LANSON, Gustave (1857 - 1934)
"On ne comprendrait pas que l'histoire de l'art dispensât de regarder les tableaux et les statues. Pour la littérature comme pour l'art, on ne peut éliminer l'oeuvre, dépositaire et révélatrice de l'individualité. Si la lecture des textes originaux n'est pas l'illustration perpétuelle et le but dernier de l'histoire littéraire, celle-ci ne procure plus qu'une connaissance stérile et sans valeur. Sous prétexte de progrès, l'on nous ramène aux pires insuffisances de la science du Moyen Age, quand on ne connaissait plus que les sommes et les manuels. Aller au texte, rejeter la glose et le commentaire, voilà, ne l'oublions pas, par où la Renaissance fut excellente et efficace.
L'étude de la littérature ne saurait se passer aujourd'hui d'érudition: un certain nombre de connaissances exactes, positives, sont nécessaires pour asseoir et guider nos jugements. D'autre part, rien n'est plus légitime que toutes les tentatives qui ont pour objet, par l'application des méthodes scientifiques, de lier nos idées, nos impressions particulières, et de représenter synthétiquement la marche, les accroissements, les transformations de la littérature. Mais il ne faut pas perdre de vue deux choses: l'histoire littéraire a pour objet la description des individualités; elle a pour base des intuitions individuelles. Il s'agit d'attendre non pas une espèce, mais Corneille, mais Hugo: et on les atteint; non pas par des expériences ou des procédés que chacun peut répéter et qui fournissent à tous des résultats invariables, mais par l'application de facultés qui, variables d'homme à homme, fournissent des résultats nécessairement relatifs et incertains. Ni l'objet, ni les moyens de la connaissance littéraire ne sont, dans la rigueur du mot, scientifiques.
En littérature, comme en art, on ne peut perdre de vue les oeuvres, infiniment et indéfiniment réceptives et dont jamais personne ne peut affirmer avoir épuisé le contenu et fixé la formule. C'est dire que la littérature n'est pas objet de savoir: elle est exercice, goût, plaisir. On ne la sait pas, on ne l'apprend pas: on la pratique, on la cultive, on l'aime. Le mot le plus vrai qu'on ait dit sur elle, est celui de Descartes: la lecture des bons livres est comme une conversation qu'on aurait avec les plus honnêtes gens des siècles passés, et une conversation où ils ne nous livreraient que le meilleur de leurs pensées.
Les mathématiciens comme j'en connais, que les lettres amusent, et qui vont au théâtre ou prennent un livre pour se récréer, sont plus dans le vrai que ces littérateurs comme - j'en connais aussi, qui ne lisent pas mais dépouillent, et croient faire assez de convertir en fiches tout l'imprimé dont ils s'emparent. La littérature est destinée à nous fournir un plaisir, mais un plaisir intellectuel, attaché au jeu de nos facultés intellectuelles dont ces facultés sortent fortifiées, assouplies enrichies. Et ainsi la littérature est un instrument de culture intérieure: voilà son véritable office."
Gustave Lanson, Histoire de la Littérature Française, 9 e éd. (1906), Avant-propos, pp. VI - VII, éd. Hachette.