et agréable? où sont les gouvernantes qui savent le faire? A cela je réponds que je ne le propose qu'afin qu'on tâche de choisir des personnes de bon esprit pour gouverner les enfants, et qu'on leur inspire autant qu'on pourra cette méthode d'enseigner: chaque gouvernante en prendra selon la mesure de son talent. Mais enfin, si peu qu'elles aient d'ouverture d'esprit, la chose ira moins mal quand on les formera à cette manière, qui est naturelle et simple.
Elles peuvent ajouter à leurs discours la vue des estampes ou des tableaux qui représentent agréablement les histoires saintes. Les estampes peuvent suffire, et il faut s'en servir pour l'usage ordinaire: mais quand on aura la commodité de montrer aux enfants de bons tableaux, il ne faut pas le négliger; car la force des couleurs, avec la grandeur des figures au naturel, frapperont bien davantage leur imagination.