LETTRE CXXVIII.
RICA A IBBEN.
A Smyrne.
Tu as ouï parler mille fois du fameux roi de Suède: il assiégeait une place dans un royaume qu'on nomme la Norvège; comme il visitait la tranchée, seul avec un ingénieur, il a reçu un coup dans la tête, dont il est mort. On a fait sur-le-champ arrêter son premier ministre: les états se sont assemblés, et l'ont condamné à perdre la tête.
Il était accusé d'un grand crime: c'était d'avoir calomnié la nation, et de lui avoir fait perdre la confiance de son roi: forfait qui, selon moi, mérite mille morts.
Car enfin, si c'est une mauvaise action de noircir dans l'esprit du prince le dernier de ses sujets, qu'est-ce, lorsque l'on noircit la nation entière, et qu'on lui ôte la bienveillance de celui que la providence a établi pour faire son bonheur?
Je voudrais que les hommes parlassent aux rois comme les anges parlent à notre saint prophète.
Tu sais que, dans les banquets sacrés où le seigneur des seigneurs descend du plus sublime trône du monde pour se communiquer à ses esclaves, je me suis fait une loi sévère de captiver une langue indocile; on ne m'a jamais vu abandonner une seule parole qui pût être amère au dernier de ses sujets. Quand il m'a fallu cesser d'être sobre, je n'ai point cessé d'être un honnête homme; et, dans cette épreuve de notre fidélité, j'ai risqué ma vie, et jamais ma vertu.
Je ne sais comment il arrive qu'il n'y a presque jamais de prince si méchant, que son ministre ne le soit encore davantage; s'il fait quelque action mauvaise, elle a presque toujours été suggérée; de manière que l'ambition des princes n'est jamais si dangereuse que la bassesse d'âme de ses conseillers. Mais comprends-tu qu'un homme, qui n'est que d'hier dans le ministère, qui peut-être n'y sera pas demain, puisse devenir dans un moment l'ennemi de lui-même, de sa famille, de sa patrie, et du peuple qui naîtra à jamais de celui qu'il va faire opprimer?
Un prince a des passions; le ministre les remue: c'est de ce côté-là qu'il dirige son ministère; il n'a point d'autre but, ni n'en veut connaître. Les courtisans le séduisent par leurs louanges; et lui le flatte plus dangereusement par ses conseils, par les desseins qu'il lui inspire, et par les maximes qu'il lui propose.De Paris, le 25 de la lune de Saphar, 1719.